EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis plusieurs mois, les pêcheurs français sont confrontés à de nombreuses crises, tant conjoncturelles que structurelles : d'abord, les suites difficiles du Brexit, qu'il s'agisse de l'obtention de licences pour poursuivre la pêche en eaux anglaises ou du Plan d'Accompagnement Individuel Brexit qui fournit une aide aux propriétaires de navires dont l'exploitation a été fragilisée par le Brexit en échange de la destruction de leur navire1(*), mais aussi la hausse du prix du carburant, ainsi que le manque de marins...

Sans oublier l'incertitude sur le sort que connaîtront les quotas anciennement alloués aux bateaux concernés par le Plan d'Accompagnement Individuel Brexit qui pourraient être redistribués à l'échelon national, au détriment des secteurs où les bateaux sont déconstruits.

Dans ce contexte déjà fortement anxiogène, la Commission européenne a annoncé, le 21 février 2023, un ensemble de mesures visant à « améliorer la durabilité et la résilience du secteur de la pêche et de l'aquaculture de l'Union Européenne ». (« EU Action Plan : Protecting and restoring marine ecosystems for sustainable and resilient fisheries » COM (2023) 102 final).

Ces mesures se déclinent en quatre volets : une communication sur la transition énergétique dans le secteur de la pêche et de l'aquaculture de l'Union Européenne, un plan d'action pour la protection et la restauration des écosystèmes marins en faveur d'une pêche durable et résiliente, une communication sur la politique commune de la pêche aujourd'hui et demain, un rapport sur l'organisation commune des marchés dans le secteur des produits de la pêche et de l'aquaculture.

Certaines de ces préconisations sont bienvenues, notamment celles visant à améliorer l'efficacité énergétique et la mise en oeuvre de sources d'énergies renouvelables à faibles émissions de carbone.

De même, il paraît nécessaire de réduire la dépendance du secteur aux combustibles fossiles et parvenir à la neutralité climatique d'ici à 2050.

Pour autant, il est préoccupant que l'objectif du second volet consiste, dans un plan d'action, à « renforcer la contribution de la Politique Commune de la pêche (PCP) aux objectifs environnementaux de l'Union Européenne et réduire les effets néfastes des activités de pêche sur les écosystèmes marins, comme les perturbations des fonds marins, les prises accessoires d'espèces sensibles et les effets sur les chaînes alimentaires marines ».

Pour cela, la Commission « invite les États membres à prendre des mesures de conservations des pêcheries afin de protéger et de gérer efficacement les zones marines protégées (ZMP) en établissant un calendrier précis ».

Ce plan vise également à réduire l'incidence de la pêche sur les fonds marins. Concrètement, les États membres sont invités à « proposer des recommandations communes et à prendre des mesures nationales pour supprimer progressivement la pêche de fond mobile dans toutes les ZMP d'ici à 2030 au plus tard et dès mars 2024 pour les sites Natura 2000 au titre de la directive « Habitats » qui protège les fonds marins et les espèces marines ».

Il s'inscrit dans une logique revendiquée tant par M. Virginijus Sinkevièius, commissaire européen à l'environnement, aux océans et à la pêche, que par M. Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne chargé du pacte vert pour l'Europe, cités en annexe du communiqué de presse de celle-ci2(*) du 21 février 2023.

Ce plan, bien que n'ayant pas de portée juridique contraignante, a naturellement provoqué de nombreuses réactions. Les pêcheurs ont ressenti cette annonce comme un nouveau coup porté à leur profession, de plus en plus souvent décriée, et sa dénonciation a rejoint la liste des revendications portées lors des manifestations, des blocages de ports ou des fermetures symboliques de criées et de marchés professionnels comme celui de Rungis, intervenus ces derniers mois.

S'il devait être mis en oeuvre, ce plan d'action aurait en effet des conséquences dramatiques pour la filière pêche bretonne au premier chef, mais plus largement française et même européenne.

Pour rappel, l'activité du secteur de la pêche de fond représente, selon les chiffres de l'Alliance européenne pour la pêche de fond -qui représente près de 20.000 pêcheurs dans quatorze pays différents-, 7.000 navires soit 25% du volume de poissons débarqués dans l'Union européenne et 38% des revenus de la flotte européenne seraient impactés par cette interdiction.

Les zones Natura 2000 comprennent 37,5% de la surface marine de la zone économique exclusive française. La Bretagne serait la région la plus touchée par ce plan, dans la mesure où 74 % de la flotte bretonne opère dans les aires marines protégées.

Interdire l'utilisation de tous les engins mobiles de fond dans les aires marines protégées reviendrait pour la France à supprimer 1.200 navires, soit priver d'emploi 4.300 pêcheurs (1 pêcheur embarqué équivalant à 3,5 emplois à terre) et réduire de moitié les capacités de la pêche française.

Or, ce plan appelle de nombreuses remarques tant juridiques que politiques.

Il faut tout d'abord rappeler que les aires marines protégées françaises se caractérisent par leur grande diversité. Le code de l'environnement recense en effet onze grandes catégories d'aires marines protégées. « En incluant les outils de protection créés par les collectivités de Polynésie française, de Nouvelle-Calédonie et de Wallis-et-Futuna, ainsi que les instruments régionaux ou internationaux, pas moins de quarante-trois types d'outils législatifs différents sont reconnus en droit français » (dossier de presse One Ocean summit - Brest - 11 février 2022).

Ces aires marines protégées se caractérisent donc aujourd'hui par une multitude de statuts qui ont pour vocation d'y concilier la protection de la biodiversité marine et le maintien et le développement des activités économiques dépendantes de la bonne qualité du milieu (pêche, aquaculture, tourisme en mer, éducation à l'environnement).

L'hypothèse d'une interdiction de la pêche de fond dans les aires marines protégées a déjà été envisagée.

Elle a notamment été débattue au Parlement européen, dont la résolution du 3 mai 2022, « Vers une économie bleue durable au sein de l'Union : le rôle des secteurs de la pêche et de l'aquaculture »3(*) , précise dans son paragraphe 117 qu'« il est demandé à l'Union, en particulier, d'interdire le recours aux techniques néfastes, mais uniquement dans ses zones marines strictement protégées, sur la base des meilleurs avis scientifiques disponibles... ». Dès lors, ce plan apparaît en contradiction avec la position du Parlement européen.

Dès l'annonce de ce Plan, le 21 février 2023, et nonobstant le fait qu'il soit non contraignant à ce stade, les parlementaires français se sont rapidement mobilisés et ont interpellé M. Hervé Berville, le secrétaire d'État chargé de la mer, en lui demandant de se prononcer sur ce dossier.

En réponse à la question d'actualité posée par l'auteur de la présente proposition de résolution dès le 9 mars 20234(*), le Gouvernement a affirmé que « la France est totalement, clairement et fermement opposée à cette proposition d'interdiction des engins de fond dans les aires marines protégées, et ce pour au moins trois raisons.

Une telle proposition méconnaîtrait les efforts menés depuis des années par les pêcheurs, lesquels ont permis la reconstitution de nombreux stocks, dont ceux de coquilles Saint-Jacques.

Deuxièmement, cette proposition représente une prime aux mauvais élèves ! En effet, tous les pays ayant créé des aires marines protégées se retrouveraient sanctionnés et obligés d'interdire ces engins de fond.

Troisièmement, l'adoption d'une telle proposition constituerait une folie pour la souveraineté alimentaire de notre pays. Nous dépendons déjà à plus de 80 % des importations pour les produits de la pêche. Et nous continuerions à augmenter ces importations !... ».

Le mercredi 15 mars 2023, le secrétaire d'État chargé de la mer a confirmé sa position devant la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, lors de son audition préparatoire au Conseil « Agriculture et Pêche » de l'Union européenne du 20 mars 2023.

« La France est opposée au plan d'action présenté par la Commission, car il condamnerait notre pêche artisanale et l'amènerait à disparaître, non dans dix ans, mais demain. (...) Ce plan ne prend pas en compte la spécificité des pêcheries et ne fait aucune distinction entre les engins mobiles qui peuvent toucher le fond et, ce qui est plus grave encore, il est complètement déconnecté de la réalité de la gestion des aires marines protégées (AMP) ».

Lors de cette réunion, la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale a également adopté un avis politique présenté par Mme la députée Liliana Tanguy, visant à condamner la proposition d'interdiction de la pêche au chalut par la Commission européenne.

A l'occasion de ce Conseil « Agriculture et Pêche » du 20 mars 2023, les ministres français, espagnol, portugais et allemand en charge de la pêche ont, conjointement et très clairement, fait savoir leur opposition au projet de la Commission visant à interdire le chalutage de fond dans les aires marines protégées. Pour le ministre allemand M. Cem Ozdemir, « cette interdiction totale va trop loin ». « Cette proposition n'est pas proportionnée par rapport à l'objectif visé et n'a fait l'objet d'aucune étude d'impact approfondie », selon le ministre français, qui poursuit ainsi : « déconnecté des réalités, ce texte n'opère aucune distinction dans les engins mobiles de fonds et aurait pour conséquence de condamner la pêche artisanale européenne au risque de gonfler les importations de pays tiers moins-disant et à rebours de la souveraineté alimentaire ».

Le secrétaire d'État chargé de la mer a enfin renouvelé sa position lors de la séance des questions au Gouvernement du 28 mars 2023 dans sa réponse à M. le député Sébastien Jumel : « Je partage l'exaspération et la colère face au plan d'action de la Commission européenne, qui viserait à interdire dès demain -et non dans dix ans- notamment la drague et d'autres techniques de pêche, vitales pour l'économie de nos territoires et qui ont démontré qu'on pouvait concilier l'activité économique avec la préservation de l'habitat ».

A l'occasion d'une rencontre, le 2 avril 2023, entre le secrétaire d'État -accompagné de représentants des pêcheurs français-, et le commissaire européen à l'Environnement, aux océans et à la pêche, M. Virginijus Sinkevicius, celui-ci lui « a confirmé qu'il n'imposerait pas une interdiction des engins de fond dans les aires marines protégées, ni en 2024, ni en 2030 ». Le plan d'action pour une pêche durable présenté par la Commission « propose seulement des orientations aux États membres », a rappelé le commissaire cité par le ministre français, soulignant que la « France ne sera donc pas contrainte de prendre des mesures d'interdiction. »5(*)

Cette position a été par la suite renouvelée à l'occasion des questions au Gouvernement posées le 4 avril 2023 par la députée Mme Marie-Agnès Poussier-Winsback puis, le 5 avril 2023, par le sénateur M. Jacques Fernique.

En proposant aujourd'hui au Sénat d'adopter une résolution européenne, l'auteur ne l'invite pas à rejeter en bloc toute proposition que pourrait faire la Commission, mais à défendre la nécessité de veiller à un juste équilibre entre la protection de la filière pêche et la protection de la biodiversité marine, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

Les pêcheurs éprouvent un sentiment croissant de « pêche-bashing » depuis plusieurs mois, ignorant des efforts qu'ils mènent depuis de nombreuses années pour favoriser la reconstitution de nombreux stocks.

Le plan de la Commission ne tient pas non plus compte de la diversité des statuts juridiques propres aux zones marines protégées françaises qui appelle une approche spécifique pour chacune d'entre elles et non globale, uniforme et indistincte.

Enfin, un éventuel plan d'action de ce type ne pourrait être mis en oeuvre qu'à la condition d'avoir été précédé d'une large consultation entre les partenaires concernés et d'une réflexion de fond, fondée sur le dialogue. Or, il faut déplorer qu'en l'espèce, il n'y ait eu aucune concertation, ni consultation des États membres, ni étude d'impacts.

Il apparaît donc nécessaire que le Sénat soutienne le Gouvernement dans son opposition, en l'état, à un tel plan.

Tel est l'objet de la présente proposition de résolution européenne.

* 1 Dans le cadre du Plan d'Accompagnement Individuel Brexit est prévue la déconstruction de près de 90 navires de pêche français, dont la moitié en Bretagne et 26 pour le seul pays bigouden.

* 2 IP/23/828

* 3 2021/2188(INI)

* 4 n°0290G

* 5 Communiqué du secrétariat d'État chargé de la mer du 2 avril 2023