COMMISSION DES LOIS

présidence de M. Jean-Pierre Michel, vice-président

Mardi 12 février 2013

Audition de M. Claude Baty, pasteur, président de la fédération protestante de France (FPF)

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - Nous consacrerons cet après-midi aux différents cultes pratiqués en France, en commençant par M. le pasteur Claude Baty.

Je vous prie d'excuser M. Jean-Pierre Sueur, qui nous rejoindra dans quelques minutes.

La Fédération protestante de France, depuis 1905, rassemble une trentaine d'églises et 80 associations, même s'il existe quelques églises protestantes en-dehors d'elle.

Le débat en séance publique sera vraisemblablement reporté à partir du 2 avril, ce qui nous laissera le temps de travailler. Je me félicite de ce report.

M. Claude Baty, président de la fédération protestante de France.  - Je suis un peu perplexe devant l'exercice qui m'est demandé car tout a été dit. Il y aurait folie de ma part de vouloir faire changer d'avis des gens aussi éclairés que vous.

Cependant, il peut vous être utile d'avoir une idée de ce que pense la Fédération protestante de France ; cela ne vous donnera pas une image exhaustive de ce que pense les protestants, mais aucune institution aujourd'hui ne peut se prévaloir de ce que pensent tous ses membres... et c'est encore plus vrai des protestants.

La déclaration générale de la fédération protestante de France (FPF) a été faite le 13 octobre 2012. Elle rappelle que, depuis l'origine, les protestants ne considèrent pas que le mariage relève de l'ordre du salut. Le mariage n'est donc pas un acte religieux ; pour nous, il n'y a pas de mariage chrétien, mais des chrétiens qui se marient, ou pas.

Nos églises ont refusé de placer sous le contrôle de l'Église l'acte constitutif du couple et de la famille, estimant que cela relevait du législateur.

Les protestants sont conscients de la diversité culturelle des modèles familiaux, qui apparaît déjà dans la Bible. Il ne faut pas réécrire l'histoire en décrivant un « âge d'or » du mariage contrastant avec un aujourd'hui catastrophique. Cela dit, l'avis défavorable de la fédération protestante de France est motivé : la question posée par ce projet de loi est fondamentalement sociale et collective ; elle relève de la façon dont une société se perçoit et se construit.

Les distinctions entre homosexualité et hétérosexualité ne sont pas le reflet d'un moralisme d'un autre temps ; elles relèvent d'une exigence profonde du corps social, qui demande à être structuré symboliquement et réellement par l'acceptation d'une différence originelle et fondamentale qui traverse jusqu'au plus intime des corps et des manières d'être. Considérer toutes les formes de sexualité comme indifférentes reviendrait à empêcher toute rencontre véritable et tout métissage, car tout serait déjà mélangé.

Le mariage n'est pas la fête de l'amour, la mise en scène de sentiments, mais une organisation sociale. Il est le lieu où se construit la distinction entre les sexes et les générations, entre ceux qu'on peut et ceux qu'on n'a pas le droit d'épouser.

Depuis quelques dizaines d'années, l'amour semble être la justification ultime de la conjugalité. Le mariage traditionnel, demandant d'abord engagement et fidélité, a été dévalué au profit d'une conjugalité amoureuse, mais éphémère ; la variété des formes d'union actuelles est le reflet de la préférence donnée aux choix personnels et à l'instant sur la durée.

Le « mariage pour tous » est une forme ultime et paradoxale de cette évolution. Il se justifie par l'amour de deux personnes. Au nom de qui, de quoi, jugerait-on cet amour ? C'est l'antienne des personnes favorables à ce mariage. Or la loi est claire : tout amour ne légitime pas un mariage ; de plus, le mariage n'est pas le sceau de l'amour, mais un contrat social engageant la responsabilité. Pourtant, ni l'amour, ni l'égalité ne justifient vraiment ce droit réclamé.

Forme paradoxale, disais-je, car au moment où beaucoup contestent l'institution bourgeoise qu'est le mariage, certains veulent à tout prix se marier : la revendication égalitaire prime, avant même la recherche de sécurité juridique, que nous comprenons et soutenons. Mais il existe d'autres moyens d'obtenir cette sécurité. Qu'un homme ne puisse pas épouser un homme, ou une femme une femme, n'est pas une atteinte à l'égalité, mais le respect d'un agencement du corps social fondé sur des réalités.

La fédération protestante de France est très défavorable au mariage pour tous, convaincue que la famille est le lieu symbolique où se construisent les rapports entre les sexes, entre les générations et entre l'autorité et la liberté.

Un mot sur les méthodes : ce projet de loi bouleverse une pratique ancestrale. Il eût fallu entendre les inquiétudes. Or quand le débat a été ouvert, les conclusions étaient déjà connues. Quand Mme Taubira m'a reçu, elle m'a indiqué que notre position ne changerait pas son opinion. Le Gouvernement a sous-estimé l'impact de cette réforme ; il n'y avait pas d'urgence : il aurait fallu prendre le temps d'écouter tous les avis, comme on l'a fait pour les lois bioéthiques ou sur la fin de vie. Un dialogue apaisé est plus fructueux que l'utilisation d'une majorité parlementaire.

Mais ce qui préoccupe le plus la FPF, c'est la filiation. L'adoption découle du mariage et permet d'introduire indirectement le principe de filiation avec deux parents de même sexe ; dès lors, un couple de femmes peut donner l'illusion à leurs enfants d'être leurs génitrices. Même si l'amour compte pour élever des enfants, il est structurant et important qu'un enfant puisse se situer dans une lignée paternelle et une lignée maternelle. Quoi qu'on puisse dire, notre origine est bisexuée ; les dérives probables se feront au détriment des enfants et encourageront la marchandisation du corps humain.

Nous ne sommes pas la source de nous-mêmes, nous recevons notre identité d'un autre ; nous ne pouvons prétendre tout maîtriser ; et la sexualité est un de ces signes qui appelle à reconnaître l'altérité. L'enfant n'est pas un droit mais une grâce et c'est un sujet. Le corps de la femme ne peut être un outil en location.

Ceux qui mettent l'égalité au dessus de tout doivent admettre que les couples de femmes sont avantagés par rapport aux couples d'hommes. Pour réparer cette inégalité, faut-il accepter la gestation pour autrui (GPA) ? La FPF est opposée à ce commerce qui exploite les plus faibles et se moque de l'inégalité générée par l'argent.

Puisque la loi sur le mariage pour tous semble acquise, il faudrait réfléchir sur la filiation dans un débat serein et contradictoire.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Merci, monsieur le président.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales.  - Le mariage n'est pas la fête de l'amour, dites-vous, mais une organisation sociale. Pourquoi la place du religieux est-elle si importante ? Dans votre fédération, vous devez accueillir des croyants homosexuels. Quelle place leur faites-vous et quelle est leur position sur ce projet de loi ?

M. Claude Baty.  - Il est bien évident qu'il y a des homosexuels protestants. La fédération protestante de France n'est pas une Église ; elle est composée d'églises : chacune a sa liturgie, sa discipline propre. Certaines ont des groupes de travail sur l'homosexualité et sur leur mariage. Une seule église a « lancé » la bénédiction de couples homosexuels. A l'avenir, la bénédiction des couples homosexuels dépendra de chacune des communautés.

S'il y a prise de parole des religieux sur ce sujet, c'est qu'on nous a interrogés. Dans la Bible, il y a certes deux passages qui condamnent l'homosexualité mais Jésus, lui, n'en parle pas.

La fédération protestante de France fait plus de déclarations sur l'inégalité, sur les étrangers, que sur l'homosexualité. Cela dit, nous devions donner notre avis sur le mariage pour tous.

présidence de M. Jean-Pierre Sueur,président

M. Jean-Pierre Godefroy.  - Vous dites que le mariage n'est pas un acte de salut, c'est vrai. Vous faites référence à la loi bioéthique et à la fin de vie. Tout a été dit, étudié, et le rapport Sicard ne dit pas grand-chose de neuf. Ne croyez-vous pas que le Parlement soit habilité à trancher quand le débat a eu lieu ? Ne croyez-vous pas que nous pouvons maintenant statuer en connaissance de cause ?

L'AMP et la gestation pour autrui (GPA) ne figurent pas dans le texte. Lors de la loi bioéthique, le Sénat avait prévu d'ouvrir la PMA pour des raisons médicales et sociétales ; malheureusement, l'Assemblée ne nous a pas suivis. Vouloir un débat, n'est-ce pas une manoeuvre dilatoire pour repousser au lendemain ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Il existe une différence fondamentale entre les protestants et les catholiques. Les premiers n'ont pas de sacrement du mariage, les seconds en ont. Le mariage catholique est un sacrement indissoluble.

M. Claude Baty.  - Certes, on ne peut pas toujours discuter et jamais trancher mais en l'occurrence, on savait avant le début du dialogue quelle en serait la conclusion, d'où les tensions.

Sur la fin de vie, il faut écouter tous les avis afin que la loi soit bien comprise par tous nos concitoyens. Sinon, certains peuvent être frustrés, voire révoltés.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Vous êtes passé rapidement sur la notion d'égalité. Pourriez-vous développer ?

M. Claude Baty.  - Il a beaucoup été question d'égalité. Or, dans bien des domaines, l'égalité n'empêche pas la différence.

Ainsi, pour les Jeux olympiques, il y a des épreuves séparées pour les femmes et pour les hommes, ce qui n'implique pas des dignités différentes. Il faut accepter les différences.

Nous comprenons la recherche de sécurité juridique pour les couples homosexuels, mais elle aurait pu être trouvée autrement.

M. Roland du Luart.  - Les mots « mariage pour tous » n'ont pas de réelle signification, selon vous. Une union civile améliorée serait tout à fait recevable. En Espagne et au Portugal, le mariage religieux était obligatoire. Les non croyants souhaitaient une nouvelle formule : désormais, il est prévu une union civile.

M. Claude Baty.  - Dans certains pays, les prêtres ou les pasteurs ont rang d'officiers d'état civil. A une union civile améliorée, personne n'aurait trouvé à redire. Avec le mariage pour tous, on n'ajoute pas, mais on transforme.

M. Jean-Yves Leconte.  - Je regrette la dramatisation du débat. L'évolution du concept de mariage implique que l'on traite de l'égalité. Pourquoi des personnes de même sexe n'auraient-elles pas droit au mariage civil pour consacrer leur amour et organiser dans le temps leur union?

Pourquoi y a-t-il malheureusement adoption ? Parce que des enfants sont abandonnés et qu'il faut leur trouver une famille d'accueil. Rien ne démontre qu'un couple homosexuel ne puisse s'occuper d'un enfant avec amour. Actuellement, l'enfant ne peut être adopté que par l'un ; l'autre, en cas de malheur, n'a aucun droit. Ce sont des questions concrètes qu'il faut régler sans les dramatiser à l'excès.

Pour la PMA, la problématique est identique. C'est ce que Roselyne Bachelot avait appelé en son temps le dumping éthique : dès lors que le problème se pose dans d'autres pays, comment y répondre en France ? On ne peut accepter tout ce qui se passe ailleurs, mais il faut prendre en compte l'intérêt des enfants et se montrer pragmatique : les enfants nés par GPA à l'étranger restent des enfants.

M. Claude Baty.  - Effectivement, il ne faut pas dramatiser ; dès le départ, le débat a été trop idéologique et pas assez pragmatique. Certaines approximations ont été douteuses : non, ce n'est pas le progrès contre l'obscurantisme ! C'est vrai, la famille a beaucoup évolué ; ainsi, les Pacs étaient faits pour les homosexuels et ce sont surtout les hétérosexuels qui y ont recours. Notre société est placée sur le signe de l'immédiateté. Un problème de couple ? On se sépare, on ne se répare pas... Le mariage pour tous n'est pas une bonne méthode pour régler ces problèmes sociaux.

M. Hugues Portelli.  - Si ce projet de loi était adopté, quelle serait l'attitude de la fédération protestante de France ?

Quelle serait la situation des chrétiens qui voudraient se marier religieusement et qui considèrent que le mariage pour tous est une mascarade ? Peut-on donner des effets civils au mariage religieux ?

M. Claude Baty.  - Vous êtes arrivé après mon introduction : pour les protestants, il n'y a pas de mariage religieux. Donc, le mariage pour tous ne change rien en ce domaine. Les protestants qui ne se marient pas religieusement peuvent sans aucun problème participer à la vie de la communauté ! Demain, les nouveaux couplent qui se marieront pourront demander à être bénis. Certains pasteurs accepteront, d'autres non.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Vous avez vécu en Suède pendant quelques années, où l'Église est nationale. La loi s'impose-t-elle aux pasteurs luthériens ?

M. Claude Baty.  - L'Église n'est plus d'État depuis 2000, comme en Norvège : Les pasteurs peuvent faire des mariages qui donnent un état civil, et tous n'y sont pas prêts. En France, le problème ne se pose pas, heureusement.

M. Jean-Pierre Godefroy.  - Pourquoi le débat traîne-t-il en longueur chez nous alors qu'en Grande-Bretagne, il a pris une journée ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - La GPA y est autorisée depuis longtemps et cela marche bien.

M. Claude Baty.  - L'Église anglicane est dans une situation bien différente. Il est donc difficile de comparer les situations. Aux États-Unis, la GPA n'est pas régulée par la loi, mais fait l'objet de contrats... Dire qu'il faut faire comme chez les autres en fonction de ce qui nous arrange n'est pas recevable. Je ne me plains pas que nous discutions longuement d'une question importante : je suis donc plutôt content d'être Français.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Merci, monsieur le président, d'être venu et je vous renouvelle mes excuses de n'avoir pu participer au début de cette audition.

Vous avez constaté que le rythme du Sénat permet à chacun de s'exprimer : ce n'est pas toujours le cas ailleurs...

M. Claude Baty.  - Merci de votre accueil et de vos questions. J'espère que mes réponses vous auront éclairés !

Audition de M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Merci, monsieur le Cardinal, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Nous avons appris ce matin que le Gouvernement avait l'intention, sous réserve des décisions de la conférence des présidents, que ce texte ne vienne en séance publique au Sénat qu'à partir du 2 avril, ce qui nous permettra de faire quelques auditions complémentaires et facilitera le travail du rapporteur et de la rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales. J'ai entendu parler ici et là de vote conforme. Nous déciderons en toute souveraineté, selon l'habitude du Sénat.

Nous sommes au lendemain d'une annonce qui sera peut-être le signe d'une modernisation d'une institution que nous respectons au plus haut point dans le cadre de la laïcité.

M. André Vingt-Trois, Cardinal Archevêque de Paris, président de la conférence des évêques de France.  - C'est une gageure de prendre la parole sur ce sujet après ce long débat à l'Assemblée nationale et dans les medias.

Prétendre que puisqu'il y a des situations de fait, il faut que la loi les légitime est une approche qui mériterait d'être approfondie : si le législateur se sent obligé de légaliser tous les comportements à partir d'une certaine fréquence, l'aspect pédagogique et régulateur de la loi risque d'être difficile à maintenir.

La différence sexuelle est-elle une inégalité ? L'intention déclarée du projet de loi d'établir davantage d'égalité est-elle fondée ? Chacune de nos existences est marquée par des différences factuelles qui n'impliquent pas d'inégalités juridiques ; laisser croire qu'une décision législative va pouvoir effacer les effets de la différence sexuelle ne peut que conduire à une insatisfaction. La confusion repose sur le fait que le respect de la dignité qui doit être égal pour tous est identifié à une identité de statut juridique. Il est piquant qu'au moment même où l'on prône la généralisation de la parité, on va la rendre facultative dans le seul domaine où elle était constitutive !

Le mariage est en effet une institution, il n'est pas le reflet d'une relation affective particulière. Contrairement à ce qui est soutenu par les partisans du mariage pour tous, dans l'expérience sociale de l'humanité, le mariage n'est pas un certificat de reconnaissance du sentiment amoureux ; il a une fonction sociale pour encadrer la transmission de la vie et articuler les droits et devoirs des époux entre eux et à l'égard des enfants à venir. La conception individualiste du mariage est contraire au fondement de notre édifice juridique ; en plus, le mariage a une utilité sociale : il favorise la stabilité conjugale et familiale, aspiration profonde d'une très grande majorité des concitoyens, qui profite à chacun et à la société tout entière.

J'en viens à la dimension symbolique de la relation au père et à la mère. Nier la différence sexuelle au profit d'une parentalité élective occulte la charge symbolique pour l'enfant lui-même des relations de fait entre les deux sexes. Cet oubli, cette occultation de la dimension symbolique de la différence sexuelle se répercute sur la manière d'aborder la question de l'enfant. Le projet de loi ouvre l'accès à la parenté pour l'adoption pour les couples homosexuels. Cela pose de nombreuses questions sans réponse jusqu'à présent. Nous savons, de science certaine que le nombre des enfants adoptables est de plus en plus restreint. Quel est l'intérêt réel d'avoir un droit qui ne pourra pas se réaliser ? Il y a des couples homosexuels qui ont des enfants de l'un des membres du couple qu'il a eu lors d'une relation amoureuse par ailleurs. C'est une question différente : il y a deux parents connus, même si l'un des deux ne fait pas partie du cercle familial actuel. C'est toujours l'intérêt supérieur de l'enfant qui est pris en compte dans la jurisprudence de l'adoption. On est frappé, à l'instar du Défenseur des droits, par l'absence de référence aux conséquences possibles pour les enfants, comme si le projet de loi n'était fait que pour satisfaire nolens volens les intérêts des adultes, comme si l'on s'acheminait vers la reconnaissance d'un droit à l'enfant.

J'en arrive à la lisibilité de la filiation. Tout enfant venu au monde a droit à connaître ceux qui l'ont engendré et à être élevés par eux, conformément à l'article 7, alinéa premier de la convention internationale des droits de l'enfant (CIDE) ratifiée par la France en 1990.

Bien sûr, il existe des situations exceptionnelles de personnes, qui pour le bien de l'enfant, doivent assumer la responsabilité parentale, mais il n'est pas opportun que le législateur organise l'impossibilité pour l'enfant de connaître ses parents.

Sur le bouleversement de l'état civil, directement perceptible par chacun, la privatisation de l'acte social du mariage produirait un affaiblissement supplémentaire de la cohésion sociale. Le projet de trois livrets de famille ne peut que laisser rêveur sur la non-discrimination souhaitée.

Il découlera de la logique de ce projet de loi le glissement inévitable entre adoption, PMA et GPA puisque le principe fondateur du projet de loi est le principe d'égalité.

Les enjeux anthropologiques et sociaux ainsi que la protection des droits de l'enfant sont passés sous silence, le discours égalitariste choisissant d'ignorer la différence entre personnes homosexuelles et hétérosexuelles à l'égard de la procréation ; il veut faire croire que le lien entre conjugalité et procréation n'est pas pertinent pour la vie en société. La conception individualiste du mariage n'est pas celle du droit français ; le bien commun n'est pas la somme des intérêts individuels. Le lien entre l'amour stable d'un homme et d'une femme et la naissance d'un enfant rappelle à tous que la vie n'est pas un dû mais un don. Dans un contexte économique et social préoccupant, le Gouvernement a choisi d'introduire un changement de grande ampleur, qui exige un débat large et approfondi, qui ne peut dépendre de sondages aléatoires, de la pression ostentatoire de quelques groupes ou d'une majorité électorale.

La responsabilité, la sagesse et la prudence doivent conduire à un examen plus rigoureux afin de chercher des ajustements raisonnables, sans ébranler les fondements de la vie des hommes et de la société.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Soyez assuré que c'est notre intention.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Vous étiez déjà résolument opposé au Pacs lorsque vous étiez évêque de Tours. Pourquoi êtes-vous aussi hostile aux droits des homosexuels ? Quelle sera la position des prêtres lorsque ces couples voudront se marier religieusement ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - Selon vous, ce ne sont pas les faits qui doivent décider ; pourtant, le législateur a parfois donné un cadre légal aux faits de société.

Vous avez constaté, comme nous, que la famille a beaucoup changé. Elle est souvent monoparentale ou recomposée et n'a pas qu'un seul visage, y compris chez les croyants, dont certains sont homosexuels et ont des enfants. Comment l'Église catholique les accueille-t-elle ?

M. André Vingt-Trois.  - Il y a sans doute un malentendu. Le fait d'être homosexuel ne donne pas un droit au mariage. L'orientation sexuelle d'une personne ne l'habilite pas automatiquement à toutes les situations de la vie sociale. Cela n'est pas une injustice ; et ce n'est pas parce qu'on est opposé à la transformation du mariage que l'on a une attitude négative à l'égard des homosexuels. La différence entre les sexes est la condition sine qua non de la transmission de la vie. En quoi cela est-il attentatoire à la condition des homosexuels ? C'est une donnée anthropologique qui n'a rien de religieux et qui a fait l'objet de commentaires de philosophes. Je ne suis pas opposé aux droits des homosexuels. Ils ne peuvent pas engendrer, c'est tout.

Je ne vois pas très bien où serait la difficulté sur le mariage religieux. L'Église est habilitée à définir les conditions d'accès à un sacrement, acte ecclésial qui peut se définir par lui-même, à moins qu'on nous interdise maintenant de célébrer le sacrement tel que nous le définissons. Nous sommes l'un des rares pays d'Europe où le mariage religieux n'a pas d'effet civil. Il est très difficile aujourd'hui dans la communauté catholique de défendre le mariage civil. Je connais certaines personnes qui veulent se marier religieusement et qui refusent de se marier civilement... La loi de la République ne le permet pas, mais les plus riches peuvent se marier en Espagne. Ce sera une discrimination supplémentaire !

Les situations familiales sont très différentes et résultent d'une certaine histoire, de choix personnel ou de contrainte. Ces derniers jours, j'ai lu 300 lettres d'adultes qui demandent le baptême, dont des femmes ivoiriennes qui résident en France, qui ont des enfants et pas de mari. C'est une situation de fait. Qu'il y ait des situations très différentes, je le conçois, encore faut-il qu'elles n'éliminent pas les éléments constitutifs de la génération. L'Ivoirienne sans mari sait qu'un homme lui a donné cet enfant.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - Un géniteur !

M. André Vingt-Trois.  - Un homme ! A moins que la théorie du genre soit arrivée à transformer la science.

Mme Esther Benbassa.  - Vous avez parlé de sacrement. Les homosexuels ne demandent pas un mariage religieux. C'est au nom de l'égalité que le législateur essaie de faire une loi pour leur permettre de s'unir civilement.

Vous utilisez le mot « engendrer ». Aujourd'hui, si l'on n'a pas de croyance religieuse, on peut se marier civilement sans avoir l'objectif d'engendrer. Il faut distinguer la religion et la vie laïque.

Vous avez parlé de l'inégalité entre les gays et lesbiennes par rapport à l'accès à la parentalité. Effectivement, la PMA permet aux lesbiennes d'accéder à la parentalité, alors que les homosexuels n'accèdent pas à la parentalité, puisque la GPA n'est pas autorisée. C'est une raison de plus d'ouvrir la PMA et la GPA à tous les couples !

M. Jean-René Lecerf.  - Quelle est la position de l'Église catholique sur l'adoption par les célibataires ? Votre position serait-elle susceptible d'évoluer si le législateur instaurait une séparation étanche entre le mariage et la parentalité ?

M. Hugues Portelli.  - Le code civil est enraciné dans une conception judéo-chrétienne du mariage.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Bravo.

M. Hugues Portelli.  - Si ce projet de loi est voté, le lien avec cette origine sera rompu ; l'Église reconnaîtra-t-elle la moindre légitimité au mariage civil ?

En Alsace-Moselle, le mariage religieux a des effets civils. En sera-t-il de même pour les autres régions de France si ce projet de loi aboutit ? La loi oblige les gens à se marier civilement avant de se marier religieusement, mais en fait seuls les catholiques respectent cette obligation... Le dispositif actuel a-t-il encore un sens ?

M. Jean-Pierre Godefroy.  - Vous avez dit que les homosexuels ne peuvent pas engendrer ?

M. Jean-François Husson.  - Entre eux !

M. Jean-Pierre Godefroy.  - Les femmes peuvent avoir recours à la PMA à l'étranger, les hommes à une amie pour avoir un enfant : ils peuvent donc engendrer.

Selon vous la vie n'est pas un dû mais un don. En quoi ces enfants ne sont-ils pas un don ?

M. André Vingt-Trois.  - J'ai omis de préciser que les homosexuels ne pouvaient pas engendrer « entre eux » !

M. Charles Revet.  - Ça allait de soi !

M. André Vingt-Trois.  - M. Godefroy a posé une question plus générale, celle du sens de ce qui est possible techniquement. La possibilité ne donne pas le sens de la relation humaine constitutive de la vie.

La relation amoureuse, quand bien même fût-elle chaotique, est constitutive d'un processus d'identification pour l'enfant. Le couple homosexuel ne peut engendrer par lui-même.

Monsieur Portelli, ce n'est pas à moi qu'il appartient de transformer la loi de la République... et le code civil est surtout inspiré du droit romain ; de plus, les anthropologues ont montré que les familles de certains peuples relevaient de structures qui ne devaient rien à la Bible ou à Rome ! Il n'y a pas de relation de cause à effet.

Le lien entre mariage et parentalité ne tient pas qu'à des moyens législatifs et réglementaires. S'il y a une telle fascination pour une réalité qu'on nous a décrite comme dépassée, c'est précisément dû à ce lien entre le mariage et la capacité à avoir des enfants ; le mariage est une structure conçue pour la procréation et l'éducation des enfants.

Quant à la question de Mme Benbassa, vous venez de nous donner l'illustration que le mariage homosexuel débouche sur la GPA au nom du principe d'égalité! Comment gérer la « discrimination » entre couples masculins et féminins ? Peut-être le législateur pourra-t-il empêcher ce dynamisme d'aboutir... mais dans les pays où l'adoption a été ouverte au mariage homosexuel, inéluctablement, en raison de la pénurie d'enfants adoptables et du désir -ou du droit ?- à l'enfant, on en est venu à la GPA.

Je n'ai pas placé mon exposé liminaire sur le terrain sacramentel mais sur celui de la réalité conjugale, indépendamment de la foi. Selon vous, seuls les croyants associent mariage et procréation : manifestement, il y a quelques incroyants qui associent mariage et procréation, sinon le taux de fécondité ne serait pas celui que nous connaissons en France... Ce n'est donc pas le sacrement du mariage qui est en cause.

M. Jean-René Lecerf.  - Quelle est la position de l'Église sur l'adoption par les personnes célibataires ?

M. André Vingt-Trois.  - C'est une position traditionnelle de moraliste et de casuiste : il s'agit de faire face à des situations concrètes. Il y a des enfants sans parents. Il faut trouver la formule la plus adaptée, mais sans partir de l'idée qu'un célibataire doit pouvoir adopter. Je suis admiratif des personnes qui ont pris à charge et élevé des enfants ; dans les campagnes, on parlait autrefois des « enfants de femmes » dont les pères avaient été tués durant la guerre de 1914 et qui étaient élevés par leur mère, leur grand-mère ou leur tante. Ce n'est pas un modèle de fonctionnement, mais c'était un moyen de faire face le mieux possible à une situation donnée.

M. Jean-Yves Leconte.  - Je réagis à ce que vous venez de dire. Vous justifiez l'adoption par une personne seule : pourquoi la bloquer pour un couple de personnes de même sexe ? L'attitude devrait être la même. Je ne vois pas ce qui dans votre raisonnement diffère entre une personne seule et un couple, quel qu'il soit.

Quand il s'agit du respect de la vie, il faut bien adapter la loi au fait, comme par exemple pour certains enfants nés de la GPA. Des personnes ont peut-être joué avec la loi, mais l'enfant est là ! Le législateur a le devoir d'en tenir compte.

M. Michel Mercier.  - Vous avez évoqué la dimension sociale du mariage, essentielle dans notre pays. Comment réhabiliter cet acte structurant ? Quelle société construirons-nous avec un mariage limité à la dimension individualiste ?

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Le Sénat prend le temps nécessaire à l'étude approfondie des sujets qui lui sont soumis.

M. Gilbert Barbier.  - La position de l'Église a-t-elle évolué par rapport au Pacs, qui est surtout utilisé par les couples hétérosexuels et n'apporte pas les mêmes droits que le mariage ?

M. André Vingt-Trois.  - Monsieur Leconte, mon opposition porte non sur le nombre et la nature des personnes mais sur le point de départ : l'adoption, ce n'est pas satisfaire le désir d'enfant d'un adulte, mais répondre aux besoins des enfants. Le projet de loi ne parle jamais des enfants : il est focalisé sur le droit des adultes.

Sur le Pacs, on nous avait expliqué qu'il s'agissait du droit des homosexuels et on s'aperçoit aujourd'hui qu'il est utilisé majoritairement par les hétérosexuels. A l'époque, je pensais que c'était une première atteinte à l'équilibre du mariage ; quelques années après, nous en voyons les fruits aujourd'hui ! La garde des sceaux de l'époque, Mme Guigou, avait fait une profession de foi magnifique sur l'originalité de la famille ; nous savions très bien où cela allait... et nous y sommes. Et nous l'avions dit !

M. Mercier me complique la vie ! La constitution du mariage et sa mise en oeuvre dans la société fournissent un point d'appui à l'élaboration éducative et pédagogique d'une cohésion sociale. La stabilité du contrat n'est pas la somme des désirs individuels de chacun.

La responsabilité de la société n'est pas d'être le reflet des forces obscures qui traversent l'esprit et le coeur des hommes, c'est de construire. Or l'un des problèmes de notre société, c'est l'absence d'intermédiaire entre l'individu et la macro-masse. Dans ce cas, la seule possibilité de se faire entendre, c'est le recours à la force morale ou physique. Le mariage, c'est un homme et une femme qui s'engagent pour durer. C'est cela qu'ils veulent, pas seulement pour eux, mais aussi pour les enfants qu'ils souhaitent avoir ou qu'ils auront sans les avoir souhaités... ou qu'ils souhaiteront sans pouvoir les avoir !

Dans beaucoup de cas, lorsque des jeunes demandent à préparer leur mariage, il y a un lien immédiat avec l'enfant, réel ou virtuel, qui joue le rôle de détonateur pour qu'une relation, d'un seul coup, se cristallise et s'établisse. Les personnes qui se marient aujourd'hui prennent conscience de leur responsabilité de parents et veulent apporter à leurs enfants un point d'appui, au-delà de la couleur du livret de famille.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Je vous remercie très sincèrement, monsieur le Cardinal, d'être venu répondre à nos questions, en respectant le temps imparti, conformément au principe d'égalité qui régit notre emploi du temps, puisque chaque religion bénéficie du même temps.

Audition de M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Nous pourrons prendre le temps de dialoguer avec vous, monsieur le Grand Rabbin.

M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France.  - Je vous prends au mot : je ne suis pas sûr que mon exposé liminaire soit indispensable. Tous les arguments ont déjà été maintes fois exposés ; plutôt que de les rappeler succinctement, il serait plus judicieux d'engager rapidement le débat pour que chacun puisse s'exprimer.

Je ne vais pas revenir sur le fond du dossier mais sur la forme. En juillet, alors que monsieur le président de la République faisait connaissance avec les divers corps de la société française, nous avions parlé du mariage pour tous ; je lui ai adressé une trace écrite de mes propos en octobre.

Je n'ai pas voulu participer au débat public, et je n'ai pas souhaité que la communauté juive participe aux manifestations. La place des religions n'est pas dans la rue, d'autant que la communauté juive n'est pas menacée ni réduite à manifester pour se faire entendre.

Tout au long des semaines qui ont suivi la sortie de mon texte, je n'ai pas souhaité communiquer. Ma parole a été rare, très rare. J'ai refusé les plateaux de télévision, les interviews pour une raison simple : ce sujet essentiel mérite mieux que des agressions verbales dans les medias. C'est indigne d'un homme respectueux des règles démocratiques et indigne du Français et juif que je suis.

Le « mariage pour les personnes du même sexe » -puisque le « mariage pour tous » a été prestement rejeté comme inadéquat- pose des questions morales, juridiques, politiques, anthropologiques. Les raisons multiples ont fini pas se croiser. Or il est très difficile de gérer les termes de plusieurs disciplines en même temps : employer les mots d'une discipline intellectuelle à propos d'une autre occasionne des dérapages.

Des gens en sont arrivés à se jeter des mots, des arguments à la tête, la société est coupée en deux. Même si je suis profondément opposé à ce mariage, je n'oublie pas que cette union témoigne d'un désir d'amour de l'autre. Si ce désir d'amour conduit à l'invective, de quel amour s'agit-il, que l'on soit pour ou contre cette loi ?

Au coeur de cette loi, il est question d'amour. Car si le mariage n'est qu'un acte social, il n'y a pas lieu de changer la loi ! L'amour est donc central et la protection du conjoint est fondamentale. On va me demander ce que je pense de l'union civile. Ce qui compte avant tout, c'est la protection du statut du conjoint homosexuel. Si l'on oublie cela, il y a alors une trace d'homophobie, que je ne peux accepter.

Je suis un homme de la Bible, comme le chrétien. La Bible interdisant expressément l'homosexualité masculine (Lévitique XXVIII-22 et XX-13) -puisqu'il n'est pas question de l'homosexualité féminine-, un bibliste juif ou chrétien ne peut vous dire qu'il est favorable au mariage homosexuel.

Si un juif pratiquant me pose une question sur l'homosexualité, je vais lui répondre en tant que rabbin, de même qu'un prêtre ou un prélat dit la règle chrétienne aux Chrétiens qui lui demandent conseil. Mais en tant que Français, je réponds à tous les Français : je n'ai donc pas à dire que l'homosexualité, c'est mal. Ce ne serait pas mon rôle, pas ma place.

En revanche, ce qui me soucie, c'est la protection du conjoint. Tout être humain a été créé à l'image de Dieu, et je lui dois le même respect qu'à l'égard de tout autre. C'est un point essentiel. Il faut donc voir qui parle : le juif, le Français, l'anthropologue, le moraliste ? Il faut savoir d'où l'on parle.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Le Lévitique a été écrit dans un certain contexte, à une certaine époque : peut-être faudrait-il l'interpréter à la lumière de cette réalité historique...

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Vous ne pouvez être taxé d'homophobie puisque vous êtes le seul responsable religieux à avoir signé une déclaration contre l'homophobie en 2011.

Vous avez publié un remarquable essai à mettre plus au crédit de votre passé de philosophe...

M. Gilles Bernheim.  - Passé et présent !

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - ...qu'à vos fonctions de Grand Rabbin : vous avez cassé le consensus du judaïsme français qui n'avait jamais pris de position publique sur aucune question de société auparavant, ni sur l'avortement, ni sur la peine de mort, ni sur le Pacs. Pourquoi cette prise de position aujourd'hui ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - Sur quels points portaient les divergences au sein de votre communauté ?

Quelle était votre position sur le Pacs ? Les clivages étaient-ils les mêmes à l'époque ?

M. Gilles Bernheim.  - Pourquoi utiliser davantage mon passé et mon présent de philosophe que de rabbin ? La raison en est simple : quand je parle à la société, j'utilise son langage et non pas celui de ma communauté, avec ses références. Il était donc normal de développer une pensée audible par tous de manière non pas à laisser croire que l'autre a tort, mais à donner à penser y compris à ceux qui ne pensent pas comme moi.

La grandeur d'une religion ne réside pas dans son pouvoir de conviction et encore moins de coercition, mais dans sa capacité à donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle. Quand j'agis de la sorte, j'ai l'impression d'accomplir mon devoir.

Pourquoi avoir pris une position publique ? Pourquoi avoir rompu avec les habitudes du judaïsme consistorial ? D'abord, il n'y a pas eu beaucoup de Grand Rabbin de France avant moi ; depuis la deuxième guerre mondiale, il y en a eu quatre : Jacob Kaplan qui a quitté ses fonctions en 1980, suivi par le grand rabbin Sirat et le grand rabbin Sitruk. Ensuite, pour ma part, ce n'est pas la première fois que je prends une position publique. J'ai commis un livre il y a un an,  N'oublions pas de penser la France ; ce sont des questions-réponses avec des intellectuels sur les problèmes de société. Et ce n'était pas ma première expérience...Je n'ai même pas pensé à publier le document sur la question du mariage sous forme de livre : je suis passé par le Net afin de réagir rapidement. Si vous avez eu l'impression que ma parole était devenue très publique, c'est que Le Figaro a médiatisé mon message pour des raisons politiques, que je n'ai pas à juger. Ensuite, le Pape a cité mes propos le 21 décembre dans son discours annuel à la Curie romaine. Ce sont des considérations étrangères à ma volonté qui ont jeté ce document dans l'espace public.

Madame Meunier, je ne vais pas recenser les divergences de ma communauté à l'égard de ce texte : il est facile de les retrouver. Je me limiterai à une seule : l'utilisation du mot « égalité », abondamment employé par les adversaires et les partisans du projet de loi. Les homosexuels seraient-ils moins égaux que d'autres ? Il y a une divergence de fond sur le sens et l'application que l'on donne à l'idée d'égalité. En effet, l'idée d'égalité implique l'octroi de droits, mais en tant que philosophe et juif, je ne dissocie jamais les droits des devoirs.

Les droits, c'est la liberté, les devoirs, ce sont les règles et les contraintes. En tant que philosophe et en tant que juif, je recherche toujours un équilibre entre les devoirs et les droits. Or, j'aboutis à une impasse quand j'examine la question du mariage pour les homosexuels. Dans une société démocratique, on a le droit d'être en désaccord, même si je constate que la société française en est à un tournant lourd de conséquences.

Enfin, sur le Pacs, dans un livre que j'ai écrit en 2003, Réponses juives aux défis d'aujourd'hui, chez Textuel, j'avais répondu à des questions posées par un journaliste : tout un chapitre était consacré au Pacs. Je vous invite à vous y reporter.

Mme Esther Benbassa.  - Le judaïsme français est de type traditionnel. Aux États-Unis, le mouvement juif libéral domine : en Californie, il y a des synagogues lesbiennes et homosexuelles ; parfois même, Dieu est féminisé ! En Israël, le mariage civil n'existe pas ; pourtant, la GPA et la PMA sont pratiquées. Le judaïsme n'est donc pas fait d'une seule pièce.

Le judaïsme traditionnel est opposé à l'homosexualité, au mariage pour tous. Le mouvement libéral se dit aussi bibliste et talmudique. En tant qu'historienne des juifs, je précise que, traditionnellement, avant M. Kaplan, le Grand Rabbin de France n'avait jamais -ou presque jamais- pris de position sur les questions politiques. Le Grand Rabbin s'occupe de sa communauté et n'a pas de rôle politique ; c'est le conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) qui gère les questions civiles et politiques.

M. Gilles Bernheim. - Je n'ai pas entendu de question.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - La règle, ici, c'est la liberté. Certains posent des questions, d'autres n'en posent pas.

M. Gilles Bernheim. - Je voulais simplement m'en assurer.

M. Philippe Bas.  - J'ai été vivement intéressé par vos positions.

Nous n'avons pas à vous demander de justifier vos prises de position : nous ne sommes pas juges en ce domaine.

En tant que législateur, nous voulons, comme vous, agir en vérité.

La question de l'homoparentalité mérite d'être posée. Les couples homosexuels nous disent que ce serait leur faire injure de croire qu'ils pourraient dire à leurs enfants qu'ils ont deux pères ou deux mères. Pourtant, ce projet de loi affirme que l'on peut être parent sans être père ou mère. Peut-être existe-t-il un espace dans lequel on peut construire cette relation parentale qui n'est ni celle d'un père, ni celle d'une mère ; mais est-il compris dans le régime matrimonial de notre code civil ? Si ce n'est pas le cas, ce projet de loi fait fausse route ; si c'est le cas, il est légitime d'envisager l'ouverture du mariage à des réalités pour lesquelles il n'a pas été conçu.

Mme Catherine Tasca.  - A juste titre, vous avez distingué votre parole selon qu'elle s'adresse à sa communauté ou à la société toute entière. Vous nous renvoyez à vos écrits, mais nous n'avons pas tous lu vos ouvrages. Pouvez-vous revenir sur votre conception de l'égalité ? Vous avez dit qu'elle aboutissait à une impasse : pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

M. Gérard Longuet.  - Dans votre texte remarquable, vous effectuez un lien entre tradition biblique et actualité. Vous ne parlez pas de même à votre communauté et à la société française : vous avez un devoir d'intelligence et de compréhension pour tous, et un devoir de référence pour votre communauté. Dans votre texte, vous affirmez le caractère sexué de la nature humaine : il y a des hommes et il y a des femmes ; vous semblez condamner la théorie du genre, théorie selon laquelle on choisit son sexe plutôt qu'on ne le subit.

Vous avez insisté sur la protection des conjoints. Mais qu'est-ce qu'un conjoint et pourquoi le protéger ? Pour des raisons objectives, juridiques -son autonomie était limité- ou matérielles -pendant longtemps, la grossesse fut une épreuve épouvantable pour les femme-, ou parce que le conjoint doit être protégé, quel qu'il soit, quel que soit son sexe, en raison de l'engagement mutuel ?

Enfin, comment cette protection s'organise-t-elle vis-à-vis de la filiation ?

M. Hugues Portelli.  - J'ai lu votre contribution, monsieur le Grand Rabbin, non pas dans Le Figaro, mais dans le cadre des amitiés judéo-chrétiennes.

Vous avez dit que votre rôle n'était pas d'appeler à manifester, d'autant que votre communauté n'était pas agressée. Mais ceux qui sont descendus dans la rue, dont je suis, l'ont fait pour réclamer un débat et non pas parce qu'ils estimaient être agressés.

Je suis frappé de constater que dans ma ville, toutes les communautés religieuses refusent ce texte. Que se passera-t-il si cette réforme est adoptée ? Le résultat sera contraire à son objectif : au lieu de renforcer l'égalité, elle va développer le communautarisme. Chaque communauté se repliera sur elle-même, car elle ne se reconnaitra plus dans la loi républicaines, et s'auto organisera.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Vous constatez que tous les intervenants ont été très intéressés par vos propos, comme ceux qui n'ont rien dit d'ailleurs.

M. Gilles Bernheim.  - Les plus silencieux ont toujours raison, c'est bien connu...

J'ai entendu plusieurs choses dans ce qu'a dit Mme Benbassa. Je ne méconnais pas le judaïsme libéral ni la diversité des judaïsmes. Je ne suis pas orthodoxe, car je ne suis pas dogmatique, mais orthopraxe, c'est-à-dire rigoureux dans ma pratique religieuse.

Mon rôle est de protéger, ou d'être l'interface entre le judaïsme français et la société française. C'est mon rôle et c'est pour cela que j'ai été choisi. Ce faisant, je fais mon métier, même si mon métier est aussi une vocation.

Quant à mon rôle politique, je le constate : j'ai joué un rôle anthropologique, philosophique, religieux, politique dans la mesure seulement où il s'agit de loi et de son application pratique.

M. Bas a insisté sur l'homoparentalité, mais je distingue homoparentalité et homoparenté. Il existe une confusion savamment entretenue, consciemment ou non, depuis le début de ce débat. Sans doute est-ce lié à la prégnance de la théorie du genre -nous n'en sommes pas encore à la Queer theory- selon laquelle le choix du sexe relève d'une dimension autre que la composante organique. On en arrive à confondre homoparentalité et homoparenté. Y a-t-il un espace dans le régime matrimonial entre père et mère ? J'y ai beaucoup réfléchi : je ne crois pas. Je n'arrive pas à penser cet espace. J'ai beaucoup lu, écouté, réfléchi avant de présenter mon argumentaire. Peut-être ai-je commis des erreurs, mais je n'arrive pas à concevoir qu'il y ait un espace entre père et mère dans le régime matrimonial... jusqu'à ce qu'on me prouve le contraire.

Madame Tasca, oui, on peut donner les mêmes droits à deux hommes ou deux femmes, non, il n'y a pas les mêmes devoirs pour les couples homosexuels que pour les couples hétérosexuels. Notre société est fondée et construite sur la conquête des libertés. Il y a un profond désir de conquérir de nouvelles libertés avec ce mariage. Mais tout au long de l'histoire de l'Occident, il y a eu des déchirures, des impasses, des morts d'hommes, de beaucoup d'hommes, lorsque l'équilibre entre les droits et les devoirs avait été rompu.

Votre réflexion était riche, Monsieur Longuet. Est-ce que je condamne la théorie du genre ? Ma réponse est oui. Qu'est-ce qu'un conjoint ? Faut-il un engagement mutuel pour que le terme de conjoint fasse sens dans l'alliance entre deux sujets ? Oui, mais je réponds en tant que juif. Pour moi, l'alliance est un mot très fort : une alliance, c'est un lien et une distinction. En hébreu, on ne dit pas « nouer une alliance », mais « couper une alliance », karat b'rîth ( ???? ???? ). Quand deux sujets fusionnent, il est fondamental d'inscrire une règle de la séparation, sinon on perd son identité. Tout homme qui aime profondément sa femme et toute femme qui aime profondément son homme sait que l'autre n'est pas elle ou n'est pas lui, et que la part d'étrangeté de l'autre est inépuisable. Il faut savoir aimer cette étrangeté, ne pas en avoir peur, car elle permet d'être tenu par la main, d'être accompagné. Il ne peut y avoir fusion entre deux individus : un et un ne font jamais un, mais deux.

Pour en revenir au problème du conjoint, dans les différentes situations possibles -homme-homme, femme-femme, homme-femme, femme-homme-, cette notion d'alliance peut parfois perdre toute signification : c'est le juif qui parle, car je connais mieux la dimension juridique juive que la composante anthropologique et juridique française.

Monsieur Portelli, en tant que Grand Rabbin de France, je n'ai pas interdit de manifester : je n'ai pas appelé à manifester, ce qui n'est pas la même chose. Mais je n'ai écrit aucun texte en ce sens...Cela dit, je peux comprendre que d'aucuns ressentent, faute d'accès au débat public, le besoin de passer par la rue pour y participer.

Selon vous, la loi va développer le communautarisme par l'auto-organisation de chaque communauté : vous avez parfaitement raison. Ce serait très mal compris si je le disais en tant que Grand Rabbin de France, mais je vous comprends profondément.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Je réagis par rapport à ce qui vient d'être dit. Le communautarisme est mis à toutes les sauces. Pour moi, cette question n'a pas sa place dans le cadre du débat sur le mariage entre homosexuels, car cela reviendrait à dire que la réalité de l'homosexualité serait plus présente au sein d'une communauté que dans une autre. Que la question soit taboue dans telle ou telle communauté, c'est un fait, mais les problématiques que ce projet de loi prétend résoudre transcendent les communautés. Je préfère m'arrêter, parmi vos réflexions, sur la distinction que vous avez faite entre le message que vous envoyez à une communauté et celui que vous adressez à l'ensemble de la société française.

M. Gilles Bernheim.  - Je ne touche aucun honoraire de M. Portelli pour être son avocat. J'ai compris la différence entre ses propos et ce que vous craignez. Mais ce que vous craignez est lié à ce que moi, je craignais : c'est pourquoi je ne pouvais pas évoquer cet argument, car j'aurais aggravé le mal en voulant l'extirper.

Le communautarisme, c'est lorsque, en tant que sujet religieux je construis une communauté pour me protéger de la société civile, de sorte que ma communauté soit imperméable aux valeurs des autres. La communauté, dans l'idée que je m'en fais, et c'est la noble idée des juifs consistoriaux, c'est celle que je construis, où le particularisme religieux peut être protégé, où celui-ci et les valeurs universelles de la société civile dialoguent pour s'enrichir mutuellement. Mais pour la confrontation, il faut être solide : c'est le rôle des maîtres religieux de ne pas avoir peur de la communauté et de ne pas se réfugier dans le communautarisme. Le devenir d'une religion dans la société française est à ce prix.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Merci pour ces explications qui ont fortement intéressé nos collègues.

Audition de Mme Marie-Stella Boussemart, présidente de l'Union bouddhiste de France

Mme Marie-Stella Boussemart, présidente de l'Union bouddhiste de France (UBF).  - Le bouddhisme est une religion très ancienne mais récemment implantée en France. Nous avons donc moins l'habitude des auditions parlementaires que nos éminents confrères !

J'en resterai forcément à des généralités. L'UBF est une fédération d'associations, ce n'est pas une autorité spirituelle. Je n'ai pas le même rang hiérarchique que le Cardinal Vingt-Trois ou le Grand Rabbin Bernheim. Je ne suis que représentante d'une réalité extrêmement diverse.

Le bouddhisme est apparu il y a 2 600 ans en Inde, puis s'est répandu dans toute l'Asie. En France, cette religion est connue depuis longtemps du fait de nos relations historiques avec ce continent. Mais comme pratique, il a été introduit dans l'Hexagone il y a environ cinquante ou soixante  ans, principalement par les flux de réfugiés d'Asie du sud-est, puis du Tibet, plus récemment.

Notre richesse est une chance et une complexité. A l'intérieur du bouddhisme, de nombreuses lignes, branches, écoles coexistent. En France, toutes sont représentées. La diversité culturelle, linguistique, politique est très forte. L'UBF est jeune, ayant été créée en 1986. J'en suis la septième présidente. Le bouddhisme est pratiqué essentiellement par des populations immigrées, aujourd'hui de deuxième ou troisième génération.

Je ne peux vous dire : « Les bouddhistes pensent ceci ou cela ». Je ne le dois pas, non plus, car ce serait faux. J'ai sondé les uns et les autres, autour de moi. Il y a en France un million de bouddhistes, dont les trois quarts d'origine asiatique ; et cinq millions de sympathisants. Les personnes, très reconnaissantes d'avoir été accueillies en France et soucieuses d'intégration, ne peuvent cependant pas faire abstraction de leurs racines et d'une vision du monde différente de la nôtre.

Ce projet de loi ne les concerne guère en tant que bouddhistes. Il n'y a pas de sacrement du mariage chez nous. Il peut y avoir bénédiction, après ou avant la fête familiale. Pour les bouddhistes, le mariage est un contrat civil, social, entre deux personnes, entre deux familles, voire entre deux nations ou États. L'amour, pourquoi pas ? Mais il est considéré comme une note romantique. Le mariage est surtout une alliance créatrice d'une communauté familiale, qui peut englober des biens matériels, des intérêts financiers, ainsi officialisés. Le bouddhisme est concret, pragmatique.

Dans beaucoup de pays asiatiques, il y a polygamie ou polyandrie, même si la monogamie domine. La filiation ne se réduit pas à un lien de génération, elle a une dimension sociale. Dans le Tibet traditionnel, le mariage d'une femme avec des frères, ou d'un homme avec des soeurs, était chose courante, pour éviter de fractionner la propriété de la terre et sauvegarder l'unité économique. Les enfants étaient réputés être tous issus du même père, le frère aîné, même s'ils étaient en fait de pères différents. La filiation était plus une convention sociale qu'un fait biologique.

Toutes les opinions sont représentées chez les bouddhistes, en fonction de la culture de chacun, de la génération. Les homosexuels et les hétérosexuels sont des êtres humains, qui ont tous le même potentiel et les mêmes droits, au-delà des données biologiques incontournables. Les homosexuels ne sont pas traités à part dans le bouddhisme. Quant au mariage, à chacun de penser par lui-même, de prendre position en fonction de ce qu'il estime bon. Il n'y a pas de mot d'ordre sur ce qui est prescrit ou interdit. Le bouddhisme est-il une religion, une philosophie ? me demande-t-on souvent. C'est un cheminement de chacun et non une vérité absolue qui vaudrait pour tous.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Merci beaucoup pour cette présentation.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur  - Le bouddhisme est une religion de liberté individuelle totale, qui n'impose aucun choix particulier. Cela nous rassure d'entendre ces propos.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis  - Y a-t-il un débat sur ce projet de loi dans votre mouvement ? Comment cela s'est-il passé il y a dix ans, lors du vote du Pacs ? Comment l'homosexualité est-elle considérée dans le bouddhisme ?

Mme Marie-Stella Boussemart.  - Mon propos, monsieur le rapporteur, était plus restrictif : oui, le bouddhisme donne beaucoup de liberté à chacun, mais aussi beaucoup de responsabilité. Chacun doit se prendre en main pour frayer sa voie vers la libération ou l'éveil. Mais c'est un cheminement ardu. Il ne convient pas à tout le monde.

En tant que citoyens, nous avons pu nous intéresser au débat ; en tant que bouddhistes, il ne nous concerne guère. Dans nos réunions, ce n'est pas notre sujet principal. C'est à chacun d'y réfléchir pour lui-même.

Quant au Pacs, je ne peux que remercier ceux qui ont été à son origine, ce fut une avancée extraordinaire. Je n'ai qu'un regret : qu'il ait été trop limité. A titre personnel, j'estime que le projet de loi débattu actuellement ne doit pas faire oublier le Pacs, choisi par beaucoup d'hétérosexuels et qui pourrait être amélioré, élargi. L'expression « mariage pour tous » est un abus de langage qui a pu jeter de l'huile sur le feu : en appuyant sur des points douloureux, elle a suscité des réactions devenues ensuite incontrôlables. Les mots comptent. Le « mariage ouvert aux personnes de même sexe » serait une terminologie beaucoup plus claire.

Mme Catherine Tasca.  - Vous nous avez fort bien dit que dans votre philosophie, la filiation ne se vit pas comme dans notre ordre juridique. Le bouddhisme nous est beaucoup moins bien connu que les grandes religions établies depuis longtemps sur notre territoire. Quels sont le rôle et la place de l'enfant ? Celui-ci est très accompagné ou est-il très tôt à l'école de la liberté ?

M. Jean-Jacques Hyest.  - Vous n'avez pas été jusqu'au bout de vos remarques sur le Pacs. Que souhaiteriez-vous comme extension ou approfondissement ?

Le bouddhisme est divers, avez-vous dit. Il n'est sans doute pas vécu pareillement dans les pays occidentaux et dans ceux où il est une religion dominante. Là-bas, quelles sont les lois, sur le mariage et sur la filiation ? Vous avez évoqué la question patrimoniale. Le droit romain l'a placée au coeur du mariage. Qu'en est-il dans ces pays ? Existe-t-il des législations organisant l'union de personnes du même sexe ?

Mme Marie-Stella Boussemart.  - Sur la place de l'enfant, je ne puis vous répondre complètement, en raison de la diversité culturelle au sein du bouddhisme. Revenons aux sources indiennes : l'enfant a une position tout à fait privilégiée dans les familles asiatiques, la « famille » s'entendant au sens large, quatre à cinq générations regroupées en une même communauté économique. Les enfants sont éduqués par l'ensemble de la famille et non par leurs seuls père et mère. Dans le modèle japonais traditionnel, les adoptions au sein d'une même famille sont courantes, un couple sans enfant peut adopter le petit dernier du frère ou de la soeur qui a plusieurs enfants. L'enfant adopté devient l'héritier de ses parents adoptifs, leur fils légitime, il change de nom pour porter le leur, quel que soit son âge lors de l'adoption. Chez les peuples nomades, l'enfant suit celui des adultes qui le prend en charge, il ne s'agit pas forcément des parents.

La notion d'interdépendance est extrêmement importante dans le bouddhisme. Nous recevons de tous les autres, à nous de leur rendre en retour. Je ne connais pas les lois de tous les pays bouddhistes, cependant, je m'en excuse !

Actuellement, un projet de loi du même type est à l'étude au Japon. C'est le pays d'Asie le plus occidentalisé. Faut-il voir là une influence européenne ou américaine ? En effet, parmi les 27 pays qui ont légiféré sur le sujet, la grande majorité se trouve en Europe. La question se pose moins en Asie, où les homosexuels n'ont pas été persécutés comme ils l'ont été dans nos contrées. Il n'y a donc pas besoin comme dans nos sociétés de réparer des injustices. En Asie, les homosexuels sont considérés comme différents, subissent quelques moqueries parfois, mais sans plus. Il n'est pas étonnant que les revendications ne soient pas identiques !

Dès lors que les enfants peuvent être élevés par d'autres membres de la famille que leurs parents, des homosexuels élèvent des enfants. Les choses se font simplement.

Quant au patrimoine, je prends l'exemple du Tibet d'avant 1959 : lors du mariage, la femme recevait une dot qu'elle conservait en bien propre ; son ou ses époux étaient censés augmenter son patrimoine chaque année, en bijoux ou têtes de bétail, de telle sorte qu'en cas de séparation, elle puisse disposer de ses propres biens, les biens de la mère, dans la succession, allant aux filles et les biens du père aux fils.

Chez les Mongols, le petit dernier héritait de la yourte familiale -logiquement, car les aînés étaient partis avant lui fonder une famille et avaient une yourte à eux.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur. - La filmographie japonaise montre que l'homosexualité n'est pas l'objet de discrimination, elle n'est pas condamnée. Parmi les plus grands metteurs en scène japonais figurent d'ailleurs des homosexuels.

Mme Marie-Stalle Boussemart.  - Il est difficile de généraliser. Il est vrai qu'au Japon, ce n'est pas un problème de société. Je le rappelle, le bouddhisme ne fait pas de différence entre les personnes en fonction de leur orientation sexuelle.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Sur le Pacs ?

Mme Marie-Stella Boussemart.  - Je ne puis répondre au nom du bouddhisme français, seulement en mon nom personnel. Il me semble que le dispositif créé il y a dix ans n'était pas assez large, ni quant aux avantages, ni quant aux personnes éligibles. Le Pacs est fondé uniquement sur une relation sexuelle. Or des communautés économiques sont parfois fondées sur des liens amicaux, ou familiaux. La réflexion est trop restrictive.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Dans nos campagnes, deux vieux garçons ou vieilles filles, ou des frères et soeurs, pourraient souhaiter régler les questions patrimoniales par un tel pacte. Nous nous étions posé la question lors du débat, il y a dix ans.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci, votre intervention nous a beaucoup intéressés. C'est une après-midi très riche.

Audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman.  - Je vais vous présenter la jurisprudence musulmane fondée sur la théologie, à titre d'information, non pour fonder notre opposition au projet de loi. Le principe d'égalité a été mis en avant dans l'exposé des motifs. Le texte ouvre l'adoption aux couples homosexuels dans un cadre identique à celui en vigueur pour les couples hétérosexuels. En revanche il ne prévoit pas d'équivalent à la présomption de paternité ; il n'ouvre pas l'accès à la procréation médicalement assistée (PMA) ou la gestation pour autrui (GPA).

La position du Conseil français du culte musulman (CFCM) sur le mariage de deux personnes de même sexe est issue de la jurisprudence musulmane qui encadre le mariage. De nombreux textes prophétiques et le Coran lui-même traitent du statut personnel et de la famille. Droits et devoirs, règles d'héritage, rapports entre générations, précisions sur les épousables et les non-épousables -le départ se faisant uniquement en fonction du lien de parenté existant entre les deux candidats au mariage.

Selon la religion musulmane, le mariage est fondé sur le consentement mutuel entre une femme et un homme, en vue d'établir une union durable et constituer une famille stable. Le mariage entre deux personnes de même sexe n'est donc pas conforme aux principes musulmans. Le pacte entre un homme et une femme crée une relation de filiation réelle et structurante, il crée un rapport avec les ascendants et descendants, mais aussi, au-delà, avec le reste de la société. Je vous renvoie à la sourate 49, verset 13 : « Vous, hommes, nous vous avons créé d'un mâle et d'une femelle et nous vous avons répartis en peuples et tribus afin que vous fassiez connaissance entre vous ». Dans la tradition musulmane, le mariage n'a pas une dimension uniquement rituelle et culturelle. Il s'agit d'organisation sociale. Un mariage civil entre musulmans peut être transcrit en mariage religieux très facilement, sans qu'il y ait besoin de cérémonie religieuse particulière. Le rite n'est pas tout.

Dans notre société laïque, les représentants du culte musulman ne sauraient s'opposer à un projet de loi ou se soustraire aux lois de la République. Cependant, les lois devraient être le fruit d'un débat démocratique, ouvert à tous. Nous, représentants du culte musulman, sommes attachés à la justice, à l'égale dignité de tous, à la reconnaissance de la pluralité des convictions. Nous condamnons fermement toute atteinte visant une personne en raison de ses opinions, de son appartenance religieuse ou de son orientation sexuelle. Nous condamnons tout acte homophobe.

Ce projet de loi n'est pas une simple extension du mariage tel qu'il existe. Il remet en cause une tradition millénaire, qui a permis à l'humanité de se reproduire, de s'organiser selon des principes clairs. A toute institution correspond une mission. La mission du mariage ne se réduit pas à la reconnaissance d'un lien amoureux, elle réside aussi dans la création d'une famille stable et d'une filiation. Que deux personnes de même sexe puissent donner de l'amour à un enfant, nous n'en doutons pas. Il demeure qu'un enfant a besoin d'une filiation réelle, issue d'un père et d'une mère. Son arbre généalogique lui fournit un positionnement dans la société : c'est un élément structurant pour sa personnalité. Même dans la monoparentalité, deux parents sont présents dans le psychisme de l'enfant. L'adoption, pour nous, est un moyen de soulager la souffrance d'enfants privés de parents, mais sans gommer leur filiation. On ne saurait, pour satisfaire le besoin d'enfant d'un couple, créer une filiation fictive.

Le projet de loi ne comporte pas d'extension de la présomption de paternité, il n'ouvre pas aux couples homosexuels l'accès à la PMA. Pourtant, le principe d'égalité entre tous les couples pourrait demain être invoqué pour refuser toute différence de traitement. La question de la GPA risque d'être relancée dans un environnement juridique nouveau. Le projet de loi est présenté sous le seul angle de l'égalité. C'est ce point de départ qui pose problème. Égalité ne signifie pas similitude. Des situations sont semblables si elles sont issues de conditions semblables. En l'occurrence, on modifie une institution sans avoir mesuré toutes les conséquences de ce geste.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Pour les musulmans, le mariage religieux est plutôt social, c'est une fête familiale. Y a-t-il une cérémonie religieuse, hormis cette fête ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - La mission du mariage, c'est la famille, dites-vous. C'était vrai dans le passé, beaucoup moins aujourd'hui. On se marie alors qu'il y a déjà des enfants, ou sans projet d'enfant... Inversement, plus de la moitié des bébés naissent hors mariage. Que pensez-vous de l'évolution de la société, des familles monoparentales, de l'homoparentalité ? Le débat, qui, soit dit en passant, dure depuis plusieurs mois, traverse-t-il votre communauté ? Y a-t-il des clivages, des divergences, des discussions ?

M. Mohammed Moussaoui.  -  Un mariage civil, dès lors qu'il a lieu en présence de deux témoins musulmans, est transformé en mariage religieux par une simple transcription.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Sans autre cérémonie ?

M. Mohammed Moussaoui.  -  Sans autre cérémonie.

Sur l'homoparentalité, la société a évolué, c'est évident. Elle doit trouver un cadre juridique sécurisé pour les personnes de même sexe qui veulent vivre ensemble -il pourrait s'appeler union civile. Mais l'institution du mariage doit demeurer telle qu'elle existe à l'heure actuelle.

J'en viens à la filiation réelle et fictive. Dans la jurisprudence musulmane, les parents biologiques ont une place importante. Mais une femme qui allaite un enfant devient l'égale de la mère biologique. L'enfant adopté conserve toujours le nom de son père biologique. Il ne prend pas celui du père adoptif. Du reste, les enfants qui ne connaissent pas leurs parents biologiques le vivent comme une blessure, une douleur. La filiation par adoption est fictive, même si l'affection des parents et des enfants est bien réelle.

Mlle Sophie Joissains.  - Si ce projet de loi est adopté, d'autres revendications ne s'exprimeront-elles pas, telles que la bigamie ?

M. Jean-Jacques Hyest.  - Vous avez parlé d'adoption. Au Maroc, et dans d'autres pays du Maghreb, il existe la kafala qui empêche l'adoption plénière d'enfants adoptables provenant de ces pays.

M. Jean-René Lecerf.  - J'ai travaillé récemment sur la législation funéraire : les carrés musulmans sont manifestement une entrave à l'intégration. Ce texte, s'il est adopté, peut-il en être une autre ?

Mme Esther Benbassa.  - L'Islam, comme les autres monothéismes, interdit l'homosexualité, punie par l'État, en Égypte, par exemple. Pourtant, en terre d'Islam, l'homosexualité est courante et même magnifiée. Voyez les grands chanteurs travestis, adulés par la population.

Comment la société musulmane en France va-t-elle suivre cette évolution ? Les homosexuels musulmans qui se marieront seront-ils mal vus, voire bannis de la communauté ? L'Islam de France sera-t-il en retrait, par rapport à l'évolution de la société ? J'ai tenu le même discours au Grand Rabbin de France, qui appartient à un courant traditionnel du judaïsme -car d'autres courants sont très ouverts et ont même adapté la pratique religieuse pour intégrer les évolutions sociales. Des mouvements libéraux de l'Islam vont-ils s'exprimer ? Ou va-t-on assister à une non-intégration, ou une désintégration, de la société musulmane ?

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Je viens d'un département, Mayotte, où la population est en immense majorité musulmane. Les propos de M. Moussaoui ne m'étonnent pas. Selon les fondements de la religion musulmane, le mariage pour tous n'est pas acceptable.

Toutefois, l'homosexualité n'est pas une spécificité en France ou dans nos territoires lointains. Certes, pour la religion musulmane, le mariage des personnes de même sexe n'est pas acceptable, mais ce texte vise à réagir à des situations de fait, pour plus d'égalité.

En France, le temporel et le spirituel sont séparés depuis fort longtemps. Félicitons-nous que notre pays distingue le religieux de la loi. Si tel n'était pas le cas, les religions minoritaires n'auraient pas droit de cité.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Tout à fait d'accord.

M. Thani Mohamed Soilihi.  - Ce projet de loi n'a pas vocation à demander à quelque communauté que ce soit de changer ses pratiques religieuses.

M. Jean-René Lecerf.  - Dans quelle mesure l'hostilité du culte musulman à l'égard du mariage entre personnes de même sexe pourrait-elle entraîner des difficultés pour les futurs couples ainsi mariés, dans l'exercice de leur religion ?

M. Mohammed Moussaoui.  - La revendication de la bigamie ou de la polygamie n'est pas exclue. La loi actuelle l'interdit. Trois ou quatre personnes pourraient pourtant vouloir avoir une communauté de vie. Rien d'interdirait à une future loi de l'autoriser... Le Gouvernement a dit que la GPA resterait interdite. Mais un pas a été franchi au nom du principe d'égalité et il n'est pas exclu, au nom du même principe, que les couples d'homosexuels demandent à avoir des enfants via la GPA. Or celle-ci pose de redoutables problèmes éthiques.

Dans la kafala, l'enfant garde le nom de son père biologique : c'est une façon d'accueillir l'enfant, sans le couper de sa filiation réelle.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Cela interdit l'adoption plénière.

M. Mohammed Moussaoui.  - Oui.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - La famille adoptante a le statut d'un tiers digne de confiance.

M. Mohammed Moussaoui.  - Ce projet de loi est-il un obstacle à l'intégration des musulmans ? Nous savons que les règles religieuses ne peuvent être mises en avant pour se soustraire aux lois républicaines. Aucun responsable religieux ne prônerait une telle attitude.

Les Musulmans de France ne trouveront pas dans cette loi d'obstacle à leur choix de vivre leur religion. Chaque citoyen musulman est libre de sa pratique religieuse. Mais le citoyen ne saurait exiger que le culte musulman change ses règles ! Les demandes des homosexuels musulmans en ce sens ne seront donc pas entendues : la religion musulmane restera ce qu'elle est.

Mme Benbassa m'a interrogé sur la situation des homosexuels dans d'autres pays. Les Musulmans de France doivent défendre les libertés dans le monde, êtres solidaires des efforts menés par les peuples pour acquérir les libertés individuelles. Ils ne sauraient être tenus responsables de la situation existant dans tel ou tel autre pays.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Merci pour toutes ces réponses. Je vous remercie d'être venu nous parler. Rassurez-vous, nous nous préoccupons des conséquences des lois que nous votons.

présidence de M. Jean-Pierre Michel,vice-président

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - L'Assemblée nationale a voté le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe par 329 voix contre 229 et 10 abstentions.

Audition de M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Nous accueillons M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France.

M. le Métropolite Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes de France.  - Je vous remercie de nous donner la possibilité de présenter notre point de vue. Je suis à la fois évêque et pasteur. Je veux parler du mariage, ou acribie, tel qu'il est défini dans le droit canon orthodoxe, et aussi évoquer la démarche pastorale. En tant que responsable religieux, j'apprécie le dialogue : je suis convaincu que par lui nous pouvons construire une société plus pacifique, garante des principes républicains. Ceux-ci ne sauraient entrer en conflit les uns avec les autres. Or nous redoutons que la présente évolution législative ne vienne fragiliser le socle démocratique.

Nous devons avoir une attitude nouvelle vis-à-vis de l'altérité et de l'homosexualité. Mais le Gouvernement, au nom du principe d'égalité, veut faire entrer tout le monde dans le même moule juridique et sociétal. Ce texte suscite confusion, clivages, divisions. Il modifie en profondeur les normes traditionnelles de la famille et de la filiation, de la transmission, de l'identité. Nous comprenons les craintes des nombreux Français qui manifestent leur opposition au projet de loi. Il procède d'une louable intention mais il a des conséquences sociétales considérables, bien au-delà des revendications des personnes en faveur du mariage des personnes de même sexe.

Le débat sur le mariage n'est pas la prérogative des seules religions. Nous voulons cependant faire valoir notre définition du mariage, qui n'est pas propre à notre foi mais renvoie à cette donnée naturelle : la vie est transmise par l'union d'un homme et d'une femme, aucune loi n'y changera rien. La procréation trouve sa justification morale, spirituelle et juridique à l'intérieur du mariage. Chez nous, d'ailleurs, le sacrement du mariage insiste sur la filiation.

Il est indispensable de maintenir le lien entre la réalité maritale du couple et la filiation. En outre, l'égalité des droits n'impose pas la négation de la différence sexuelle ! Les couples homosexuels et hétérosexuels ont les uns et les autres leurs particularités, nous sommes obligés de les qualifier différemment, sans que cela soit discriminatoire. Nous reconnaissons la différence ; nous avons à coeur de promouvoir une attitude aimante et compréhensive, prenant en compte les évolutions de la société. En langage chrétien, cela s'appelle la pastorale.

Nous sommes inquiets des conséquences de ce texte, notamment de la confusion qui pourrait apparaître entre la pratique et le genre. Revenons au principe de réalité et à son point de départ : non pas l'étude de la société, mais la description de la nature et de la biologie. Nous récusons aussi les théories du genre.

La valeur de l'égalité de tous devant le mariage ne doit pas devenir une abstraction. L'égalité se conjugue de diverses façons ; on aurait pu rechercher des aménagements sans dénaturer le sens du mot mariage. La société est en perpétuelle mutation, mais il existe déjà des structures, comme le Pacs, afin que des personnes de même sexe puissent organiser leur vie commune. Nous comprenons que ces revendications ne portent pas tant sur la reconnaissance des couples homosexuels, que sur l'accès à la parentalité.

Cependant, il n'est ni discriminatoire, ni désobligeant, de remarquer que deux hommes ou deux femmes ne peuvent procréer. La nature est ainsi faite : il faut un homme et une femme pour que l'enfant paraisse. C'est un paradigme biologique. Certes, l'adoption et la PMA sont reconnues pour les couples hétérosexuels, mais uniquement lorsque la nature ne peut faire son oeuvre. Il ne s'agit pas de contourner une impossibilité naturelle, mais bien de suppléer à l'imperfection d'un créé qui s'inscrit sans le temps et dans la limité d'une matérialité déchue. Nous demandons que cette question soit replacée sur le plan de l'éthique médicale.

Les couples de même sexe désirant un enfant devront le faire faire. Il est important de savoir où nous plaçons la limite. Le rapport parent-enfant connaît une mutation qui pourrait dénaturer les qualités de l'enfant en tant que personne. Nous sommes préoccupés par l'intervention de mères porteuses et par les considérations mercantiles qui s'y attachent.

Laissons aux psychiatres le soin d'étudier l'impact que cela pourra avoir sur la construction de l'enfant. A notre niveau, nous considérons que le mensonge sur les origines de l'enfant est un crime, qui le coupe de son histoire personnelle.

Les conséquences sociales (fragilisation de la famille, de l'enfant, confusion mentale), culturelles (révolution dans le vocabulaire, crise du sens, crise des archétypes) et administratives ne nous semblent pas avoir été toutes prises en considération.

La référence biblique est une donnée constitutive de notre civilisation. Ouvrir le mariage aux couples de même sexe, c'est supprimer la référence à l'image biblique du couple homme et femme, qui perpétue le genre humain à travers l'enfant.

L'existence des communautés religieuses et philosophiques est une réalité objective dans notre pays et je me réjouis que le Sénat le reconnaisse en entendant notre parole aujourd'hui. Mais nous attendons plus de la part du législateur. Les diverses communautés sont unanimes à souligner les dangers d'une telle réforme et à manifester une attitude très critique. Par esprit de responsabilité à l'égard de notre foi, mais aussi en tant que citoyens, nous formulons quelques recommandations.

Il convient de retirer ou, au moins, de suspendre l'examen de ce texte pour ouvrir un large débat national, apaisé, afin de passer en revue toutes les solutions juridiques. Nous craignons que le vote de ce projet de loi, sans véritable débat, ne crée un nouveau tabou dans la société française. Nous préconisons l'organisation d'un référendum et l'étude de toutes les conséquences de ce texte, ainsi que des conséquences liées à l'ouverture de la PMA aux couples de même sexe.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Tout ce qui concerne les filiations médicales sera renvoyé à un autre texte. Quant au débat à la demande de la commission des lois et avec l'accord du Gouvernement, l'examen en séance publique est repoussé d'un mois, ce qui nous donnera plus de temps pour les auditions et nous permettra de mener un travail plus approfondi.

Nous avons voulu écouter les représentants des cultes séparément et non pas au cours d'une même table ronde, où toutes les sensibilités n'auraient pu clairement s'exprimer.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - Certains de vos propos ont été durs. Qu'est-ce qui fait problème dans ce projet ? Pour ceux qui ne sont pas concernés par l'homosexualité, rien ne change. Il ne s'agit que d'accorder des droits supplémentaires.

Vous parlez de la nature qui fait son oeuvre. En tant que femme, je suis heureuse que la nature soit parfois contrecarrée et je remercie le législateur qui a adopté la loi sur la contraception et la loi sur l'IVG. La nature n'était pas bonne lorsqu'elle faisait mourir les femmes en couche, lorsqu'elles avaient dix à quatorze enfants...

Je suis d'accord avec vous : ce n'est pas bien de mentir aux enfants. Mais quand ils sont élevés par deux femmes ou par deux hommes, comment leur mentir ? Ils savent tout.

M. Jean-René Lecerf.  - Nous avons été marqués, cet après-midi, par l'attitude identique des principaux cultes. De telles convergences sont peu courantes. Cela vous a-t-il surpris ? Cela ne vous inspire-t-il pas l'idée d'une autorité morale et religieuse où les différents cultes s'exprimeraient d'une seule voix ?

M. Charles Revet.  - Merci pour votre témoignage qui rejoint en effet la préoccupation extrêmement forte des autres religions. Vous dissociez l'attitude à avoir à l'égard de nos concitoyens qui ont fait le choix de vivre leur homosexualité et les notions de mariage et de filiation, qui ont fondé la société et ses valeurs. Actuellement, pour qu'il y ait mariage religieux, il faut un mariage civil. Dans l'hypothèse où le projet de loi serait voté, ne faudrait-il pas dissocier le mariage religieux d'une union civile, sorte de Pacs amélioré ?

Le dictionnaire rend compte du vécu des siècles : le mariage, c'est un homme, une femme, en vue de la procréation !

Je n'appelle pas mariage une union qui n'apparie pas un homme et une femme. L'actuel débat de société, je le regrette, crée une division forte dans le pays.

M. Gérard Larcher.  - Merci d'inviter des membres d'autres commissions à ces auditions. L'orthodoxie est présente dans de nombreux pays. Il existe une diaspora orthodoxe, y compris dans des pays qui ont autorisé le mariage entre personnes de même sexe. Quelle expérience en tirez-vous ? Quel est le regard du patriarche Bartholomé, sachant que l'autocéphalie orthodoxe ménage aussi des capacités de réponses nationales ?

M. le Métropolite Emmanuel.  -  Mon intention n'est pas d'utiliser la langue de bois ni d'être dur, mais d'exprimer la position de l'Église que je représente. Il y a des opinions différentes, il faut l'accepter.

Il est bon d'avoir la possibilité de dialoguer. Certes, la procréation n'est pas uniquement affaire de nature. Dieu nous a aussi donné un cerveau, à nous de l'utiliser.

Le patriarche Antonopoulos a un jour déclaré, à propos du préservatif : « l'Église n'entre pas dans la chambre à coucher des gens ». L'homme se distingue de l'animal par le fait qu'il n'est pas livré à ses désirs. Si un homme et une femme forment un couple dans le mariage, ils peuvent avoir des enfants. Un couple homosexuel ne peut avoir d'enfant de manière naturelle.

M. Charles Revet.  - Bien sûr !

M. le Métropole Emmanuel.  - Sur le mensonge à l'enfant, je le répète, je crains des effets psychologiques.

Nous ne nous sommes pas mis d'accord entre représentants des cultes, mais à part le bouddhisme qui ne s'est pas exprimé clairement, nous avons tous la même position. Nous ne formons pas un front commun, nous ne nous sommes pas concertés à l'avance, mais finalement nous sommes d'accord...

Nous vivons dans un pays dont nous devons respecter les lois. Nous vivons en France et acceptons donc de ne célébrer un mariage religieux qu'après un mariage civil. Soyons clairs, nous ne célébrerons pas de mariage homosexuel. Je ne puis même pas dire que nous acceptons le terme de mariage dans ce cas-là... La laïcité ne va pas imposer des règles aux cultes.

Dans les pays qui ont adopté ce genre de législation, l'Église orthodoxe a une position très ferme. L'approche pastorale, qui concerne les personnes elles-mêmes, est différente : l'église accueille tout le monde. Notre communauté comprend des homosexuels, il n'est pas question de les mettre à la porte. Pour autant, nous ne célébrerons pas ces unions, contraires à notre position biblique. Il est possible d'améliorer le Pacs ou de prévoir une autre forme d'union, mais le terme « mariage » ne peut être utilisé dans ces cas-là.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Merci.

M. le Métropolite Emmanuel.  - Merci pour votre écoute.

Mercredi 6 février 2013

présidence de Mme Jean-Pierre Sueur,président

Audition de M. Daniel Sibony, psychanalyste

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous recevons cet après-midi trois psychanalystes. Le Sénat a beaucoup aidé leur discipline qui avait été menacée à l'occasion de l'amendement Accoyer, dont l'objectif était clairement de définir les conditions d'exercice de la profession de psychothérapeute. D'autres campagnes ont eu lieu à propos de l'autisme. Pour ma part, je n'accepte pas qu'une autorité étatique, quelle qu'elle soit, s'érige en censeur d'une discipline scientifique.

M. Daniel Sibony, psychanalyste.  - Merci de me recevoir. Ce qui pose question, c'est le nom, la façon de nommer les choses. Aussi commencerai-je par rappeler qu'ayant été d'abord chercheur en mathématiques et en philosophie, je ne parlerai pas seulement en tant que psychanalyste.

La division des psychanalystes est positive. Chacun investit différemment ce qu'il entend par symbolique, transmission, névrose. Je peux comprendre que certains confrères aient été affolés de ne pas retrouver dans le mariage pour tous des repères pour eux fondamentaux comme l'?dipe, et je veux témoigner qu'il faut faire confiance à des groupes humains pour vivre, se reproduire, transmettre de l'amour ou du non-amour, sans avoir recours à des schémas préalables, fussent-ils ceux de la psychanalyse.

Plus que singulière, ma position est singulièrement universelle. Je n'ai rien contre le fait qu'un couple homosexuel puisse adopter un enfant ou en avoir un par procréation, qu'on célèbre son union avec solennité. En revanche, je m'inquiète que le changement de sens de certains mots entraîne des cascades de conséquences se traduisant par des réalités cliniques. On parle de couples homosexuels. Je lis, dans Le Monde, sous la plume de la sociologue Martine Gross, qu'il est bien qu'une femme puisse demander un don de sperme pour que sa compagne soit fécondée. C'est différent de ce qui existe dans des pays comme Israël, où des femmes seules peuvent être fécondées, adopter. En France, on a imposé des limites, comme pour le plaisir de les surmonter, comme si le mariage pour tous était la seule manière d'y parvenir ; présenter ainsi celui-ci comme la solution relève du sophisme.

Le mariage unit, sous le signe d'une légalité, deux jouissances radicalement hétérogènes et fait travailler cette différence. Redéfinir ce mariage par l'union du même n'enlèverait rien aux autres ? Voilà qui ne laisse pas de surprendre : on enlève que ce que l'on a, or nous sommes ici dans l'ordre de l'être. On dit : nous sommes mariés, pas j'ai un mariage, sauf si j'y vais tout à l'heure. Passer de l'être à l'avoir, c'est opérer un coup de force. Le projet de loi aura des répercussions sur des noms, des nominations, qui avaient le droit d'exister - je ne parle pas de sacralité.

Dans cette affaire, on a fait feu de tout bois dans un certain affolement. Le lien du mariage n'est sacré que chez ceux qui le sacralisent ! Il y a toute une graduation entre la transcendance et, au niveau élémentaire, le sens du mot. Voyez la définition qui figure dans les dictionnaires jusqu'à celles qui tentent d'anticiper un changement.

Que l'union d'une femme et d'un homme sous le signe d'une légalité n'ait plus de mot pour être nommée dans sa spécificité, pose problème. Le texte de la loi en témoigne. Il ne dit plus mari et femme, mais époux, père et mère mais parents. Dans mon cabinet psychanalytique, j'ai reçu une jeune épouse furieuse : elle réclamait le droit à la différence ! Pourquoi le fait d'honorer une différence pour une minorité impliquerait-il une perte pour la majorité ? Fallait-il, pour donner le droit d'hériter au conjoint d'un couple homosexuel, modifier la définition même du mot mariage, et faire disparaître de la loi des termes essentiels ? Me direz-vous comme le Conseil d'État qu'ils subsisteront dans la vie quotidienne ? Le texte de la loi est un papier qui appartient à tout le monde : ici, il y a un coup de force linguistique.

Que l'on s'apprête à transformer certains mots, à les vider, suscite une grande gêne chez un écrivain qui a écrit trente-six livres. Bien sûr, je m'en débrouillerai. Et les enfants d'un couple de femmes auront pour père effectif une femme. Dans un couple homosexuel, il y en a toujours un qui est plus féminin et l'autre plus masculin. Cela, c'est la réalité que l'on observe. Quand on voit des reportages à la télévision, l'un des deux considère toujours l'autre non comme son copain ni comme son ami mais comme son mari -j'attends toujours que l'autre se présente comme sa femme. Ou bien l'on aura un homme qui, sans être un transsexuel, dira qu'il est une femme, ou bien l'on aura deux maris.

Cette loi pour le mariage pour tous, ce « tous » mis à la place des homosexuels, comme si ceux-ci répondaient pour tous ou comme si le mariage avait été excluant, est la première étape d'une loi à venir sur la filiation ou la parentalité. Le mot mariage comporte une présomption de filiation. Cette loi mentionne déjà l'adoption, comme si elle traitait le cas le plus simple, ce qui d'ailleurs n'est pas le cas. J'aimerais assister aux réunions des commissions qui devront attribuer un enfant à un couple homosexuel ou à un couple hétérosexuel.

On peut donner tous les droits aux couples homosexuels sans bouleverser le sens normal, ordinaire, banal de certains mots qui gardent au fil des temps une étonnante vibration. Au fond, il s'agit de permettre à des personnes qui ne veulent pas recourir à l'autre sexe d'avoir quand même des enfants. Fallait-il pour autant procéder à ce chamboulement ? Je n'en suis pas sûr. Il se peut que toucher à l'autre sexe, ne serait-ce qu'une fois, soit le prix à payer, une preuve ou une épreuve d'amour pour obtenir l'enfant.

Il arrive (très rarement) que des couples hétérosexuels qui veulent recourir à la procréation médicalement assistée (PMA), affirment avoir de bonnes relations, mais pas de relations sexuelles. Le recours à la technique peut éviter d'affronter certains problèmes, qui se déplacent alors. Pour les homosexuels, le rejet de l'autre sexe s'exprimera évidemment par la suite. Quand j'entends une femme dire : « Je ne veux pas me coltiner un père pour élever mon enfant », je me pose des questions sur la transmission du rejet de l'autre sexe qui a structuré ce couple. Le refus de l'homosexualité n'est pas ce qui structure les couples hétérosexuels. Quand la loi entre dans cette intimité sexuelle, il devient difficile d'en sortir.

L'accusation d'homophobie, présente pendant tout le débat, a fait oublier cette réalité qu'est le rejet de l'autre sexe par ces couples. Au nom de la réalité des couples homosexuels, on a procédé à un autre déni de réalité, le mariage des hommes et des femmes, ou les relations père-mère.

Un couple hétérosexuel qui recourt à la procréation médicalement assistée (PMA) réduit le donneur à du sperme, alors que le couple homosexuel rendrait toute sa dignité à cette personne. Un tel argument apparaît particulièrement malhonnête : l'homme ne sera pas introduit en tant que père dans l'univers de ce couple homosexuel.

La levée de l'anonymat lors du don pour un couple féminin s'impose d'elle-même, alors que pour de tout autres raisons, ces femmes ne veulent pas de cet homme. La levée de l'anonymat entraînera le secret.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Nous n'avons pas tous lu vos trente-six ouvrages. Mais, je n'ignore ni Entre deux : l'origine en partage, ni Don de soi ou partage de soi ?

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Entre votre introduction et la suite de votre propos, il y a un fossé. Après avoir dit que vous n'aviez aucun problème, vous expliquez que des mots vous heurtent. La loi, ce n'est pas la psychologie mais des mots, qui ont un antécédent, une jurisprudence. Le mot « mariage » veut dire quelque chose au regard de la loi. Je prétends qu'il s'applique très bien à des personnes de même sexe, comme il s'applique à des personnes de sexe différent. Si cela ne vous pose aucun problème, quelles solutions préconiseriez-vous pour nommer ce couple, ces parents, leurs rapports ?

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis de la commission des affaires sociales.  - Vous avez souligné l'importance de nommer. Comment pouvez-vous, avec le législateur, contribuer à faire évoluer ces symboles ? Surtout qu'il s'agit d'injustice et d'exclusion.

Vos références biologiques ne vous empêchent-elles pas d'imaginer un modèle différent du sens banal des mots ? S'ils ignorent qui est leur géniteur, les enfants de tous les couples infertiles qui ont eu recours à des dons de sperme, savent pourtant qui sont le père et la mère.

M. Daniel Sibony. - Il ne faut pas pousser le malentendu trop loin. Dans les couples infertiles qui ont reçu des dons, les enfants savent qui sont leur père et leur mère. La filiation tient au mot, à l'engagement symbolique, non au fait qu'il y a eu un donneur. J'ai cité cet exemple comme cas particulier des effets sur les couples hétérosexuels de la levée de l'anonymat pour les dons aux couples homosexuels. Je ne dis pas que le mot « mariage » ne convient pas à un couple homosexuel pour des raisons biologiques. Ce n'est pas ce qui compte. La filiation humaine est avant tout symbolique.

Comment va-t-on nommer ces couples ? Je connais des couples homosexuels hommes qui élèvent des enfants qu'un des deux a conçus. Les enfants ont un père et un ami du père... et une mère. Si le père de cet enfant meurt, les liens avec le compagnon demeurent, et c'est très bien. Mais les choses ont été prises à l'envers : on a dit que les homosexuels étaient exclus, ce qui est faux : un tabouret n'est pas exclu du statut de chaise, chaque être a sa définition. On a voulu réparer cette exclusion. On l'a en fait doublée. Tout le monde m'a dit pourquoi pas le mariage homosexuel, sans rien enlever aux autres, il évitera des aberrations. Mais quelles aberrations ? On m'a opposé le cas d'une grand-mère refusant de reconnaître un enfant qui ne serait pas vraiment le fils de son enfant. Toutes ces objections renvoient à d'autres problématiques.

Un seul argument demeure : l'égalité. Or, il ne s'agit que de l'égalité de la quantité de droits. Nous ne serons jamais égaux, mais nous pouvons nous battre pour avoir les mêmes droits. On abuse du mot égalité en le confondant avec la notion d'identité. L'égalité, c'est que chacun dispose des mêmes cartes pour le jeu social.

Comment les nommer ? La compagne de la mère ne peut pas s'appeler la deuxième mère ou avoir un statut qui fasse de la première le père. La loi cautionne une mascarade qui a lieu dans l'intimité. Elle va déjà trop loin en définissant des gens par leur sexualité. Je n'ai pas vu d'exclusion, sinon en raison de l'injustice flagrante qu'on observe en France à l'encontre des homosexuels.

Je n'ai pas d'objection à ce qu'on donne tous les droits nécessaires à ces homofamilles, mais pas à ce qu'on les prenne comme références pour redéfinir l'immense majorité des autres. Cet effet de retour est stupéfiant. N'y a-t-il pas là du machiavélisme ? Ne voudrait-on pas que l'ancien modèle de famille soit déclaré caduc, lui qui a reproduit l'humanité ? Heureusement qu'un père et qu'une mère ne sont jamais ceux qu'on aurait rêvés. N'allons pas pour autant redéfinir la « vraie » pensée de ce que doit être la famille.

Mme Virginie Klès.  - J'entends bien des problèmes de nomination. Les membres de certains couples homosexuels pacsés s'appellent « mon conjoint » -on pourrait aussi dire l'épousé. Cela ne résoudrait-il pas le problème ?

M. Jean-René Lecerf.  - Le mariage homosexuel risque d'avoir des conséquences dommageables sur le mariage hétérosexuel, d'après vous, comme par un effet de pollution. Or, on nous dit toujours que ce mariage n'enlève rien aux couples hétérosexuels. En outre, vous estimez qu'il pourrait être plus opportun que le couple fasse parfois la concession de l'altérité. J'ai cru comprendre que le mariage homosexuel risque au contraire d'enfermer dans une hétérophobie. Est-ce bien cela ?

M. Daniel Sibony.  - Vaste problème que celui du nom. Un couple homosexuel s'appelle « conjoint ». Très bien. Sur le plan de la filiation, comment l'enfant va-t-il appeler ces deux hommes ou ces deux femmes ? Il ne dira pas « conjoint ». L'enfant appellera l'un par son prénom et l'autre « papa ». La disparition du mot spécifique est essentielle, même s'il ne faut pas le charger symboliquement. Je ne parlerai pas de pollution. La langue n'est pas une pelouse où l'on se promène en cueillant des mots. Les langues nous traversent, nous en faisons partie. Avec cette loi, on casse le sens d'un mot, ce qui rejaillit sur les autres mots. N'est-ce pas trop cher payé pour réparer les injustices passées envers les homosexuels que de casser ou distordre certains mots ?

Le législateur est très clairvoyant : il a bien compris que les gens qui se marient le font avec leur coutume ; ils adhèrent à un mot qui a une longue histoire de transmission. Or, le législateur dit qu'il n'y a plus besoin de celle-ci. Ce coup de force fait trembler. Le Conseil d'État a parlé de « réforme majeure », peut-être est-ce une façon d'alerter sur le prix à payer.

Mme Virginie Klès.  - Quand on est passé du mariage religieux au mariage civil, il y a eu un coup de force.

M. Daniel Sibony.  - Le sens n'a pas changé : seule la bénédiction divine n'était plus nécessaire, mais le sens restait identique.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Vos propos sont à l'antipode de ceux de Mme Françoise Héritier, qui parlait de « combinatoires » en nous invitant à mettre à sa juste place ce que nous faisions. Hjelmslev définissait la structure linguistique comme une entité autonome de dépendances internes : chacun de ses éléments se définit par rapport aux autres. Un mot change de sens, certes, mais ce n'est pas la première fois. Le système va se redistribuer. C'est une loi générale. Faut-il s'arrêter de légiférer, de parler ? Mallarmé parlait, de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Je ne comprends pas cette sorte de terreur que vous manifestez devant le changement de la structure.

M. Daniel Sibony.  - Le sculpteur Eduardo Chillida, qui a renouvelé la conception de l'espace, disait : « pour être vraiment libre, il faut avoir un point fixe ». Nous pouvons nous permettre des malentendus ou des équivoques parce que nous avons des points fixes. De même, je serais bien ennuyé pour vous dire dans quelle structure nous sommes. Je sais en revanche que certains liens, certaines transmissions sont structurants. Vous dites que la loi change le sens d'un mot, mais que cela réagira sur le reste et que l'on aboutira à un équilibre. Je vous demande de me donner un seul exemple d'un mot identifiant qui ait changé de sens, comme « je suis marié », « c'est un père », « c'est sa femme », etc. Cela ne peut se faire que par un coup de force. D'où l'idée de référendum pour cette loi, pas seulement pour contrer un argument politique discutable selon lequel la majorité des Français aurait voté pour ce point, mais pour recourir à une souveraineté publique présente.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Je ne comprends rien à la différence entre un mot identifiant et un mot qui ne le serait pas.

M. Daniel Sibony.  - Je pourrais expliquer.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Il y a des milliers de contre-exemples. Le mot « rien » vient du latin « res » qui veut dire « quelque chose » ; il veut dire le contraire, même si l'on parle toujours d'un rien. « Marrant » a la même origine que « j'en ai marre », qui renvoie au côté sinistre des choses. « Sans doute » signifie qu'il y en a un... La considération dogmatique que vous venez de faire selon laquelle il y aurait des mots identifiants ne signifie rien.

M. Charles Revet.  - On a le droit d'avoir un avis différent.

M. Daniel Sibony.  - Le mot « ennui » a changé de sens ; cependant, on ne dit pas « je suis ennui », alors qu'on dit « je suis Français ». Il y a des mots identifiants. Les gens s'identifient avec des mots comme « mariage », « père »,  « mère ».

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Les mots ont un sens, je ne le conteste pas. Mais ce sens change.

M. Charles Revet.  - Chacun peut avoir un avis. Je suis heureux d'entendre ce qui vient d'être dit. Votre formule est très importante. Il y a des mots qui se construisent au fil du temps, qui constatent la réalité depuis toujours, qui sont bien identifiants. Or, et du jour au lendemain, on n'en tient plus compte. Le législateur peut-il ainsi changer le sens des mots ?

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Je comprends que vous soyez attaché au sens des mots. Je conteste néanmoins que l'on puisse distinguer entre deux sortes de mots, ceux qui seraient immuables et ceux qui ne le seraient pas. Cela serait contraire à tous les enseignements de toutes les sciences humaines.

M. Daniel Sibony.  - Je pourrais vous donner un exemple de mot identifiant qui n'arrête pas de changer de sens, mais avec une certaine stabilité. Le mot juif, dont le sens est supposé précis, est tout sauf lisse, c'est une identité gondolée. Le coup de force linguistique pose de vrais problèmes.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Nous pourrions poursuivre longuement, mais nous devons tenir l'horaire.

Audition de M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Nous vous avons invité, nous ne pouvons le faire pour tous les psychanalystes de talent, parce que vous avez écrit un livre sur l'homoparentalité.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste.  - Merci de me faire l'honneur de m'écouter sur ce sujet sur lequel je travaille depuis longtemps. L'ouvrage que vous citez est paru en 2010. Avec le débat parlementaire, certaines questions que je me posais sont dépassées. A l'époque, j'étais d'avis que l'adoption ne posait pas de problèmes aussi importants que la PMA et la GPA, qui se profilent à l'horizon, malgré ce que dit le Gouvernement. Aussi me concentrerai-je sur ces questions.

La complexité du problème a été masquée par sa politisation, les tenants du mariage pour tous ont défini les partisans de ce changement comme progressistes et classé ceux qui s'y opposent parmi les religieux, voire en réactionnaires, ou homophobes, si ce n'est pire. Or les choses ne se répartissent pas aussi facilement. Les religieux ne sont pas forcément du côté qu'on croit. L'académicien athée Michel Serres a expliqué dans un article paru dans La Croix puis dans Études, la revue des jésuites, que l'adoption répondait au modèle de la sainte famille, dite « saine famille ». Ce modèle, qui n'en est pas un pour les théologiens chrétiens, où le père n'est pas le père et où la mère est vierge, serait celui des tenants de l'homoparentalité. C'est dire si le problème est complexe.

Dans l'histoire de la République et des lettres, les choses sont encore plus compliquées. Ainsi, ai-je trouvé chez le marquis de Sade cette formule : « J'ose assurer en un mot que l'inceste devrait être la loi de tout Gouvernement dont la fraternité fait la base ». C'est dire que l'on ne sait pas très bien où l'on met les pieds : ce projet de loi mérite une discussion très approfondie.

Donnons-nous le temps de bien voir toutes les conséquences de ce que nous faisons. La précipitation n'augure rien de favorable pour l'avenir de l'enfant et de notre société.

La famille n'est pas un concept psychanalytique, mais un concept anthropologique. En tant que psychanalyste, elle ne constitue pas l'une de mes préoccupations majeures. Il n'est pas vrai, quoi qu'en disent certains de mes collègues, que Freud ait modifié de fond en comble ce qui aurait été la famille bourgeoise du XIXe siècle. Les occurrences du mot famille dans son oeuvre se comptent sur les doigts de la main. En revanche, la question de la filiation et la situation de l'enfant par rapport à l'histoire de ceux qui l'ont engendré intéressent le psychanalyste. Cela concerne ce que Freud appelait « l'inconscient parental ». On peut demander au législateur de tenir compte non de l'inconscient, mais de la découverte majeure faite par Freud à l'orée du XXe siècle et qui consiste à constater qu'il existe une réalité psychique.

Devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, j'ai dit que dans le contexte d'une société patriarcale et polygame, le cinquième commandement, « tu honoreras ton père et ta mère » signifie : prends conscience que tu as un père et une mère. Quel que soit le cadre familial, il faut porter l'accent sur cette question : comment un enfant repère-t-il qu'il a un père et une mère ?

Il y a des invariants. Lévi-Strauss faisait remarquer qu'« il existe une infinie variété des formes de la parenté et de la répartition des rôles sexuels, mais ce qui n'existe jamais, c'est l'indifférenciation des sexes ». S'il existe un changement anthropologique majeur, c'est que l'on touche à la différence des sexes. C'est autre chose que le droit au divorce ou à l'avortement.

Plaçons-nous du point de vue de l'enfant et partons de ce que Freud lui-même considérait, dans son dernier livre, comme le point pivot de la doctrine psychanalytique. L'?dipe a mauvaise presse, ça fait ringard, dogmatique aujourd'hui, mais, enfin, il y a une grande différence entre l'?dipe tel que nous le concevons dans le langage commun et ce qu'il est du point de vue du psychanalyste.

L'?dipe raconte l'histoire d'une loi qui s'adresse à un sujet qui n'est pas un sujet de droit. Avec son corollaire, l'interdit de l'inceste, il s'adresse à l'enfant, non pas à l'adulte, même si le législateur a cru bon de l'introduire récemment dans la loi, ce à quoi je m'étais opposé, puisque ce qu'une loi fait, une autre peut le défaire. Il s'agit de demander à l'enfant de renoncer à un désir par l'humanité partagé pour devenir un être désirant, c'est-à-dire tourné vers l'avenir. J'insiste sur ce paradoxe : l'interdit s'adresse à l'enfant, c'est-à-dire à chacun d'entre nous.

Certains psychanalystes sont brocardés parce qu'ils font appel à ce dogme pour s'interroger sur la situation de l'enfant confronté à deux hommes ou à deux femmes. La question est mal posée. La question oedipienne se pose à propos des gens qui imaginent faire un enfant en le privant soit de père, soit de mère. Je ne doute pas qu'ils soient capables de s'en occuper, ce qui m'interroge c'est ce fantasme d'enfant pré-oedipien, sans papa ou sans maman.

On me dit : « Vous fantasmez !, les homosexuels en couple diront la vérité : nous nous sommes rencontrés et nous voulions un enfant, aussi nous avons eu recours à un tiers ». Oui, sauf que nos exemples cliniques nous montrent que tout ne se passe pas comme cela. On nous rétorque que ce sont des anecdotes marginales. Mais où a-t-on vu qu'une loi s'instituait en tablant sur la bonne foi de qui que ce soit ?

Il y a des choses que chacun d'entre nous peut entendre dans les reportages. J'ai ainsi entendu, tout récemment, des femmes homosexuelles dire en toute bonne foi -mais, comme le disait Lacan, l'erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable- à un enfant de deux ans : « Tu n'as pas de papa, tu as deux mamans. C'est parce que nous nous aimons très fort que tu es né ». Autoriser de tels propos par la loi revient à accepter un mensonge d'État. Aucune loi ne peut imposer à qui que ce soit de dire la vérité, une vérité insaisissable. En revanche, cette vérité peut être écrite dans un document d'état civil qui fait foi et auquel l'enfant peut être confronté s'il le souhaite.

Sans reprendre le passéiste « né de père inconnu », une formule sur l'acte de naissance peut dire que l'enfant n'est pas né de l'union de deux femmes. La même formule peut figurer aussi sur le livret de famille, sans que celui-ci soit dédoublé, comme le proposent certains collègues, car cela stigmatiserait les couples homosexuels.

Puisque des couples de même sexe sont capables d'offrir à un enfant un amour au moins équivalent à celui qu'offre la famille hétérosexuelle, qui du coup devient un concept, ils sont capables de l'éduquer de manière tout à fait honorable. C'est versé au crédit de la psychanalyse. Freud le regrettait déjà, l'on accorde beaucoup trop d'importance à l'éducation dans le développement de l'enfant. Celle-ci peut jouer un rôle déterminant lorsqu'elle s'impose à contretemps des réalités physiologiques, sociales et psychologiques. L'apprentissage de la propreté, s'il intervient avant la maturation physiologique des sphincters, a des conséquences dommageables pour l'enfant. L'assimilation de la sexualité infantile à la sexualité adulte constitue un véritable viol. Au contraire, l'éducation bénéfique favorise le potentiel du sujet, « allant devenant dans le génie de son sexe », selon la formule de Françoise Dolto. Bien des parents attendent que l'enfant se développe dans le génie d'un sexe qui n'est pas son sexe anatomique.

Derrière toute cette affaire, la question de l'effacement de la différence des sexes est liée à celle du mariage homosexuel, de la PMA, de la gestation pour autrui (GPA). Il y a un déni du réel. Nous ne sommes pas les maîtres de la langue. Comme l'ont montré Aldous Huxley et George Orwell, partout où se sont imposés des maîtres de la langue, il s'en est ensuivi des catastrophes psychiques et politiques considérables.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Oui, aujourd'hui, des enfants naissent sans père, ou ne sont pas reconnus par celui-ci et sont élevés par une mère. Ces femmes-là disent-elles la vérité à leurs enfants ? Je n'en sais rien. Il y a des enfants adoptés par des célibataires. Que leur dit-on ? Cette réalité va un peu à l'encontre de ce que vous dites.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - En effet, « avant que cette histoire nous préoccupe », ces choses existaient, la réalité était là, homoparentalité, transsexuels... Comment définissez-vous la famille ? L'intérêt de l'enfant, dont il est beaucoup question, quel est-il ?

Mme Maryvonne Blondin.  - Comment les enfants des couples homosexuels peuvent-ils réagir sans souffrir à tout ce qu'ils entendent actuellement sur leur situation ? La réalité est quotidienne : les couples, les femmes ou les pères seuls peuvent avoir des enfants, est-ce un mensonge d'État ? Quand j'étais toute petite, on disait que les filles naissaient dans les roses et les garçons dans les choux...

M. Dominique de Legge.  - J'ai apprécié votre intervention centrée autour de l'enfant, c'est essentiel. Vous avez dit qu'une loi ne peut imposer de dire la vérité. Mais si l'on ne peut mentir à l'enfant sur le fait qu'il naît de la rencontre d'un homme et d'une femme, on revient à la question de l'accès aux origines, qu'on retrouve à propos de l'accouchement sous X ou du don anonyme de gamètes. Serait-il souhaitable que la loi autorise l'enfant à accéder à ses origines dans toutes les circonstances ?

Mme Catherine Tasca.  - Le texte que nous examinons se borne au mariage et à l'adoption, ce qui n'emporte pas toutes les questions que vous soulevez. Vous avez néanmoins bien raison d'anticiper. Vous avez dit des choses très fortes sur l'abandon des premiers désirs. Comment interprétez-vous ce désir d'hommes et de femmes homosexuelles d'avoir des enfants ?

Je pense comme vous qu'il n'y a rien de pire pour un enfant que le mensonge et j'en parle en toute connaissance de cause. Une société moderne doit absolument bannir toute mascarade destructrice. J'ai trouvé intéressante votre suggestion de border la réponse, puisque le train est parti. Lorsqu'un couple homosexuel, homme ou femme, singe complètement le rituel du mariage, on est dans le fantasme. Votre suggestion liée à l'acte de naissance ou au livret de famille est très intéressante.

Je suis pour la levée de tous les secrets en ce qui concerne l'origine. L'accouchement sous X n'est plus justifiable, comme à l'époque où la jeune fille violée par son professeur de piano ou la servante engrossée par son maître n'avaient aucune issue sociale.

Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales.  - Votre intervention suscite beaucoup d'interrogations. Vous anticipez en effet un débat qui n'est pas posé dans ce texte. Oui, il faut se placer dans l'intérêt de l'enfant. La question du désir d'enfant se pose : faut-il y accéder pour les couples homosexuels ? Vous avez dit qu'il faut prendre le temps. A toujours prendre le temps, jamais on ne franchit le pas.

Dire la vérité, oui, mais que pensez-vous de l'adoption aujourd'hui pour les couples hétérosexuels : faut-il dire aux enfants la vérité dans toutes les circonstances ?

Quant au livret de famille et à l'acte de naissance, lorsque les parents ne sont pas mariés et que l'un des deux parents est étranger, le livret de famille est différent. J'ai récemment vu celui d'une jeune Algérienne dont le compagnon est Français : elle n'apparaît pas comme la mère de son enfant... Cela fait partie des choses à faire évoluer.

M. Jean-Pierre Winter, psychanalyste. - Je me suis préoccupé de l'intérêt de l'enfant, je vais dire dans quelle perspective. Maurice Maeterlinck, en 1891, donc avant Freud, disait : « les enfants apportent les dernières nouvelles de l'éternité, ils ont le dernier mot d'ordre. En moins d'une demi-heure, tout homme devient grave aux côtés d'un enfant. Il arrive d'ailleurs des choses extraordinaires à tout être qui vit dans l'intimité des enfants ». Je vis dans l'intimité des enfants depuis plus de trente cinq ans, les miens, tous ceux dont je me suis occupé, dans le public, dans mon cabinet privé ou, indirectement, par la supervision de psychanalystes.

Il faut prendre la mesure de ce qu'ils disent sans essayer de leur faire dire autre chose. Quand un enfant de quatre ans dit qu'il appelle papa sa « mam », sa deuxième maman et que la « mam » explique qu'il dit cela par mimétisme avec les autres enfants de son école maternelle, cette interprétation fait fi de ce que veut dire l'enfant. Cela me pose question.

Quand des enfants en thérapie me demandent en fin de séance « Mais, monsieur Winter, il n'y a pas des façons plus simples pour faire des enfants ? », ils me confrontent à la limite de l'impensable, parce que la réalité et les mots employés ne coïncident pas. Quand je parle de l'intérêt de l'enfant, je pense à faire en sorte qu'il y ait coïncidence.

Que les homosexuels aient envie d'enfant, ce n'est pas nouveau. La nouveauté, c'est que l'État prenne en charge cette envie, parce que des groupes se sont constitués pour s'en faire les porte-parole. Les homosexuels ont eu des enfants, mais à une place bien précise et qui ne dénie pas les nominations respectueuses de la généalogie et de l'engendrement : « c'est ton oncle, il s'intéresse à bien des choses dans la vie, mais il a un lien particulier avec toi ». Chacun d'entre nous a imaginé qu'il pouvait faire un enfant avec son papa et, dans sa réalité psychique, papa et maman, c'est pareil. Cependant, l'on pouvait mesurer ce à quoi l'on pouvait aspirer enfant et à quoi l'on a renoncé d'une part, et, de l'autre, la réalité socialement admise sous toutes les latitudes.

Le désir d'enfant chez les homosexuels existe, mais il existait bien antérieurement à la découverte par l'individu de son homosexualité. Quant aux cas particuliers, comme les familles monoparentales, les mères seules, etc., ma proposition pourrait s'appliquer à quantité d'autres situations. Ne pas dire la vérité est porteur de dommages.

Des psychanalystes ont dit les dangers de l'adoption. Le fait de dire qu'un enfant a un père et une mère ne signifie pas simplement qu'il a un papa et une maman. Le père comme la mère fait référence à toute une lignée de pères, de mères. Si les conditions de la transmission n'ont pas été valides, une femme peut décider de ne pas avoir d'enfant.

Le fait de dire qu'un enfant a un père ne procède pas d'une idéologie patriarcale. L'important n'est pas d'avoir un bon père, mais d'en avoir un. Après, on s'arrange avec celui que l'on a. Il peut être en prison, avoir déserté, être mort. Cependant, ces situations sont accidentelles. Or, tout à coup, on imagine que l'accidentel pourrait devenir légal. Bien sûr, toutes les généalogies sont bousculées, personne n'a pour autant eu l'idée d'en faire une loi. Cette évolution est, pour le moins, questionnable.

Confronté à ces situations complexes, le psychanalyste n'a pas, non plus, de jugement. Je reçois les enfants, je les écoute, je les amène à avoir un point de vue sur leur histoire. Mais j'ai le droit en tant qu'homme, d'avoir un jugement. Ce que j'ai appris de la névrose, c'est qu'elle consiste à être privé de son propre jugement. Il serait curieux que j'en sois privé ! Si dans mon métier, je m'abstiens de juger, sorti de là, j'apprends et je me forge mon avis sur ce qui est acceptable ou pathogène.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Merci pour vos réponses, monsieur Winter.

Audition de Mme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Mme Élisabeth Roudinesco est historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII, enseignante à l'École normale supérieure. Historienne de la psychanalyse, elle a écrit de nombreux ouvrages, dont une remarquable Histoire de la psychanalyse en France, et je vous recommande la réédition de La famille en désordre, qui comporte une postface inédite. Enfin, elle s'est battue pour défendre la psychanalyse qui a beaucoup été attaquée ces derniers temps.

Mme Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, directrice de recherche à l'Université de Paris VII.  - Merci de m'avoir invitée. Depuis que j'ai déjà témoigné à l'Assemblée nationale, le 12 novembre dernier, les débats ont pris une ampleur étonnante, une violence se déployant non tant contre les homosexuels que contre leur désir, exprimé de longue date, d'entrer dans l'ordre familial.

Si je suis depuis longtemps favorable à cette intégration, donc à la loi, je pense que le slogan « Mariage pour tous » ne convient pas. Il s'agit exclusivement de donner le droit de se marier aux couples homosexuels et non pas à toute personne le souhaitant. L'inceste est bien sûr banni, ainsi que, dans les sociétés démocratiques, la polygamie. Celle-ci, encore en vigueur dans des sociétés théocratiques ou tribales, ne convient plus dans les sociétés laïques. Le casse-tête de Mayotte témoigne de ces difficultés.

Deux personnes, même si elles sont volontaires, ne peuvent se marier que si elles ne le sont pas déjà, auquel cas, elles doivent divorcer préalablement. Une famille suppose toujours l'existence d'un couple. Pas de mariage pour tous, donc ! Au demeurant, le mariage n'est plus nécessaire pour concrétiser légalement l'existence d'une famille : les enfants nés hors mariage ont les mêmes droits que les autres.

Après avoir été exclus d'un ordre familial jugé d'ailleurs haïssable, les homosexuels ont manifesté un désir de normativité. Pourquoi ? Dès lors qu'une orientation sexuelle minoritaire est progressivement dépénalisée, elle se normalise. Les homosexuels ont voulu, comme tout le monde, lier orientation sexuelle, vie amoureuse, vie conjugale et procréation, « faire » famille. Ruse de l'histoire, la dépénalisation a débouché sur le contraire de ce qu'on avait imaginé, les homosexuels ne sont pas restés la « race maudite » de Proust ou de Wilde, la catégorie revendiquée des pervers. Au-delà du désir de transmettre des biens, ils veulent désormais transmettre la vie, sans doute suite à l'hécatombe du sida. On assiste à une volonté de normalisation qui choque d'ailleurs certains homosexuels.

Les opposants à la loi sont en retard : ils avaient refusé le Pacs. Aujourd'hui, ils vantent les homosexuels bien visibles, voire travestis, ils aiment La Cage aux folles pour mieux rejeter l'homosexuel tranquille. Mais de quoi ont-ils peur ? De la fin de la famille ? Terreur irrationnelle. Les homosexuels sont en constante minorité : moins de 10 % de la population mondiale.

L'humanité continuera pendant des siècles à se reproduire de façon classique. L'homosexualisation graduelle des sociétés n'aura pas lieu. L'avènement d'une société barbare ne passera pas par les homosexuels. Cela est déjà arrivé au XXe siècle : la pulsion de destruction est inscrite au coeur de l'humanité, et les minorités en sont les victimes.

La peur est irrationnelle. On a entendu parler de la zoophilie, de l'inceste. Depuis quand les bons parents se recrutent-ils exclusivement dans les familles normales ? Celles-ci ont engendré des crimes, des violences, tout comme l'amour, la bonté, la beauté. Depuis des siècles, le terreau familial a fécondé le pire, comme le meilleur : le théâtre grec, les tragédies de Shakespeare, les romans du XIXe siècle, Hugo, Tolstoï, Flaubert et tant d'autres l'ont montré.

Je comprends que pour des raisons politiques, la PMA ait été écartée du projet et que le Gouvernement attende l'avis du Comité consultatif national d'éthique pour légiférer sur les procréations médicales. Je suis frappée par l'intensité du débat. Les opposants sont sincèrement troublés comme si leur histoire était abolie. Mais cela n'empêche pas la science d'évoluer ni que l'on puisse en parler en attendant que la politique se saisisse à nouveau de la question. Cela ne saurait tarder.

La loi sur le Pacs ouvrait sur le mariage. Plus on accorde de droits aux homosexuels, plus il faudra se préoccuper de nouveaux modes de procréation, et pas seulement pour les homosexuels mais pour toutes les personnes qui ne peuvent pas avoir d'enfants par d'autres moyens, c'est-à-dire, pour une infime minorité de personnes. Les avancées de la biologie reproductive devront bien un jour être encadrées par la science. Le désir d'enfant est une pulsion à laquelle on ne renonce qu'en la sublimant. Si la science fournit de quoi la satisfaire, il faut en interdire, par la loi, les dérives.

Avec la GPA, on ne voit que le pire, des femmes venues d'un autre monde et traitées comme des esclaves. Il y a pourtant aussi des cas d'offrandes, de dons de soi, sans contrepartie. D'où la nécessité d'un rite, d'une règlementation, d'un choix organisé. En se plaçant du côté du don, pourquoi ne pas répondre aux demandes de couples homosexuels ? Pourquoi avoir peur ? C'est l'adoption par d'autres moyens, à ceci près que l'enfant n'est pas abandonné pour être recueilli par une autre famille mais qu'il est désiré...

Les psychanalystes, qui ont du mal à penser leur époque, se sont mis en position d'experts de la famille pour s'opposer à la loi. En s'emparant de l'?dipe pour expliquer que l'enfant avait besoin de deux références, masculine et féminine, ils ont oublié la signification première, chez Freud, de cette référence à la tragédie : le sujet est conduit par un destin qui lui échappe : l'inconscient. En aucun cas, cela ne signifie qu'un enfant a absolument besoin de la différence des sexes dans le couple parental pour devenir un sujet à part entière. Certains affirment que l'homosexualité ne concerne pas la psychanalyse parce qu'elle traduirait la bisexualité commune à tous les êtres humains -en écoutant de tels discours, on se dit que les psychanalystes sont parfois les meilleurs ennemis de leur discipline.

Sur Lacan, j'ai entendu des paroles extravagantes. Les opposants et les partisans du mariage pour tous font référence à la trilogie lacanienne du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Il est ridicule de plaquer de la sorte les concepts sur la réalité pour leur faire dire n'importe quoi : je récuse l'idée qu'on puisse se servir d'une discipline comme d'une grille d'expertise. La meilleure façon d'hériter d'une doctrine est de lui être infidèle, de la faire travailler, de la penser, de la modifier, d'en retracer l'histoire.

Ni Freud, ni Lacan n'avaient songé à la configuration actuelle de la famille. Freud fut le théoricien d'une certaine époque de la famille occidentale : les femmes et les enfants accédaient au statut de sujet. Il théorisait la famille nucléaire moderne, d'où la référence à ?dipe, tragédie du destin, et à Hamlet, conscience coupable du héros incapable de venger son père.

La conception fondée de l'homosexualité était émancipatrice. Dès 1938, Lacan théorisait une famille marquée par l'hécatombe de la première guerre mondiale et le déclin de la figure du père : il théorisait l'avènement du fascisme et du communisme. Après Auschwitz, Lacan prit pour référence Antigone, figure de l'absolutisation du désir, celle qui refusant d'être mère et épouse, se sacrifiait au nom du passé afin de donner une sépulture à son frère mort. Cette conception était très différente de celle de Freud. Les hécatombes et les guerres ont profondément modifié la représentation de la famille.

Plus que Freud, Lacan voyait dans la famille le seul creuset possible de la société, mais aussi le lieu de toutes les turpitudes. Pour ma part, après avoir écrit un livre sur la famille, qui montre, entre autres, que les enfants d'homosexuels ne sont pas différents des autres familles, j'en ai conclu qu'on ne doit pas expertiser l'existence humaine comme on vérifie la solidité d'un pont.

Quant aux enfants nés de la PMA, seule la loi, c'est-à-dire la définition de ce qui est autorisé et de ce qui est interdit est une avancée de la civilisation sur la barbarie. On ne peut éternellement interdire ce qui relève de la science, car alors les dérives seraient plus terribles encore. Soyons humains, généreux. Sachons trouver des solutions rationnelles, sans croire que nous parviendrons à une solution miracle pour fabriquer des familles parfaites capables d'engendrer des êtres parfaits. Vous, législateurs, le savez mieux que moi.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - En 2008, j'avais entendu Mme Roudinesco sur la GPA. Elle concluait à la nécessité de l'introduire dans la législation parce que le législateur doit encadrer les progrès de la science. Je me souviens d'ailleurs que nous étions allés en Grande-Bretagne où elle est autorisée. Les dossiers sont centralisés au ministère de la santé, qui les examine, puis fixe le dédommagement des mères porteuses agréées, et cela se passe très bien.

Le législateur a le devoir de partir de la réalité et la faire passer dans la loi. Je vous remercie pour votre intervention. Vous nous avez élevé l'esprit.

Mme Michelle Meunier, rapporteure pour avis.  - Merci d'avoir recadré le débat.

Comment faire famille par l'adoption ? Nous avons entendu des choses redoutables, cet après-midi.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Beaucoup d'entre nous ont des doutes sur la PMA et la GPA. Certains, dont je suis, disent oui au mariage et à l'adoption, mais n'allons pas plus loin dans ce texte. Est-ce intellectuellement cohérent ?

Mme Elisabeth Roudinesco.  - Politiquement, je ne puis répondre, je ne suis pas législateur. Il ne faut pas aller trop vite. La GPA viendra en son heure. Prenons en compte les oppositions qui se sont exprimées, les manifestations de rue. Le droit évolue en permanence. Tous les ans, le droit de la famille change.

L'Angleterre n'est pas la France, monsieur le rapporteur. Les conflits s'expriment de façon très forte dans notre pays et c'est bien ainsi. Le spectacle que nous donnons, qui étonne parfois à l'étranger, ne me déplait pas.

L'adoption maintenant. Ma mère s'est occupée toute sa vie d'enfants adoptés ou abandonnés. Le traumatisme de l'abandon initial est réel. Les parents qui adoptent sont, de ce fait, plus éducateurs que parents.

Tous les cliniciens vous le diront, il est préférable que les enfants connaissent leurs origines, d'autant que la vérité finit souvent par se savoir ou refait surface par l'inconscient. Même chose d'ailleurs pour les enfants adultérins, comme si quelque chose était connu à l'intérieur de la subjectivité. Les enfants demandent à connaître l'origine biologique de leur naissance mais ils ne prétendent pas que cette origine biologique est un père. Il faudra légiférer, car le donneur ne veut pas être père. Des philosophes avaient considéré qu'il ne fallait pas troubler l'enfant avec une origine compliquée. Dire la vérité, c'est mieux.

Les homosexuels, contrairement à ce que disent certains psychanalystes, sont contraints de dire la vérité : les enfants savent très tôt qu'ils ne peuvent avoir deux parents du même sexe. Les homosexuels ont incité tout le monde à plus de transparence.

Les homosexuels ne font pas mieux que les autres : il y a les mêmes mensonges, les mêmes turpitudes que dans les autres familles. La communauté homosexuelle avait eu l'espoir de faire mieux, ils feront comme tout le monde. Le poids de la normalisation apportera des transformations Tous les homosexuels ne se marieront pas, et ceux qui l'auront fait pourront divorcer.

L'enfant pose des questions très tôt. Pour les couples homosexuels composés de deux femmes, les enfants font une différence entre maman et tata. Même s'il n'y a pas de différence sexuelle, anatomique, l'enfant perçoit cette séparation nécessaire. Certes, ce n'est pas la même chose d'être dans un couple où les parents sont de sexe différent, que dans un couple de parents de même sexe. C'est deux normalités. Je ne sais pas si c'est mieux, ou moins bien mais ce sera toujours minoritaire.

M. Yves Détraigne.  - Merci pour cette intervention passionnante. Dès lors qu'une situation n'est plus contestée, elle doit être acceptée, avez-vous dit. Le mariage est contesté par les couples traditionnels...

M. Roland du Luart.  - Le président de la République...

M. Yves Détraigne.  - ...n'y a-t-il pas contradiction avec la volonté des homosexuels de se marier ? Sur la GPA, j'étais moi-même membre du groupe de travail sur la maternité pour autrui de 2008. Vous pensez que l'on y arrivera ?

Mme Elisabeth Roudinesco.  -  En l'encadrant !

M. Yves Détraigne.  - Précisément. Si c'est le cas, quel est le rôle du législateur ? N'est-il que le greffier des évolutions de la société ? Ne doit-il pas les encadrer, sinon les orienter ?

Mme Esther Benbassa.  - Je tiens à vous féliciter pour votre intervention et pour avoir rendu son honneur à la psychanalyse, que d'aucuns avaient instrumentalisée. Le fameux ?dipe était devenu une sorte d'alibi contre le mariage des personnes de même sexe !

Vous, qui avez écrit un livre remarquable sur l'antisémitisme, situez le débat dans la réflexion sur les minorités, que l'on préférerait bien visibles plutôt que cachées, en train de comploter... J'apprécie votre ouverture d'esprit, concernant la GPA et la PMA. Ce qui m'inquiète, c'est la fureur, la haine pour une question déjà réglée dans des pays catholiques comme l'Espagne ou l'Argentine. Ce débat ne traduit-il pas autre chose ? Un curieux tsunami a traversé le pays.

M. Dominique de Legge.  - Merci pour votre intervention intellectuellement brillante, quoique parfois militante. Pour vous, cette loi n'est qu'une étape vers d'autres évolutions : la PMA et la GPA. Je partage votre analyse et certains feraient bien de tenir compte de vos propos.

Vous avez dit que les enfants de couples homosexuels n'étaient pas plus heureux, ni plus malheureux que ceux des couples hétérosexuels. Je vous sais également gré de l'avoir précisé. Vous avez ensuite évoqué l'accès aux origines : le donneur de sperme est anonyme. Quid de la levée de l'anonymat ? Enfin, que pensez-vous de l'accouchement sous X et de l'accès aux origines pour les enfants adoptés ou issus de la GPA et comment traduire dans les actes de l'état civil la distinction entre maternité et paternité sociales et biologiques ?

M. Philippe Darniche.  - Votre exposé est brillant, mais je ne partage pas les options que vous avez défendues. Je n'ai ni fureur, ni haine, ni moquerie sur le sujet. Dans ma famille, et mon entourage, j'ai parlé avec des homosexuels.

Je voudrais revenir avec tranquillité sur le dossier des origines : nous sommes souvent saisis par des personnes qui souffrent terriblement de ne pas connaître leurs origines. La loi qui arrive favorise le nombre de personnes confrontées à l'anonymat. Connaissant cette souffrance, l'État doit-il accéder au désir d'enfant des homosexuels, qui relève d'une pulsion humaine, légitime, comme vous l'avez rappelé ?

Vous venez de dire que ce n'est pas très grave si la GPA et la PMA ne font pas partie du texte, car cela va venir... C'est symptomatique. Ne faudrait-il pas penser d'abord à l'enfant ? On sait qu'il souffrira, même si j'entends bien que certains de ces enfants témoignent qu'ils sont très heureux. Faut-il pour autant en faire une généralité ?

M. Jean-René Lecerf.  - Je ne partage pas l'opinion de Mme Benbassa : je n'ai vu aucun déchaînement d'homophobie. Elle était plus présente lors des débats sur le Pacs...

M. Philippe Darniche.  - Absolument !

M. Jean-René Lecerf.  - Les problèmes posés par ce projet de loi sont liés à l'homoparentalité et, surtout, à la banalisation de la PMA et de la GPA. Vous nous dites « n'ayez pas peur ! ». Mais les enfants de couples homosexuels sont exposés au risque d'être dépossédés de la moitié de leur filiation, nous a expliqué M. Winter. Quant à la GPA, votre conception est idyllique ; j'ai vu ce qui se passe aux États-Unis : une femme choisit sur catalogue le géniteur, en fonction de ses qualités supposées ; une femme loue son ventre pour 40 000 euros, comme s'il s'agissait d'un métier. Est-ce une avancée de civilisation ?

Mme Virginie Klès.  - Je vous ai entendu expliquer que de toute façon l'adoption est problématique parce que l'abandon préalable est traumatisant. Restera-t-il suffisamment d'amour et de don pour expliquer à l'enfant qu'il n'a pas été abandonné, mais conçu pour être confié à une autre personne ?

Mme Cécile Cukierman.  - Les passions se déchaînent sur les conséquences du mariage. Je reviens sur certains non-dits sur la filiation, la procréation, la transmission. Notre rôle n'est pas de transcrire dans la loi les attentes et les évolutions sociétales, mais de les prendre en compte parce qu'elles sont réelles, de les encadrer pour éviter les abus. La PMA et surtout la GPA m'interpellent. Y a-t-il ou non marchandisation du corps de la femme, du sperme de l'homme ?

Ce texte sur le mariage met intelligemment à l'écart ces questions, car elles nécessitent réflexion. Il faudra ensuite revoir notre législation pour accompagner ces évolutions et justement éviter les dérives observées ailleurs.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Lorsque dans quelques années, on donnera naissance à des enfants extra-utero, que fera le législateur ? Des expériences ont déjà lieu en laboratoire !

Mme Elisabeth Roudinesco.  - Je suis autant que vous dans le doute, et c'est pour cette raison que je n'aime pas les experts. Je préfère le droit, la vie, les sciences humaines. C'est une ruse de l'histoire que le mariage soit désiré par ceux qui n'y ont pas droit, au moment même où ceux qui y ont droit le désertent. Je l'ai moi-même constaté et je me suis demandé : qu'est-ce qui leur prend ? Il y a eu un retournement, auquel nous n'avions pas pensé. Le jour où la possibilité de se marier se sera banalisée pour les homosexuels, vous verrez qu'ils se marieront moins. Au demeurant, le Pacs, voté pour les homosexuels, est en majorité utilisé par les hétérosexuels, parce que la famille est instable, même si on désire se marier pour la vie.

Le législateur n'est pas un greffier. Je n'ai jamais pensé une chose pareille. C'est pour empêcher les dérives qu'il faut les encadrer par la loi, monsieur Lecerf. Les catalogues de sperme de prix Nobel, dont on parlait il y a une dizaine d'années, font partie des délires qui circulent sur internet et qu'il faut précisément encadrer. N'avait-il pas été très sérieusement proposé qu'un père puisse donner sa semence à son fils stérile, comme si cela n'était pas une transgression de l'interdit de l'inceste ?

L'offre du corps est sur internet, avec la prostitution. A défaut de tout interdire, on peut encadrer et dénoncer les fantasmes. Quand j'avais débattu avec Jacques Derrida de la peur du clone, il avait demandé quelle serait la différence une fois que l'enfant aura sa propre vie. Quels que soient les progrès de la biologie, les enfants nés autrement que les autres n'entreront pas nécessairement dans une grande souffrance.

L'accès aux origines est important, il peut être favorisé au maximum. Dans une famille, dire la vérité aux enfants ne signifie pas forcément qu'ils aient accès à leurs origines biologiques, mais que la vérité est transmise par la parole des parents. Certains enfants à qui l'on a dit très tôt la vérité, ne cherchent pas nécessairement leur origine biologique. S'ils la recherchent, ce peut être qu'ils ne vont pas bien pour d'autres raisons.

M. Philippe Darniche.  - Je ne suis pas convaincu.

Mme Elisabeth Roudinesco.  - Cela existe déjà. Il faut séparer le droit à l'accès qui relève de la loi et la question du dire. Pas plus qu'en médecine, l'on ne doit asséner la vérité au malade n'importe quand, n'importe comment. Faites confiance à l'humanité sur la manière dont elle réglera ses problèmes.

Je suis partagée sur le problème du déchaînement ou non de l'homophobie. Comme pour l'antisémitisme et le racisme, la loi doit interdire pour refouler -elle ne peut éradiquer ces phénomènes, cette déferlante pulsionnelle, inconsciente. L'être humain sera toujours habité par une pulsion de mort et de destruction. C'est parce qu'il y a eu des lois comme le Pacs qu'il y a moins d'homophobie. Elle apparaît sous des formes différentes, et notamment sous la forme de la dénégation. Contrairement à ce qui se passait il y a une quinzaine d'années, on a besoin de se défendre et de dire qu'on n'est pas homophobe, que l'on a des amis homosexuels. C'est ainsi que passe une homophobie refoulée. Je ne suis pas pour poursuivre ces pulsions qui s'expriment par la dénégation.

Pourquoi en faire une affaire d'État ? Je n'y peux rien. En Espagne, il y a eu des manifestations, en Argentine un peu moins. Ce qui heurte, ce qui choque au départ, c'est l'idée d'instituer un mariage pour des personnes de même sexe. Les premières familles homoparentales étaient issues de femmes et d'hommes homosexuels qui faisaient des enfants ensemble. Il y avait de la souffrance car on faisait un enfant, mais pas avec celui qu'on aimait. Les homosexuels choisiront donc davantage d'utiliser la procréation assistée. A terme, il y aura autant de névroses et de problèmes psychiques chez ces familles que dans les autres, pas plus, pas moins. Cela ne se voit pas avec la première génération car se seront des enfants de familles aisées. Mais, on brandira ensuite les mêmes exemples d'enfants battus etc. A tort : on ne peut brandir la pathologie pour condamner la norme.

M. Jean-Pierre Sueur, président.  - Merci pour votre exposé et pour vos réponses aux questions. Nous continuons demain à entendre des personnes qui représentent des points de vue divers, sous la présidence de M. Jean-Pierre Michel, puisque je dois me rendre à la conférence de consensus convoquée par Mme Taubira, garde des sceaux, sur la récidive et le code pénal.