C. LA « RÉFORME DÉMOCRATIQUE »
La reprise en main militaire du pays est aussitôt juridiquement formalisée. L'« accord sur la libération pacifique du Tibet » signé dès le 23 mai 1951, dit « accord en 17 points », stipule que le Tibet est une partie intégrante du territoire de la République populaire de Chine et que l'APL assure sa défense. Toutefois, les prérogatives du Dalaï-Lama et du Panchen-Lama sont confirmées et garanties, tandis que le gouvernement chinois s'engage à respecter le système des revenus des monastères et la liberté religieuse. La nécessité de réformer le régime social tibétain est affirmée, mais aucune démarche n'est imposée, le « gouvernement local du Tibet » devant effectuer la réforme de sa propre initiative.
Dans un premier temps, l'accueil des hautes classes de la société tibétaine est plutôt favorable. Le Dalaï-Lama, qui se voit promu président du comité préparatoire de la région autonome du Tibet, joue le jeu de la coopération avec les autorités chinoises. Il met en place un secrétariat aux réformes, en lui donnant pour priorité d'alléger les charges pesant sur les plus démunis et de supprimer la transmission héréditaire des dettes.
Mais, en contradiction avec l'autonomie prévue par l'« accord en 17 points », les premières réformes foncières collectivistes sont imposées dès 1954. Les chefs de villages comme les abbés de monastères sont publiquement humiliés lors de séances d'autocritiques, et parfois exécutés sans autre forme de procès. De nouveaux impôts sont prélevés sur l'ensemble des Tibétains pour soutenir l'effort de guerre chinois en Corée, tandis que les réquisitions de l'APL entraînent une hausse des prix, puis bientôt la famine. Au printemps 1955, le Kham se soulève. Une guérilla s'organise, qui bénéficie du soutien de la population, et s'étend au Tibet central.
Le Dalaï-Lama, qui veut encore croire aux promesses chinoises, demande à tous les résistants de rendre les armes afin que des négociations puissent avoir lieu. Mais à partir de 1958, avec le début du « Grand bond en avant » les Chinois renforcent leur pression sur les provinces tibétaines de l'Est et s'en prennent aux monastères. Des moines doivent défroquer et vivre maritalement, d'autres sont enrôlés de force dans l'armée ou dans des équipes de travail. Des villages entiers sont détruits en raison de leur sympathie supposée pour les moines ou pour les résistants.
Au printemps de 1959, la rébellion gagne la capitale. Le 10 mars, la population de Lhassa se soulève contre l'occupant chinois. Le gouvernement tibétain dénonce publiquement l'« accord en 17 points », tandis que le Dalaï-Lama part se réfugier en Inde, qui lui accorde l'asile politique. En réplique, l'artillerie chinoise endommage le Potala, détruit une partie de la capitale et le monastère de Sera. Le 28 mars, une ordonnance du Conseil des Affaires d'Etat de la République populaire de Chine dissout le « gouvernement local du Tibet », enjoint à l'APL de réprimer la rébellion et dresse une liste de traîtres, où figure le Dalaï-Lama.
La version officielle de l'enchaînement de ces événements fournie par les autorités chinoises est bien simple. Selon le Livre blanc sur l'autonomie régionale ethnique au Tibet, « afin de garder à perpétuité le servage féodal, certains membres du groupe dirigeant des classes supérieures du Tibet, soutenus par des forces impérialistes, ont déclenché, en dépit de la réclamation toujours croissante de la population pour la réforme démocratique, une rébellion armée générale le 10 mars 1959, tentant de séparer le Tibet de la Chine (...) Le peuple tibétain, dirigé par le gouvernement populaire central et le comité préparatoire de la région autonome du Tibet, a réprimé rapidement la rébellion. Une réforme démocratique a été appliquée : le servage féodal caractérisé par l'Union du temporel et du spirituel a été renversé ; la hiérarchie féodale, les rapports de dépendance et tous les supplices sauvages abolis ».
Le premier point essentiel qui ressort de cette version officielle est que la rébellion tibétaine, loin d'être un soulèvement populaire alimenté par un sentiment national bafoué, n'aurait été qu'un complot ourdi par une minorité des « classes supérieures » dans le but de préserver ses privilèges, avec l'inévitable complicité des « forces impérialistes ». Le second point essentiel est que la mise en oeuvre de la « réforme démocratique » n'aurait commencé qu'à partir de 1959, en réponse à cette rébellion à laquelle est déniée toute légitimité populaire. Cette double fiction n'apparaît pas conforme à la réalité des faits.
Par ailleurs, les autorités chinoises justifient leur intervention brutale dans les affaires du Tibet par le caractère rétrograde de la société tibétaine traditionnelle. Selon le Livre blanc sur l'autonomie régionale ethnique au Tibet, « dans la première moitié du XX ème siècle, le Tibet restait une société de servage féodal caractérisée par l'union du temporel et du spirituel, régime plus ténébreux et plus arriéré qu'en Europe médiévale. Les propriétaires de serfs ecclésiastiques et laïques, qui représentaient moins de 5 % de la population, maîtrisaient la liberté personnelle des serfs et des esclaves qui représentaient plus de 95 % de la population ainsi que la majorité absolue des moyens de production. Ils exerçaient cruellement, sur les serfs et sur les esclaves, une exploitation économique, une oppression politique et un contrôle spirituel à travers le « code en 13 articles » et le « code en 16 articles » nettement hiérarchisés ainsi que les supplices extrêmement sauvages tels que la mutilation des mains, des pieds, des oreilles et de la langue, l'arrachement des yeux, l'enlèvement des tendons, la projection dans l'eau ou dans le vide. Le droit à l'existence d'un grand nombre de serfs et d'esclaves n'étant pas garanti, il n'était pas question de parler des droits politiques ».
Il n'est guère surprenant de voir les autorités chinoises insister complaisamment sur la rudesse des supplices en vigueur dans le Tibet d'autrefois. C'est, en effet, un argument classique de la part d'une puissance « éclairée » souhaitant « civiliser » par la force une nation « barbare ». De la même manière, les puissances occidentales avaient invoqué au XIX ème siècle la cruauté des « supplices chinois » pour justifier leur intervention en Chine.
Sur le fond, il est vrai que l'annexion à l'ensemble chinois s'est accompagnée pour la masse de la population tibétaine d'une émancipation civique et politique. Mais cette émancipation aurait pu se faire aussi bien dans un Tibet demeuré indépendant : il suffit de considérer les droits reconnus à tous les Tibétains exilés par la Constitution promue dès 1961 par le Dalaï-Lama 2 ( * ) . D'autre part, ce progrès juridique a été largement vidé de sa substance par le système de parti unique et de contrôle policier mis en place par les communistes, qui se sont appuyés sur la force pour provoquer des bouleversements économiques et sociaux au prix d'innombrables souffrances et pertes en vies humaines. Après la collectivisation forcée de la période du « Grand bond en avant », au cours de laquelle on estime que 20 à 30 millions de Chinois sont morts de faim, le Tibet a reçu le coup de grâce lors de la « Révolution culturelle », qui a achevé la ruine de son patrimoine culturel et religieux.
Ainsi, si les mots ont en sens, la « réforme démocratique » du Tibet a été purement et simplement une « révolution communiste ».
* 2 Voir le précédent rapport du groupe d'information « Le Tibet en exil : à l'école de la démocratie » - GA n°67 - Juin 2006