EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Cette proposition de loi a pour objectif de construire un véritable monopole public de l'énergie et de sortir par la même les activités énergétiques du champ de la concurrence.
Pour ce faire, il est proposé la création d'un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) dénommé Groupe Énergie de France (GEDF) qui assurera, sauf exception, la gouvernance de l'entièreté du service public de l'énergie dont la gestion et le développement seront confiés à trois opérateurs publics distincts en charge des activités de production, transformation, transport, stockage, distribution et la fourniture d'électricité, de gaz, et de pétrole sur le territoire national.
Après Marcel Paul, ministre communiste qui créa le 8 avril 1946 EDF et GDF en unifiant et en nationalisant 1 300 entreprises gazières et électriques, c'est une nouvelle loi aussi ambitieuse pour répondre aux enjeux du XXIe siècle : décarboner notre mix énergétique et éradiquer la précarité énergétique, qui touche 14 millions de personnes.
I - Une nationalisation du secteur énergétique conforme aux exigences de contrôle démocratique
La maîtrise du secteur énergétique a toujours représenté un défi stratégique pour les États. Dès le début du XXe siècle, cet impératif croise les questions d'organisation démocratique de la société, qui ne peut se résumer à la seule structure de son système politique. Jean Jaurès fut le premier à réfléchir à la nationalisation du charbonnage suite aux grèves des mineurs du Carmaux.
Ainsi, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, l'impulsion des mouvements politiques et syndicaux issus de la résistance conduisent à la naissance d'un secteur public de l'énergie en France, qui englobait l'électricité, le gaz mais aussi le pétrole.
Il était alors largement admis que l'énergie suppose des choix économiques mais aussi des choix de société : indépendance, modernité, socialisation, péréquation.
Et c'est pourquoi le Conseil National de la Résistance considérait qu'était essentiel « le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d'énergie, des richesses du sous-sol (...) », c'est-à-dire les processus de nationalisations qui permettent « l'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie », étant considéré que « la démocratie politique est indissociable de la démocratie économique. L'État de droit, déconnecté des droits sociaux, étant un leurre pour les citoyens ».
Le modèle français de tutelle de l'État, qui avait fait sienne l'exclusion « des grandes féodalités économiques » a été ébranlé au fil des décennies par une autre vision, émanant des souhaits des autorités européennes.
La mainmise d'un État garant de l'intérêt général et les « monopoles » des entreprises publiques comme Électricité de France, Gaz de France, le Commissariat à l'énergie atomique, Elf-Aquitaine ou Charbonnages de France ont été mis à mal car ils ne respectaient pas le dogme néolibéral. Pour les détracteurs de ce modèle, le service public à la française n'était pas dans le sens de l'Histoire.
Et c'est ainsi qu'en 40 ans, nous sommes passés d'un service public intégré de l'énergie à un marché mal conçu, au simple service d'une concurrence factice et au détriment des usagers devenus des consommateurs. En 40 ans, les différents paquets énergétiques ont été adoptés : déréglementation, libéralisation, processus de privatisation.
Non seulement cette évolution a contribué à affaiblir l'organisation démocratique du pays, l'État renonçant à une large part de sa souveraineté énergétique, mais elle a également impacté les nécessités de planification du secteur, qui supposent une centralisation du pilotage des ressources ainsi que l'installation d'une production au plus près de la consommation, en bref, une planification territoriale.
La structuration en société anonyme d'EDF ne permet pas à l'État de faire de l'entreprise un véritable outil de politique publique. Malgré un processus d'étatisation, l'entreprise EDF est aujourd'hui handicapée par son organisation en plusieurs entités, RTE pour le transport et ENEDIS pour la distribution, mais aussi par sa dette, liée en grande partie au système de l'ARENH.
Concernant le gaz, l'État ne détient plus que 23 % d'Engie. Les gestionnaires de réseaux et les stockages, bien que monopoles reconnus, sont majoritairement privés et distribuent des dividendes substantiels aux actionnaires, il en va de même des terminaux méthaniers. Et le tarif réglementé de vente a disparu pour tous les consommateurs. Ainsi, la puissance publique n'a plus la main sur ces infrastructures, qui sont plus que jamais stratégiques.
Pour le pétrole, alors que l'État avait dès 1920 reconnu la nécessité d'une industrie pétrolière nationale et la recherche de sources d'approvisionnement sûres se gardant du risque d'une trop grande dépendance à l'égard des grandes entreprises pétrolières, la déréglementation et les directives de la Commission européenne sur la libre circulation des produits à l'intérieur des frontières communautaires ont relégué la politique nationale du pétrole au rang de souvenir.
Depuis les premières vagues de libéralisation du secteur de l'énergie, les crises successives que traverse la France posent toutes, en substance, cette question centrale : la gestion des ressources énergétiques dans nos économies et de la capacité de l'État à en maîtriser les coûts et les trajectoires.
Non seulement c'est une problématique essentielle pour garantir une soutenabilité des investissements initiés et la réalisation de projets économiques (comme la réindustrialisation du pays, tant de fois annoncée) mais c'est également un levier pour garantir un verdissement réel de notre mix-énergétique, en conformité avec les exigences de la transition écologique.
De plus, disposer d'une entreprise intégrée permet de gérer les investissements nécessaires au développement de la production, des réseaux et des infrastructures.
II - Une nationalisation du secteur énergétique conforme aux exigences de la transition écologique
Une politique climatique socialement juste doit partir des besoins de la population, et faire sien le principe que l'accès à l'énergie verte est un droit fondamental. Une telle politique nécessite donc une planification écologique afin de verdir le mix énergétique, plutôt qu'une logique aléatoire de marché.
En effet, si l'instauration d'un marché de l'énergie reposait sur de nombreuses promesses en termes de développement et de verdissement de la production, il faut constater qu'à distance de 20 ans, les résultats n'y sont pas.
En matière électrique, comme le souligne l'association CLCV, le seul fait notable est « l'électricité verte » mais qui, étant obtenu à partir de « certificats papier » (les garanties d'origine), reste assez factice et relève largement du greenwashing. Pour résumer, la plupart des offres sont désormais vertes, sans lien avec leur technique de production !
En outre, cette nationalisation permettrait de remédier aux contournements du droit par les acteurs privés comme l'importation massive de gaz de schiste par TotalEnergies et Engie depuis l'hiver 2021. En effet, « doit-on laisser les entreprises de combustibles fossiles faire des bénéfices en vendant des produits dont nous savons qu'ils détruisent la planète ? ». En toute logique, la réponse est non.
Sur le plan des investissements, le dogme néolibéral ne les fait reposer que sur des logiques qui privilégient la rentabilité à l'utilité ou à la nécessité du projet : pour ce qui concerne l'essor des énergies renouvelables, essentiel à notre mix énergétique, les acteurs privés de l'énergie n'investissent que s'ils projettent un profit, ce qui implique des subventions massives par les gouvernements, ou des garanties de prix.
Le résultat est donc non seulement une approche dispersée mais également un taux d'investissement beaucoup trop faible.
L'impératif d'un changement de modèle compatible avec ces objectifs essentiels à la transition écologique nous impose donc de redonner à l'État la maîtrise du secteur.
Elle permettrait d'assurer la soutenabilité des modes d'approvisionnement des ressources énergétiques ainsi que de réduire la dépendance des ménages à l'égard des combustibles fossiles, et donc leurs émissions.
Ainsi, l'activité de TotalEnergies est la pièce manquante de cette planification pour verdir notre mix énergétique : sa maîtrise publique et sociale est indispensable pour réaliser la transition écologique et sécuriser les approvisionnements.
Nous voulons sortir sur 20 ans des énergies fossiles et posséder un groupe national qui agit à l'échelle mondiale, 100 % non fossile.
III - Une nationalisation vertueuse en termes de finances publiques et de tarification de l'énergie
Depuis la libéralisation du secteur énergétique, de multiples aléas négatifs se sont fait jour.
En premier lieu, la fixation du prix de l'énergie, pris en charge par le gestionnaire du réseau, est déterminée au niveau du coût de production de la centrale la plus onéreuse sur le réseau européen interconnecté - souvent une centrale à gaz - suivant en cela un mécanisme dit d'ordre de mérite consistant à appeler successivement les centrales de la moins chère à la plus chère jusqu'à satisfaction de la demande.
Ce mécanisme de fixation du prix de l'électricité, qui répercute les hausses conjoncturelles des prix du gaz, a entraîné une hausse massive des prix de détail supportée par les ménages et les entreprises, sans lien avec les coûts de production de l'électricité en France.
En effet, les tensions sur le marché mondial des matières premières, qui ont atteint leur point culminant avec les sanctions prononcées en 2022 contre la Russie, ont donné lieu à d'importantes fluctuations des prix du gaz, de l'électricité et des carburants.
Cette instabilité, qui tient en grande partie à la nature volatile et fluctuante du marché de l'énergie, a profondément affecté nos économies et notre industrie.
Ces hausses, en grande partie spéculatives, ont été contenues par la mise en place d'une série de dispositifs publics pour soutenir les acteurs et actrices du marché de l'énergie.
En effet, depuis 2021, la France a pris une série de mesures exceptionnelles, à savoir 25 dispositifs très divers en termes de champ d'application, de modalités de mise en oeuvre et de coût. Les principaux dispositifs ont été mis en place par des intermédiaires (fournisseurs d'électricité et distributeur de carburant), ce qui a posé des questions en termes de complète répercussion des soutiens publics et a fait naître des risques en termes de risques d'effets d'aubaine dès lors qu'une partie de ces soutiens ne se traduit pas par des baisses de prix mais permet de surcompenser la hausse initiale des prix.
Le coût brut pour l'État de l'ensemble des mesures adoptées depuis l'automne 2021 atteindrait près de 85 milliards d'euros et a laissé aux acteurs du marché de gros 30 milliards d'euros de marge bénéficiaire nette.
Dans le même temps les mécanismes de soutien au développement des ENR représenteront près de 121 milliards d'euros entre 2018 et 2046 (échéance des derniers contrats d'obligation d'achat ou de complément de rémunération).
Plus généralement, qu'il s'agisse du gaz, de l'électricité ou du carburant, le contraste entre les profits engrangés par le secteur privé et les dépenses colossales de l'État ne se résume pas à un contexte, mais à une réalité économique : l'énergie ne peut pas être traitée comme un bien marchand.
Malgré les dépenses publiques colossales pour faire vivre ce marché factice, les dispositifs mis en place n'ont pas permis de répondre de manière cohérente à la crise, parce que leur caractère ad hoc ne permet pas de répondre aux exigences longues de souveraineté énergétique, et qu'ils ont moins servi à soutenir l'économie face à la flambée sans précédent des prix de l'énergie qu'à couvrir et rendre plus soutenables les dysfonctionnements multiples liés à un marché mal conçu au service d'intérêts privés.
Pire, au-delà du soutien public considérable dont il a bénéficié, le secteur privé ne semble pas avoir particulièrement pâti de la situation. Ces deux dernières années semblent au contraire avoir été une aubaine pour de nombreux fournisseurs, qui ont pu profiter de l'envolée des prix pour gonfler leurs marges. Du côté des groupes pétroliers, le ciel est également des plus radieux. Leur nationalisation constitue donc un investissement rentable.
Conclusion :
Nous considérons donc qu'il faut redonner une maîtrise publique au secteur énergétique, afin d'en garantir l'assise démocratique.
Le retour à une situation de monopole public, garantie par un service public de l'énergie, permettrait donc de sortir de la logique de fixation du prix de l'énergie et reviendrait à un modèle de tarification plus juste pour les usagers. En outre, elle permettrait de garantir des investissements de fonds publics qui profitent au plus grand nombre.
En effet, vu le poids de ces secteurs et de ces entreprises dans notre économie, seule une gestion sociale permettrait effectivement de protéger le pouvoir d'achat, d'assurer la sécurité énergétique et de lutter contre le réchauffement climatique.
C'est pourquoi, à rebours des vagues de privatisations que nous connaissons depuis 19861(*), nous proposons la reconstruction d'un grand service public de l'énergie qui s'articule autour de trois piliers : l'électricité, le gaz et le pétrole, réunissant ainsi les activités d'EDF, ENGIE et de TotalEnergies2(*).
Concernant l'électricité, cette proposition de loi vise à sortir la production et la vente du champ de la concurrence et à placer ces activités en monopole public, au même titre que le réseau, tout en restant intégrées aux mécanismes d'échange européens. C'est la condition pour rétablir un service public efficace et équitable, quel que soit le scénario retenu en matière de choix de filières de production et quel que soit le niveau de décentralisation de cette production.
Pour le gaz, la proposition de loi vise également à revenir à un monopole public pour l'approvisionnement, l'acheminement, le stockage et la vente sur le territoire français.
Pour les carburants, la proposition de loi vise à nationaliser les activités de recherche, d'exploitation des gisements miniers et d'hydrocarbures, le raffinage, le dépôt et le transport d'hydrocarbures actif ou potentiel sur le territoire français. Il s'agit de sécuriser l'existence de raffineries sur notre territoire, ainsi que des activités pétrochimiques et des terminaux de regazéification.
Cette proposition de loi n'entend pas remettre en cause les réseaux de distribution de proximité, maillages essentiels d'un aménagement du territoire équilibré.
Afin de financer ces nationalisations qui pourraient représenter un coût compris entre 193 et 200 milliards d'euros, sans entraîner une charge excessive pour les finances publiques, nous proposons de nous inspirer des articles 4 et 5 de la loi de nationalisation du 11 février 1982 qui avaient organisé un mécanisme d'échange des actions contre des obligations. L'indemnisation des anciens actionnaires se ferait via des obligations d'État non cessibles dont le taux de rémunération annuelle serait indexé sur le taux du livret A, soit 3 %, ce qui permettrait de lisser le coût de la reconstruction d'un véritable service public de l'énergie.
Enfin, la construction d'un véritable groupe public unifié permettra de socialiser le « free cash-flow » ou les liquidités disponibles après le financement des investissements, des entreprises nationalisées.
Ces activités seront confiées à trois opérateurs publics constituant le Groupe Énergie de France, qui prendrait la forme d'un groupement d'intérêt économique. Les dépenses inhérentes à la création de ce groupe public énergétique seraient rentabilisées dans un délai compris entre 7 et 10 ans.
L'article 1er rappelle que l'accès à l'énergie est un droit fondamental.
L'article 2 définit le système énergétique national.
L'article 3 vise à la création d'un groupement d'intérêt économique dénommé Groupe Énergie de France (GEDF) chargé d'assurer le contrôle et le pilotage stratégiques, la cohérence économique, l'intégration industrielle et l'unité sociale du système énergétique national. Il procède aussi à la création de trois établissements publics industriels et commerciaux : Électricité de France service national, Gaz de France service national, Pétrole de France service national.
L'article 4 vise à nationaliser les activités, sur le territoire français, de production, de stockage, l'importation et l'exportation ainsi que la fourniture d'électricité et l'effacement. Ces activités seront confiées à un opérateur public dénommé Électricité de France (EDF), service national.
L'article 5 vise à nationaliser l'approvisionnement, l'acheminement, le stockage et la fourniture de gaz aux consommateurs finaux sur le territoire français ainsi que la production future de gaz en transférant ces activités à un opérateur public dénommé Gaz de France (GDF), service national.
L'article 6 vise à garantir que les réseaux de distribution de gaz et d'électricité sont intégrés à GEDF.
L'article 7 tend à nationaliser les activités de recherche, d'exploitation des gisements miniers et d'hydrocarbures, le raffinage, le dépôt et le transport d'hydrocarbures actif ou potentiel sur le territoire français, qui sont confiés à l'établissement public industriel et commercial Pétrole de France service national.
L'article 8 vise à mettre fin à la concurrence en réaffirmant le monopole de fourniture de EDF service national et à instaurer une tarification de l'électricité pour l'ensemble des usagers, calculée à partir du coût réel d'approvisionnement. Les tarifs incluront donc les coûts de production nationale, les coûts et recettes des imports et exports d'électricité, les coûts d'acheminement et de commercialisation.
Les articles 9 et 10 rétablissent les tarifs réglementés du gaz et de l'électricité pour tous les usagers.
L'article 11 propose de supprimer le mécanisme de « taxe sur la taxe », c'est-à-dire que la TVA s'applique à la fois sur la consommation de carburant, mais aussi sur les taxes énergétiques préalablement payées.
L'article 12 étend le statut des IEG à tous les personnels de GEDF.
* 1 La loi de 1928, qui consacrait le monopole de l'État sur les activités pétrolières, qui de manière discrétionnaire délivrait les autorisations d'exploitation, d'exploration et d'importation et lui permettait, in fine, de fixer le prix de vente par trimestre sur les activités pétrolières a été progressivement remise ne cause à partir du milieu des années 80.
* 2 Soit l'ensemble des entreprises structurantes du secteur, recouvrant les trois piliers historiques de l'énergie : l'électricité, le gaz et le pétrole.