EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le Parlement s'est saisi depuis de nombreuses années de la question de l'exposition des enfants aux écrans.

Ainsi, en 2018, le Sénat adoptait à la quasi-unanimité une proposition de loi visant à lutter contre l'exposition précoce des enfants aux écrans, déposée par l'auteure de cette proposition de loi après son rapport, réalisé pour le compte de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat intitulé « Prendre en main notre destin numérique : l'urgence de la formation ». Ce texte n'a cependant jamais été inscrit à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. En 2023, la Députée Caroline Janvier déposait à l'Assemblée nationale une proposition de loi relative à la prévention de l'exposition excessive des enfants aux écrans. Bien qu'adoptée, elle aussi, à l'unanimité des députés le 7 mars 2023, cette proposition de loi n'avait pas non plus pu être débattue au Sénat.

Le gouvernement a commencé à se saisir de ce sujet important avec le rapport du comité d'experts installé à la demande du Président de la République et dont les conclusions confirment les travaux de l'auteure.

Cependant, aucune suite concrète ne leur a réellement été donnée pour l'heure, bien que l'exposition des enfants et des adolescents aux écrans ne fasse qu'augmenter, comme le démontrent plusieurs études, laissant les parents parfois totalement démunis face aux effets produits par les écrans (troubles de l'attention et du sommeil, difficultés d'apprentissage et de concentration...) et les réseaux sociaux (cyber harcèlement, arnaques en ligne, exposition à des contenus inadaptés, choquants ou dégradants...)

Le Bulletin épidémiologie hebdomadaire de Santé publique France, obtenus à partir des données de la « cohorte Elfe » sur le temps d'écran des enfants nés en 2011 montre que les temps d'écran moyen des enfants nés en 2011 était de 56 min à 2 ans (en 2013), 1h20 min à 3 ans et demi (en 2014-2015) et 1h34 min à 5 ans et demi (en 2017). Seuls 13,7 % des enfants n'étaient pas du tout exposés aux écrans à l'âge de 2 ans.

Selon une autre étude, l'étude « Junior Connect' » de 2017, les 13-19 ans étaient connectés en moyenne 15 heures 11 minutes par semaine, soit 1 heure 30 minutes de plus qu'en 2015. Les plus jeunes ne sont pas en reste puisque les 7-12 ans passent en moyenne 6 heures 10 minutes sur le web par semaine (soit 45 minutes supplémentaires par rapport à 2015) et les 1-6 ans 4h37 (soit 55 minutes supplémentaires par rapport à 2015).

Les conséquences de cette exposition de plus en plus précoce et importante ne tendent qu'à s'aggraver malgré les alertes des spécialistes. Ceux-ci démontrent, en outre, que l'exposition aux écrans est particulièrement néfaste pour les enfants de moins de trois ans car elle peut nuire gravement à leur développement.

En effet, avant trois ans, l'enfant se construit en agissant sur le monde : les écrans l'enferment dans un statut de spectateur à un moment où il doit apprendre à devenir acteur du monde qui l'entoure. En outre, ils le privent de l'interaction avec les adultes alors qu'elle est indispensable dans la construction de l'enfant. Comme le fait remarquer Sabine Duflo, psychologue spécialisée dans la question des écrans, « un enfant ne peut pas tout faire tout seul ». Pour développer ses capacités, il doit utiliser activement ses cinq sens en s'appuyant notamment sur la relation avec un adulte qui répond à ses sollicitations. Il a également besoin de se percevoir comme pouvant transformer le monde, ce qu'il fait par exemple quand il manipule des objets autour de lui.

De nombreux industriels se sont engouffrés dans le marché des outils pédagogiques numériques à l'attention des très jeunes enfants et l'offre de tablettes éducatives et ordinateurs pour bébés est devenue pléthorique. Pourtant, la plupart des personnes rencontrées lors des auditions sur la formation à l'heure du numérique en 2018 se montraient déjà très sceptiques sur leur utilité.

Ainsi, les applications ou programmes développés pour l'apprentissage du langage réduisent l'enfant à une fonction descriptive, laissant de côté sa fonction symbolique, c'est-à-dire sa capacité à transformer le réel par des images. Pour construire un symbole, il doit être capable d'apprendre de ses actions, ce que l'usage des écrans tactiles ne permet pas en raison du nombre très limité d'actions proposées (appuyer, glisser).

Il semblerait que les troubles sévères de comportement observés chez les très jeunes enfants exposés aux écrans sont généralement réversibles lorsque l'exposition est interrompue. Néanmoins, en raison de la forte augmentation du nombre d'enfants concernés, les centres médico-psycho-pédagogiques sont débordés et les délais d'attente pour réaliser un diagnostic et mettre en place une thérapie s'accroissent.

L'augmentation très forte du nombre d'enfants n'ayant pas encore acquis le langage et présentant des difficultés de communication en raison d'une exposition précoce aux écrans laisse craindre, selon de nombreux spécialistes de la petite enfance, l'apparition d'un véritable problème de santé publique.

Dès 2008, le psychiatre Serge Tisseron tirait la sonnette d'alarme et proposait des règles de comportement simples, articulées autour de quatre étapes essentielles de la vie des enfants : l'admission en maternelle - trois ans -, l'entrée au cours préparatoire - six ans -, la maîtrise de la lecture et de l'écriture - neuf ans - et le passage au collège - douze ans. Ses recommandations peuvent être résumées de la manière suivante :

- pas d'écran avant trois ans, ou tout au moins les éviter le plus possible ;

- pas de console de jeu portable avant six ans, car dès que les jeux numériques sont introduits dans la vie de l'enfant, ils accaparent toute son attention aux dépens des autres activités ;

- pas d'Internet avant neuf ans, et une utilisation d'Internet en présence des parents jusqu'à l'entrée au collège ;

- possibilité d'utiliser Internet de manière autonome à partir de douze ans, tout en veillant à un accompagnement effectif des parents.

Si la règle des « 3, 6, 9, 12 » est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Limiter le temps d'exposition aux écrans, et cela à tout âge, est essentiel.

La vulnérabilité des enfants et adolescents face aux écrans est d'autant plus grande que les plateformes et réseaux dits sociaux sont fondés sur des modèles algorithmiques néfastes. La lanceuse d'alerte Francis Haugen a par ailleurs expliqué devant le Sénat en 2021 que les plateformes feront toujours passer leur profit avant la sécurité des enfants. On notera aussi qu'en Chine, les autorités ont volontairement limité l'usage de réseaux tels que Tik Tok, alors qu'ils sont largement encouragés en France et en Europe.

En France, plusieurs initiatives législatives ont tenté d'apporter des solutions pour protéger les enfants.

La loi n° 2022-300 du mercredi 2 mars 2022 visant à renforcer le contrôle parental sur les moyens d'accès à internet, du Député Bruno Studer, oblige les fabricants d'appareils connectés à installer un dispositif de contrôle parental et à proposer son activation gratuite lors de la première mise en service de l'appareil.

La loi du 7 juillet 2023, à l'initiative de Laurent Marcangeli, visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne a instauré une majorité numérique à 15 ans ; les réseaux sociaux doivent ainsi refuser l'inscription à leurs services des enfants de moins de 15 ans, sauf si un des parents a donné son accord. Ils doivent aussi informer, lors de l'inscription, les enfants de moins de 15 ans et leurs parents sur « les risques liés aux usages numériques et les moyens de prévention » et sur les conditions d'utilisation de leurs données personnelles.

Au demeurant, c'est l'Union européenne qui est compétente pour la régulation du numérique. Aiguillonnée par certains États membres exigeant une régulation des plateformes, elle a fini par se saisir d'une partie de cette question avec divers textes, notamment le Digital Services Act (DSA), qui oblige les plateformes à prendre des mesures identifiées d'atténuation des risques (vérification de l'âge, mise en place d'outils de contrôle parental, interdiction de publicité ciblée, mise en place de « signaleurs de confiance » désignés par l'ARCOM...). En France, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique a transposé ce texte européen.

Cette législation est en cours d'application, l'auteure de la présente proposition de loi vient d'ailleurs d'en rendre un travail d'évaluation et de formuler des recommandations. Au-delà de ce suivi, elle continue également de défendre la mise en place d'une responsabilité et d'une redevabilité des plateformes par une plus grande transparence de leurs algorithmes et l'établissement d'un véritable statut, tout comme l'avait conclu la commission sénatoriale d'enquête sur Tik Tok.

Par ailleurs, à l'échelle nationale, l'auteure de cette proposition de loi note que la sensibilisation des enfants et des adultes qui les entourent est encore très insuffisante.

Les enfants doivent en effet bénéficier d'une éducation qui leur permette de comprendre les conditions de production des divers médias, en particulier des plateformes, et leurs modèles économiques ainsi que les dangers des réseaux dits sociaux fondés sur des algorithmes destinés à capter leur attention et où ils peuvent être confrontés à différentes menaces : cyber harcèlement ; exposition à des contenus pirates, pornographiques ou incitant à la violence et à la haine ; arnaques en ligne ; désinformation...

Pour cela, l'ensemble de la communauté éducative doit être particulièrement mobilisée sur ce sujet et développer une approche partagée dans la prévention et la sensibilisation mais aussi dans l'élaboration de règles communes. L'école est à cet égard l'un des lieux appropriés pour instaurer le dialogue et la réflexion de tous.

Face à l'ensemble des risques encourus par les jeunes, la présente proposition de loi vise donc à reprendre certaines dispositions adoptées en 2018 au Sénat et en 2023 à l'Assemblée nationale et à les compléter de mesures sur le rôle déterminant de la communauté éducative, ce sujet de santé publique majeur ne pouvant plus attendre.

Aussi, l'article 1er vise à instaurer une formation des professionnels de santé et du secteur médico-social ainsi que des professionnels de la petite enfance aux risques associés aux différents degrés d'exposition aux écrans numériques pour les enfants et adolescents.

Cet article 1er vise également à inscrire des messages de prévention des risques de cette exposition des enfants sur les emballages de téléphones portables, d'ordinateurs, de tablettes et de produits assimilés mais aussi à insérer des messages de prévention dans les publicités, hors messages radiodiffusés, de ces mêmes produits.

L'article 1er vise enfin à ce que le règlement intérieur des établissements et services gérés par une personne physique ou morale de droit privé ou de droit public accueillant des enfants de moins de six ans régule l'utilisation, par les professionnels d'encadrement, de téléphones portables, tablettes numériques, téléviseurs et équipements assimilés en présence des enfants encadrés. Leur règlement d'intérieur prévoit également la mise en place d'une politique de prévention des risques liés à une exposition excessive aux écrans numériques chez les élèves.

L'article 2 vise à ce que les consultations et des actions de prévention diverses organisées par le service de prévention départemental de protection maternelle et infantile, placé sous l'autorité du président du conseil départemental, prévoit une action de lutte contre l'exposition excessive des enfants aux écrans.

L'article 3 vise à ce que tous les enfants de moins de dix-huit ans bénéficient d'une sensibilisation aux risques sanitaires et sécuritaires liés à une exposition excessive aux écrans et au caractère addictif des réseaux sociaux sur la base des connaissances scientifiques et des études disponibles.

L'article 4 s'inscrit dans la continuité des dispositions inscrites par voie d'amendement de l'auteure de ce présent texte dans la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance. Celles-ci ont instauré l'obligation de formation, par les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation, des étudiants et des enseignants à la maîtrise des outils et des ressources numériques, à leur usage pédagogique ainsi qu'à la connaissance et à la compréhension des enjeux liés à l'écosystème numérique et à la sobriété numérique. Il convient d'y ajouter la sensibilisation aux effets nocifs de l'exposition excessive des enfants aux écrans et au caractère addictif des réseaux sociaux.

L'article 4 vise aussi à compléter le champ du projet éducatif territorial qui organise les activités périscolaires « qui prolongent le service public de l'éducation ». II doit aussi « vise[r] à informer les enfants et à prévenir des risques liés à une exposition excessive aux écrans et au caractère addictif des réseaux sociaux ».

L'article 5 vise à ce que le projet d'école ou d'établissement, élaboré dans chaque école et établissement d'enseignement scolaire public, détermine la politique de l'école ou de l'établissement et les actions menées auprès des élèves, des professionnels et des parents en matière de sensibilisation aux effets nocifs des écrans et au caractère addictif des réseaux sociaux.

Cet article 5 vise également à ce que le règlement intérieur de chaque école et établissement d'enseignement scolaire public précise les modalités d'utilisation des écrans par l'ensemble des membres de la communauté éducative.

L'article 6 vise à ce que le ministère de l'éducation nationale, le ministère de la santé et le ministère en charge du numérique organisent chaque année une campagne de sensibilisation nationale sur les risques liés à une exposition excessive des enfants aux écrans, en coopération avec l'ARCOM.

Enfin, l'article 7 est le gage financier.

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