EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Notre société a été aveuglée par le mirage du « capitalisme de plateformes ». Un mode de production dans lequel il est possible de renvoyer un travailleur mal noté par un client en le déconnectant sans explication. Un véritable retour au tâcheronnage qui effraierait jusqu'à Zola : revenus souvent indécents, quasi-absence de protection sociale et pertes de cotisations pour l'Urssaf, travail clandestin et absence de contrôle de l'inspection du travail, non-respect de la protection des données des travailleurs permis par le dévoiement du statut d'autoentrepreneur... La « plateformisation » du travail n'est ni plus ni moins qu'un Cheval de Troie contre notre modèle social avec au coeur de sa matrice l'opacité de la « boîte noire » qu'est l'algorithme. Face à ce phénomène de « plateformisation », le gouvernement français n'a eu de cesse depuis 2017 de privilégier une approche soft law via des chartes sociales facultatives, au risque de remettre en cause les droits sociaux fondamentaux. D'abord dans la loi sur la liberté de choisir son avenir professionnel en 2018 puis dans la loi d'orientation des mobilités de 2019. Le Conseil Constitutionnel ne s'y est pas trompé : il a censuré par deux fois ces chartes, sur des recours portés par les parlementaires socialistes.
En parallèle, la Cour de cassation requalifie un chauffeur VTC de Uber en salarié dans son arrêt du 4 mars 2020 au motif qu'il serait un « indépendant fictif ». Et alors que de plus en plus de décisions de justice, en France mais partout dans le monde (Royaume-Uni, Espagne, Pays-Bas, Italie, États-Unis, Colombie...) vont dans le sens de la requalification totale ou partielle des chauffeurs VTC ou livreurs à vélo, Emmanuel MACRON et ses Gouvernements successifs n'ont poursuivi qu'un seul objectif : protéger les plateformes plutôt que les travailleurs des plateformes. Tout en assurant ne pas vouloir créer un « tiers statut », c'est bien la piste d'une catégorie à part entre salariat et « vraie » indépendance pour ses deux seules professions qui a été privilégiée ; maintenant de fait la confusion entre autonomie et indépendance permise par le dévoiement du statut d'autoentrepreneur. À tel point que Carole GRANDJEAN, députée macroniste et rapporteure du projet de loi de ratification de l'ordonnance du 21 avril 2022, écrivait dans son rapport que l'objectif « est de réduire le faisceau d'indices susceptibles de révéler l'existence d'un lien de subordination tel que celui-ci est défini par la jurisprudence entre les plateformes et les travailleurs »1(*), de telle sorte que « le risque d'une requalification par le juge du contrat liant les deux parties soit aussi réduit que possible »2(*) afin de sécuriser le modèle économique des plateformes.
En octroyant, à travers cette ordonnance, de maigres droits sociaux aux seuls chauffeurs VTC et livreurs à vélo que sont ce système de représentation et la création de l'autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE), le gouvernement entendait donc signifier aux juges que ces « 50 000 à 100 000 » travailleurs selon la ministre du Travail d'alors sont une catégorie à traiter à part. Il souhaitait ainsi éviter des requalifications pour ces deux professions en asseyant une jurisprudence. Or, le secteur de la livraison n'est que la partie émergée de la plateformisation du travail comme l'a parfaitement révélé le rapport d'information de Pascal Savoldelli3(*) : santé, communication, experts-comptables... la bataille pour la requalification des livreurs à vélo et chauffeurs VTC n'est pas un combat sectoriel mais bien politique et social !
C'est pour contrer cette logique anti-sociale que les parlementaires de gauche, au premier rang desquels les sénatrices et sénateurs socialistes, bataillent depuis plusieurs années pour reconnaître à ces travailleurs de véritables droits sociaux.
Ils s'appuient en cela sur de nombreuses décisions de justice et actes législatifs forts portés depuis 2021 en Europe, à commencer par ceux du gouvernement espagnol de Pedro Sanchez. À travers la loi riders, l'Espagne a été le premier pays à instituer que les livreurs à vélo ne pouvaient être considérés comme une catégorie particulière ou ne répondre à aucune définition juridique. Cette loi est venue corriger un état de fait, une vacance et confirmer que ces travailleurs devaient être des salariés. Intention partagée par les sénatrices et sénateurs socialistes à travers, notamment, leurs propositions de loi en 2019 visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques ou en 2021, visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles ; propositions rejetées par la droite sénatoriale.
Dans la parfaite continuité de ces deux initiatives, c'est au niveau européen que le combat pour les droits sociaux des travailleurs des plateformes s'est poursuivi. D'abord au Parlement européen le 16 septembre 2021 avec le vote du rapport de la députée européenne Sylvie BRUNET (Renew, France), fortement infléchi par les députés de gauche et notamment Elisabetta GUALMINI (S&D, Italie) et Leila CHAIBI (Left, France). Ce rapport a ouvert la voie à une proposition de directive portée par Nicolas SCHMIT, commissaire européen chargé de l'emploi et des droits sociaux. Cette initiative visait à créer un socle de droits sociaux au niveau européen pour ces travailleurs à travers une présomption de salariat pour les indépendants fictifs, l'inversion de la charge de la preuve en matière de requalification, une plus grande transparence pour les algorithmes utilisés... Présentée en décembre 2021, elle a été l'objet d'une bataille politique homérique de l'ensemble des progressistes européens face aux positions libérales-conservatrices d'un gouvernement français qui a tout fait pour empêcher son adoption !
La Commission européenne souhaitait en effet introduire une présomption de salariat dès lors que deux des cinq critères définis étaient réunis (fixation des prix, horaires, tenues de travail...) et donc créer un dialogue social classique entre salariés et employeurs, quand la France souhaitait conserver la présomption de non-salariat et le seul « dialogue social » entre autoentrepreneurs et plateformes, sur le modèle de ce qui a été mis en vigueur dans notre pays.
Après de longs mois d'échanges et de blocages, principalement du fait du Gouvernement français qui a d'ailleurs usé de sa présidence du Conseil au premier semestre 2022 pour ne pas obtenir d'accord sur les bases proposées par la Commission, puis sous les présidences espagnole et belge du Conseil malgré deux propositions de compromis, le Conseil de l'Union européenne a enfin pu adopter une position le 11 mars 2024. Cette position n'a pas été remise en cause lors de la réunion des ministres des affaires sociales et du travail à Budapest les 9 et 10 octobre 2024, alors que des menaces notamment françaises planaient. Elle a été validée par la Commission européenne et votée par le Parlement européen le 24 avril 2024, lors de la dernière session avant les élections européennes. Si la version finale du texte reste imparfaite, elle permet à présent de disposer d'un véritable véhicule législatif que les gouvernements des États membres ont la charge de transcrire dans leur droit national d'ici le printemps 2026.
À la suite du rejet de la politique libérale conservatrice subi par la majorité présidentielle lors des élections anticipées des 30 juin et 7 juillet 2024 et forte de son histoire sociale, la France doit être maximaliste dans la transposition à venir, comme nous y appelle la députée européenne italienne et rapporteure du texte au Parlement européen Elisabetta GUALMINI :
« Avec cette directive, ce sont près de 40 millions de personnes travaillant via des plateformes dans l'UE qui auront accès à des conditions de travail équitables. Cet accord historique leur assurera dignité, protection et leur conférera des droits. Il corrige le faux travail indépendant et prévient la concurrence déloyale, tout en protégeant le véritable travail indépendant et en introduisant des règles novatrices sur la gestion des algorithmes. Cette directive deviendra une référence au niveau mondial. Je suis fière de pouvoir dire que l'Europe protège ses travailleurs, son modèle social et son économie. »4(*)
Cette transposition est vitale pour les millions de travailleurs concernés. D'abord, bien sûr, pour ceux qui sont actuellement travailleurs de plateforme et qui ont besoin d'une clarification de leur situation afin de pouvoir bénéficier des droits et protections qu'ils sont en droit d'obtenir. Ensuite pour les millions de travailleurs en cours d'« ubérisation » dans les secteurs de plus en plus nombreux qui « intermédiarisent » les relations, qui font sauter les statuts de salariés en ne recrutant que des auto-entrepreneurs et qui alimentent donc ce cercle infernal et destructeur de notre modèle social comme l'ont notamment démontré le rapport de Pascal SAVOLDELLI et le livre-enquête Ubérisation, piège à cons ! du journaliste de Libération Gurvan KRISTANADJAJA.
Cette transposition doit surtout permettre d'enfin mettre les plateformes devant leurs responsabilités, et les décideurs politiques avec. La plateformisation du travail, en plus de casser notre modèle social par un appauvrissement des ressources l'alimentant, puisque les cotisations sociales et patronales deviennent résiduelles voire inexistantes, est une machine à exploiter les plus pauvres, les plus précaires, les proies les plus faciles. L'enquête sur les autoentrepreneurs de la livraison instantanée du Laboratoire Ville Mobilité Transport (LVMT) de l'université Gustave Eiffel de juin 2020 conduite par Laëtitia DABLANC et son équipe auprès des livreurs à vélo de la place Stalingrad à Paris est en cela particulièrement révélatrice. Un mythe persistait sur le fait que cette population de travailleurs était constituée d'étudiants français cherchant à arrondir les fins de mois. Cette enquête est venue prouver le changement intégral de population : 9 % d'étudiants et 14 % de Français ! Les entretiens avec des collectifs et syndicats de travailleurs de plateformes, puis avec des travailleurs eux-mêmes, montrent que la part de travailleurs sans-papiers ne cesse de progresser. Et alors même qu'ils - « ils » parce qu'il n'y a que 2 % de femmes parmi les livreurs à vélo interrogés par le LVMT - luttent au quotidien pour essayer de subsister, ils se font pour beaucoup doublement exploiter par des systèmes de sous-location de comptes : une personne détient officiellement le compte livreur auprès de la plateforme mais ce sont d'autres personnes qui effectuent les livraisons. Ces dernières sont donc dépendantes du bon vouloir du propriétaire du compte pour percevoir une part infime de la rémunération de leur travail puisqu'il va prélever une seconde part, après la commission que s'octroie la plateforme automatiquement.
Manifestations, procédures judiciaires, marches, grèves, grèves de la faim... les travailleurs de ces plateformes ne demandant qu'une seule chose : la juste application de leurs droits. Parce qu'aucune régulation publique n'est réellement mise en place actuellement dans notre pays, parce que les gouvernements français refusent de diligenter des enquêtes approfondies sur les pratiques réelles de ces plateformes, parce que les Urssaf et l'inspection du travail ne disposent pas des moyens suffisants pour effectuer tous les contrôles qui seraient nécessaires, il est fondamental de changer l'approche politique de ce sujet. L'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi (ARPE) créée par le Gouvernement pour soi-disant réguler et organiser le « dialogue social » - quand bien même il s'agit de deux entreprises, la plateforme et l'autoentrepreneur, ce qui a contraint la France à faire pression pour que la Commission européenne adopte, le 10 mai 2022, un nouveau règlement d'exemption et de nouvelles lignes directrices quant à l'application de l'article 101 du traité de fonctionnement de l'Union européenne pour éviter que cette situation ne soit considérée comme une « entente » au regard du droit commercial - n'est en rien la réponse à ce que les travailleurs des plateformes attendent. Les principales organisations de travailleurs ont d'ailleurs boycotté les premières élections professionnelles du 16 mai 2022, entraînant une participation dérisoire : 2 % chez les livreurs et 4 % chez les chauffeurs VTC. Deux ans plus tard, la participation double chez les livreurs et atteint les 20 % chez les chauffeurs VTC grâce à la participation des organisations représentatives qui avaient boycotté le scrutin précédent. Elles se sont présentées sur une orientation très claire : l'ARPE n'est pas la solution, la directive européenne doit être appliquée dans sa version la mieux-disante pour les chauffeurs et les plateformes doivent être transparentes dans leur fonctionnement et leurs relations avec les travailleurs, en commençant par les algorithmes qu'elles utilisent. Cette ligne a permis à la première organisation de récolter près de 50 % des suffrages, remettant de fait fortement en cause la stratégie du gouvernement relativement à ces travailleurs et donc très directement l'ARPE en tant que telle.
Alors que depuis la crise sanitaire et les confinements, les habitants de grandes villes, et de plus en plus de villes moyennes, surutilisent les plateformes de livraison de repas, la requalification et la régularisation de ces travailleurs qualifiés alors de « 2e ligne » s'impose.
Alors que la France est un phare pour les droits des travailleurs et des plus fragiles dans le monde, elle ne saurait continuer à être l'Eldorado du capitalisme de plateforme qui met à mal 150 ans de progrès social et face auquel on ne pose que de faibles rustines telle que l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi.
Après avoir tenté de faire échec à l'adoption d'une directive européenne enfin porteuse d'harmonisation sociale par le haut, la France doit transposer d'urgence ce texte majeur, dans sa version la plus protectrice pour les travailleurs et ainsi, reprendre le flambeau de la conquête des droits sociaux et de protection des plus précaires.
* 1 Rapport fait au nom de la commission des affaires sociales sur le projet de loi ratifiant l'ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation et portant habilitation du Gouvernement à compléter par ordonnance les règles organisant le dialogue social avec les plateformes, par Mme Carole GRANDJEAN, p.22
* 2 Ibid, p.31
* 3 Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale, Rapport d'information n°867 de M. Pascal Savoldelli, fait au nom de la mission d'information sur l' « ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? » du 29 septembre 2021.
* 4 « Le Parlement adopte la directive sur le travail des plateformes », communiqué de presse du Parlement européen, 24 avril 2024.