COMMISSION DES LOIS

présidence de M. Jean-Pierre Sueur, Président

Mardi 5 février 2013

Audition de Mme Irène Théry, directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

M. Jean-Pierre Sueur, président. - La commission des lois du Sénat va procéder à de nombreuses auditions : pas moins d'une quarantaine en trois semaines. Son bureau a préféré des auditions d'une heure à des tables rondes, car notre objectif est de mener le travail le plus approfondi possible. Cet après-midi, nous entendrons des personnalités qualifiées dans le domaine de la sociologie, de l'anthropologie et de la psychiatrie.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Faut-il encore présenter Mme Irène Théry ? Directrice d'études à l'EHESS, ses travaux de sociologie de la famille font autorité ; son rapport sur le couple, la filiation et la parenté a inspiré les réformes du droit de la famille dans les années 1990.

Mme Irène Théry, sociologue, directrice d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (EHESS). - Je vous remercie de m'entendre. Je centrerai mon intervention liminaire sur l'adoption par les couples de même sexe. Depuis quelques semaines, en effet, le débat a bien progressé : d'autres avec moi ont replacé le mariage des couples de même sexe dans l'histoire longue du mariage civil depuis 1792. Cette perspective progresse.

Aujourd'hui, le projet de loi ne prévoit pas de remplacer les termes de « père » et « mère » par ceux, improbables, de « parent A » et de « parent B » ; il dispose qu'un enfant adopté par une personne seule pourra avoir non seulement un père ou une mère, mais aussi un père et une mère. L'Union nationale des associations familiales (Unaf), majoritairement hostile au projet, déclarait en octobre, « ouvrir l'ensemble de l'adoption aux couples de même sexe pose en particulier la question de l'adoption plénière : alors qu'un enfant ne peut naître que d'un homme et d'une femme, l'accès éventuel à l'adoption plénière remettrait juridiquement en cause cette réalité, laissant croire qu'il est possible de naître de deux personnes de même sexe. C'est pourquoi l'Unaf est majoritairement défavorable à l'accès à l'adoption pour les couples de même sexe ». Il s'agit de lever ce malentendu : aucun défenseur du projet n'imagine possible de remettre juridiquement en cause cette réalité.

Revenons à l'histoire longue de la filiation depuis 1804, et le premier code civil. A l'époque, il était impensable, absurde, qu'un enfant pût avoir deux parents du même sexe. Depuis, à travers l'évolution de notre rapport à l'homosexualité et à la filiation en général, l'adoption s'est progressivement distinguée du modèle de procréation. La clef du changement est une réappropriation du mot « parents », lesquels ne sont plus forcément les géniteurs de l'enfant. On peut admettre une acception plus large de la filiation, dès lors qu'elle n'a plus la procréation pour unique fondement.

Cette perspective historique n'engage ni à un quelconque relativisme ni à un individualisme exacerbé avec le droit à l'enfant. Au contraire, elle est liée à l'affirmation des droits de l'enfant. D'abord, l'égalité entre enfants, quel que soit le statut de leurs parents. Nous sommes héritiers d'un modèle de filiation qui, contrairement à ce que l'on dit, n'est pas biologique mais matrimonial. Pour preuve, jusqu'en 1912, la recherche en paternité hors mariage était interdite : dès que les géniteurs n'étaient pas mariés, on se moquait éperdument de la réalité biologique. Dans ce modèle, la filiation dépend du statut des parents : la seule vraie filiation est la filiation légitime. L'enfant naturel, le bâtard, n'avait pas de père et n'entrait pas dans la famille de sa mère - une fille-mère. Il n'héritait pas de ses grands-parents. Hors mariage, il n'y avait donc pas de famille, au sens anthropologique et sociologique du terme, puisqu'il faut trois générations pour caractériser une filiation. On organisait l'irresponsabilité totale des pères biologiques.

Aux cocottes, prostituées et filles-mères, s'opposait la respectable mère de famille. Suivant un principe cognatique à inflexion patrilinéaire, son enfant bénéficiait d'une présomption de paternité, une fiction juridique d'importance qui emportait des conséquences sociales : la femme devait arriver vierge au mariage, l'adultère féminin était bien plus sévèrement puni que l'adultère masculin, etc. Ce modèle matrimonial correspondait à un idéal, celui de l'exclusivité de la filiation : un seul père, une seule mère ; pas un de moins, pas un de plus. La même personne est le géniteur de l'enfant, l'élève dans sa maison - c'est la dimension sociale et éducative - et est le parent au sens juridique.

Bien sûr, cela n'était pas toujours vrai : le mari n'était pas toujours le géniteur, mais l'on faisait comme si. « Le père est celui que les noces désignent », dit l'adage, tandis que l'idéal matrimonial veut que le père soit celui que le sang désigne. D'ailleurs, la rhétorique biologique valorise le mariage comme seule institution naturelle. Pour Rousseau, la famille est la société « la plus ancienne et la seule naturelle ».

Ce modèle matrimonial a été remis en question par une révolution de velours, l'émergence progressive des droits de l'enfant ayant accompagné l'affaiblissement de la complémentarité hiérarchique entre les sexes : autorisation de la recherche en paternité en 1912, substitution en 1970 de l'autorité parentale conjointe à la puissance paternelle, égalité entre tous les enfants par la grande loi de 1972, inspirée par le doyen Carbonnier.

En parallèle, la filiation s'est autonomisée du mariage. Le modèle matrimonial n'était pas très ouvert à l'adoption. Ce n'est qu'en 1939 que s'est développée la légitimation adoptive, suivie en 1966 par l'adoption plénière, mais selon un modèle de procréation. Avec cette loi, les parents adoptifs, en quelque sorte, devaient pouvoir passer pour ses géniteurs ; c'est une aggravation de la formule de Napoléon Bonaparte : « L'adoption singe la nature. » La loi de 1966 a effacé la première filiation de l'enfant : le nom des parents adoptifs figure sur l'acte de naissance. Ce modèle pseudo-procréatif ne va pas jusqu'à la falsification complète : le jugement d'adoption apparaît sur l'acte de naissance authentique. Les parents adoptifs n'ont longtemps été acceptés que comme des parents de seconde zone, de la fausse monnaie. D'où une tendance à taire la vérité de l'origine, à ne pas donner accès au dossier. A l'occasion de mon rapport, j'ai découvert que des collègues de mon École avaient appris à 50 ans qu'ils avaient été adoptés. Tout au plus distillait-on des renseignements non identifiants.

On a compris, petit à petit, que ce n'était pas conforme au droit fondamental de l'enfant, et que son intérêt ne se confondait pas avec celui de ses parents à garder le secret sur ses origines et éviter ainsi toute rivalité avec les parents biologiques. Surtout, les parents adoptifs ont de plus en plus revendiqué un autre modèle : celui de l'enfant qu'on prend par la main et à qui l'on montre le chemin, comme dit la chanson. Ils ont demandé la reconnaissance de l'adoption pour ce qu'elle était, parce qu'il est possible de s'engager envers un enfant dans un lien inconditionnel et indissoluble.

Cette évolution, depuis quinze ans a été facilitée par le développement de l'adoption internationale qui fait que les enfants ne ressemblent plus physiquement aux parents adoptifs... Au-delà, les parents géniteurs n'étaient plus perçus comme des rivaux potentiels par les parents adoptifs. A partir de là, on distinguait de la filiation l'origine personnelle de l'enfant, une distinction établie par la jurisprudence européenne. Je vous recommande le film Une vie toute neuve d'Ounie Lecomte qui retrace l'histoire d'un enfant adopté en Corée et sa souffrance devant le déchirement de son identité narrative.

Le modèle matrimonial de filiation a été remis en cause par le principe d'égalité des enfants, qui efface l'opposition entre filiation légitime et naturelle, entre honneur et honte, qui organisait le paysage social ; mais aussi par le principe de codirection masculine-féminine, et par le développement des droits des enfants. Dans ce contexte, on comprend les nouvelles revendications des parents homosexuels.

La loi autorise l'adoption par des célibataires depuis 1966, mais la pratique l'interdisait à des homosexuels. Cette situation, acceptée par l'arrêt « Fretté  contre France », n'était pas propre à notre pays. Toutefois, en 2008, la France a été condamnée pour avoir refusé de confier un enfant à une célibataire en raison de son homosexualité. Cette condamnation se fondait sur cette nouvelle organisation juridique de la filiation, fondée sur un engagement inconditionnel. Pourquoi deux personnes de même sexe ne pourraient-elles prendre ensemble cet engagement ? Il n'est nullement question qu'elles se fassent passer pour les géniteurs de l'enfant - la peur de l'Unaf traduit une conception désuète. Nous ne sommes pas dans le passage du biologique au social.

Désormais, se dessine un droit commun de la filiation, devant lequel tous les enfants sont égaux, quels que soient leurs parents. Cette unicité du droit de la filiation n'empêche pas la pluralité des sources de la filiation. Au contraire, il existe une filiation par procréation, une filiation par adoption qui respecte l'histoire de l'enfant. Il y a aussi la filiation par engendrement avec la coopération d'un tiers donneur - donneur de sperme, donneuse d'ovocytes, donneuse de gestation. La question de la procréation médicalement assistée ne figure pas dans le projet de loi, mais je suis prête à en discuter avec vous.

Mme Nathalie Goulet. - Merci d'avoir ouvert ces auditions à l'ensemble des sénateurs. Membre de la commission des affaires étrangères, je regrette qu'aucune ne soit consacrée à la législation comparée. Notre droit est-il rétrograde par rapport à celui de nos voisins ?

M. Jean-Pierre Sueur, président - Nous avons commandé une étude de législation comparée qui est disponible sur le site du Sénat. Je vous la ferai parvenir.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. - Comme vous, je crois que l'adoption est un engagement de lien pour la vie. Vous avez parlé de l'adoption plénière. Pouvez-vous dire un mot de l'adoption simple ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Je suis très favorable à l'accès aux origines qui nous différencie des autres espèces animales. Ne pensez-vous pas que les noms des parents biologiques devraient toujours figurer sur l'état civil des enfants adoptés ?

Mme Irène Théry. - J'ai parlé du droit français, dont le modèle matrimonial a été commun aux grandes démocraties occidentales. En revanche, d'autre pays ont été plus sensibles que nous à la question des droits de l'individu et des droits de l'enfant en particulier, à commencer par celui de connaître ses origines. Le trouble - j'ai donné l'exemple de l'Unaf, mais j'aurais aussi pu citer Jean-Pierre Rosenczveig, qui vient de déclarer que la filiation, c'est « je suis issu de » - tient à la confusion entre le fait que tous ces enfants naissent de l'un et l'autre sexe - ce qui implique qu'ils ne sont pas enfermés dans une moitié d'humanité tout en n'ayant qu'un sexe - et l'éducation d'un enfant par des personnes de même sexe.

Un chiffre m'a toujours frappée : au XVIIIe siècle, un quart des mariages était des remariages ; et ceux-ci intervenaient six mois en moyenne après le veuvage. Pourquoi ? Parce qu'il existait une répartition des tâches dévolues à l'homme et à la femme dans l'éducation des enfants et que l'on n'imaginait pas élever un enfant sans une personne de l'autre sexe. Les questions se posent aujourd'hui différemment : un père peut maintenant donner un biberon sans déchoir de sa virilité.

L'adoption plénière se rapproche de plus en plus de l'adoption simple, laquelle est cumulative à partir de la filiation pivot. Elle évolue en effet vers une logique de l'addition : une logique du « et » remplace la vieille logique du « ou », même si les seuls parents selon la filiation sont les parents adoptifs.

Lors de la révision des lois bioéthique, j'avais d'ailleurs dirigé un numéro de la revue Esprit qui s'intitulait rien de moins que L'adoption saisie par la biomédecine, car nous avions face à nous les tenants du modèle pseudo-procréatif. Pour autant, on ne peut s'en tenir à l'adoption simple : il nous faut nous appuyer sur l'adoption plénière en gardant l'inspiration additive de la première, ce qui confortera les parents intentionnels, les parents par filiation.

L'histoire du refus de la pluriparentalité joue également pour la procréation médicalement assistée (PMA) qui fait débat à l'Assemblée nationale. Je crois pourtant qu'en respectant les droits des enfants, on respecte mieux les parents adoptifs. J'ai vu une jeune coréenne défendre sa thèse en présence de sa famille adoptive et de ce qu'elle appelait sa « famille coréenne ». Elle avait rassemblé les morceaux épars de son histoire.

Dans le cas de la PMA avec tiers donneur, nous sommes allés encore plus loin dans l'effacement de l'origine, dans la falsification de la filiation : le recours à cette technique n'est mentionné nulle part dans les actes d'état civil. C'est « le crime parfait », dit la juriste Marcella Iacub. L'homme qui n'est pas le géniteur va, par hypothèse, bénéficier de la présomption de paternité. Avons-nous respecté les droits de l'enfant ? C'est le même modèle que celui du dé-mariage. Les enfants revendiquent l'accès à leur dossier médical, à leur majorité. Peut-on les en priver ? Cette information est parfaitement connue et conservée : peut-on la leur cacher ?

Il faut distinguer les enjeux biomédicaux et ceux de la filiation. Sachons entendre la nouvelle génération quand elle proteste contre le sort qui lui a été fait.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je remercie Mme Théry en votre nom à tous pour ce bel exposé.

Mme Nathalie Goulet. - Une audition, c'est bien mieux qu'un rapport !

Audition de Mme Françoise Héritier, professeur honoraire au Collège de France

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous sommes heureux d'accueillir le professeur Héritier pour cette seconde audition. Vous la connaissez tous. Elle est professeur honoraire au Collège de France, directeur d'études honoraire à l'EHESS et membre de l'Académie universelle des cultures. Nous sommes nombreux à guetter le livre qu'elle publie régulièrement chez Odile Jacob...

Mme Françoise Héritier, anthropologue et ethnologue, professeur honoraire au Collège de France. - Merci de m'avoir invitée à faire entendre la voix de l'anthropologie dans ce débat.

Certains évoquent parfois une « vérité anthropologique » pour refuser le mariage aux couples homosexuels. Le malheur veut que l'anthropologie ne soit pas enseignée dans nos écoles : on n'apprend pas comment fonctionnent les sociétés humaines. Certains l'invoquent donc parfois à mauvais escient...

Rien de ce qui nous paraît marqué du sceau de l'évidence n'est naturel : tout procède de créations de l'esprit, au cours de manipulations, autour d'un donné qui n'est pas contraignant. Dans le domaine de la parenté, l'anthropologie a isolé une liste de grands systèmes-types. Chaque société peut être analysée en fonction de son appartenance à tel ou tel sous-groupe, d'ailleurs corrélés selon un principe de non-contradiction. Une organisation ethnique ou étatique a une logique, une histoire. Il n'y a pas d'évidence simple fondée sur une nature commune. Ainsi, ne distinguons-nous pas entre nos cousins. Ainsi, le système matrimonial est-il fondé sur l'interdit. Ainsi, la filiation repose-t-elle sur un système cognatique, qui retranche l'enfant aux quatre lignes menant aux grands parents. Enfin, le mariage est hétérosexué et monogame. Nos compatriotes estiment que cela découle directement de la nature. Dans d'autres sociétés, on vit avec le même sentiment d'évidence naturelle une filiation unilinéaire : seule la ligne maternelle donne la filiation, et non quatre lignes. On s'y marie avec une cousine, on appelle « père » tous les frères du père, et « mère » toutes les soeurs de la mère. Ces situations sont dues à des combinaisons et manipulations de quelques faits élémentaires, que j'appelle « butoirs pour la pensée », c'est-à-dire des faits que l'esprit humain ne peut manipuler - du moins en l'état des savoirs qui les ont vu naître. Ces systèmes sont apparus au paléolithique supérieur. Dès lors, comment se référer à une vérité anthropologique, sans parler d'une quelconque supériorité ? Nous avons affaire à une réalité parmi d'autres, qui a évolué.

Tout enfant est amené culturellement, par ses habituations au quotidien, à juger normale et évidente la situation dans laquelle il vit. Il en serait de même dans le cadre de familles homoparentales. Pour lui, la déstabilisation procède de l'absence de reconnaissance officielle et, donc, du regard d'autrui. Dès qu'il y a reconnaissance officielle et non plus stigmatisation, la question de l'évidence au quotidien ne se pose plus.

Une ambiguïté sur les mots opacifie le problème : on confond filiation avec parentalité et avec engendrement ou enfantement. La filiation est la règle sociale qui détermine l'affiliation d'un enfant à un groupe, en lui conférant droits et devoirs. Elle se différencie de la vérité biologique, due à l'engendrement-enfantement et devenue en 1982 l'un des critères de la filiation. La parentalité, elle, se fonde sur l'investissement affectif et la responsabilité. Il faut bien distinguer ces trois notions : on peut être investi dans la parentalité et transmettre la filiation sans être géniteur : c'est l'adoption légale.

Notre société s'est accommodée pendant des siècles de l'existence de « bâtards », nés de « filles-mères », qui n'avaient qu'une moitié de ligne cognatique - sans qu'ils aient été pour autant des inadaptés ou des vauriens. On pourrait donc s'accommoder tout autant d'un doublement d'une même moitié, d'autant que les quatre lignes grand-parentales demeurent.

Tous nos systèmes sociaux dérivent de constats portant sur le monde sensible. Il y a 200 000 à 100 000 ans, les hommes et les femmes du paléolithique ont construit tout ce sur quoi nous vivons. Ils avaient le monde à penser, le savoir à mettre en route : un chantier sans équivalent ! Leurs créations mentales continuent à informer nos existences.

Quels sont ces butoirs pour la pensée ? Le premier est la néoténie de l'espèce humaine : les enfants humains sont ceux qui mettent le plus de temps à être autonomes, entre sept et dix ans quand une antilope court dix minutes après sa naissance. Cela implique la protection par les adultes et la dépendance des petits pendant des années.

Deuxième point, les générations s'enchaînent selon un certain ordre : les parents naissent toujours avant les enfants. La protection des parents se transforme en autorité et en domination. Rappelez-vous des mythes grecs, ou encore du film L'Étrange histoire de Benjamin Button...

Troisième point, l'opposition mentale entre l'identique et le différent, fondée sur l'opposition entre mâle et femelle. Elle est à la base de toutes les oppositions dualistes (le dur et la douceur, le rugueux et la souplesse, etc.), le masculin étant toujours supérieur au féminin.

Quatrième butoir : les hommes n'ont pas la faculté de mettre au monde des enfants ; il leur faut passer par des corps de femmes, qu'ils pensent comme des véhicules mis à leur disposition pour ce faire. Une supériorité est ainsi retournée au débit des femmes.

Autre point, l'humanité unipare, ou encore l'observation que le sang, support de chaleur et de mouvement, est à l'origine du sperme : voyez Aristote où le sperme est le produit de la coction du sang faite par des hommes, porteur de la forme humaine, de l'idéation et de tout ce qui relève de l'idéel.

Il y a un nombre extrêmement important de combinaisons possibles entre ces différents traits. Certaines n'ont pas été acceptées intellectuellement, par exemple si elles conduisaient à accorder la prééminence sociale aux femmes. D'autres étaient logiquement possibles mais informulables. C'est sans doute le cas aujourd'hui... La simple combinatoire d'éléments autorise à dire qu'un certain nombre de possibles existent logiquement dans le ciel des idées, qui relèvent pour le moment de l'impensé ou de l'impensable. Un jour, un de ces possibles devient formulable ; initialement rejeté, il sera peut-être désormais pensable pour une majorité et, donc, émotionnellement concevable - une condition sine qua non pour rendre ce possible réalisable et institué. Tel est le chemin suivi par le mariage homosexué, reconnu dans la pratique, même si réprouvé par un grand nombre de sociétés.

La théorie anthropologique depuis Durkheim s'accorde à penser que, pour construire un monde paisible, viable, l'humanité a dû sortir du temps des chasseurs, ce temps de la reproduction en vase clos dans des groupes de consanguins de vingt à vingt-cinq personnes. Les hommes ont cherché à s'unir avec d'autres, à se procurer des femmes ailleurs, par prédation. Le lien social est fondé sur l'exogamie, versant positif d'une institution longtemps pensée comme universelle : la prohibition de l'inceste, clé d'une société viable. Cette prohibition se retrouve dans toutes les sociétés, avec des définitions et des extensions variables. A cette grande règle fondatrice, reconnue par Claude Levy-Strauss, j'ajoute ce que j'appelle la valence différentielle des sexes, qui fait des femmes des mineures, des dépendantes, par rapport aux mâles. Elles sont considérées comme fournissant de la matière pure ou comme un pur récipient : la femme est une marmite dans laquelle va mijoter le sperme masculin, porteur de la vie. Elle est ainsi limitée à la maternité. Ce sont les femmes qui sont échangées entre groupes, jamais les hommes. En droit romain, le matrimonium signifie « entrer dans la main du mari » : uxor filiae locus optinet. En d'autres termes, la mère est assimilée à la fille. Il n'y a pas d'exemple absolu d'un pouvoir féminin sur la gestion de la reproduction.

Il a fallu une institution pour organiser cet échange entre groupes, le rendre valide pour une vie entière. Ce lien solide qui lie ensemble les générations successives, c'est l'institution du mariage hétérosexuel. Le commerce incestueux et la reproduction au sein du groupe d'origine sont passés de la règle à l'interdit. Il en est de même pour le commerce homosexuel, car il n'assurait pas de liens durables dans le fil des générations. Ils ont fait l'objet, au fil des siècles, de rejet, de détestation. Le doyen Carbonnier parle de « l'horreur sacrée » que l'idée de l'inceste susciterait. Les religions révélées, apparues récemment, n'ont fait que renforcer l'impact de ces constructions préalables de l'esprit humain en les érigeant en loi divine.

Malgré la prééminence de l'hétérosexualité, les unions homosexuées ont toujours existé dans la pratique. On trouve des cas d'unions temporaires permises, dans l'attente du mariage, dans les sociétés polygynes. Chez les Indiens d'Amérique du Nord, on reconnaissait un statut de travesti, compagnon alternatif de jeunes hommes en attendant que ceux-ci se marient. C'est la berdache, illustrée dans le film Little Big Man. Idem chez les Nuer : la femme stérile est perçue comme contre nature, comme un homme né par erreur dans une peau de femme ; quand elle a la capacité de payer une compensation matrimoniale, elle peut s'offrir les soins d'une épouse qui la servira : elle appointera un serviteur qui fera à celle-ci des enfants dont elle sera le père. En Nouvelle-Calédonie, on considère que les garçons naissent avec une dotation spermatique insuffisante : il faut l'accroître par les moyens que l'on imagine. C'est un devoir encadré. Il y a peu d'exemples d'homosexualités féminines recensées - sans doute du fait des observateurs plus que de la réalité.

L'humanité a fait en optant pour l'hétérosexualité un choix politiquement utile, politiquement correct. Toutefois, les conditions ont changé depuis le paléolithique. Avec sept milliards d'humains, il n'est plus nécessaire de fonder la paix sur l'échange des femmes et sur le mariage hétérosexué. Depuis le XVIIIe siècle, l'individu a été mis au premier plan : le mariage est désormais une affaire de choix individuel, de sentiment ; la durabilité n'est plus une fin en soi. Enfin, la révolution de l'optique nous a fait accéder à l'infiniment petit. On a identifié les gamètes et leur rôle, les techniques ont suivi : on sait ponctionner les ovules, les féconder in vitro, les repositionner dans l'utérus. Le principe de la conception hors du corps est une nouveauté bouleversante. De nouveaux possibles sont devenus pensables : l'utérus artificiel, la création d'un embryon à partir de spermatozoïdes et de cellules souches non germinales, greffe d'utérus d'une mère à sa fille...

Les grands bouleversements de notre paysage mental ont déjà eu lieu. Le propre de l'humain est de réfléchir à son sort et de mettre la main à son évolution. Il n'a aucune raison de refuser des transformations dans l'ordre social au seul motif que ses ancêtres ne vivaient pas ainsi il y a plusieurs millions d'années. Il accepte bien les innovations technologiques, il les recherche même. Pourquoi repousser celles ayant trait à l'organisation de la société ? Le mariage, cadre à forte charge symbolique, est devenu pensable et émotionnellement concevable comme ouvert à tous, ce qui correspond aux exigences comme aux possibilités du monde contemporain, donc de notre caractère d'être humain.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci de cet exposé clair et passionnant.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Qu'est-ce que l'altérité des sexes pour l'anthropologue ?

M. René Garrec. - Pouvez-vous citer des exemples de sociétés matriarcales ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Parmi tous les possibles que vous évoquez, y en a-t-il qui ne seraient pas acceptables ?

Mme Chantal Jouanno. - En quoi peut-on repousser ces fameux butoirs pour la pensée ? Peut-on imaginer qu'ils disparaîtront un jour ?

M. François Zocchetto. - L'endogamie génère le conflit, avez-vous dit, le mariage hétérosexuel a aidé à surmonter ces conflits. Dès lors que le mariage n'est plus strictement hétérosexuel, peut-il conduire à terme à de nouveaux conflits ?

Mme Françoise Héritier. - Non, il n'y a jamais eu de sociétés matriarcales, mais des mythes de matriarcat primitif, expliquant que les femmes auraient tellement mésusé le pouvoir qu'il avait fallu le leur ôter des mains. En Nouvelle-Guinée, on raconte ainsi que les femmes, qui ont la créativité en partage, auraient imaginé les arcs et les flèches mais s'en servaient en tirant derrière elles, tuant leurs enfants. En revanche, il y a des sociétés matrilinéaires, la filiation passant uniquement par la ligne de la mère. Les hommes y ont le pouvoir, en tant qu'oncle maternel.

Existerait-il des choses inacceptables ? Bien sûr : l'humanité s'est toujours entendue sur un minimum de choses inacceptables. L'altéralité commence avec la définition de la non-humanité. Il y a en quelque sorte des orbes concentriques autour d'un noyau intime, l'humanité se diluant progressivement : au centre les Grecs, puis les barbares, les sauvages, puis les sauromates, puis ceux qui n'ont pas de langage, puis pas de nom...

Des règles universelles, éthiques existent. On ne tue pas son semblable. Mais on a le droit de tuer celui qui ne l'est pas... Les Aztèques sacrifiaient des vaincus, venus de l'extérieur. Au Rwanda, la radio des Mille collines qualifiait les Tutsis de cafards, pas d'êtres humains... Et je ne parle pas du langage nazi. Enfin, une vieille paysanne ne s'inquiétait pas trop du sida chez les homosexuels - « tant que ça ne touche pas les êtres humains »... Il y a toujours une barrière de l'altérité. Nul ne peut user de son semblable à son propre bénéfice, ce serait inacceptable pour l'humanité.

La disparition des butoirs pour la pensée ? Certains d'entre eux, au cours des millénaires, vont s'amenuiser à force de triturer le matériau vivant. Des équipes travaillent sur la procréation hors du corps, les cellules totipotentes pouvant prendre la place de l'ovule, et la suppression de la rencontre des gamètes. Une évolution fondamentale à mon sens, car il n'y aurait plus besoin de deux sexes pour procréer. Cela sera-t-il bénéfique aux deux moitiés de l'humanité ? Il pourrait également en résulter une aggravation du modèle archaïque dominant de la femme perçue comme réservoir d'ovules ou comme simple utérus.

Les premiers humains ont construit le social, les savoirs, les règles qui nous ont été transmises. Nous avons désormais la possibilité de modifier ces données basiques : c'est une mutation absolue, qui ira vite. Ces évolutions impliquant des bouleversements plus profonds que le sujet de la loi qui nous occupe.

Que le mariage ne soit plus seulement hétérosexué engendrera-t-il des conflits ? Plus que vraisemblablement, cela fait partie des possibles que nous n'avons pas encore imaginés. Mais c'est vrai aussi pour le mariage hétérosexué. Prenons l'infanticide des filles en Chine et en Inde, qui se rapproche également de l'Europe, en Albanie notamment. Des pères utilisent le corps de leur fille pour obtenir des compensations matrimoniales plus élevées. Dans ce cas, on ne peut plus parler de liberté pour la femme. Oui, les conflits sont un possible, mais l'on ne peut pas tout prévoir par la loi.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - La loi établit des règles pour le vivre-ensemble. Il est important de vous écouter pour mener le travail législatif. Nous aurions aimé vous entendre plus longtemps discourir dans cette langue si pure ! Nous vous remercions sincèrement.

Mme Françoise Héritier. - J'ai simplement voulu apporter mon éclairage d'anthropologue à votre difficile travail.

Audition de M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci à M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre, de nous rejoindre. Praticien hospitalier à l'hôpital de Ville-Evrard, et dans les centres médico-psychologiques de Montreuil et des Lilas, vous êtes également chargé de conférence en philosophie à l'EHESS. Vous avez consacré votre thèse de médecine aux enfants conçus et élevés par des parents homosexuels, la première en France sur ce sujet, et publié en 2002 Homoparentalité : Une nouvelle chance pour la famille ?, puis, en 2011, Fragments subjectifs.

M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre. - Vais-je répéter ce que j'ai dit devant l'Assemblée nationale ?

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Votre réflexion s'est enrichie depuis.

M. Stéphane Nadaud, pédopsychiatre. - Pour moi, il importe d'abord d'expliquer d'où je parle. En d'autres termes, à quel niveau de discours ce que je vais dire se réfère-t-il ? Je vous parlerai en pédopsychiatre et en philosophe, je récuse le terme d'expert.

A l'expression de mariage homosexuel, le préfère les termes de mariage pour tous les citoyens, parce que dans nos sociétés vivent des personnes qui ne sont pas encore des citoyens. Le mariage est fondé sur une double origine : canonique, renvoyant au sacré, et civiliste, laïque. D'un côté la volonté divine, de l'autre la raison. Nombre de collègues psy mettent l'accent sur le canonique. Le mariage est pensé comme une institution. Les termes de naturel et de symbolique reviennent dans leurs propos, comme si penser la nature en opposition avec la culture ne faisait pas fi d'un siècle d'anthropologie et de sociologie.

Vouloir, malgré les progrès de la science, calquer le modèle matrimonial sur la procréation, c'est oublier l'adoption, cette fiction civiliste qui est la nôtre depuis le code civil. L'adoption par un célibataire apporte la preuve et la garantie que notre droit tient aussi d'une conception civiliste. Dans les années 2000, la réalité de couples homosexuels élevant des enfants était perçue comme un fantasme. Des parents homosexuels, il n'en existait pas.

En tant que pédopsychiatre, mon souci était, non de montrer que l'enfant vivant avec des parents homosexuels vivait bien ou mal, mais de décrire une réalité. Par parenthèse, on réclame toujours des études sur le sujet mais on ne les finance pas, j'en ai fait l'expérience. En tant que clinicien, je ne me positionne pas en tant que moraliste, je dis ce qui est. Je suis là pour entendre les patients qui sont en souffrance. Tout cela pour dire qu'il n'est pas sérieux d'incriminer ce qui serait de l'ordre de l'homosexualité des parents dans le développement de l'enfant. Certes, il peut y avoir des répercussions, car la famille est atypique - qu'est-ce qu'une famille typique ? -, mais cela s'arrête là. Voilà ce que j'ai démontré en 1999, cinq ans après que l'homosexualité a été ôtée de la classification internationale des pathologies mentales et qu'elle ne peut plus être considérée comme un facteur de risque...

On ne peut pas attendre des travaux du clinicien une réponse univoque pour légiférer car, je le répète, nous ne sommes pas des moralistes. Les travaux disent, non ce qui doit être, mais ce qui est. Des moralistes, il y en a déjà beaucoup, qui se cachent derrière les oripeaux de la psychiatrie. Une telle position rend les niveaux de discours peu utilisables par les politiques.

Pour finir, quelques mots sur l'expert. Il ne doit pas être le pare-feu, le cache-sexe de la décision politique. Soyons vigilants à l'utilisation du discours, demandez des avis à des spécialistes, pas à des experts dictant ce qui devrait être.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Je m'intéresse justement à « ce qui est » et que constate le clinicien. Les enfants que vous recevez en consultation souffrent-ils d'une stigmatisation possible de l'homosexualité de leurs parents ?

M. Stéphane Nadaud. - Les enfants qui viennent me voir souffrent de problèmes psychiques, par définition. Raison pour laquelle le discours de clinicien est, par construction, à prendre avec des pincettes.

On fait souvent feu de tout bois pour viser les parents homosexuels. Prenons un enfant dont les parents - de sexe opposé - se séparent, le père décidant de vivre son homosexualité. L'enfant va mal, la situation est conflictuelle. L'homosexualité du père est immédiatement mise en avant dans la discussion. Pourtant, elle n'est pas plus importante à mes yeux que le fait que le père soit au chômage ou se comporte comme un grand adolescent. Cet élément influence l'enfant... parmi mille autres. S'il y a stigmatisation, c'est que le corps social met la dimension homosexuelle au premier plan.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Autrement dit, il s'agit du corps social. Vous ne pouvez pas dire que les enfants de parents homosexuels vivraient objectivement des difficultés particulières, est-ce bien cela ?

M. Stéphane Nadaud. - Toute la difficulté est de savoir que faire de ces situations familiales et de les lier ou non à l'homosexualité. Le cadre familial présente nécessairement des particularités. Ces situations-là sont-elles prégnantes et sources de problèmes, ou bien est-ce l'homosexualité en amont ?

A l'avocate arguant qu'après une séparation l'enfant serait élevé dans un contexte de famille élargie, que c'était la séparation qui avait une influence, le procureur rétorquait en 1993 que dans la tête d'une célibataire lesbienne il y a image du père absent et dans celle qui vient de se séparer, image du père nié. En l'occurrence, le juge a refusé la garde à la mère. Pourquoi s'exprimer en ces termes alors que dans les deux cas, il y avait séparation des parents ? J'ai beau avoir une grande admiration pour Saint-Thomas, pareil raisonnement me paraît relever d'une bien pauvre scolastique... Oui, l'homosexualité entraîne des caractéristiques sociales, familiales : de fait, elle aura des conséquences sur les enfants. Est-ce inhérent à l'homosexualité ? Ma réponse est simpliste : l'homosexualité n'est plus une maladie mentale, il n'y a pas à la traiter comme telle.

Mme Virginie Klès. - Les parents homosexuels ont été des enfants, et, la plupart du temps, ont été élevés par un couple hétérosexuel, n'est-ce pas ? Ils ont eu une image du père et de la mère, qu'ils peuvent transmettre. Pourquoi ne revient-on pas à cette idée ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Les opposants affirment qu'il faut une figure paternelle et une figure maternelle, quel est votre point de vue de clinicien ? J'aurais également voulu vous entendre sur l'adoption, ce sujet problématique.

M. Claude Dilain. - Pour le pédiatre que je suis, nous sommes tous des enfants adoptés : les liens de l'amour sont plus forts que les chromosomes. Ce n'est pas L'amour en plus d'Élisabeth Badinter, mais « l'amour plus fort ». Avez-vous fait le même constat ?

M. Jean-Jacques Hyest. - Je n'ouvrirai pas une disputatio sur Saint-Thomas... Y a-t-il une différence entre des enfants élevés par des parents qui ont décidé de vivre leur homosexualité et ceux nés par PMA ou gestation pour autrui (GPA) ? Dans ce cas, se pose la question de l'origine. Les enfants conçus ou élevés, ce n'est pas la même chose.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Ou adoptés...

M. Jean-Jacques Hyest. - Les circulaires règlent tout...

Mme Chantal Jouanno. - J'ajouterai le cas des enfants adoptés par la voie traditionnelle : qu'en est-il de leurs conditions d'accueil dans des familles homosexuelles ? Les études sont contradictoires.

M. Stéphane Nadaud. - Comment penser ce qui peut valoir dans le bon développement d'un enfant du côté de la réalité et de celui du désir ? Les praticiens ont déjà bien à faire avec la réalité concrète : un enfant vivant en société aura, de toute façon, une référence aux deux sexes. Imaginer le contraire est absurde. Rares sont les couples de lesbiennes qui refusent toute présence masculine ; par intériorisation de la norme, la plupart s'efforcent au contraire de la favoriser. Et quant bien même, l'enfant ne verrait pas d'homme chez lui, il en rencontrerait à l'école. Considérons que la référence aux deux sexes est nécessaire, la question pragmatique est de savoir si elle doit se réaliser dans la famille nucléaire ou dans la famille élargie. Il est spécieux d'imaginer qu'elle doit être dans la tête des parents. Mais la famille élargie ? Nous avons tous ici des oncles et des tantes. Mme Héritier l'a bien montré, les parents biologiques ne recoupent pas forcément les vrais parents. Sinon, il n'y aurait pas besoin de fiction juridique, ni de société.

L'adoption est l'élément le plus complexe à penser. Ma position politique - je suis fondé à la donner en tant que philosophe - est que la loi est distincte du « naturellement procréatif ». D'où ma crainte de voir des gens demander, à l'occasion de ce projet de loi, la suppression de l'adoption par les parents célibataires. L'adoption est cette preuve ultime de la naissance légale, depuis le code napoléonien jusqu'aux marraines de guerre. L'adoption est difficile à penser, précisément parce qu'elle distingue le géniteur du parent. On naît deux fois : biologiquement d'un géniteur, puis civilement de parents adoptifs.

M. Jean-Jacques Hyest. - Dans l'adoption plénière

M. Stéphane Nadaud. - Tout à fait. Ce laps de temps entre ces deux naissances mérite l'attention. Pour beaucoup de cliniciens spécialistes de l'adoption, celle-ci constituerait un élément instable sur une situation qui l'est déjà. Je n'envisage pas les choses ainsi : à mes yeux, dans notre façon d'être un sujet pensant, vivant, social, rien ne va de soi. Aucune situation familiale ne va de soi.

M. Dilain l'a dit : nous sommes tous des enfants adoptés. Néanmoins, l'amour ne suffit pas pour adopter : il faut la loi - mais une loi sans amour serait particulièrement triste. Néanmoins, l'adoption ne sera pas plus compliquée dans des familles homosexuelles que la PMA ou la GPA. Pour finir par une vignette clinique, je me souviens d'un couple de lesbiennes qui me disait sans cesse : « cet enfant doit absolument avoir un père », comme s'il n'en avait pas un, peu présent il est vrai. Exemple d'une introjection absolue du discours sur la nécessité du père. Or, cet enfant était en thérapie avec moi, un homme. Peut-être est-ce orgueilleux de le dire mais, en tous cas, cet enfant souffrait de bien d'autres choses que de l'homosexualité de sa mère.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci de cet apport de philosophe et de clinicien. Nous saluons votre capacité d'analyse.

Audition de M. Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre et psychanalyste

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vous êtes psychiatre, psychanalyste, chargé de cours à l'université Paris-Diderot, et avez beaucoup travaillé sur l'adoption et sur le secret des origines. Votre livre célèbre sur la psychiatrie en était en 2007 à sa troisième édition ; un autre, paru en 2010, s'intitule Éloge du secret. Vous avez également publié des articles tels que La filiation à l'épreuve des lois en 2011, ainsi que Éloges des secrets : illusion, soi et transformation.

C'est avec un grand intérêt que nous allons vous entendre.

M. Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre et psychiatre. - Je veux expliciter le coeur de mon métier : interpréter, en l'occurrence, interpréter les enjeux juridiques d'un projet de loi à la lumière de mes connaissances sur la filiation, l'adoption, la famille, l'enfant et la société. Freud a jeté les bases de ce travail en énonçant que le développement de la culture va de pair avec celui de l'individu et travaille avec les mêmes moyens. L'évolution de la loi exerce une influence sur l'individu, de même que l'individu a un impact sur la modification des lois. Nous sommes loin, avec cette dialectique, de l'optique positiviste de ces anthropologues qui décrivent les possibles et semblent penser que toutes les plantes tropicales pourraient pousser sous nos latitudes, ignorant l'enracinement conscient et inconscient de tous les montages familiaux du monde dans l'espace mythique de chaque culture.

Mon analyse s'éloigne radicalement de celle de la sociologie juridique qui collectionne enquêtes d'opinion et prétexte des faits sociaux pour justifier une évolution législative. La loi de 2002 sur l'autorité parentale en donne un triste exemple : elle a fait, dans une logique arithmétique, disparaître le père et la mère au profit d'un parent unisexe. Je pourrais parler longuement des effets traumatisants de la formule « à temps égal, parent égal » sur les enfants de moins de six ans. Le bébé a un vécu très inégalitaire des relations avec son père et sa mère qu'il différencie dès son plus jeune âge, toutes les recherches le montrent. Les modes d'interaction et les compétences ne sont pas identiques, chacun a son rôle, complémentaire de l'autre.

Ces approches anthropologiques et sociologiques occultent le sens de la filiation, valident un self-service normatif délié de la raison qui organise la filiation.

Le problème dans ce texte n'est pas le mariage, c'est qu'il s'attaque à la filiation organisée par la naissance en la faisant reposer sur un acte de volonté. Le plus grave est la remise en cause radicale de l'adoption plénière comme base de la filiation adoptive. On mine le principe même de réussite de l'adoption et de filiations comme l'aide médicale à la procréation. Dans ces filiations particulières, on a dissocié, à un moment, l'origine de l'enfant de la scène familiale. Le montage actuel de la filiation est efficace parce qu'il permet à l'enfant d'avoir une re-naissance au sein d'un couple qui le désire et qui aurait pu l'engendrer. L'enfant adopté sait qu'il vient d'un ailleurs, parfois d'un autre pays, d'une autre ethnie. Là n'est pas le problème.

La greffe filiative marche à une seule condition : si l'enfant peut fantasmer qu'il aurait pu venir de cet homme et de cette femme-là, quelle que soit sa couleur de peau. C'est ainsi qu'il transforme ses parents adoptifs en ses vrais parents. Pour nous, psychiatres, la notion de parent biologique n'a pas de sens. Cela fonctionne même dans les adoptions tardives. On observe des phénomènes de régression différenciés : l'enfant de 5-6 ans recherche le peau à peau avec sa mère. On assiste à des scènes qui montrent que l'enfant se recrée une histoire : on joue à « la nuit où je suis né ». L'enfant plonge sous les draps et ressort à l'autre bout du lit des parents. Grâce à cette re-naissance, il dépasse un passé lourd en ouvrant une nouvelle page filiative. Même mécanisme pour les enfants issus des Cecos : l'enfant construit une situation psychique qui aura valeur de vérité. Le don est intériorisé : puisqu'il y a eu don, le père est bien le sien, comme s'il avait été engendré par lui. Et, dans la tête de l'enfant, cela a valeur de vérité. Car l'engendrement est le noyau de la filiation, pas la vérité biologique.

Pour un enfant, « parents de même sexe » n'a aucun sens. Un père ou une mère qui n'engendre pas, sur le plan réel ou symbolique, cela ne peut pas fonctionner. Être né de deux hommes ou de deux femmes n'est pas imaginable, ce n'est pas une fiction crédible. Les Romains s'étaient posé la même question : jusqu'où peut-on aller avec la technique juridique ? Ils se sont demandé si un adulte pouvait adopter un enfant plus âgé que lui. Ils ont considéré que la fiction n'aurait pas été crédible, raisonnable. Tous les enfants s'accrochent au côté originaire de la famille où ils sont.

Il y a échec de l'adoption quand l'enfant va du côté de ses origines biologiques pour rechercher ce qu'il n'a pas trouvé dans sa famille adoptive, ce qu'a autorisé la loi compassionnelle de 2002 sous la pression de mouvements militants avec le même discours médiatique sur la souffrance des gens. C'est la désorganisation de l'adoption, une impasse filiative. On me renvoie souvent au fameux besoin des origines, comme s'il était biologique, et non pas psychologique. La recherche des origines, qui intervient quand l'adoption échoue, est désormais ouverte aux soi-disant 300 à 400 000 adultes en souffrance allégués au moment de l'examen de la loi. Combien sont-ils venus dix ans plus tard ? Cinq mille, comme ceux qui se déplaçaient auparavant dans les conseils généraux ! Ce n'était pas la peine de faire une loi pour ça, en biologisant la filiation, ce qui dépossède le parent adoptif. Les associations militantes m'expliquent que l'enfant sait bien qu'il ne vient pas de deux hommes ou de deux femmes. Simplement, tout sera un échec de la filiation si l'on parle de parent biologique, voire de parent « spermatique ». Sortir la naissance comme référence filiative désincarne la filiation au sein du couple, et du coup elle se réincarne ailleurs. L'origine, ce n'est pas le biologique, mais le psychique.

Remettre en cause la notion de père et mère affectera tous les enfants et emportera une véritable déqualification parentale. La filiation unisexe aurait la même valeur pour tout le monde ? Cela discrimine les enfants adoptés par rapport aux autres, nés sous la couette : ils ne re-naîtront plus dans une scène originaire fantasmée. Tout est possible, et n'a aucune importance... Cela discrimine également les enfants adoptés entre eux : quand ils auront un père et une mère, ils auront les moyens de reconstruire quelque chose ; avec deux pères ou deux mères, ils n'auront qu'un seul type d'identification. L'État aura décidé qu'on peut les priver de père ou de mère. Les sociologues ont banalisé les histoires de vie, en oubliant les souffrances, la surmorbidité psychiatrique des enfants dans des situations atypiques. Non, un enfant ne peut tout traverser.

L'adoption nationale, c'est 500 à 700 adoptions sous secret, et 300 adoptions de pupilles ; l'adoption internationale représente 2 000 cas par an - un chiffre qui décroît d'année en année. Or, 28 000 couples sont agréés. Les dix premiers pays adoptent 32 000 enfants. Il y a 100 à 200 couples adoptants pour un enfant adoptable : les pays d'origine sélectionnent. Les professionnels raisonnent en termes de risque : aucun ne mettra un enfant dans une situation rendue plus complexe et plus difficile par une loi.

Ce projet créerait le droit d'amputer un enfant soit d'un père, soit d'une mère. Or, ces enfants ont vécu une première rupture, ont été privés de la construction d'une enfance. La société a une dette vis-à-vis d'eux : ceux-ci ont le droit d'avoir une situation banale, qui ne leur demandera pas un surcroît d'adaptation.

La boussole que nous utilisons dans nos consultations de pédopsychiatrie, c'est la naissance, les interactions spécifiques avec le père, avec la mère, les premiers liens, on le voit bien dans les situations de grave maltraitance, d'échec de la construction d'adoption. Si on retire cette boussole, quelle référence prendre ? Comment les magistrats vont-ils faire de leur côté ? Comment expertiser la volonté, la présomption de parentalité ?

Il fallait légiférer sur un statut éducatif, renforcer le statut du conjoint. Ce qui fonctionne, ce sont les situations claires. Une mère et son amoureuse, cela, ce n'est pas impensable, contrairement à l'existence de deux mamans - nous avons vu des reportages pathétiques sur les efforts des enfants concernés pour se conformer à ce que l'on attend d'eux.

Plutôt que de légiférer pour tous les couples en fonction de la minorité d'une minorité, il faudrait, non pas reconnaître l'homoparentalité, mais bien mettre l'accent sur une parentalité partagée, respectueuse de la logique de la filiation, de façon à ce que les termes de père et mère gardent leur sens. On voit bien la difficulté quand on aborde la question des noms propres : pour s'en sortir, on propose de juxtaposer les deux noms pour tout le monde. Pour nous, psychiatres, c'est une aberration. La transmission du nom du père est une manière, pour le père, de compenser le lien charnel de l'enfant avec sa mère. Si on donne le choix au couple, qui choisira ?

La filiation psychique est une construction. Le risque est de verser dans le tout biologique ou dans le tout sociologique, qui en aucun cas, ne donneront à l'enfant une origine crédible, raisonnable.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour votre exposé et pour votre conviction. Nous voulions entendre des approches différentes.

M. Jean-Jacques Hyest. - Avec des prémisses identiques, on aboutit à des conclusions inverses.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - « Les citoyens naissent libres et égaux en droit », dites-vous avant d'ajouter que certains enfants seront discriminés par ce projet de loi. Quid des enfants adoptés par des célibataires ? Sont-ils discriminés par rapport à ceux qu'adoptent des couples hétérosexuels ? Par ailleurs, n'est-ce pas le droit de tous les enfants de connaître leurs origines ? Pour ma part, je pense que ce n'est pas négociable.

M. Claude Dilain. - J'aurais souhaité quelques précisions sur la filiation. Vous avez évoqué une re-naissance, qui est tellement de l'ordre du fantasme, qu'elle est possible même quand la couleur de peau est différente. Cela éloigne totalement la biologie. Pourquoi la re-naissance serait-elle a priori impossible avec un couple homosexuel ? Le plus beau fantasme, n'est-ce pas Marie ? La filiation peut partir d'une femme. Pourquoi réintroduire une notion de biologie raisonnable, qui n'a rien à voir avec le fantasme ?

Mme Virginie Klès. - La biologisation est-elle indispensable ou disparaîtrait-elle ? Je comprends mal.

Le rejet de greffes d'adoption ne peut-il être lié à d'autres traumatismes que la filiation ? Avez-vous déjà soigné des enfants éduqués par des couples homosexuels ? Enfin, avez-vous déjà rencontré dans vos consultations des enfants éduqués par des couples homosexuels et ceux-ci rencontrent-ils les mêmes difficultés que les autres ?

M. Claude Dilain. - Vous parlez de l'absolue nécessité d'avoir un père ou une mère. N'est-il pas plus important d'avoir quelqu'un qui remplit une fonction paternelle ou une fonction maternelle ? Pour ma part, je suis un père qui remplit bien des fonctions maternelles.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis. - Une loi émotionnelle n'est pas une bonne loi, dites-vous. J'entends autour de moi des couples pour lesquels l'adoption se pose en termes très concrets. Pourquoi « comme si » ? Les enfants des familles monoparentales ne sont pas toujours cabossés ou en danger.

Mme Nicole Bonnefoy. - La définition de la filiation varie : certains nous assurent qu'elle est fondée sur le geste, vous, que c'est l'engendrement...

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Il y a de l'émotionnel partout.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Moins au Sénat qu'à l'Assemblée nationale.

M. Jean-Jacques Hyest. - Les juristes sont souvent sans coeur, dit-on...

M. Pierre Lévy-Soussan. - Sur l'adoption par des célibataires, vous avez raison. Il y a plus de risque qu'un enfant adopté par une célibataire ait des problèmes. Je ne raisonne pas en termes de prédiction, mais de prévention. Quand nous avons un doute sur une situation, il doit profiter à l'enfant. Cette situation présente statistiquement six fois plus de risques. Quand cette adoption a été autorisée après la première guerre mondiale, la situation était très différente : il s'agissait d'anciennes mères qui recueillaient des orphelins.

Le droit aux origines biologiques va à l'encontre des origines psychiques. A partir de 2002, lorsqu'on a commencé à persécuter les parents biologiques pour obtenir leur identité, de l'identité, ils n'ont plus rien dit : les dossiers se sont vidés des histoires, du narratif qui répond à un besoin de l'enfant.

Quand je parle de l'axe biologique de la filiation, je vise deux choses : le lien du sang, idéalisé et valorisé par notre société, difficile à rompre même en cas de maltraitance, mais aussi la scène de conception. Le premier, on peut le dépasser, pas la seconde, pas la scène de conception biologique. Le roc, au sens freudien, c'est qu'on naît tous d'une femme. Cette loi dispense une partie de la population de cette scène de rencontre, d'altérité. A quel titre ? Nous sommes tous passés par cette scène, universelle, qui nous a tous constitués - et tous névrosés, au point que certains sont devenus psychiatres... Cet universel constitue le social. Au nom de quoi en priver les enfants ?

Bien sûr, il y a d'autres problématiques dans l'adoption qui conduisent à son échec. Mais leur voie commune est de considérer le couple parental, ou l'enfant, comme étranger à soi. Les causes sont multiples, liées au couple, à l'enfant, à une erreur d'appariement. Je n'ai parlé ici que du risque législatif.

Il y avait mille façons de consolider le statut du conjoint sans toucher à la filiation, sans entraîner de confusion des rôles. Tous les enfants dans une situation atypique, y compris dans une situation que les sociologues appellent monoparentale, ont une plus grande vulnérabilité. Statistiquement, ils ont plus de risque de dépression, de morbidité, de trouble. En termes de risque, toutes les études concordent : la situation la moins à risque, c'est homme-femme-enfant ; les autres, sans être impossibles, présentent plus de risques. Et il ne s'agit que de situations éducatives.

Je définis la filiation par le geste, par l'engendrement et par la construction de la filiation psychique : fromage et dessert ! La transformation d'un homme et d'une femme en père et mère ne va pas de soi, même pour les enfants faits sous la couette.

Le paternel de la femme ne sera jamais le même que le paternel de l'homme ; le maternel de l'homme ne sera jamais le même que celui de la femme. L'enfant différencie l'être propre. Le dialogue tonique entre la mère et son bébé n'est pas le même que celui qu'a le père. Un père ne sera jamais une mère comme les autres. Cela n'a rien à voir avec qui fait la vaisselle ou descend les poubelles, mais tout avec les places, réelle et symbolique, qu'il représente pour l'enfant.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le rapporteur avait évoqué le droit à la connaissance des origines.

M. Pierre Lévy-Soussan. - Le parent biologique a récusé l'enfant comme un destin filiatique. Un abandon marque l'interruption d'un lien, mais à partir de là, il y aura construction filiative. Gare au piège des origines ! On a vu les désastres de la loi de 2002 : quand l'enfant recherche ses parents biologiques, il cherche un recours par rapport à une situation complexe dans la famille adoptive. Quand le père et la mère adoptifs sont sûrs de leur position de parents et ne tombent pas dans le piège, la famille sort de l'impasse. Dans le cas contraire, les origines servent de recours et, j'ai vu toutes sortes de quêtes, le plus souvent, il y a une déception à la clé. Le pouvoir originaire du désir, dans une scène de reconception, voilà ce que recherche l'enfant : avoir banalement un père et une mère comme les autres, ici et maintenant, dans sa famille adoptive.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci de nous avoir parlé avec autant de conviction.