Réhabilitation des fusillés pour l'exemple
Mme la présidente. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l'exemple de la guerre de 1914-1918, présentée par M. Guy Ficher, à la demande du groupe CRC.
Discussion générale
M. Guy Fischer, auteur de la proposition de loi . - À l'aube du centenaire de la Grande Guerre, de nombreuses publications nous invitent à revisiter ce conflit. Malheureusement, peu nombreuses sont celles qui en donnent une vision complète. Bruno Drweski, historien à l'Inalco, résume ainsi sa genèse : « Non pas un éclair dans un ciel serein mais le résultat d'une accumulation de tensions et de frustrations, à l'échelle mondiale, dans la foulée des grandes découvertes qui avaient relié le Nouveau Monde à l'Europe, puis du partage du monde par la colonisation ». Les grandes puissances se sont affrontées pour le partage des richesses, des marchés, des ressources, pour la conquête des colonies et la recomposition des sphères d'influence. Accumulation d'horreurs aussi la succession de combats meurtriers qui faisaient perdre toute conscience de causes pour lesquelles il eût été important de se battre, de mourir ou de tuer.
Le cri d'Henri Barbusse « Guerre à la guerre ! » gagna ceux qui n'en pouvaient plus d'être traités comme de la piétaille. Dans Le Feu, il décrit avec une terrifiante justesse, les conditions des combats : « Un bruit diabolique nous entoure. On a l'impression inouïe d'un accroissement continu, d'une multiplication incessante de la fureur universelle. (...) Dans une odeur de soufre, de poudre noire, d'étoffes brûlées, de terre calcinée, qui rôde en nappes sur la campagne, toute la ménagerie donne, déchaînée. Meuglements, rugissements, grondements farouches et étranges, miaulements de chats qui vous déchirent férocement les oreilles et vous touillent le ventre. (...) Les balles qui écorchaient la terre (...) trouaient, labouraient les corps rigidement collés au sol, cassaient les membres raides, s'enfonçaient dans des faces blafardes et vidées, crevaient, avec des éclaboussements, les yeux liquéfiés, et on voyait sous la rafale se remuer un peu et se déranger par endroits la file des morts. ».
La question lancinante des fusillés pour l'exemple vient du refus de considérer cette guerre pour ce qu'elle fut.
À l'époque, la révolte des simples soldats, nationaux et émigrés, jetés avec un cynisme absolu dans l'arène meurtrière par des puissances insoucieuses de leur sort ; ensuite, le refus d'analyser historiquement cette guerre. Ces soldats furent passés par les armes après des conseils de guerre sommaires. Certains furent abattus par un officier à bout portant au détour d'une tranchée. Le nombre des fusillés pour l'exemple est évalué à plus de 600 pour 2 500 condamnations à mort prononcées sur 140 000 jugements. Les exécutions sommaires sont impossibles à recenser.
Dès la fin de la guerre, les familles de fusillés, relayées par l'Arac, la Ligue des droits de l'homme, la Libre Pensée, ont demandé leur réhabilitation. Une quarantaine de fusillés ont été réhabilités par la Cour de cassation dès janvier 1921.
Ensuite, une chape de plomb s'est abattue sur leur mémoire après la Seconde guerre mondiale : peut-être fallait-il éviter de noircir encore la réputation de l'armée de la débâcle... Le beau film de Stanley Kubrick, Les sentiers de la gloire, fut même interdit.
En 1998, le Premier ministre Lionel Jospin, à Craonne, a enfin émis le souhait que les fusillés soient réintégrés dans la mémoire collective. Dix ans plus tard, Nicolas Sarkozy -qui avait pourtant condamné avec toute la droite les propos de Lionel Jospin- exprimait à Verdun sa commisération à l'égard des fusillés pour l'exemple, et reconnaissait qu'ils n'avaient pas été des lâches.
J'ai regardé avec émotion le documentaire Adieu la vie, adieu l'amour, où l'on voit une petite-fille de fusillé se battre pour la réhabilitation de son grand-père. Hélas, les gouvernements successifs ont toujours refusé toute réhabilitation générale. L'historien Antoine Prost, quant à lui, note qu'un large consensus se dégage pour les relever de cette indignité qui a flétri leur mémoire et jeté l'opprobre sur leurs descendants. Il est temps pour le Sénat de se prononcer en faveur de la réhabilitation. Dans mon département du Rhône, le sous-lieutenant Chapelant a été réhabilité grâce aux efforts de sa famille et des associations telles que l'Association républicaine des anciens combattants (Arac) créée par Henri Barbusse, la Ligue des droits de l'homme, l'Union pacifiste de France. Celles-ci sont très actives : 3 conseils régionaux et 29 conseils généraux, dont celui de Corrèze quand François Hollande en était président, ont adopté un voeu en faveur de la réhabilitation.
Voilà pourquoi le groupe CRC vous invite à adopter cette proposition de loi, en la réaménageant si nécessaire pour obtenir un consensus. Et le 19 juin, jour de la mémoire de la Première guerre mondiale au Sénat, refuserons-nous la reconnaissance et le pardon à ces hommes injustement mis à mort ? En ce centenaire de la Grande guerre, ce geste participerait de l'éducation à la paix.
Nous n'avons entendu aucune raison compréhensible pour rejeter le texte et l'amendement de Mme Demessine. Certes, il faut écarter les espions, les criminels de droit commun avérés, mais ils ne sont que quelques dizaines.
Il est inacceptable d'en tirer argument pour refuser de réhabiliter ceux qui furent incontestablement des victimes de ce conflit.
Pour que le débat soit serein, nous proposerons une nouvelle rédaction, déclarative et dynamique, qui rétablit ces hommes dans leur honneur et autorise à inscrire leur nom sur les monuments aux morts -ce qui se fait déjà. Le débat sur les lois mémorielles n'a ici pas lieu d'être.
Au cours de mes années de mandats, qui vont s'achever, j'ai défendu l'humanité en France comme ailleurs. Pour la dernière fois, je fais appel à votre sens politique et à votre coeur pour que ces martyrs de la guerre soient enfin rétablis dans leur honneur et leur dignité. (Applaudissements à gauche et au centre ; M. Jackie Pierre applaudit également)
Mme Michelle Demessine, rapporteure de la commission de la défense . - La question des fusillés pour l'exemple est l'une des plus douloureuse de la Grande guerre. Je pense à Lucien Bersot, exécuté pour n'avoir pas voulu porter le pantalon tâché de sang d'un camarade, au sous-lieutenant Chapelant fusillé sur un brancard. Je pense à ces hommes soupçonnés d'automutilation quand ils avaient été blessés par des balles allemandes. Ces exemples nous bouleversent, d'autant que nous les appréhendons avec le regard d'aujourd'hui, pour lequel la mort n'est plus anodine et la justice et les droits de l'homme sont les valeurs les plus importantes en démocratie.
Le premier jour de la guerre, il y eut 17 000 morts, pour la plupart des paysans qui étaient la veille dans les champs.
Le débat évolue enfin. Lionel Jospin a ouvert la voie, plaidant en 1998, à Craonne, pour que les fusillés soient intégrés à la mémoire collective. Nicolas Sarkozy, en 2008, les a inclus dans son hommage aux morts de la guerre, à Douaumont. Récemment encore, François Hollande a invoqué l'esprit de la réconciliation.
Selon le comité d'experts présidé par Antoine Prost, environ 600 soldats furent fusillés pour des motifs strictement militaires. Les deux tiers de ces exécutions ont eu lieu pendant les premiers mois du conflit. Dans cette période difficile au plan militaire et politique, l'armée obtint la suspension des pourvois en révision, du droit de grâce du président de la République et la création de juridictions militaires d'exception qui jugeaient sans instruction et sans recours. C'est alors qu'eurent lieu les principales dérives : les affaires des fusillés de Vingré, de Souain et de Flirey.
Cette ligne très dure s'infléchit à la faveur de la reprise en main de l'armée par le pouvoir civil, où le Parlement joue un rôle éminent : un colloque y reviendra ici même cet après-midi.
Les conseils de guerre spéciaux sont supprimés fin 1915, une loi votée le 17 avril 2016 rétablit l'instruction, le recours en révision et le droit de grâce et introduit les circonstances atténuantes.
L'article unique de cette proposition de loi procède à une réhabilitation générale et collective des fusillés ; il comprend une demande de pardon de la part de la nation. En dehors de moments de flottement qui leur furent fatals, ces hommes furent de bons soldats. Plusieurs furent réhabilités dans l'entre-deux-guerres, à la faveur de révisions, par une procédure de droit commun d'abord, puis par une cour spéciale.
Les fusillés se verraient aussi attribuer le titre de « Mort pour la France » et leurs noms seraient inscrits sur les monuments aux morts. Plusieurs associations d'anciens combattants plaident en ce sens.
Les possibilités de révision étant limitées, le texte procède à une réhabilitation par la loi. Cependant, la notion de « fusillés pour l'exemple » n'a pas de sens juridique précis.
M. Gérard Longuet et M. Roger Karoutchi. - En effet.
Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Elle fait référence à des exécutions devant la troupe, ou d'hommes choisis au lieu d'autres. Les jugements rendus alors étaient, pour la plupart, conformes au code de justice militaire. Le législateur ne saurait les annuler a posteriori.
La loi ne saurait non plus réhabiliter indistinctement tous les fusillés. La nation ne saurait demander pardon d'avoir appliqué le droit en vigueur ni de s'être défendue. Enfin, la mention « Mort pour la France » est subordonnée au fait que le décès soit l'effet direct d'actes de guerre.
En tant que rapporteure, j'ai proposé, au lieu du texte initial, une reconnaissance morale et symbolique qui ne serait pas assortie de l'attribution de la mention « Mort pour la France ». Cette initiative s'inspire de celle engagée par le Royaume-Uni en 2006 pour la réhabilitation symbolique de tous les soldats de l'empire britannique exécutés en raison de manquements disciplinaires lors de la Première guerre mondiale. Je mesure la portée de ce texte pour être sénatrice du Nord, d'un territoire qui porte encore les stigmates de ce conflit et accueille de nombreux cimetières militaires britanniques.
Je propose un amendement co-signé par M. Billout en séance publique. La commission ne m'ayant pas suivie, elle a préféré s'en tenir à des mesures symboliques annoncées par le président de la République : ouverture d'une salle dédiée au musée des armées et numérisation des dossiers.
Il est important que le débat ait lieu en ce centenaire du début de la guerre, le jour consacré par le Sénat à sa commémoration. (Applaudissements à gauche ; M. Christian Namy applaudit aussi)
M. Kader Arif, secrétaire d'État auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants et de la mémoire . - Je mesure la solennité de ce débat, qui porte sur une question humaine, une question de coeur. L'histoire des fusillés s'est jouée dans l'ombre d'une guerre brutale, qui a jeté dans les tranchées 65 millions d'hommes. Elle ne doit pas occulter l'héroïsme des soldats morts au front, des « gueules cassées » qui ont porté l'empreinte de cette guerre dans leur chair jusqu'à la mort, ni des civils de l'arrière. Certains n'ont pas tenu, face à l'horreur du quotidien. Ils ont été condamnés pour n'avoir été que des hommes.
La pluralité des cas rend difficile toute réhabilitation générale. Joseph Mer a été exécuté, alors qu'il semble n'avoir jamais abandonné son poste. Lucien Bersot l'a été parce qu'il avait refusé de porter le pantalon tâché de sang d'un camarade. D'autres ont été exécutés sommairement par des officiers.
Ils furent fusillés devant leurs frères d'armes, pour donner l'exemple. Certains ont clamé face au peloton d'exécution qu'ils n'étaient pas des lâches mais que la condamnation était juste.
Le débat sur leur réhabilitation s'est ouvert dès après la guerre. Plusieurs lois d'amnistie ont été votées, une cour de révision spéciale créée en 1932. Certains fusillés ont été réhabilités et se sont vu reconnaître la qualité de « Mort pour la France ».
En 1957, dans le film Les sentiers de la gloire, de Stanley Kubrick, le grand public découvre les conditions de ces drames : le film fut censuré en France jusqu'en 1975.
En 1998, Lionel Jospin appelait à ce que les fusillés pour l'exemple réintègrent notre mémoire collective. Dix ans plus tard, le président Sarkozy reconnaissait qu'ils ne s'étaient pas déshonorés mais étaient allés jusqu'au plus extrême de leurs forces.
C'est dans leur sillage que j'ai voulu m'inscrire, attribuant la mention « Mort pour la France » au lieutenant Chapelant, l'un des trois soldats de Kubrick, fusillé sur sa civière. Son nom sera inscrit sur le monument aux morts de sa commune.
J'ai demandé un état des lieux complet. C'est aussi la volonté du président de la République d'aborder la question avec rigueur, sans trahir l'histoire. Aucun des Français ne doit être oublié, a-t-il dit, demandant l'ouverture d'une salle dédiée au musée des armées et la mise à disposition du public des dossiers numérisés. Le ministre de la défense s'est mis au travail, car la plus grande reconnaissance passe par la connaissance. La direction du musée a souhaité se faire assister d'un comité d'experts présidé par Antoine Prost. Les visiteurs découvriront désormais l'histoire des fusillés, grâce à des photographies et aux actes d'exécution. Si des lettres des fusillés à leur famille subsistent, le musée est prêt à les exposer.
Les nouvelles salles seront inaugurées le 7 novembre : l'engagement sera tenu. Dès l'entrée, l'écran d'accueil mentionnera les soldats fusillés. Le musée disposera de la base de données de tous les fusillés, en cours de constitution. Jamais une telle recherche n'avait été accomplie par l'État. Les fusillés de guerre seraient en fait au nombre de 918, et non de 650. Cinq vacataires ont été recrutés pour numériser les dossiers. Le ministre n'a pas encore reçu l'accord de la Cnil mais nous l'espérons pour cet été.
C'est avec la volonté de construire une mémoire apaisée que la France aborde ce centenaire. Avec un message de fraternité et le souci de rendre hommage à tous les oubliés. C'est dans cet esprit de réconciliation que nous pourrons réintégrer les fusillés à la mémoire collective, en évitant toute repentance.
La question n'est pas seulement juridique mais humaine. Cette proposition de loi, toutefois, n'apporte pas une solution satisfaisante. Mon avis sera défavorable.
M. Christian Namy . - Le 28 juin, nous fêterons le triste anniversaire de l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand d'Autriche à Sarajevo, prélude de la Première guerre mondiale. Appellation bien pudique pour une boucherie humaine qui fit 10 millions de morts, dont 1,5 million en France, dans l'enfer des tranchés boueuses et pestilentielles où fut ensevelie toute une génération.
Permettez au président du conseil général de la Meuse d'être particulièrement sensible à ce sujet qui porte la mémoire de Verdun, de l'Argonne, des Éparges. Nous avons tous lu Ceux de 1914.
Des fusillés pour l'exemple, dit-on. Parlons-nous des soldats de 18 ans qui furent fusillés parce qu'ils n'étaient pas sortis assez vite d'une tranchée ? Jetés en pâture à l'ennemi, ils ne pouvaient s'empêcher de se retourner vers leurs officiers en murmurant « Assassins, assassins ». Est-ce cela, le prix de la discipline dans les rangs ? Il s'agissait d'exécuter pour dissuader. Antoine Prost rapporte le cas des sous-lieutenants Herduin et Millant qui se replient avec leurs hommes après un assaut manqué et qui sont condamnés pour abandon de poste ! Devant le peloton d'exécution, le sous-lieutenant Herduin, qui se savait victime d'une injustice, dit aux soldats qu'il n'était pas un lâche, leur demanda de ne pas l'imiter s'ils se retrouvaient dans la même situation et de le viser au coeur...
En 2009, le département de la Meuse a érigé une stèle en leur honneur, à Fleury, un des villages détruits dans la zone rouge de Verdun et jamais reconstruit.
Cette proposition de loi tend à réhabiliter collectivement les fusillés pour l'exemple. La question est légitime. Pendant trop longtemps, ces hommes ont été qualifiés de soldats indignes, leurs familles marquées du sceau de l'infamie. Souvenez-vous du film Joyeux Noël. Qu'aurions-nous fait, à tout juste 18 ans ?
Les propos de Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy et François Hollande ont été rappelés. Après la réhabilitation morale est venu le temps de la réhabilitation législative. Je suis donc tenté de voter cette proposition de loi, signal très fort adressé au Gouvernement en cette année de commémoration.
Certes, tous les fusillés ne peuvent être réhabilités. Si une réhabilitation au cas par cas a lieu, comme M. le ministre semble s'y être engagé, j'en serais heureux. Pour l'heure, le groupe UDI-UC ne prendra pas part au vote.