EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis 2008, l'ONU commémore la journée internationale de la femme rurale le 15 octobre, rappelant que : « les femmes et les filles jouent un rôle majeur et de plus en plus reconnu dans la pérennité des foyers et des communautés en zone rurale. Elles constituent une large part de la main d'oeuvre agricole, formelle et informelle, et effectuent la grande majorité des tâches domestiques et des soins - activités non rémunérées - au sein des familles et foyers en zones rurales. Elles contribuent aussi de manière significative à la production agricole, à la sécurité alimentaire et à la nutrition, à la gestion des terres et des ressources naturelles et au renforcement des capacités d'adaptation face aux changements climatiques. »

En France, l'agriculture a pourtant longtemps été une « affaire d'hommes », « une activité transmise de père en fils», les femmes, elles, ne faisaient "qu'aider leurs maris", rendues « invisibles », avec des statuts précaires, créant des inégalités, qui perdurent, aujourd'hui encore, au moment de leur départ à la retraite.

A l'occasion d'une intervention, devant la Délégation aux Droits des Femmes du Sénat, Sabrina Dahache, docteure en sociologie, chargée d'études et de cours à l'université Toulouse Jean Jaurès, a pointé très précisément les mécanismes, à l'origine de ces inégalités entre les agriculteurs et les agricultrices :

« Le travail des femmes agricultrices a longtemps été marqué par une relative invisibilité, sociale et politique, ainsi que par un retard important dans la législation. Elles sont également les oubliées de la recherche. Cette invisibilité a contribué à les enfermer dans le rôle d'épouse travaillant sous la tutelle maritale, avec des statuts précaires, voire sans aucun statut. » 1(*)

On assiste, selon cette chercheure en sciences sociales auditionnée par la Délégation aux Droits des Femmes du Sénat, à une « forte endo-reproduction en lignée masculine, que ce soit lors de la socialisation à la reprise des exploitations agricoles, de la construction de l'orientation scolaire et professionnelle et des transmissions patrimoniales » (Dahache, 2004, 2006, 2010, 2011, 2012, 2013a et b, 2015a.)

Ainsi, force est de constater que « tout au long de la construction du projet d'installation se creusent des disparités entre les hommes et les femmes »  (...) avec des « configurations statutaires résolument non uniformes, qui font coexister histoires passées et dynamiques actuelles ».(...) si bien que « les retards de l'installation des femmes dans le métier engendrent des différences d'opportunités, de revenus, de carrières et de retraites. » (Dahache-op.cit.)

La loi n° 2014-873 du 4 août 2014 « pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes », premier texte de loi à aborder l'égalité entre les femmes et les hommes dans toutes ses dimensions  (égalité professionnelle, lutte contre la  précarité, protection contre les  violencesimage des femmes dans les médias,  parité en politique et dans le milieu social et professionnel...), n'a pas permis d'aborder en profondeur ces mécanismes et méconnaît toujours la fragilité de statut de la femme agricultrice.

Qu'il s'agisse de l'accès à la formation, des patrimoines productifs, du mode d'exercice et de ses conséquences en termes de retraite, le chemin vers l'égalité est encore long à parcourir. Le temps est venu de redonner à toutes ces femmes, le juste statut qu'elles méritent afin que cessent « les mécanismes genrés de la fabrication des trajectoires [qui] persistent » (op.cit).

Il convient à cet effet de rappeler que les agricultrices ne forment pas un groupe homogène : elles sont aussi bien épouses de chefs d'exploitation retraités, que veuves, conjointes collaboratrices, mais aussi des femmes installées en société et en exercice individuel.

En outre, « les entrées marquées par les transferts entre époux, l'ambiguïté des statuts (propriétaire, non propriétaire), la diversité des configurations juridiques et socioéconomiques des exploitations brouillent les représentations sur les contours de la population des agricultrices ». (Dahache-op.cit.)

A l'épreuve des faits, que ce soit lors de la reprise des exploitations agricoles, de l'orientation scolaire ou de la transmission du patrimoine productif, les normes sexuées s'appliquent dès l'accès à la profession et génèrent, en conséquence, des écarts de revenus importants entre les agricultrices et les agriculteurs.

Ø Des inégalités d'accès à la profession et des modes d'exercice précarisant

Certaines exploitantes sont encore privées de protection sociale, même si elles sont soumises à l'obligation de cotisation, faute d'atteindre la superficie minimale d'assujettissement. On estime à 5 000 à 6 000 le nombre de femmes qui travaillent sur les exploitations sans statut juridique, ce qui s'explique pour partie, et malgré les risques graves, par le fait que certains exploitants peinent à arbitrer entre payer plus de cotisations à la MSA et investir dans du matériel pour préserver leur activité.

En outre, il ressort de l'étude conduite par la délégation aux droits des femmes plusieurs caractéristiques propres aux femmes agricultrices, que de nombreux témoignages sont venus abonder durant les auditions :

· Dans les lycées agricoles et dans les entreprises de formation, les filles ne représentent que 32 % des élèves, l'orientation des femmes vers des niveaux d'études générales supérieures se fait plus souvent au détriment d'un passage par une formation agricole, qui conditionne l'obtention des dotations « jeunes agriculteurs » ouvrant droit aux prêts bonifiés et autres subventions.

· La complexité des trajectoires d'installation des femmes, à la différence des processus d'installation des hommes, est aussi fortement génératrice d'exclusions. L'accès précoce des femmes à la profession demeure rare et répond souvent aux impératifs familiaux (remplacer un frère absent ou qui ne souhaite pas reprendre l'exploitation). Seulement 13 % de filles figurent parmi les « héritiers » agricoles.

Les agricultrices sont de plus en plus nombreuses à embrasser le métier comme seconde carrière, après une expérience de travail dans un contexte professionnel plus conventionnel, après une période de chômage, un programme de formation offrant la possibilité d'une reconversion professionnelle, ou même le mariage ou la vie maritale avec un agriculteur, qui reste un élément déclencheur de l'accès au métier d'agricultrice.

L'accès aux moyens de production, condition nécessaire à l'installation, demeure complexe pour les femmes non héritières dans un environnement où la pression est forte et concurrentielle. Le manque de ressources propres (foncier, bâti) et d'appuis solides s'ajoutent à la défiance des organismes prêteurs et des bailleurs de terres potentiels. Ces éléments conjugués font que les femmes sont contraintes de se reporter vers de plus petites unités de production (40 % inférieur par rapport aux hommes). Les prêts bancaires sont plus modiques pour elles que ceux qui sont consentis pour leurs homologues masculins. Le recours à d'autres structures financières (coopératives, abattoirs) accroît leur taux d'endettement au démarrage de l'activité. Il en découle des écarts en termes de durée de prêts allant de 25 ans en moyenne pour les femmes à 10 ans pour les hommes

· Une tendance à la persistance de mécanisme de « division sexuelle du travail » demeure dans ce secteur professionnel à forte pénibilité. Cette modalité d'organisation revient à assigner aux femmes les tâches polyvalentes et flexibles ainsi que la charge des ajustements entre le travail agricole et le travail domestique, dans un contexte de complexité croissante des exigences de production et une réalité où les hommes sont très présents (père, dirigeant de coopérative, technicien, négociant, fournisseur).

· La carence des services publics de proximité pour la petite enfance et les spécificités des solidarités intergénérationnelles dans les zones rurales accusent cette tendance à l'inégalité d'accès des femmes aux processus décisionnels qui les concernent. La place des agricultrices se définit par les rapports de genre, qui varient selon le statut juridique, le statut de propriétaire ou de non propriétaire. L'engagement dans les réseaux professionnels, l'inscription dans une formation continue ou la prise de mandat politique et syndical constituent aussi des processus plus discrets chez les agricultrices. Ces engagements induisent des coûts : des coûts temporels, personnels et en termes de santé. Pour beaucoup d'entre elles, ils déséquilibrent l'organisation quotidienne dans les sphères familiale, professionnelle et publique

· Les femmes représentent aussi près de 40 % des contributeurs au VIVEA (Fonds pour la formation des entrepreneurs du vivant) -fonds de formation, pourtant seuls 8,6 % seulement d'entre elles accèdent à la formation contre 12 % pour l'ensemble des contributeurs. Les femmes rencontrent souvent des difficultés pour libérer du temps face aux contraintes familiales ou en raison de la distance à parcourir pour aller suivre leur formation. L'isolement vécu en milieu rural est aussi une difficulté pour les agricultrices.

Ø Des inégalités de revenus manifestes

Comme dans la plupart des autres secteurs d'activité, les revenus agricoles révèlent finalement les importantes disparités qui persistent entre les hommes et les femmes en agriculture, en défaveur de ces dernières.

Selon la mutualité agricole, les revenus agricoles et les pensions de retraites des agricultrices sont largement inférieures à celles des chefs d'exploitation si bien que les agricultrices ont des revenus moyens inférieurs de 30 % à ceux des hommes bien qu'elles représentent actuellement 32 % des actifs permanents en agriculture et qu'une exploitation sur quatre est dirigée par une femme.

Ces femmes actives dans l'agriculture sont cheffes d'exploitation, coexploitantes ou associées pour 62% d'entre elles ; conjointes ou parentes du chef d'exploitation (21% des femmes agricultrices en activité) ou encore salariées pour 17% d'entre elles.

Les cheffes d'exploitation agricole et co-exploitantes exercent plus fréquemment que les hommes dans des formules sociétaires (59.1%). Seulement un tiers de ces sociétés ont au moins une femme dans l'équipe dirigeante (MSA, 2016).

Les femmes sont sous-représentées parmi les chefs d'exploitation installés à titre individuel (12.6% contre 44% pour les hommes) sachant que 60% d'entre elles ont succédé à leur conjoint au moment du départ à la retraire de celui-ci (MSA, 2016). 

In fine, neuf conjoints collaborateurs sur dix sont des femmes (MSA, 2016).

« Les revenus professionnels agricoles annuels moyens des cheffes sont inférieurs de 29 % à ceux des hommes ». « En 2017, lorsque les revenus sont connus et qu'elles sont imposées au régime du réel, les agricultrices disposaient d'un revenu annuel moyen de 9 679 €, contre 13 658 € pour les hommes ». Environ 22 % des femmes avaient un revenu professionnel agricole annuel déficitaire. La proportion atteignait 18,5 % chez les hommes. En revanche, le déficit moyen des femmes était plus faible que celui des hommes : - 6 553 € pour les premières et - 7 432 € pour les seconds.

Les écarts se creusent quand les revenus sont plus élevés ou très faibles, ainsi, 42,5 % des femmes chefs d'exploitation avaient, en 2017, un revenu éligible aux mesures de soutien instaurées pour répondre aux crises agricoles. Chez les hommes, cette proportion était de 38,4 %.

Dans les tranches intermédiaires de revenus, l'écart entre agriculteurs et  agricultrices reste faible. En revanche, il oscille entre 0,5 et 2 % en faveur des hommes. Mais cet écart de revenu est maximal parmi les plus bas et les plus hauts revenus. Une exploitante sur quatre bénéficiait de revenus annuels supérieurs à 18 000 € contre un tiers des hommes. Dans cette tranche de revenus la plus élevée, les revenus moyens des agricultrices étaient inférieurs de 9,9 % à ceux des hommes (respectivement 36 321 € et 40 290 €).

Ø Des inégalités qui persistent, au moment de la liquidation des droits à la retraite

En matière de retraite, les écarts entre hommes et femmes se creusent. Les pensions de retraites des anciennes exploitantes sont inférieures à celles des hommes de près de 15 %, écart qui s'explique encore en partie par un niveau de cotisation moindre pour certaines femmes qui n'ont bénéficié que tardivement d'un statut juridique, et donc d'obligations de cotisation.

Le montant moyen mensuel servi aux anciennes chefs d'exploitation (642,50 €) est inférieur de 20 € (soit 3 % du montant mensuel) à celui servi aux chefs masculins. En revanche, pour ce statut, le montant total des droits payés (y compris les  retraites servies par les autres régimes) est inférieur de 184 € (soit près de 15%) à celui des hommes et s'élève à 1 084 € mensuels. 

Les retraitées au statut de conjoint souffrent de ce même écart favorable aux hommes (plus de 264 € mensuels, soit près de 21 %). Pour ce statut, la part de la retraite agricole dans le montant global de retraite (droit personnel, droit de réversion et retraite complémentaire) est de 48 % pour les femmes, alors qu'elle n'est que de 12 % pour les hommes. 

Pour une durée de carrière complète (ce qui représente 91 % des droits propres servis aux hommes et 70 % des retraites personnelles servies aux femmes), l'écart entre les montants totaux de retraite reste défavorable aux femmes. Il atteint 170 € (soit un écart de 13 %) pour les anciens chefs d'exploitation et 265 € (un écart de 20 %) pour les autres statuts.

Tels sont les enseignements qui découlent de l'important rapport conduit par la Délégation aux Droits des Femmes du Sénat.

Parce qu'elles concourent à manière égale à la vie de nos campagnes et à notre souveraineté alimentaire, il n'est plus concevable, et alors que la crise climatique nous appelle à changer de modèle, de laisser perdure de telles inégalités entre les hommes et les femmes en agriculture.

Le défi collectif à relever est aussi de maintenir des hommes et des femmes sur les exploitations.

En ces temps de difficultés économiques, les femmes sont les premières à quitter les exploitations pour prendre un emploi à l'extérieur ou à renoncer à leur statut pour économiser des cotisations sociales.

Il est urgent d'engager un modèle agricole plus solidaire et favorisant l'égalité entre les hommes et les femmes.

Par la présente initiative, les parlementaires souhaitent offrir un nouveau visage à l'agriculture française de demain.

Cette proposition de loi comporte 8 articles.

L'article 1 prévoit que la politique d'aide à l'installation définie par le Gouvernement comprend un volet relatif à l'accompagnement des conjoints collaborateurs souhaitant s'installer afin de favoriser la formation professionnelle qualifiante, et permettre ainsi à l'agriculture française de monter en compétences.

L'article 2 a pour objectif d'accompagner l'installation des femmes en agriculture par un régime fiscal et social incitatif afin de féminiser ce secteur d'activité.

L'article 3 concerne l'environnement de travail et les conditions d'exercice des femmes agricultrices et a pour objectif de mieux protéger la santé des femmes en agriculture et sensibiliser les femmes agricultrices salariées sur l'exercice effectif de leurs droits

L'article 4 propose de lancer une plateforme nationale « bien dans mes bottes » afin de valoriser la place des femmes agricultrices dans notre société. Enjeu de l'égalité femmes hommes, encourager la présence des femmes dans le monde agricole est aussi un pari gagnant pour garantir notre auto-suffisance alimentaire et pour conserver des territoires ruraux vivants.

L'article 5 s'intéresse au levier financier et propose de mobiliser l'Etat pour encourager l'accès au crédit bancaire

L'article 6 propose de favoriser l'engagement des femmes au moyen de listes paritaires dans les chambres consulaires et la prise en charge des remplacements en cas de mandat électif .

L'article 7 propose de conduire une évaluation du dispositif législatif à échéance de 5 ans.

L'article 8 - Gage

* 1 Extraits de l'intervention de Sabrina Dahache, docteure en sociologie, chargée d'études et de cours à l'université Toulouse Jean Jaurès, RAPPORT DELEGATION SENAT FEMMES AGRICULTRICES