EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le quinquennat qui s'achève aura participé à éclater encore un peu plus le système de transport de notre pays marquant une étape décisive vers la libéralisation de ce secteur d'intérêt général.
En effet, dès la première année de son mandat, et alors que ces mesures ne figuraient absolument pas dans son programme, le gouvernement d'Emmanuel Macron a présenté son « nouveau pacte ferroviaire » engageant l'ouverture à la concurrence de l'ensemble des lignes de transports ferroviaires mais également le passage en Société Anonyme de la SNCF et la fin de l'embauche de cheminot sous statut.
Les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE se sont résolument opposés à ce nouveau pacte ferroviaire, aux côtés des syndicats, des cheminots et des usagers, ce projet de loi qui constitue non seulement un acte de défiance du Parlement (mesures proposées sous forme d'ordonnances ou par voie d'amendements gouvernementaux), mais également une remise en cause particulièrement violente du service public de transport public et de ses acteurs.
1. Une réforme présentée comme inéluctable alors que les États membres de l'Union restent maîtres de leurs politiques de service public des transports
Cette réforme fait ainsi du développement de l'initiative privée l'alpha et l'oméga de toute politique des transports en s'appuyant sur les directives européennes et notamment le 4 ème paquet ferroviaire.
Pour autant, loin de cette idée qu'il n'existerait aucune alternative, l'Europe laisse des marges de manoeuvres suffisantes aux États que ce soit au travers le règlement OSP ou par la reconnaissance des services publics par le traité de Lisbonne. Notamment, l'application du paragraphe 4 bis de l'article 5 du règlement OSP indique que :
« Sauf interdiction en vertu du droit national, l'autorité compétente peut décider d'attribuer directement des contrats de service public relatifs à des services publics de transports de voyageur par chemin de fer :
-Soit lorsqu'elle considère que l'attribution directe est justifiée par les caractéristiques structurelles et géographiques pertinentes du marché et du réseau concernés et notamment leur taille, les caractéristiques de la demande, la complexité du réseau, son isolement technique et géographique et les services couverts par le contrat ;
-Soit lorsque qu'un tel contrat aurait pour effet d'améliorer la qualité des services ou le rapport coût efficacité, ou les deux, par rapport au précèdent contrat. »
Dans ce cadre, le monopole de la SNCF, loin de constituer un obstacle aurait pu constituer un atout au service des territoires à condition que l'on ait pourvu à son développement !
L'Europe n'impose pas plus le changement de statut de l'entreprise publique puisqu'elle ne préjuge pas de la propriété des entreprises assumant des missions de service public.
Il s'agit donc d'un projet relevant purement du domaine de compétence des États et des choix politiques des gouvernements en place.
Les auteurs de cette proposition de loi considèrent aujourd'hui que l'expérience plaide pour une remise en cause de ces politiques nationales de libéralisation. En effet, partout où ces politiques ont été mises en oeuvre, les conditions pour les usagers ont été dégradées, que ce soit l'état des infrastructures, le tarif ou encore la sécurité. L'Italie, L'Allemagne, La Grande Bretagne, aucun de ces pays ne peut être érigé en modèle et d'ailleurs, certains d'entre eux, entament aujourd'hui un retour en arrière.
En France également, l'ouverture à la concurrence du fret ferroviaire a conduit à réduire encore sa part modale, a justifié une gestion d'entreprise tournée vers la rentabilité, ce qui a conduit à l'abandon d'un certain nombre de desserte, le passage vers une politique où les autoroutes ferroviaires serait le mode d'intervention principale justifiant l'abandon de l'activité du « wagon isolé ».
Toutes ces expériences nous conduisent à remettre en cause ces principes libéraux.
2. Un secteur d'intérêt général qui ne peut rentrer au forceps dans le moule libéral
Depuis trente ans nous allons de recul en recul, pour en revenir à la situation d'avant 1937. Un système ferroviaire explosé et incohérent, laissé à l'appréciation de compagnies privées. Un système où l'État ne joue plus son rôle ni en matière d'orientation, ni en matière de financement.
Les politiques d'assèchement des ressources et d'absence d'investissements publics à la hauteur des besoins, comme le démontre encore récemment le contrat de performance passé entre l'État et SNCF Réseau, font peser un doute réel sur la viabilité du système ferroviaire et sur l'avenir du service public, sous utilisé et sous financé. Comme le rappelle le président de l'ART : « ce malthusianisme conduit les opérateurs à diminuer le nombre de trains alors que l'offre entraîne la demande ».
Ce système est rendu inexploitable en réduisant la voilure : suppression de trains, fermeture de lignes, diminution du personnel, abandon de centre de triage. Ainsi, entre 1995 et 2015, ce sont 3000 kilomètres de lignes qui ont été fermés, 10 000 kilomètres depuis le début des années 60.
Loin de répondre à ces enjeux, le seul objectif du nouveau pacte ferroviaire reste la concurrence et l'arrivée de nouveaux opérateurs dont on ne sait par quel miracle, ils seraient plus performants que la SNCF qui a déjà fait d'important progrès de productivité.
Au fond, cette loi semble symptomatique de l'approche qui est désormais privilégiée lorsque l'on parle du rail, une approche purement comptable et gestionnaire d'un secteur d'activité et d'une entreprise publique, que l'on voudrait faire rentrer aux forceps dans le moule libéral.
Or, cette approche est erronée de par la nature même de ce secteur d'activité dont l'intérêt général, se caractérise par trois raisons fortes :
• Premièrement, son réseau structure l'aménagement de notre pays, constitue sa colonne vertébrale, un atout indéniable pour la compétitivité de notre économie.
• Deuxièmement, son développement constitue une alternative crédible et efficace à la route et à l'aérien pour la transition énergétique et le passage à une économie décarbonée comme nous y appelle les accords de Paris, le grenelle de l'environnement ou encore la loi Climat Résilience. La dette environnementale n'est pas négociable et le récent rapport du GIEC nous rappelle encore l'urgence de réduire notre empreinte environnementale. Pour cela, le secteur des transports semble un levier puissant. Le transport, en 2019, représente 31 % des émissions françaises de GES. Dans ce cadre, un train émet cinquante fois moins de CO2 qu'une voiture, une tonne de fret transportée par train génère neuf fois mois de CO2 qu'un camion. Il y a donc un impératif fort à développer la part ferroviaire dans les transports de personnes comme de marchandises. Rappelons également que la pollution atmosphérique est responsable de 48 000 morts annuels.
• Enfin, son existence participe à l'exercice du droit à la mobilité pour nos concitoyens.
Or, le nouveau pacte ferroviaire renonce à ces trois défis puisque celui-ci acte un énième désengagement de la puissance publique du service public ferroviaire et des transports publics.
3. Le changement de statut de la SNCF : une privatisation rampante
L'article premier du nouveau pacte ferroviaire engage le changement de statut de la SNCF.
En contrepartie, l'État s'engage à la reprise de la dette. Pour autant, il s'agit d'un jeu de dupe puisque cette opération n'est pas le signe du retour de l'État mais simplement le prix à payer pour préparer la privatisation de l'entreprise historique et son changement de statut juridique : une société anonyme ne peut détenir une dette si importante. S'agissant de la dette, dans la mesure où l'usage contribue pour une large part à la résorption de celle-ci, on ne parle plus de développement !
La prochaine étape reste donc bien celle de préparer la vente à la découpe de l'opérateur public par le changement de statut et la filialisation des différentes activités comme le fret ou les gares.
Le passage en société anonyme n'est pas anodin au-delà du symbole et même si les pouvoirs publics ont promis le maintien d'un capital 100% public, il est clair que cet engagement ne constitue en aucune manière une garantie suffisante au regard de ce qui s'est déjà passé pour les anciennes entreprises publiques : EDF, GDF ou encore La Poste. Pour cette raison, les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE avaient proposé à l'époque, comme une solution de repli, la définition dans le pacte d'actionnaire d'une clause d'inaliénabilité des titres, ce qui juridiquement aurait garanti une réelle maîtrise publique. Comme un aveu de culpabilité, le gouvernement a toujours refusé cette hypothèse, se laissant la possibilité, une fois la SNCF affaiblie par la réforme, de céder son capital afin de renflouer les comptes publics ou par pur dogmatisme.
Enfin, la mise au banc du statut de cheminots par l'article 3 de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire a été agitée comme un chiffon rouge, alors même que ce statut est le gage de sécurité et de l'efficience du service public. Mais en réalité, c'est pour inciter l'initiative privée à se développer dans le secteur du ferroviaire que l'on fragilise le statut social des salariés. Plus le statut social des salariés sera précaire et plus facile sera alors l'initiative privée !
L'ouverture à la concurrence des lignes conventionnées et non conventionnées : des expériences non probantes et des risques forts pour le service public
Dans la mise en oeuvre concrète de ce nouveau pacte ferroviaire, les exemples commencent à affluer pour mettre en lumière son côté profondément idéologique voire contre performant pour la qualité même du service public.
Ainsi, en mettant en concurrence la SNCF, c'est tout le modèle économique de l'opérateur qui est remis en cause, non seulement sur la péréquation territoriale mais également sur la péréquation tarifaire. En effet, la conséquence la plus évidente est que la SNCF risquant de perdre ses activités les plus captives ne pourra plus assumer les lignes les plus déficitaires. Elle n'en aura plus les moyens ni l'obligation.
Par ailleurs, contrairement à l'entreprise publique, un opérateur privé cherche une rentabilité financière la plus importante possible. Pour ce faire, il supprime de l'emploi, dégrade les conditions de travail et les conditions sociales des salariés restants, impose la polyvalence et réduit les budgets consacrés à la formation professionnelle des personnels. Par ailleurs, Il ne s'inscrit que sur les axes rentables en dépit de toute idée d'aménagement.
Enfin, le classement des petites lignes ferroviaires en 3 catégories va conduire au transfert pur et simple des lignes classées en troisième catégorie aux collectivités territoriales en contradiction avec tout objectif national d'aménagement du territoire.
- Les services librement organisés
S'agissant des services non conventionnés, l'article 8 de la loi portant nouveau pacte ferroviaire prévoit leur ouverture à la concurrence à partir du 1 er janvier 2019 en vue d'une exploitation à partir de décembre 2020. Depuis, l'activité TGV voit l'arrivée de nouveaux entrants sur les lignes particulièrement rentable comme le Paris/Lyon. Plusieurs opérateurs étrangers comme Renfe ou Trenitalia se positionnent d'ores et déjà et la tendance devrait s'amplifier. Ces seuls exemples illustrent bien le positionnement de la concurrence prioritairement sur les segments les plus captifs alors que le ferroviaire devrait avoir pour vocation de desservir aussi et prioritairement les territoires les plus reculés et les plus enclavés.
- Les services conventionnés
Les articles 14, 18 et 19 de la loi pour un nouveau pacte ferroviaire ont ouvert à la concurrence les services conventionnés. A partir du 3 décembre 2019 et jusqu'au 24 décembre 2023, l'État et les régions pourront attribuer des contrats de service public par mise en concurrence.
a) Les TER
L'ouverture à la concurrence des TER dans les régions n'est pas une solution. D'ailleurs, toutes les régions ne font pas ce choix. Et le plus souvent, celles qui s'engagent dans cette voie fondent leur décision sur une certaine lassitude à être confrontées quotidiennement à des infrastructures vétustes, à des trains arrivant en retard et à des qualités de services dégradées. Au lieu du renoncement auquel invite finalement le choix d'un autre opérateur, il eut mieux valu obtenir des moyens nouveaux ; et même avec l'ouverture à la concurrence, il faudra bien pourvoir à ces investissements ferroviaires.
Nous considérons ainsi qu'il n'est pas nécessaire ni utile d'ouvrir les transports conventionnés, et donc organisés autour de contrat de service public, à la concurrence. Une telle ouverture rime, en effet, avec complexification des procédures pour les régions, comme pour l'État, alors même que les ressources des collectivités ne le permettent pas puisqu'il n'est toujours pas question de généraliser le versement mobilité régional ou de baisser la TVA.
Par ailleurs, le processus d'ouverture à la concurrence créé de nouveaux risques et notamment celui de la fragmentation du réseau par la multiplication des acteurs y compris par la création au sein même de la holding SNCF de filiales dédiées à chaque fois qu'elle postule à un nouvel appel d'offre.
Concernant la région Ile de France, c'est l'ensemble des transports urbains qui sont visés par l'ouverture à la concurrence avec un calendrier spécifique de vente à la découpe des activités de la RATP. La libéralisation des transports publics de Paris et sa région a démarré en 2021 par les 1 500 lignes de bus du réseau Optile, qui desservent 90 % des communes de moyenne et de grande couronne. Elle se poursuivra en 2025 pour les bus de la RATP, puis pour les trains de banlieue entre 2023 et 2033, les tramways en 2030 et enfin, le métro et le RER en 2040.
En grande couronne, les deux premiers lots ont été attribués par IDFM à Transdev sur les réseaux de Melun et de Fontainebleau en Seine-et-Marne et à Keolis pour un lot dans les Yvelines. Or le moins que l'on puisse dire, c'est que les choses ont mal démarré pour les deux vainqueurs... de même que pour les usagers puisque les conditions sociales étaient tellement inadmissibles qu'elles se sont soldées par une grève immédiate.
La concurrence en Ile de France est synonyme d'un réseau moins efficace, moins économe avec également une maintenance à moindre coût pouvant entraîner encore plus d'incidents alors qu'il s'agit d'un réseau très dense aux impératifs spécifiques justifiant d'un opérateur unique.
b) Les TET
Enfin, en ce qui concerne les lignes d'équilibre du territoire, le constat est accablant. L'État devenu autorité organisatrice en 2010, a supprimé dès 2015 la majorité de ces dessertes ou leur transfert aux régions, au nom de leur manque de rentabilité sans aucun autre critère d'aménagement ou de quelconque exigence environnementale. Alors qu'en 2013, le réseau SNCF Intercités représentait 320 trains par jour, 335 villes desservies par 35 lignes et 32, 4 millions de voyageurs, il ne reste aujourd'hui que 6 lignes de jour et 2 lignes de nuit si l'on ne compte pas les lignes récemment relancées comme le Paris/Nice ou le Paris/Tarbes/Lourdes. Des liaisons ont même été purement supprimées (la liaison Quimper-Bordeaux par exemple).
Depuis le nouveau pacte ferroviaire, L'État a publié l'appel d'offres à candidatures pour l'exploitation de deux lignes province-province, Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon, pour une durée de dix ans, en principe à compter du début 2022. L'appel d'offre a été déclaré infructueux alors même que la SNCF avait répondu à cet appel d'offre. Tout cela démontre que la SNCF reste bien la mieux placée pour assurer le service public ferroviaire au service des usagers et de l'aménagement du territoire.
L'urgence n'est donc pas à l'ouverture à la concurrence de ces lignes mais à des investissements massifs pour les développer et les moderniser afin de désenclaver les territoires, de participer à la lutte contre la congestion des routes comme cela est expressément mentionné dans le rapport annexé à la LOM. C'est d'ailleurs dans ce cadre que les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE ont fait adopter un amendement lors de l'examen de cette loi pour que soit étudié le développement des lignes TET et notamment de nuit. Pour leur développement, il conviendrait y compris, selon le PDG de la SNCF, d'acheter vingt-huit nouvelles rames, ce qui avec les locomotives représentent à elles seules un coût de 800 millions d'euros. On voit donc bien que derrière le déploiement de ces lignes, la question financière est première.
Au-delà de la libéralisation de ces lignes, la convention décennale qui vient d'être signée nous semble donc assez peu ambitieuse puisqu'elle ne table que sur un développement de la fréquentation de 20 % et ne porte le subventionnement qu'à hauteur de 1,73 millions d'euros.
4. La remise en cause du statut des cheminots et des agents de la RATP
Corrélés au changement de statut de la SNCF et à l'ouverture à la concurrence, la fin du recrutement au statut et le transfert des cheminots aux opérateurs concurrents constituent une attaque sans précédent contre les acquis sociaux. Pire, les décrets d'application de la loi ne respectent pas l'esprit du texte pour accentuer encore les reculs. Ainsi, le sac à dos social prévu lors de changement d'attributaire n'a pas été respecté. Un décret paru est contraire aux garanties apportées par la loi portant pacte ferroviaire, ce qui pénalise les cheminots.
La loi LOM a appliqué les mêmes principes à la RATP favorisant la balkanisation des transports urbains et la casse des acquis sociaux. Le transfert des personnels de la RATP s'accompagnerait ainsi de la perte du statut. Cela concerne l'ensemble des agents, qu'ils soient transférés dans une filiale de la RATP ou dans un autre groupe, soit 19000 des 44000 agents.
La volonté évidente de ce gouvernement est d'utiliser l'ouverture à la concurrence afin de mettre fin progressivement au statut des personnels et de basculer ceux-ci dans le régime conventionnel.
Moins brutal que le pacte ferroviaire qui a clairement édicté la fin du statut de cheminot au 1er janvier 2020, la perte du statut pour les agents de la RATP sera tout aussi concrète et brutale.
Une attaque concertée et globale comme les statuts spéciaux, une attaque inopportune considérant que les enjeux pour notre pays ne passent pas par la précarisation des salariés, mais bien au contraire par l'octroi de droits nouveaux.
Pour conclure, nous pensons ainsi que ces recettes libérales sont trop usées, qu'elles vont à l'encontre des intérêts de nos concitoyens. Elles doivent être abandonnées. L'avenir du rail et des transports guidés, en zone urbaine ou rurale, c'est le service public. C'est la démocratisation des entreprises publiques que sont la SNCF et la RATP pour mieux entendre les besoins des territoires et des usagers, c'est la relance du fret ferroviaire comme outil de transition écologique, ce sont des trains plus nombreux, plus sûrs et plus ponctuels, un maillage du territoire toujours plus dense, des outils de financement adaptés, renforcés et déployés.
Pour toutes ces raisons, les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE souhaitent par cette proposition de loi l'abrogation du nouveau pacte ferroviaire et des articles de la LOM concernant la RATP pour enfin engager une réforme des transports utile à notre pays et aux enjeux d'aménagement du territoire et de transition écologique par la création d'un pôle public des transports sous maîtrise publique et à visée d'intérêt général.