EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 20 décembre 2023, le pôle social du Tribunal judiciaire de Paris a condamné l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa) à indemniser Jean-Marie Gustave Le Clézio pour ne pas avoir transmis à la Caisse nationale d'assurance vieillesse les données relatives à trois années de cotisations, tronquant ainsi ses droits de retraite1(*).

Le sort administratif réservé à un lauréat du prix Nobel de littérature est un indéniable indicateur des graves dysfonctionnements qui affectent les organismes de gestion de la sécurité sociale des artistes auteurs et qui attentent aujourd'hui à la liberté de création dans le pays. Alors que des dizaines de milliers d'artistes auteurs auraient vu de la même manière leurs droits à la retraite amputés, peu d'entre eux ont les ressources, le soutien et l'énergie pour engager des poursuites et obtenir indemnisation2(*). Ce constat a par ailleurs été clairement étayé dans le rapport de Bruno Racine remis en janvier 20203(*).

Aucun livre, film, spectacle vivant, aucune création visuelle, plastique, graphique ou sonore, ne peut exister sans le travail initial d'un artiste ou d'un auteur. Ils sont des éléments moteur de la vie culturelle et intellectuelle de notre pays. En 2022, les secteurs de l'art et de la culture représentaient 100 milliards d'euros de chiffre d'affaires et 650 000 emplois directs. Pourtant, malgré leur travail socialement indispensable et leur apport non négligeable à l'économie de la nation, les artistes auteurs ne bénéficient pas des mêmes droits sociaux que les autres travailleurs. Il importe de corriger cette injustice, qui touche des dizaines de milliers de créateurs et de créatrices essentiels à la vie artistique et culturelle de notre pays.

Ces inégalités de traitement ont provoqué ces dernières années chez les artistes auteurs une prise de conscience et le début d'une réflexion collective pour la réforme de la gestion de leur protection sociale et la création d'un statut d'artiste auteur comprenant notamment un revenu de remplacement. À l'Assemblée nationale, la proposition de loi du député Pierre Dharréville4(*), issue d'un travail conduit avec de nombreuses associations et organisations professionnelles5(*), a été cosignée de manière transpartisane. La présente proposition de loi s'inscrit dans cette démarche.

L'irruption de l'intelligence artificielle générative dans le champ culturel accélère la nécessité de renforcer la protection sociale des artistes auteurs. Comme l'a montré la récente étude de la Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs (Cisac), d'ici cinq ans, la rémunération des artistes pourrait baisser de 24 % dans le secteur de la musique et de 21 % dans le secteur de l'audiovisuel.

De graves dysfonctionnements qui portent atteinte aux droits sociaux des artistes auteurs

C'est l'article L. 382-1 du code de la sécurité sociale qui délimite le statut des artistes auteurs, en prévoyant leur affiliation obligatoire au régime général. Il s'agit des « artistes auteurs d'oeuvres littéraires et dramatiques, musicales et chorégraphiques, audiovisuelles et cinématographiques, graphiques et plastiques, ainsi que photographiques ».

Les graves dysfonctionnements qui affectent les organismes de gestion de la sécurité sociale des artistes auteurs sont connus des services de l'État, comme le montrent les rapports d'inspections de 2005 et 20136(*) : « Nous avons été saisis par plusieurs organisations professionnelles des difficultés que pose l'existence de deux organismes pour gérer ce régime, tant au regard de l'égalité de traitement des cotisants que de leur gouvernance ». L'État en porte la responsabilité, dès lors qu'il assurait la tutelle des deux organismes en charge de la gestion, la Maison des artistes pour les arts plastiques et graphiques, et l'Agessa pour les écrivains, auteurs-compositeurs de musique, réalisateurs de cinéma et de télévision, et photographes. C'est d'ailleurs à l'initiative de l'État que ces structures ont fusionné et que la mission de prélèvement des cotisations sociales auprès des artistes auteurs et de leurs diffuseurs a été confiée à l'URSSAF Limousin. Cette réforme n'a pas offert de solution aux dizaines de milliers d'artistes auteurs lésés dans leur droit à la retraite et aujourd'hui contraints de solliciter l'Allocation de solidarité aux personnes âgées.

En outre, selon les informations recueillies lors de nos auditions, le prélèvement des cotisations des employeurs auprès des diffuseurs (galeries, producteurs, éditeurs...), selon un taux pourtant sensiblement inférieur au taux moyen de cotisations des employeurs (1,1 %), reste imparfait. Des réformes structurelles de gouvernance et de représentativité des organisations professionnelles de ces travailleurs demeurent également urgentes pour extraire les artistes auteurs des imbroglios administratifs liés à la diversité des guichets et des interlocuteurs (22 organismes de gestion collective, URSSAF, CAF,...). Enfin, le rapport Racine a largement exemplifié les difficultés liées à l'insuffisante prise en considération des spécificités de leurs activités par des guichets administratifs généralistes comme les caisses d'allocations familiales.

Une rémunération insuffisante pour couvrir l'ensemble du cycle de création

En 2020, le rapport Racine a très clairement rappelé les limites d'un système de rémunération des artistes auteurs reposant quasi-exclusivement sur le versement de droits d'auteur en aval du processus de création, au stade de la diffusion des oeuvres. Ce mode de rémunération ne permet pas de valoriser tout le travail de recherche et de production, ni même le travail de promotion concomitant à la diffusion. Il place également les artistes auteurs dans des rapports contractuels individuels et complexes vis-à-vis de leurs diffuseurs. En revanche, ce mode de rémunération ne fait pas obstacle à l'instauration de droits sociaux, par conversion des revenus artistiques en « heures SMIC ». Ainsi, les artistes auteurs ont accès à la retraite et au système de soins dans les mêmes conditions que les salariés du régime général. Leur protection sociale n'est en revanche pas complète, puisqu'ils ne bénéficient toujours pas de la couverture par la branche accidents du travail et maladies professionnelles et n'ont pas droit aux congés payés ni au chômage. En cas d'absence d'activité rémunérée, l'artiste auteur ne reçoit aucune ressource autre que les minima sociaux.

Selon le même rapport, en 2019, 270 000 personnes cotisaient au régime des artistes auteurs, dont 40 000 à titre principal. Il existait une distinction entre les « affiliés », dont les revenus étaient supérieurs à 9 000 euros par an, et les « assujettis », qui représentaient 230 000 personnes. Cette distinction n'est plus opérationnelle depuis le 1er janvier 2019. Le nombre d'artistes auteurs a augmenté de 52 % entre 2001 et 2017, mais cela cache une grande disparité entre disciplines : la part des peintres et des sculpteurs a baissé de 26 % à 8 % sur cette période, tandis que le nombre de graphistes et auteurs d'oeuvres audiovisuelles a sensiblement augmenté.

Afin de mieux soutenir les artistes auteurs qu'ils accompagnent et permettre la production des oeuvres, certains diffuseurs ont développé des pratiques destinées à lisser leur rémunération dans le temps : c'est le cas des à-valoir dans l'édition et des avances dans le secteur audiovisuel. Le rapport Racine a cependant souligné leur cadre juridique flou. En l'état actuel, où les initiatives privées de mécénat restent limitées, malgré les importantes mesures fiscales de soutien en leur direction, le soutien à la création repose essentiellement sur les acteurs publics, notamment les collectivités territoriales.

Ainsi, ce système de rémunération alimente une précarité structurelle. Selon l'Observatoire des revenus et de l'activité des artistes auteurs, 75 % des artistes auteurs gagnent moins de 10 000 euros par an et seulement 10 % arrivent au revenu médian en France, soit 24 000 euros par an. En 2019, 75 % des auteurs de BD installés à Angoulême étaient bénéficiaires du RSA. Entre 2001 et 2017, le revenu moyen par auteur est passé en euros constants de 24 023 à 23 457 euros annuels. Le rapport Racine a permis de chiffrer les écarts intergénérationnels et de révéler d'importants écarts de rémunération entre femmes et hommes.

La précarité des artistes auteurs ne concerne pas seulement la France, alors que le Parlement européen a adopté le 21 novembre 2023 une résolution visant à leur reconnaitre un « droit à un salaire minimum, à la négociation collective, à une protection en ce qui concerne le temps de travail et la santé, à des congés payés et à un accès à la protection contre les accidents du travail, aux prestations de chômage et de maladie, ainsi qu'aux pensions de vieillesse contributives ».

Si le rapport de Bruno Racine a permis d'alerter sur cette situation, certaines recommandations demandent toujours à être mises en oeuvre, comme l'augmentation de la part des aides directement versées aux auteurs, qu'elles soient financées par la solidarité interprofessionnelle, par les droits d'auteur, via les OGC7(*), ou par l'État au titre de la politique culturelle. D'autres recommandations, déjà mises en oeuvre, apportent une réponse partielle, comme la révision du périmètre des activités accessoires à l'activité d'artiste auteur. Plus largement, les recommandations du rapport Racine apparaissent insuffisantes au regard de la précarité que connaissent les artistes auteurs.

À l'instar des artistes-interprètes et des techniciens du spectacle en emploi discontinu, la mise en place d'un revenu de remplacement permettrait de lutter contre les « périodes de creux » inhérentes aux processus créatifs et de pallier ainsi les limites de notre politique culturelle insuffisamment orientée vers le soutien à la création.

La proposition de création d'un revenu de remplacement

L'article premier de la proposition de loi prévoit, par coordination, l'inscription du financement du revenu de remplacement pour les artistes auteurs par une contribution des diffuseurs dans l'article L. 5222-9 du code du travail, qui prévoit, dans le cas des salariés et des travailleurs indépendants, le financement de l'allocation assurance chômage par les employeurs. Cette inscription permet également de renforcer la représentativité des artistes auteurs, qui figure également parmi les recommandations du rapport Racine.

L'article 2 de la présente proposition de loi reprend les dispositions de la proposition de loi de Pierre Dharréville formulée avec les associations et organisations professionnelles. Il prévoit d'instaurer un revenu de remplacement pour les artistes auteurs entre deux phases de diffusion. Cette allocation, calculée sur la base des derniers revenus déclarés, serait proportionnelle et ouverte aux artistes auteurs qui répondent à des conditions de durée minimale d'activité et de revenus antérieurs d'activité. Pour garantir aux bénéficiaires de ce nouveau droit des ressources minimales, le montant de l'allocation ne pourrait être inférieur à un plancher forfaitaire correspondant à 85 % du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC). Un plafond pourrait également être envisagé, en reprenant par exemple un niveau comparable au plafond prévu pour l'intermittence, soit 118 % du plafond mensuel de la sécurité sociale (PMSS).

La mise en oeuvre serait confiée dans le pilotage à l'UNEDIC et, dans la mise en oeuvre, à France Travail. Concrètement, ce revenu de remplacement sera mis en oeuvre de la manière suivante : l'artiste auteur devra effectuer une déclaration auprès de France Travail, créant ainsi une « date anniversaire ». Dans la rédaction ici proposée, il ou elle devra alors justifier d'un certain niveau de ressources issues de son activité professionnelle, soit l'équivalent de 300 heures SMIC sur les douze derniers mois comme prévu dans le texte de la proposition de loi. Toutefois, la pluri-annualité du dispositif pourrait être envisagée au cours du débat parlementaire, s'agissant d'activités donnant lieu à des rémunérations particulièrement irrégulières : par exemple 600 heures sur 24 mois, ou 900 heures sur 36 mois. Afin de pallier la forte irrégularité des revenus artistiques, qui peuvent être importants en année N mais insignifiants en N+1, la mise en oeuvre d'un seuil glissant inspiré du modèle de l'AFDAS pour les droits à la formation professionnelle pourrait être envisagée. Si ce seuil était atteint, l'artiste auteur accéderait au droit et une partie de son revenu d'activité serait maintenue par l'UNEDIC, comme pour les salariés intermittents relevant des annexes 8 et 10 au règlement général de l'UNEDIC.

Le financement de ce dispositif reposerait essentiellement sur la part de CSG dont s'acquittent déjà les artistes auteurs, ainsi qu'une cotisation des diffuseurs correspondant à la part de cotisation des employeurs du privé pour les cotisations chômage des travailleurs salariés, qui ne serait pas inférieure au taux actuel de droit commun prévu pour les cotisations des employeurs à l'assurance chômage, soit 4,05 % des revenus bruts.

Les diffuseurs sont les personnes physiques ou morales qui rémunèrent un artiste auteur en vue de diffuser, exploiter ou utiliser son oeuvre. Les diffuseurs ont aujourd'hui pour obligation de s'acquitter de deux contributions : 1 % de la rémunération brute versée à l'artiste au titre de la Sécurité sociale et 0,10 % versée au titre de la formation professionnelle.

Comme précisé dans le rapport Racine, « si les artistes auteurs sont soumis au même taux de cotisation que les salariés du privé, les diffuseurs d'oeuvres, toutes catégories confondues, versent des cotisations qui s'élèvent à 1,1 % des droits versés à l'auteur, quand un employeur cotise à hauteur de 27,74 % du salaire brut versé au salarié (...). Le rapport conjoint de l'IGAS et de l'IGAC sur la consolidation et les perspectives d'évolution du régime social des artistes auteurs de décembre 2018 évalue entre 550 et 600 M€ le manque à gagner pour le régime général de l'absence de part patronale dans les cotisations sociales des artistes auteurs, mais l'on doit préciser aussitôt que ce chiffre est surestimé car il ne tient pas compte des nombreuses cotisations versées par les artistes auteurs sans contrepartie en termes de prestations. »

Le revenu de remplacement des artistes auteurs viendrait ainsi corriger cette inégalité liée à la spécificité des activités d'artistes auteurs.

L'article 3 est le gage de la proposition de loi.

* 1 https://www.lefigaro.fr/culture/le-clezio-obtient-devant-la-justice-la-condamnation-de-la-secu-des-auteurs-qui-avait-tronque-sa-retraite-20240523

* 2 https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/02/15/l-agessa-a-ampute-la-retraite-de-186-000-auteurs_6029652_3246.html

* 3 https://www.culture.gouv.fr/espace-documentation/Rapports/L-auteur-et-l-acte-de-creation

* 4 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b2322_proposition-loi

* 5 https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/03/25/il-faut-prendre-en-compte-les-realites-de-l-economie-de-la-culture-fondee-sur-la-contribution-des-artistes-auteurs-faiblement-remuneres_6224108_3232.html

* 6 https://medias.3dvf.com/news/sitegrab/LettreMissionIgasIgac2.pdf

* 7 https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000033677315/2020-10-13

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