AVANT-PROPOS
Le Gouvernement a déposé le 10 décembre
1997 un projet de loi sur la réduction de la durée hebdomadaire
légale du travail à 35 heures.
Ce projet de loi mérite une attention particulière dans la mesure
où il a pour objectif déclaré de créer des emplois
par " centaines de milliers " et d'améliorer les conditions
d'existence de nos concitoyens.
Mais il exige une attention encore plus soutenue, car au-delà de cet
objectif, il est au coeur d'un débat de société
avivé par la montée du chômage. Il va, en effet, changer la
vie quotidienne de millions de nos concitoyens et l'organisation de nos
entreprises. Il va également affecter les conditions de fonctionnement
de notre économie, à un moment de son histoire
particulièrement crucial : le passage à la monnaie unique sur
fond de mondialisation.
Pour examiner ce projet de loi, particulièrement important, le
Sénat a décidé le 11 décembre 1997 de créer
une commission d'enquête dont la mission est d'apporter des
éléments d'information sur les conséquences de cette
décision.
Cette commission d'enquête a commencé ses travaux alors que le
Gouvernement avait déjà déposé le projet de loi sur
le bureau de l'Assemblée nationale. Elle entend ainsi apporter une aide
à la formation des choix du législateur en éclairant la
commission permanente, normalement chargée de faire des propositions sur
le contenu normatif du texte, et à travers elle le Sénat, sur les
conséquences financières, économiques et sociales de la
décision.
Dans cette perspective, la commission d'enquête a utilisé les
pouvoirs qu'elle tient de l'ordonnance du 17 novembre 1958. Elle a
procédé à l'audition des personnes de son choix, et
effectué des contrôles sur pièce et sur place.
Par ailleurs, elle s'est efforcée d'enserrer ses travaux dans un horizon
temporel assez long pour être en mesure de comprendre, mais assez bref
pour faire oeuvre utile.
Dans ce laps de temps, la commission d'enquête a beaucoup consulté.
Elle a effectué de nombreuses auditions -sous serment- de hauts
fonctionnaires, de partenaires sociaux, d'économistes et de praticiens
du monde du travail et de l'entreprise, dont les procès-verbaux sont
consignés en annexe du présent rapport. Elle a organisé
une table ronde, une sorte de dispute intellectuelle entre les partisans et les
adversaires de cette décision. Elle a demandé à des
économistes étrangers venant de pays où la
réduction du temps de travail constitue une réalité
tangible, de venir l'éclairer sur les contraintes imposées par ce
choix.
Elle a envoyé des questionnaires, en France, aux organismes consulaires
(chambres de commerce et d'industrie, chambres des métiers, chambres
d'agriculture) et, à l'étranger, à nos attachés
d'ambassade. Elle a donné la parole, par le truchement du réseau
Internet, aux chefs d'entreprise et à tous ceux qui souhaitaient faire
connaître leur point de vue. Elle s'est également
déplacée en province pour voir, concrètement, comment
chacun vivait la réduction du travail au sein des entreprises. A ce
titre, elle s'est rendue à Amiens, visiter l'entreprise Whirlpool.
Enfin, utilisant ses pouvoirs d'enquête, elle s'est transportée au
ministère de l'économie et des finances ainsi qu'au
ministère de l'emploi et de la solidarité dans le but de
réunir les documents établis par les services de l'Etat qui
mettent en lumière les difficultés techniques (droit du travail,
droit des contrats...) et les implications chiffrées de cette
décision, notamment pour nos finances publiques.
Une partie de ces documents établis par les services -les seuls qu'elle
ait jamais demandés- lui a été communiquée, et le
secrétariat de la commission d'enquête les tient à la
disposition des sénateurs qui souhaiteraient en prendre lecture.
Mais l'accès à la plus grande partie de ces documents lui a
été refusé, notamment tous ceux concernant les
conséquences de cette décision pour les finances de l'Etat.
Le 6 janvier, M. le Premier ministre a écrit, dans une lettre
(reproduite en annexe au présent rapport) dont certains extraits ont
ensuite été rendus publics par le truchement du journal
"
Le Monde
", à M. le Président du Sénat,
que "
l'étude des conséquences éventuelles d'un
projet de loi déposé sur le bureau de l'une ou l'autre
assemblée ne saurait être, à l'évidence
regardée comme une enquête sur des " faits
déterminés "... (...) Ainsi, la création d'une
commission d'enquête, aux fins d'exercer un contrôle a priori sur
les conditions d'élaboration de la politique menée par le
Gouvernement et ses incidences éventuelles, non seulement constitue un
détournement de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, mais
encore affecte le déroulement normal de la procédure d'adoption
de la loi, tel qu'il est fixé par l'article 43 de la Constitution. Elle
est susceptible de mettre en cause l'exercice de la compétence reconnue
au Gouvernement pour déterminer et conduire la politique de la Nation,
et d'avoir, de ce fait, des incidences graves sur le fonctionnement des
pouvoirs publics. "
Dans son édition du 9 janvier dernier, le journal "
Le
Monde
" publiait un article intitulé "
Le Sénat
veut s'infiltrer dans les cabinets ministériels
".
Le 9 janvier, le Président du Sénat, M. René Monory, dans
une lettre adressée au Premier ministre, s'élevait vivement
contre l'interprétation restrictive donnée de l'article 6 de
l'ordonnance de 1958.
Le 20 janvier dernier, M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de
l'économie, des finances et de l'industrie s'est exprimé devant
la commission des finances de l'Assemblée nationale, en des termes
rapportés comme suit par le bulletin des commissions de cette
assemblée (bulletin n°2 p. 201) :
"
M. Dominique Strauss-Kahn a tout d'abord salué la
méthode retenue pour l'information de la commission des finances (de
l'Assemblée nationale), de bien meilleure qualité que
l'intrusion
pratiquée par d'autres instances dans les locaux de
son ministère
".
La commission d'enquête souhaite appeler l'attention du Sénat
et de nos concitoyens sur les points suivants :
1. La France est un Etat de droit et une démocratie
représentative.
Cela signifie que les règles du
fonctionnement régulier
des
pouvoirs publics et leurs
attributions respectives sont fixées par la règle de droit et non
par la seule volonté de la personne qui est
au
pouvoir. Faut-il
rappeler l'article 3 de notre Constitution selon lequel : "
La
souveraineté appartient au peuple qui l'exerce par ses
représentants et par la voie du référendum ; Aucune
section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice ; Le
suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions
déterminées par la Constitution. Il est toujours universel,
égal et secret. (...) ".
Dans ces conditions, le renversement
de perspectives opéré par le ministre de l'économie, des
finances et de l'industrie devant la commission des finances de
l'Assemblée nationale, et répercuté par le journal
"
Le Monde
", tendant à accréditer l'idée
que les membres de la commission d'enquête sénatoriale pratiquent
"
l'intrusion
" et cherchent à
"
s'infiltrer
" dans la préparation des projets du
Gouvernement, alors que ceux-ci ne font qu'utiliser les pouvoirs qui leur sont
conférés par les lois et règlements de la
République est proprement scandaleux. Cette présentation des
choses porte atteinte au fonctionnement normal de la démocratie
représentative en ce qu'elle marque un possible retour en force de la
raison d'Etat contre l'Etat de droit.
2. Les commissions d'enquête constituent une pièce
essentielle d'une démocratie représentative
, non pour mener
des opérations médiatiques, mais pour préserver le peuple
des risques d'abus de tout gouvernement. A cet égard, rappelons qu'en
application des dispositions combinées de l'article 6 de l'ordonnance du
17 novembre 1958 et de l'article 100 du Règlement du Sénat
ci-dessus évoqués, leurs travaux sont secrets et qu'il n'est pas
établi qu'une seule indiscrétion émanant de l'un
quelconque des membres de la commission ait été commise. Le
bureau de la commission d'enquête n'a donc informé à aucun
moment la presse des contrôles sur pièces et sur place qu'il
entendait effectuer et n'a opposé que son silence face aux
polémiques lancées par le Gouvernement.
3. Il n'appartient pas au Premier ministre de se prononcer sur
l'exercice des pouvoirs des commissions d'enquête au regard de la
séparation des pouvoirs et encore moins sur la légitimité
du vote de l'assemblée qui décide de créer ces
commissions, en l'occurrence le vote exprimé par le Sénat le 11
décembre 1997
. Qu'en cas de doute sur les dispositions
combinées des textes fixant les pouvoirs des commissions
d'enquête, notre Constitution ne reconnaît qu'un seul arbitre : le
Président de la République qui, aux termes de l'article 5 :
"
veille au respect de la Constitution
" et
"
assure,
par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi
que la continuité de l'Etat. "
4. Qu'en tout état de cause, la création de la
présente commission d'enquête n'a pu affecter "
le
déroulement normal de la procédure d'adoption de la
loi
" pour la simple et bonne raison que les travaux de cette
commission d'enquête ont commencé alors que le projet de loi
était déjà déposé sur le bureau de
l'Assemblée nationale.
Cette commission s'est donc placée
dans une perspective
a posteriori
et non
a priori
comme cela
était son droit. Quand bien même se serait-elle placée
avant la décision, elle n'aurait pas entravé la conduite par le
Gouvernement de la politique de la Nation puisque recueillir des
éléments d'information n'est pas empêcher d'agir.
5. Enfin, qu'il est de la plus haute importance que nos concitoyens
puissent être informés des conséquences des
décisions prises par tout gouvernement
avant
qu'elles ne soient
définitives et non pas après. Ce n'est pas en se faisant le porte
étendard d'une technostructure toute puissante et sans contre-pouvoirs
que les ministres contribueront à sortir la France de la situation
délicate où elle se trouve, notamment au regard du
problème du chômage.
Au-delà de cette question, le refus du Gouvernement instille le doute
sur la solidité même des raisonnements et des évaluations
qui sous-tendent sa décision. Car que craint-on de la lumière
quand on n'a rien à cacher ?
La commission d'enquête chargée de recueillir des
éléments d'information sur les conséquences
financières, économiques et sociales de la décision de
réduire à 35 heures la durée hebdomadaire du travail
a, lors de sa première réunion, le 7 janvier 1998, fixé
son calendrier de travail de telle sorte que le rapport puisse être
publié, sans préjudice des dispositions du deuxième
alinéa du IV de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du
17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées
parlementaires, avant l'examen par la commission des affaires sociales du
projet de loi d'orientation et d'incitation relatif à la
réduction du temps de travail.
Elle a aussi adopté le protocole de publicité des auditions
suivant : publication d'un compte rendu au bulletin des commissions, sur
minitel et sur internet, annexe du procès verbal intégral au
rapport et, ponctuellement, ouverture des auditions à la presse et
enregistrements audiovisuels.