SÉANCE

du jeudi 4 mai 2023

84e séance de la session ordinaire 2022-2023

Présidence de Mme Laurence Rossignol, vice-présidente

Secrétaires : M. Jean-Claude Tissot, Mme Marie Mercier.

La séance est ouverte à 10 h 30.

Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.

Comment rendre possible le retour en Ukraine des enfants déportés en Fédération de Russie ?

Mme la présidente.  - L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : « Comment rendre possible le retour en Ukraine des enfants déportés en Fédération de Russie ? », à la demande du RDPI.

M. André Gattolin, pour le RDPI .  - (Applaudissements sur les travées du RDPI ; Mme Esther Benbassa applaudit également.) Depuis la nuit des temps, les atrocités qui accompagnent la guerre sont légion et témoignent de la face obscure de ce que nous osons encore appeler l'humanité.

Les deux guerres mondiales et les génocides contre les Arméniens, les populations juives et les paysans ukrainiens illustrent ce qu'est la guerre totale, qui s'applique au-delà du champ de bataille et implique toute la population, y compris les plus vulnérables. Ainsi, les enfants ne sont plus seulement des victimes, mais des otages et des cibles délibérées. Déporter ou tuer l'enfant de l'ennemi devient une arme.

La quatrième Convention de Genève, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, a précisément pour objet d'y mettre fin. Or ces crimes contre l'humanité et ces génocides n'ont pas cessé, en Asie, en Afrique, en Amérique latine et même en ex-Yougoslavie.

Mais l'invasion russe de l'Ukraine est sans précédent en Europe depuis 1945. Parmi des atrocités sciemment orchestrées, le sort réservé aux enfants est le plus ignoble. La Russie procède à leur transfert massif et forcé vers son territoire, au prétexte de les protéger.

C'est une caractéristique des régimes totalitaires que de mettre les enfants au coeur de leur rhétorique propagandiste, dans laquelle enlever devient accueillir, éradiquer la culture de l'ennemi devient éduquer.

Les déportations ont commencé dès les premières semaines de l'invasion. L'ouverture de couloirs dits humanitaires vers la Russie y a fortement contribué. Ainsi, plus de 700 000 enfants y auraient été déplacés, sous le contrôle du Kremlin et en l'absence des ONG et des autorités ukrainiennes, ce qui compromet toute documentation du nombre de personnes et d'enfants déportés.

Ce n'est que depuis février 2023 et les travaux méticuleux de l'université de Yale que nous en savons un peu plus sur l'existence d'une quarantaine de camps de déportation en Russie, et des centres de tri dans lesquels les enfants sont séparés de leurs parents avant leur rééducation ou placement dans des familles russes, avec changement d'état civil.

Des milliers d'enfants ont fait par ailleurs l'objet de véritables rafles dans les orphelinats ou les écoles. Dans les zones de combat, des familles, croyant envoyer des enfants en colonie de vacances, ne les ont plus revus depuis des mois. Mes chers collègues, imaginez leur sentiment de culpabilité !

Le travail d'enquête est difficile et ne sera guère facilité une fois le territoire ukrainien reconquis, la Russie s'acharnant à détruire les preuves.

Ces éléments justifient que l'on dénonce un crime de génocide et qu'on appelle tous les États et les organisations à documenter ces actions et à tout faire pour le retour des enfants. C'est une urgence vitale. Rien ne serait pire que l'impunité par manque de preuves.

Sans justice, il n'y aura ni paix ni possibilité pour ces enfants de se reconstruire. Nous devons donc garantir la justice, rien que la justice, mais toute la justice. C'est le sens de la proposition de résolution que j'avais déposée le 10 février dernier au Sénat, enrichie grâce à Nadia Sollogoub, présidente du groupe d'amitié France-Ukraine, ainsi que Claude Kern et Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteurs des commissions des affaires européennes et des affaires étrangères.

Adopté à l'unanimité par celles-ci, ce texte est devenu officiellement résolution du Sénat le 17 avril dernier. Je vous en remercie. (Applaudissements)

Mme la présidente.  - Je vous informe de la présence en tribune de Son Excellence M. l'ambassadeur d'Ukraine, que je remercie d'assister à nos débats. (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et applaudissent.)

M. Jacques Le Nay .  - La guerre en Ukraine pousse une génération d'enfants au bord du précipice, titrait l'Unicef en février 2023. Depuis plus d'un an, les enfants ukrainiens subissent les horreurs de la guerre.

Mais cela ne suffisait pas à la Russie, non plus que la confrontation à la mort, la privation des services de base, le doublement du nombre d'enfants pauvres, la privation de scolarité pour cinq millions d'entre eux... Il a fallu qu'elle y ajoute l'enfer de la déportation pour 19 000 d'entre eux, sans tenir compte des territoires occupés.

Ces transferts forcés n'ont rien d'une colonie de vacances. Commencés avant même février 2022 à Donetsk et à Luhansk pour les enfants orphelins ou handicapés, ils se sont amplifiés avec l'invasion qui a conduit les populations civiles à fuir vers la Russie, donnant lieu à une séparation entre parents et enfants qui se traduit parfois par le meurtre des parents. Je vous renvoie à la résolution de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe du 27 avril.

Une fois transférés, les enfants sont placés en famille d'accueil en vue de leur russification, avec l'attribution forcée de la nationalité russe, interdiction de parler ukrainien et exposition à la propagande.

C'est naturellement contraire au droit international et cela répond à la définition du crime de génocide selon la convention de 1948. Vous aurez du mal à le croire, mais la Russie a signé et ratifié cette convention.

Je salue l'initiative d'André Gattolin. Notre assemblée joint sa voix à celles de l'ONU, du Parlement européen et de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Toutes ces organisations ont manifesté leur indignation et exigé la condamnation ferme de cette politique d'État. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe n'a pas non plus hésité à qualifier ces actes de génocidaires.

Si l'ensemble de la communauté internationale s'insurge, c'est parce que cet enjeu dépasse le seul cadre du conflit entre l'Ukraine et la Russie. Olena Zelenska, première dame d'Ukraine, l'a dit : quand les droits de l'enfant sont menacés dans un pays du monde, ils sont menacés partout.

Il faut permettre le retour de ces enfants avant que le lavage de cerveaux n'ait effacé définitivement leur identité. Il faut faire pression sur la Russie pour que des organisations puissent les recenser et les rapatrier. Ensuite viendra le temps de la justice.

Je salue la décision de la Cour pénale internationale (CPI) du 17 mars 2023 d'émettre des mandats d'arrêt contre Vladimir Poutine et la commissaire russe aux droits des enfants, Maria Lvova-Belova, mais il faudrait l'élargir et viser le patrimoine de tous les responsables de la chaîne.

Pour que justice soit faite, il faut recenser les actes. Les faits sont têtus et la Russie ne pourra pas éternellement fuir ses responsabilités. Qu'elle soit prévenue : nous ne fermerons pas les yeux, nous ne nous tairons pas. Les enfants ukrainiens sont nos enfants, et les enfants sont notre avenir. (Applaudissements)

Mme Esther Benbassa .  - Le 24 février 2022, nous assistions, horrifiés, aux premiers bombardements russes sur Kiev. Plus d'un an plus tard, la guerre continue de faire rage. La Russie a commis toutes sortes d'exactions, jusqu'au massacre de masse de civils, comme à Boutcha.

Le 11 mars 2023, le procureur général d'Ukraine a annoncé qu'au moins 464 enfants ukrainiens étaient morts depuis le début du conflit et que plus de 16 000 enfants avaient été déportés.

Je ne pensais pas avoir à employer le terme de génocide aujourd'hui. Ce type de déportations a commencé en 1453 avec la prise de Constantinople par Mehmet II, qui a remplacé la population de la ville. Il y en eut bien d'autres après, jusqu'aux heures les plus sombres de notre histoire.

Rien ne semble freiner Vladimir Poutine. La CPI a lancé un mandat d'arrêt contre lui. Le Conseil de l'Europe qualifie l'enlèvement des enfants ukrainiens de crime de génocide et exige leur rapatriement.

Par ailleurs, l'ONG Save Ukraine est parvenue à rapatrier seulement 17 enfants ukrainiens. Faute d'accord diplomatique, elle doit se plier aux règles strictes édictées par la Russie.

Quel soutien pouvons-nous apporter à cette ONG ? Nous ne pouvons nous habituer à ces exactions. Notre devoir de mémoire nous oblige à ne pas abandonner ces enfants ukrainiens, qui auraient pu être les nôtres. (Applaudissements)

M. André Guiol .  - Nous remercions André Gattolin et tout le groupe RDPI pour leur engagement.

Comme si la guerre ne portait pas en elle-même assez d'atrocités, l'imagination du pouvoir russe est sans limites : après les bombardements d'hôpitaux et d'écoles, nous découvrons la déportation d'enfants ukrainiens vers la Russie.

Des centaines d'enfants de la région de Kherson ont été ainsi envoyées en « colonies de vacances », d'autres ont été enlevés après l'assassinat ou l'incarcération de leurs parents. Comment connaître leur nombre exact ? Près de 20 000, mais peut-être dix fois plus. Comment permettre leur retour ?

Il faut évidemment soutenir toutes les ONG impliquées, ainsi que les autorités ukrainiennes. L'association Save Ukraine connaît bien le processus de ces enlèvements et pourra documenter les exactions. Il faut lui fournir des moyens humains.

La pression diplomatique est également nécessaire. La Russie ne peut certes pas reconnaître la bassesse de ces actions, qui n'ont donc pas d'existence officielle. Il appartient à la Croix-Rouge et à l'ONU, dont la Russie vient de prendre la tête du Conseil de sécurité, de proposer un dispositif de règlement.

Rappelons que la Russie a ratifié la convention sur les droits de l'enfant. Il appartient à la France de mettre la question des droits de l'enfant à l'ordre du jour du Conseil de sécurité sur la base de la résolution 2427 adoptée en 2018, et de mettre la Russie devant ses contradictions.

Le temps joue contre les enfants, russifiés et endoctrinés.

Une approche globale s'impose, et une doctrine de prévention doit être mise en oeuvre à travers deux axes.

D'une part, aidons les autorités ukrainiennes à éloigner les enfants du théâtre de guerre et utilisons les réseaux sociaux pour mener une guerre informationnelle sur cette question : il faut mettre les familles d'accueil russes devant leurs responsabilités. Savent-elles seulement qu'elles se rendent complices de crimes de guerre ?

D'autre part, il faut une réponse pénale. La CPI a été saisie, c'est une bonne chose. Nous pouvons nous réjouir des mandats d'arrêt pour crime de guerre et déportation illégale contre Vladimir Poutine et la commissaire russe aux droits de l'enfant, Maria Belova.

Rappelons à la Russie ce vieil adage : bien mal acquis ne profite jamais. Ces enfants sont une bombe à retardement pour un peuple qui mérite bien mieux au regard de son histoire. (Applaudissements)

Mme Pascale Gruny .  - (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains ; Mme Brigitte Devesa applaudit également.) Nous allons nous répéter ce matin, mais c'est nécessaire. Depuis plus d'un an, l'agression russe se poursuit, entraînant avec elle son cortège de morts et de destructions.

Comme le dit António Guterres, ces actes sont un affront à notre conscience collective. Chaque victime suscite notre indignation et parfois une légitime colère, mais le sort des enfants nous révolte particulièrement. Ils sont la figure même de l'innocence face à la barbarie.

Plus de 500 d'entre eux sont morts, des milliers ont été blessés. Ils sont orphelins, vivent dans des conditions déplorables, mais sont aussi déportés - ce mot qu'on croyait banni à jamais s'impose pour décrire la réalité.

Entre les 20 000 formellement identifiés et les 700 000 estimés par des sources y compris russes, il reste difficile de connaître précisément le nombre d'enfants concernés.

Ces déportations sont cyniquement revendiquées au nom d'une prétendue mise à l'abri des combats.

Certes, la rhétorique du Kremlin nous avait habitués de longue date à ces accommodements avec la réalité. Mais la propagande russe se mue en caricature du 1984 d'Orwell, et donne raison à Soljenitsyne, pour qui « tout homme qui choisit la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle ».

Les mensonges prolifèrent pour justifier la guerre dans un récit bancal où les Ukrainiens sont réduits à un rôle de néonazis, l'Ukraine une province injustement séparée de la mère patrie russe et où la nation ukrainienne n'existe tout simplement pas.

La fable russe est d'une incroyable inconsistance. Alors, pour que la réalité rejoigne la fiction, Moscou cherche à russifier les territoires occupés.

Dans cet esprit, la Russie cherche à déporter les enfants pour priver l'Ukraine de son avenir. Le système est complexe : les enfants sont ciblés, puis isolés de leur famille. La perfidie est poussée jusqu'à l'incitation à envoyer ces enfants dans des pseudo-colonies de vacances loin des zones à risque, en réalité des camps de rééducation qui s'étendent jusqu'en Sibérie - terrible évocation du Goulag.

Pour d'autres, c'est l'adoption par des familles russes, présentée comme un acte de pure bienveillance. Plusieurs décrets ont été pris pour faciliter les changements de nationalité et de filiation. Ces actes s'apparentent au crime de génocide, car seule l'intention finale suffit à le caractériser.

Sans hésitation, en revanche, ils relèvent des crimes de guerre, comme la CPI l'a retenu en lançant le 17 mars un mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine et la commissaire russe aux droits de l'enfant. C'est un coup de tonnerre, s'agissant du chef d'un État membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. À défaut d'être condamnée sur le plan judiciaire, la Russie n'étant pas partie au statut de Rome, il faut la condamner sur le plan politique.

Comment rendre possible le retour des enfants ? Rien, ni la contestation internationale ni les sanctions, ne fait reculer Poutine.

Il faut, d'une part, faire connaître ces méfaits aux Russes, comme la proposition de résolution européenne adoptée sous l'initiative de M. Gattolin y contribue. D'autre part, nous devons faire pression sur le plan diplomatique : le Gouvernement pourrait impulser une initiative multilatérale pour ouvrir des routes de retour et des canaux de communication.

Les familles ukrainiennes doivent savoir qu'elles ne sont pas seules et que nous nous tenons à leurs côtés. Certaines se sont lancées dans des périples extraordinaires, à travers plusieurs frontières jusqu'en Russie, pour retrouver leurs enfants, aidés par des ONG qui mènent un travail de localisation et d'identification. Un peu plus de 300 enfants ont pu ainsi retrouver leur famille : malgré l'immensité des difficultés, le retour est possible. Voilà la piste d'action mise en avant par la résolution.

L'Ukraine a besoin de notre aide pour faire cesser l'invasion. Continuons à la lui apporter sans réserve, mais aidons aussi ces familles. Soyons au rendez-vous pour que cette génération traumatisée ne soit pas une génération volée. En philosophie, j'avais dû répondre à cette question : un acte humain peut-il être inhumain ? Nous en avons ici la réponse. (Applaudissements)

Mme Colette Mélot .  - Poutine tente de faire disparaître l'Ukraine en affirmant qu'elle n'était ni un pays ni un État. Après avoir grignoté son territoire en Crimée et au Donbass, il a tenté une invasion totale qui s'enlise et s'avère un échec sanglant, avec des milliers de morts et des millions de personnes déplacées. Poutine vise désormais délibérément les populations civiles, concentrant ses tirs sur les structures énergétiques, des habitations, des maternités. On ne compte plus les atrocités de Wagner, les actes de torture ni les violences sexuelles.

Malgré la tragédie, l'Ukraine résiste à l'envahisseur. Mais Poutine poursuit son travail de négation de la culture ukrainienne. Plus de 16 000 enfants ukrainiens auraient ainsi été transférés de force vers la Russie : Poutine cherche à s'emparer de l'avenir de l'Ukraine. Des enfants de tous âges seraient rééduqués dans des camps pour devenir pro-russes. Un système étatique d'adoption est géré par la commissaire aux droits de l'enfant. Ces transferts forcés d'enfants constituent une atteinte non seulement aux familles, mais à la nation tout entière ; ils sont constitutifs du crime de génocide, puisqu'ils visent à effacer l'idée même de leur patrie.

Le Sénat, grâce à la proposition de résolution d'André Gattolin, a affirmé sa position : nous condamnons l'agression de Poutine et les actes commis contre la population. Mais il faut aussi trouver les moyens de remédier à cette situation.

Il convient de faire toute la lumière sur ces événements, d'identifier les filières, les modes opératoires et les complices de ces crimes contre l'humanité. Justice doit être rendue.

Les investigations doivent nous permettre de retrouver les traces des enfants transférés, pour les réunir à leur famille.

Tous les acteurs de la communauté internationale, États et ONG, doivent lutter contre ces crimes. La guerre pèsera longtemps sur les institutions internationales. La France, engagée pour la paix, doit faire tout son possible pour lutter contre les crimes de Poutine, comme elle l'a fait en envoyant des équipes spécialisées pour enquêter sur les massacres de Boutcha. Nous devons faire de même pour enquêter sur ces transferts d'enfants. Nous devons faire tout notre possible pour préserver l'avenir de l'Ukraine, en commençant par celui de ses enfants : c'est essentiel. (Applaudissements)

M. Guillaume Gontard .  - Je remercie André Gattolin pour cette initiative, qui fait écho à sa proposition de résolution transpartisane : notre assemblée doit se joindre à l'indignation de la communauté internationale.

Depuis plus d'un an, le dictateur russe utilise les moyens les plus abjects ; les femmes et les enfants en sont les premières victimes. Crimes de guerres, viols, enlèvements d'enfant : l'armée russe ne recule devant aucune barbarie pour tenter de saper le moral des Ukrainiens.

Plus de 16 000 enfants auraient déjà été enlevés et conduits dans des camps d'endoctrinement, où ils apprennent à se battre et où les conditions de vie sont épouvantables - vêtements sales, insultes... Poutine a assoupli la procédure de naturalisation des enfants ukrainiens. Selon Human Rights Watch, en décembre dernier, 400 enfants ukrainiens avaient déjà été adoptés par des familles russes.

Ces agissements inacceptables doivent cesser : comme l'a dit le procureur de la CPI, les enfants ne peuvent pas être traités comme un butin de guerre. Malgré les poursuites entamées par la CPI, seuls 300 enfants ukrainiens ont pu retrouver leur famille. Pour aider ces retours, le Gouvernement doit plaider pour un élargissement des sanctions et soutenir Eurojust et le centre international de poursuite pour les crimes commis en Ukraine.

La période n'appelle pas plus de diplomatie, mais plus de fermeté. Or au risque d'aider la Russie, le Gouvernement a autorisé Framatome à collaborer avec des entreprises russes comme Rosatom pour la construction d'une centrale nucléaire en Hongrie. C'est inacceptable ! La France doit respecter ses engagements et ne peut pas participer à des projets qui pourraient alimenter la machine de guerre russe.

Nous comptons sur vous, madame la ministre. Le Président Zelensky vient d'arriver à La Haye : nous lui transmettons tout notre soutien et notre condamnation sans équivoque des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité subis par son peuple. (Applaudissements)

M. Bernard Buis .  - Le simple mot de « déportation » réveille le spectre des heures les plus sombres de notre humanité. Il y a quelques décennies, des millions de personnes étaient exécutées au simple motif qu'ils étaient juifs. Le déplacement contraint des enfants relève de la même logique. Sur les 19 384 mineurs déportés recensés par le gouvernement ukrainien, seulement 361 ont réussi à échapper aux griffes de l'aigle bicéphale, grâce aux opérations menées par les ONG. L'université de Yale dénombre au moins 43 camps de concentration d'enfants en Russie. Il faut aussi ajouter les 500 enfants tués et les 1 000 blessés. Les 5,5 millions d'enfants ukrainiens sont les premières victimes de cette barbarie.

Peut-on parler de crime d'agression et de crime de guerre ? À n'en pas douter. Les instances internationales ont réuni les preuves de crimes commis dès le début du conflit. Quant à la qualification de génocide, elle doit être manipulée avec prudence. Le débat juridique a été amorcé. Il sera tranché par les juges, mais je note que Robert Badinter considère ces actes comme une forme de génocide culturel, car ils résultent de l'intention d'écraser l'identité des enfants.

Au-delà du droit, il est avant tout question de vies humaines. Les tortures et les déportations ont des conséquences dramatiques. Les déportations de nourrissons auront des séquelles irréversibles. Comment rendre possible le retour de ces enfants qui grandissent en dehors de leur pays natal, sans parents ni souvenirs ?

La situation pourrait s'aggraver encore, toute une nation pourrait être privée de ses enfants.

Je m'interroge : si l'action de l'Unicef déçoit, est-ce de sa responsabilité ? Ne devrait-on pas repenser son fonctionnement ? Depuis sa création en 1945, l'Unicef s'est engagée incontestablement en faveur des droits de l'enfant chaque fois qu'il le fallait. Mais dans la guerre d'Ukraine, qui figurera peut-être dans les livres d'histoire comme l'un des conflits majeurs du XXIe siècle, son rôle peut être questionné. Se pose la question de la réforme de l'ONU, à l'heure où les autorités russes demandent l'élimination du président ukrainien en réponse à une prétendue attaque de drone sur le Kremlin.

Comme le dit l'auteur Raoul Marc Jennar « si des historiens relèvent les faits, les juges, eux, doivent examiner les intentions, rechercher les mobiles et analyser les modalités d'exécution ».

Pour reprendre les mots de Robert Badinter, nous avons le devoir de préparer le jugement d'hommes comme Poutine et de réunir toutes les preuves à cet effet.

Je remercie M. Gattolin d'avoir provoqué ce débat. (Applaudissements)

M. Jean-Yves Leconte .  - Nous évoquons un drame : le plus grand transfert de population forcé depuis la Seconde Guerre mondiale, et il s'agit d'enfants.

Ces transferts, commencés avec l'invasion de la Crimée, s'effectuent à grande échelle depuis l'agression russe de 2022. Si certains parlent de 700 000 enfants, 150 000 d'entre eux au moins auraient été déportés d'après le défenseur des droits ukrainien, 19 000 enfants étant clairement localisés sur le territoire russe et 43 centres de rétention identifiés. Les rafles, les récits de séparation et de transferts forcés font froid dans le dos, notamment lors de l'évacuation de Marioupol.

Localiser les enfants est si difficile que seuls 363 d'entre eux ont pu retrouver leurs parents en Ukraine. Les échanges entre prisonniers russes et enfants ukrainiens existent, mais ils sont très rares. À Zaporijjia, les employés de la centrale ont vu leurs enfants capturés, et été soumis à un chantage affreux : si vous ne prenez pas la nationalité russe, vous ne les reverrez jamais.

La commissaire aux droits des enfants et le président Poutine sont visés par un mandat d'arrêt de la CPI, qui a conduit les autorités d'Afrique du Sud à suggérer à Vladimir Poutine de ne pas se rendre au sommet des Brics, car il risquerait une arrestation.

Les enfants transférés subissent une formation idéologique, et sont remontés contre la nation ukrainienne. Ces éléments constituent un crime de génocide. L'ensemble de la chaîne de commandement et d'exécution de ces crimes pourra être accusé de complicité.

Malgré la propagande, la société russe reste réservée : peu d'adoptions ont lieu, en définitive, sauf dans des institutions religieuses où la maltraitance est le lot commun. La rupture des liens familiaux et l'effacement de l'état civil ukrainien participent aussi du crime.

Madame la ministre, il faudra être vigilant : l'émission par la Russie d'un état civil falsifié doit attirer la vigilance des nations européennes. Aucune société ne doit y prêter la main.

Il ne saurait y avoir d'impunité. Il faut punir, mais aussi réparer, et permettre aux enfants de retrouver leurs familles. Je salue la mobilisation de la France et de sa société civile, de l'Association pour l'Ukraine, qui a saisi la CPI, du Conseil national des barreaux, qui a conduit une première délégation d'avocats européens en Ukraine, ainsi que l'application Reunite Ukraine développée en partenariat avec les autorités ukrainiennes pour aider les familles à se retrouver.

Je salue les résolutions adoptées à l'Assemblée nationale et au Sénat, à l'initiative d'André Gattolin : il était indispensable de réagir au plus vite.

La Russie prétend agir au nom du droit humanitaire en faisant sortir les enfants des zones de conflit. Mais de la part d'un belligérant, cela constitue un crime de guerre. Quand on empêche l'identification, que l'on nie l'identité ukrainienne des enfants et leurs liens de filiation, il ne saurait s'agir d'une action de protection, mais bien d'une séparation forcée, d'un crime de guerre et probablement de génocide. Aussi est-il intolérable de laisser ce crime impuni.

Le Gouvernement doit lui aussi prendre des engagements. L'Unicef étant une organisation de l'ONU, nous devons faire pression, avec nos partenaires, pour qu'elle puisse accéder aux enfants qui sont en Russie. Elle est prête, nous devons l'y aider. L'Unicef doit également pouvoir mener un travail d'observation et d'identification des enfants. Enfin, il est important que la conférence internationale sur cette question annoncée par la présidente de la Commission européenne soit à haut niveau, avec participation de l'ONU, de l'Unicef, et du Comité international de la Croix-Rouge.

Il conviendrait aussi de reprendre la proposition de loi de Jean-Pierre Sueur qui élargit les compétences du juge français en matière de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.

Rien ne doit manquer à notre solidarité envers l'Ukraine. Longue vie aux enfants d'Ukraine. Slava Ukraini ! (Applaudissements)

M. Pierre Laurent .  - Ce débat braque les projecteurs sur un drame terrible. Les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens vers la Russie sont un crime injustifiable que nous appelons à condamner.

Les chiffres exacts sont difficiles à établir. Selon le gouvernement ukrainien, 16 000 enfants auraient été transférés de force vers la Russie avant la fin du mois de février ; l'ONG américaine Conflict Observatory recense 6 000 enfants, Human Rights Watch évoque plusieurs milliers. Bref, ces transferts sont massifs et violent le droit international. Ils constituent au minimum un crime de guerre.

La Russie inscrit ce projet de transferts forcés dans son entreprise d'annexion des territoires occupés et de russification. La résolution votée par le Sénat insiste sur la nécessité de documenter ces actes afin d'en condamner tous les responsables.

L'Unicef dénonce en permanence les ravages causés par les guerres sur les enfants. Près de 250 millions d'enfants grandissent dans des zones de conflit, et 125 millions sont directement impactés par les violences. Les enlèvements de masse visant les enfants sont une nouvelle tendance inquiétante, qui s'ajoute aux déplacements, aux séparations, aux violences sexuelles, à la déscolarisation, à la malnutrition et à la maladie... Les traumatismes vécus les marqueront toute leur vie.

Selon Catherine Russell, directrice générale de l'Unicef, la quasi-totalité des enfants en Ukraine vivent des événements traumatisants ; ceux qui ont fui courent un risque élevé d'être séparés de leur famille et d'être victimes de violences, de maltraitance, d'exploitation sexuelle et de traite. Nous savons que la Russie exploite honteusement cette détresse avec les transferts forcés. C'est pourquoi l'Unicef appelle à un cessez-le-feu immédiat en Ukraine et à la protection de tous les enfants. C'est de paix dont les enfants ont avant tout besoin. Le groupe CRCE a soutenu la résolution du Sénat et se réjouit de ce débat. (Applaudissements)

Mme Laurence Boone, secrétaire d'État chargée de l'Europe .  - L'agression russe a des conséquences épouvantables sur les enfants, dont les droits sont violés et le futur probablement brisé.

La Russie a sciemment bombardé des lieux où se trouvaient des enfants : hôpitaux, maternités, écoles... Elle s'est rendue coupable de meurtres, de blessures, de déportations, de violences sexuelles contre des enfants.

Comptez sur nous pour lutter sans relâche pour que les enfants déportés retrouvent sans délai leur foyer.

La Russie a en effet recours à une propagande cynique, elle a déversé ses mensonges lors de sa présidence du Conseil de sécurité des Nations unies.

Le Gouvernement s'est emparé très tôt du sujet. La ministre Colonna l'a abordé, publiquement et en privé, aux Nations unies.

Premier enjeu : la documentation des déportations. Dès le 4 mars 2022, la France a soutenu la création d'une commission indépendante par le Conseil des droits de l'homme pour faire toute la lumière. Ses conclusions sont claires : des enfants ont été transférés de force vers les territoires temporairement occupés ou déportés en Russie et placés dans des familles russes. Ces faits constituent des crimes de guerre.

Avec 45 autres États, dans le cadre du mécanisme de Moscou de l'OSCE, nous avons mandaté des experts indépendants pour établir un rapport qui sera présenté aujourd'hui. Cette documentation est nécessaire à la justice. Il est vrai qu'il a été difficile d'estimer précisément l'ampleur du phénomène, la Russie empêchant l'accès des experts.

Le Conseil de l'Europe travaille à un registre des dommages, que nous soutenons, et nous avons organisé dernièrement une réunion ouverte du Conseil de sécurité sur ce sujet, pour maintenir la pression sur la Russie.

Vous l'avez dit, ces crimes ne doivent pas rester impunis. En mars dernier, la CPI a émis des mandats d'arrêt contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, commissaire russe pour les droits de l'enfant - un titre pour le moins ironique. C'est un signal très fort. Les faits que nous dénonçons sont d'une extrême gravité. Nul ne pourra échapper à la justice. Nous apportons tout notre soutien à la Cour pour que justice soit faite.

Je rappelle que nous avons des magistrats en Ukraine, un laboratoire d'ADN, des policiers qui documentent les exactions perpétrées par la Russie en Ukraine. Nous continuons d'appuyer le travail des juridictions.

Enfin, en matière de protection des droits des enfants, nous avons augmenté notre soutien financier à l'Unicef et engagé une campagne internationale désormais soutenue par 114 États. Nous oeuvrons pour que l'Unicef puisse agir dans cet univers d'agression épouvantable.

Nous travaillons avec la Commission européenne en vue d'une conférence sur le rapatriement des enfants déportés. J'ai entendu la demande d'une participation à haut niveau.

Monsieur Gontard, la France veille au strict respect des sanctions européennes prises contre la Russie. À ce stade, l'Union européenne n'a pas adopté de sanctions visant le nucléaire, mais nous dialoguons avec nos partenaires européens et avec les autorités ukrainiennes pour des sanctions ciblées.

Monsieur Gattolin, je vous remercie de votre engagement crucial sur ce sujet. Je me réjouis que votre proposition de résolution ait été adoptée en commission des affaires étrangères. Merci ! (Applaudissements)

M. André Gattolin, pour le groupe RDPI .  - Merci à tous pour ce travail devenu collectif. Nous avons un sentiment d'impuissance devant cette situation absurde. Et en même temps, que de chemin parcouru ! Quand j'ai été interpellé pour la première fois en fin d'année dernière par le collectif de chercheurs et d'universitaires « Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre », personne ne croyait à la mobilisation de la CPI. Entre-temps, le procureur s'est déplacé, a pris des décisions, jusqu'à prendre ces deux mandats d'arrêt. C'est un début.

Le sujet est maintenant sur la place publique internationale. On appelle cela du name and shame, nommer et mettre au ban, c'est-à-dire bannir, mais aussi convoquer au banc des accusés, préparer la justice.

Il est urgent de documenter ces faits. Une partie des preuves a déjà disparu.

Le Parlement polonais a été le premier à voter une résolution sur ce sujet, qui va jusqu'à parler de trafic d'êtres humains. Je me réjouis que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe ait voté à l'unanimité une résolution la semaine passée.

En janvier dernier, quand j'évoquais ces questions devant Mme Oleksandra Matviichuk, directrice du Centre pour les libertés civiles, le sujet n'était pas dans l'actualité. Aujourd'hui, il se passe quelque chose dans l'opinion. Le Gouvernement de l'Afrique du Sud met la pression pour que Vladimir Poutine ne se rendre pas au sommet des Brics car il serait dans l'obligation de l'arrêter, le Président Zelensky interpelle Xi Jinping et le pape François... Tout le monde doit s'investir.

Je remercie Mme Gruny pour sa belle citation de Soljenitsyne : « tout homme qui choisit la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle ». Violence et mensonge vont effectivement de pair. Nous en sommes toujours là, au XXIe siècle...

Si l'Unicef ne se sent pas en mesure d'agir en Russie, elle agit sur le territoire ukrainien. Qu'elle y double donc ses moyens d'intervention !

Il faut sauver les corps, comme disait Albert Camus, les âmes et le devenir de ces enfants ! (Applaudissements)

La séance est suspendue quelques instants.