C. AUDITION DE MME MICHÈLE BIAGGI, SECRÉTAIRE CONFÉDÉRAL DE LA CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DU TRAVAIL-FORCE OUVRIÈRE (CGT-FO), ACCOMPAGNÉE DE M. RENÉ VALLADON, SECRÉTAIRE CONFÉDÉRAL ET DE MME ISABELLE MUTEL, ASSISTANTE CONFÉDÉRALE

M. Alain GOURNAC, président, rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à Mme Michèle Biaggi, à M. René Valladon et à Mme Isabelle Mutel.

Mme Michèle BIAGGI - Je vous remercie. Je vais préciser la délégation des gens qui m'accompagnent : M. René Valladon est secrétaire confédéral, chargé du secteur économique, et Mme Mutel est mon assistante concernant les négociations collectives, la durée du travail et le code du travail.

Puisque nous ne sommes pas ici devant la Commission sociale du Sénat, tout ce que nous avons préparé sur le projet de loi nous le réserverons à la Commission sociale du Sénat comme nous l'avons fait à la Commission sociale de l'Assemblée nationale.

Par contre, je voudrais vous dire que cela va être difficile aujourd'hui pour une organisation comme la nôtre, parce que nous ne pouvons pas dire quelles vont être véritablement les conséquences qui vont découler de la réduction du temps de travail, du projet de loi, car son texte n'est pas définitif puisqu'il n'a pas fait l'objet de discussions Parlementaires. On ne peut pas présager aujourd'hui des aménagements qui vont y être apportés.

Je voudrais rappeler que dans le cadre de la lutte contre le chômage, et j'ajouterai l'exclusion, le 10 octobre à la Conférence nationale sur les salaires, l'emploi et la réduction du temps de travail, nous avions réaffirmé trois points essentiels pour s'inscrire dans la création d'emplois. Je vais vous les rappeler.

La première, c'est d'abord l'amélioration du pouvoir d'achat, des salaires, des retraites et des minima sociaux.

M. Alain GOURNAC, président - Avant la réduction du temps de travail ?

Mme Michèle BIAGGI - C'est la manière dont nous l'avons présenté au Premier ministre le jour de la Conférence sur les salaires. Donc, une revalorisation et amélioration du pouvoir d'achat, des salaires, des retraites, des minima sociaux, de manière à relancer la consommation et l'activité économique du pays.

La deuxième revendication que nous avions donnée ce jour-là est l'extension du dispositif de cessation anticipée d'activité aux salariés qui ont commencé à travailler à 14 et 15 ans.

M. Alain GOURNAC, président - Les fameux 40 ans.

Mme Michèle BIAGGI - L'ARPE, ce qui permet de libérer des embauches et cela permet à des salariés qui ont commencé à travailler très jeunes et qui sont usés, de partir un peu plus tôt à la retraite et de permettre à des jeunes d'être embauchés. Nous avons d'ailleurs chiffré cela à 150.000 embauches.

M. Alain GOURNAC, président - Vous avez fait une étude pour les 150.000 embauches ?

M. René VALLADON - En fait, c'est une étude à la louche. A la fois sur le caractère non pérenne de cette mesure puisque seule une tranche d'âge de 14-15 ans serait concernée, cela ne durerait pas très longtemps. Et à taux de remplacement identique par rapport aux mesures déjà existantes, qui était de l'ordre de 40 %, dans la mesure où 350.000 personnes seraient concernées. Un taux de remplacement de 40 % fait à peu près 150.000 embauches, c'est-à-dire 150.000 postes de travail sur lesquels des salariés pourraient partir et sur lesquels il y aurait des embauches.

Ce sont des embauches à temps plein, presque toujours, et le taux de remplacement est exceptionnel. Sur les 85.000 postes libérés à l'heure actuelle, on a eu 74.000 embauches à temps plein. Cela veut dire que c'est un dispositif qui, par rapport à d'autres aides à l'emploi, est du meilleur rapport qualité prix, si j'ose dire.

Mme Michèle BIAGGI - Pour compléter le propos, je dirais que nous souhaitons que ce dispositif soit étendu à nos concitoyens qui ont fait la guerre d'Algérie et qui travaillent à l'heure actuelle. Ils seraient compris dans les 150.000.

Et donc bien sûr, la réduction de la durée du travail et, pour nous, sans perte de salaire.

M. Alain GOURNAC, président - Donc, c'est bien dans l'ordre. C'est maintenant que vous arrivez à la réduction du temps de travail.

Mme Michèle BIAGGI - J'ai donné dans l'ordre ce que M. Blondel a déclaré le 10 octobre à la Conférence sur les salaires, l'emploi et la réduction du temps de travail. Et dans cet ordre parce que la Conférence s'intitulait : les salaires, l'emploi et la réduction du temps de travail.

Alors je ne passerai pas sous silence trois points essentiels du projet de loi, qui nous posent problème.

Tout d'abord, le champ d'application de ce projet de loi puisqu'il fait une différence entre les entreprises de moins de 20 salariés et de plus de 20 salariés. Il passe sous silence la possibilité de faire entrer la fonction publique dans ce champ d'application. Nous sommes opposés à une différence entre les entreprises, qui amènerait à terme une différence entre les salariés. Nous sommes les représentants de tous les salariés des petites ou grandes entreprises et de la fonction publique.

Le deuxième point qui pose problème, c'est la possibilité de mandater, dans les entreprises dépourvues de représentation syndicale, un salarié pour négocier des accords sur le temps de travail.

Et enfin, sur les aides, nous souhaiterions que ces aides soient conditionnées au maintien du salaire et à la création d'emplois.

Pour ce qui concerne l'objet même de notre audition aujourd'hui, comme je l'ai dit au début de mon propos, il nous semble difficile de présager ce qui va se passer dans l'avenir car on ne connaît pas encore le texte définitif et on ne sait pas quelles seront les répercussions au niveau des entreprises et des salariés. Mais je voudrais attirer votre attention sur le fait que, pour nous, cela doit amener des créations d'emplois, et cela doit amener de meilleures conditions de travail. Si les salariés travaillent moins, il y aura moins de fatigue et automatiquement moins d'accidents du travail, moins de difficultés et moins d'arrêts de maladie parce que les gens seront moins fatigués, et cela aurait aussi une répercussion sur la vie des salariés, sur leur vie quotidienne : moins de stress, moins de temps de travail et moins de difficultés pour regagner le domicile, et peut-être un peu plus de vie de famille et plus de possibilités de s'intéresser aussi aux problèmes quotidiens et à l'éducation des enfants. C'est très important, car la désaffection et l'éclatement de la cellule familiale viennent aussi du fait que les salariés ont des contraintes horaires et des contraintes de travail. Et quand on rentre le soir et qu'on est fatigué, on n'a pas envie de s'occuper du gamin et de lui apporter un soutien moral.

Ne possédant pas à l'heure actuelle d'étude économique sur l'impact de ce projet de loi, il faut rappeler que c'est un des éléments dans la lutte contre le chômage, que c'est un élément dans la lutte contre l'exclusion, et cela se fera d'autant mieux que la négociation sera importante et constructive.

Je voudrais continuer sur les problèmes de l'exclusion.

A l'heure actuelle, tout ce qui est, à nos yeux, favorable pour éviter l'exclusion, c'est la création d'emplois, c'est avoir un travail, c'est être quelqu'un comme tout le monde, avoir une adresse, pouvoir s'habiller correctement, se soigner, se loger, c'est important. Actuellement, dans ce pays, on a évalué à près de 7 millions le nombre de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. J'englobe tout là-dedans : RMIstes, chômeurs, temps partiel, allocataires au titre de travailleurs handicapés. Je dis que tout cela n'est plus acceptable dans notre pays.

Que faut-il faire ? Il faut relancer la consommation.

M. Alain GOURNAC, président - C'est pourquoi vous avez mis en tête d'abord les salaires et les minima sociaux.

Mme Michèle BIAGGI - Oui, et les retraités aussi. Combien n'ont pas, dans ce pays, la possibilité de faire quelque chose parce qu'il leur reste un loyer à payer, qu'ils ont des difficultés. Même s'il y a prise en charge d'une aide à domicile, il reste une partie à la charge de l'intéressé et souvent ce sont des gens qui se retrouvent complètement exclus, du moins isolés, et c'est difficile de réunir tout cela.

Si on veut que cela aille mieux dans ce pays, il faut tenir compte de cela. Il faut tenir compte aussi du fait qu'une dégradation importante s'effectue au niveau des logements et surtout des logements sociaux.

Il faut faire un maximum pour qu'il y ait création d'emplois afin que cela donne une dynamique et qu'on retrouve autre chose dans cette société. Nous sommes tous ici des gens qui avons un peu de vie derrière nous et on peut constater qu'il y a une très grosse dégradation de toutes les conditions de vie, notamment des soins et du logement.

Les handicapés aussi, il ne faut pas les oublier, ni le travail des handicapés. A la Confédération nous faisons un gros travail avec l'AGEFIPH sur le reclassement professionnel des handicapés.

M. Alain GOURNAC, président - Que proposez-vous à la place du mandatement ? Comment cela se passera-t-il dans les entreprises qui n'ont pas de délégués syndicaux ?

M. René VALLADON - Pourquoi maintenir le seuil de désignation pour un délégué syndical ?

Mme Michèle BIAGGI - Le code du travail ne l'impose que pour les entreprises de plus de 50 salariés.

M. Alain GOURNAC, président - Vous voulez que cela saute et qu'il y ait des délégués syndicaux dans toutes les entreprises ?

M. René VALLADON - Un délégué syndical est formé, il a à rendre compte de son mandat et à partir du moment où il est désigné par l'organisation syndicale, il est indépendant du patron.

Je vais essayer de faire " soft ". Je ne suis pas sûr que toute liberté soit donnée à un salarié mandaté quant à l'indépendance totale par rapport au patron. Il est souvent avéré qu'un entrepreneur qui a besoin d'avoir un accord pour bénéficier d'une aide de l'Etat choisit, lui, son interlocuteur. Ce qui pose des problèmes à la fois d'indépendance, de pressions souvent difficiles à supporter par ce mandaté qui n'est pas formé et qui n'a pas de compte à rendre à beaucoup de gens. Cela pose un véritable problème.

Fréquemment, on nous propose un mandaté et nous disons d'accord, mais nous voulons faire précéder sa désignation d'une assemblée générale du personnel pour savoir si ce mandaté a la confiance de ses collègues de travail, et d'un seul coup, on trouve beaucoup de réticences de la part du patron. Et cela se comprend fort bien.

On a trouvé un système qui à la fois fragilise le mandaté, ne permet pas un véritable dialogue social, qui a priori pose la question de l'indépendance réciproque ou l'absence de subordination des deux interlocuteurs, et qui finalement ouvre une brèche importante. Je vois très clairement demain, moi, un patron essayer de contourner les organisations syndicales pour choisir la voie du mandatement.

Nous avions contesté la circulaire d'application du ministère du Travail qui allait au-delà de la loi de novembre 96. C'est en instance de jugement au Conseil d'Etat parce que nous considérons que même par rapport aux engagements internationaux de la France, notamment dans le cadre du BIT, là on est un peu juste.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je voudrais demander à Mme Biaggi, à M. René Valladon et à Mme Mutel, de nous excuser, car il est déjà 13 heures et nous abusons de votre gentillesse, mais nous avons des contraintes d'emploi du temps. Et merci d'avoir accepté de venir témoigner devant notre Commission. Merci de ce témoignage et de sa franchise.

D'abord, une précision à propos du déroulement de la journée du 10 octobre. Hier, l'un des participants, membre du CNPF, nous a dit : on a discuté toute la journée, c'était intéressant et soudainement voilà un texte nouveau qui arrive qu'on n'avait pas vu avant. La deuxième loi. Avez-vous eu ce sentiment de novation absolue, quand à la fin de la journée, on vous a présenté un texte dont on ne vous aurait pas parlé préalablement ?

Mme Michèle BIAGGI - Le matin, à l'ouverture, le discours du Premier ministre avait bien annoncé qu'une loi lancerait le mouvement des 35 heures. C'est au cours de la discussion, tout au long de la journée, que la décision a été prise de le faire en deux temps. En fait, il y a une phase expérimentale jusqu'en 2000 et ensuite tout ce qui sera fait.

Ce qui nous intéressait était de parler du temps partiel et des heures supplémentaires. Il est vrai que là on nous a dit qu'une fois la phase expérimentale terminée, on ne pourrait plus en discuter dans un deuxième temps.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans un premier temps, vous aviez l'impression de discuter par rapport au projet de loi avec son volet très incitatif qui était un aménagement de la loi " de Robien ", mais aviez-vous le sentiment que vous alliez le soir repartir avec un deuxième projet de loi venant compléter le premier portant abaissement obligatoire de la durée légale du temps de travail ? Avez-vous eu ce sentiment dans la journée ?

M. René VALLADON - La manière dont vous posez la question m'embarrasse. Nous avons pour notre part eu, comme vous aussi, en main le discours introductif du Premier ministre, discours sur lequel, je pense, on peut faire beaucoup d'analyses, ainsi que son discours conclusif. Pour notre part, nous n'avons pas eu le sentiment du piège tel que cela a été exprimé par le Président du CNPF à la sortie, quand il a dit qu'il avait été berné.

Pour notre part, nous ne sommes pas comptables des discussions bilatérales nombreuses qui ont eu lieu pendant cette journée, aussi bien par le Président du CNPF qu'avec le Premier ministre ou les ministres. J'ai tout à fait conscience de répondre sous serment, mais ce sentiment-là, nous personnellement nous ne l'avons pas eu. Je ne sais pas si le niveau de contact et d'information était absolument identique entre M. Kessler et M. Gandois. Mais ce n'est pas nous qui pouvons répondre à la place du CNPF. La notion de piège, nous n'y croyons pas. Je peux comprendre que M. Kessler ait eu ce sentiment, mais moi je n'ai pas eu le sentiment qu'il y ait eu un piège. Bien sûr, le discours conclusif du Premier ministre allait au-delà du discours introductif.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Et cela vous paraissait être la conséquence de ce qui a été dit pendant la journée ?

M. René VALLADON - Oui et non, dans la mesure où le Premier ministre a déclaré avoir pris la mesure des interrogations et des interventions des uns et des autres. La concertation a eu lieu pendant cette journée et ensuite le Premier ministre a pris ces décisions. La manière dont il a pris ces décisions ressort du jugement politique et le Sénat peut s'exprimer là-dessus, et c'est peut-être un des objets fondamentaux de votre enquête, mais pour autant il m'est difficile, moi, de dire que le Premier ministre a décidé, je vais employer un mot excessif, de manipuler les partenaires sociaux. Nous avions tous entendu le discours introductif de politique générale du Premier ministre du 19 juin, qui pour nous est la référence d'un premier ministre quand il prend ses fonctions, et nous n'avons pas senti un décalage profond entre ce discours et ce qu'il nous a annoncé le 10 octobre à la fin de la réunion.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Mme Biaggi, vous avez dit que vous ne pouvez pas tellement vous prononcer parce que vous n'avez pas vu l'étude économique.

Mme Michèle BIAGGI - Nous n'avons pas à notre disposition d'étude économique sur des prévisions.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Est-ce que le Gouvernement a mis des études économiques à votre disposition ?

M. René VALLADON - Nous connaissons les études de l'OFCE. Nous sommes, quant à nous, dubitatifs sur la qualité de ces études. Pourquoi ? Parce que ces études sont toujours de niveau macro-économique. Nous avons le sentiment qu'entre les décisions micro-économiques au niveau de l'entreprise et les conséquences qu'on en tire au niveau macro-économique, les interactions sont toujours un peu hardies.

C'est M. Malinvaud qui le dit, lui qui est beaucoup plus expert que nous tous réunis, qui est peut-être l'économiste le plus honoré en France en matière de statistiques, et qui s'inquiète justement du trou béant qu'il y a entre la micro et la macro-économie. Personnellement, nous n'avons pas été convaincus par l'étude de l'OFCE qui repose sur un certain nombre de présupposés, d'hypothèses sur la baisse des salaires et des compensations automatiques, auxquels nous ne croyons pas trop. Nous n'avons pas du tout été convaincus par les différentes études de M. Brunhes sur la loi " de Robien ". Et nous pensons qu'en fait, à partir du moment où on touche les choses sociales dans la vie de l'entreprise, il est toujours un peu présomptueux de vouloir en tirer des conséquences macro-économiques dans la mesure où tout le monde dit que l'économie procède de la psychologie et je ne suis pas sûr que la psychologie soit compatible avec des règles de 3.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Mme Biaggi, vous nous avez dit que ce qui vous préoccupait finalement, et je vois là l'imprégnation keynésienne du secrétaire général, c'est plus de salaire, plus de consommation ; mais n'y a-t-il pas une contradiction entre le supplément de salaire -et donc le supplément de consommation qui va appeler un supplément de production, certainement- et l'idée de réduire le temps de travail ?

Mme Michèle BIAGGI - Je ne pense pas qu'il y ait contradiction là-dedans. A partir du moment où les salariés ont un pouvoir d'achat qui se développe, ils pourront développer de la consommation. Et à partir du moment où on développe la consommation, on créera de nouveaux emplois pour satisfaire cette consommation qui se développe.

M. René VALLADON - Je voudrais compléter par deux observations. Nous avions sollicité, nous, le CNPF depuis longtemps pour discuter des heures supplémentaires. Les études de la DARES et de l'INSEE donnent des chiffres très discordants puisque le total des heures supplémentaires déclarées, et beaucoup ne sont pas déclarées pour des raisons évidentes de bon sens ou pour d'autres raisons, est entre 90.000 et 230.000 emplois équivalents temps plein.

Actuellement, beaucoup de salariés font des heures supplémentaires pour compléter le salaire, mais nous avions, nous, le souhait que le recours à ces heures supplémentaires soit mieux réglementé pour que cela ne devienne pas un mode de gestion normal de l'entreprise et que cela corresponde vraiment à ce que cela aurait dû rester : faire face à un coup de chauffe dans l'entreprise, mais que cela ne devienne pas un mode de gestion normal.

Est-ce qu'on parle de la durée légale ou de la durée effective du travail ? A partir de là, je crois que les choses auraient été beaucoup plus clarifiées.

Quand on regarde la réalité, quand on regarde ce que nous disent nos amis de la métallurgie, actuellement il y a plus de deux tiers des salariés qui sont en dessous des 39 heures, qui sont à 36 ou 35 heures, quand on regarde la réalité du monde du travail on se rend compte qu'il y a un grand nombre de salariés qui, eux, n'aspirent qu'à faire des heures supplémentaires pour des raisons de salaire, et d'autres qui aspirent à faire les 35 heures.

Nous parlions des exclus. Une étude récente DARES montre que dans ce pays 11 % des salariés sont maintenant à moins de 3.500 F par mois. Alors, on peut faire des discours savants sur les trappes à chômage ou les trappes à inactivité, mais voilà 10 % des salariés qui ne gagnent pas plus que la moitié des chômeurs.

A partir de là, la question pour nous n'était pas forcément de réduire le temps de travail, mais c'était : ces salariés, eux, ont besoin de travailler plus. C'est pour cela que quand nous évoquons le 10 octobre, au départ, les salaires, c'est parce que non seulement cela correspond à l'ordre du jour, mais nous avons le sentiment, à travers les rencontres quotidiennes ou hebdomadaires que nous avons avec nos syndicats, que leurs premières revendications sont de nature salariale avant d'être sur la durée du travail.

J'ajouterai enfin que nous avons actuellement déjà réduit le temps de travail à travers le chômage partiel, et une des vraies questions qui nous reste posée est : de quoi on parle ? De la durée légale ? De la durée conventionnelle ? De la durée réglementaire dans les entreprises ou de la durée effective ?

Je trouve que c'est un débat qui a été enclenché de manière un peu idéologique au printemps dernier, sans pour autant qu'on soit suffisamment précis sur ce qu'on voulait faire.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans le prolongement de cette observation, ne faudrait-il pas essayer d'aller vers l'annualisation du temps de travail ? Certaines activités ont un caractère hautement saisonnier et on pourrait combiner la réduction de la durée légale et l'annualisation du travail. Si vous y souscrivez, est-ce que cela veut dire qu'il faut exercer une pression plus vive sur la négociation et prévoir dans la loi des dispositions particulières ?

M. René VALLADON - Dans beaucoup d'activités par nature saisonnières, l'annualisation existe. C'est vrai pour le tourisme, l'agriculture.

La deuxième chose, c'est qu'il faut bien regarder la totalité des dossiers. Je me souviens d'un rapport sénatorial sur la flexibilité où le rapporteur avait déclaré, et je crois qu'il avait fondamentalement raison, que finalement la flexibilité avait pour objet essentiel d'empêcher l'embauche, et je crois que c'est vrai. Je lis une interview récente du président de STRAFOR dans les Echos récemment, qui dit la même chose : " pour moi, l'aménagement du temps de travail a pour objet d'éviter d'embaucher pour faire en sorte que ma masse salariale soit juste à temps ".

A partir de là, nous avons bien conscience du fait qu'avec la politique des flux tendus, des zéros stocks, les entreprises sont de moins en moins maîtres de leur plan de charge, et personne ne peut être opposé à une sorte de souplesse dans l'organisation du temps de travail.

Mais deux autres problèmes se posent. Tout d'abord, les problèmes de salaires. On sait bien que pour beaucoup d'entrepreneurs, l'annualisation du travail pourrait entraîner une annualisation du salaire. Immédiatement cela remet en cause toute la pratique salariale parce que cela veut dire intégration de toutes les primes et heures supplémentaires dans le salaire annuel. C'est un problème incontournable. Il serait intéressant que vous puissiez avoir des éléments de la part des responsables syndicaux du cuir-textile-habillement qui, au-delà des problèmes de compétitivité que vous connaissez mieux que moi, sont probablement ceux qui ont le plus essayé, de bonne foi, de jouer cette carte et qui maintenant en sont vraiment désespérés parce que cela s'est traduit par des reculs importants en matière salariale.

Et puis enfin, on a un vrai problème de niveau de négociation. Pourquoi sommes-nous attachés à la négociation de branche ? Parce que cela permet la loyauté de la concurrence, cela évite le dumping entre entreprises sur la masse salariale. La vision que nous avions, nous, historiquement partagée depuis la Libération, c'est que les entreprises doivent acquérir de la compétitivité par les investissements et les nouvelles technologies, mais pas au détriment de la masse salariale. La négociation exclusivement ramenée à l'entreprise va poser un problème identique à celle de la loi " de Robien ". Je prends votre département, Monsieur le ministre, je pourrais prendre la Corse ou les Yvelines ; je suis une entreprise de plomberie. Il y a 20.000 heures de plomberie à faire dans l'année dans les Yvelines. Ma collègue est aussi entrepreneur de plomberie. Moi j'applique la loi " de Robien ". J'ai une masse salariale de 40 % plus faible et donc j'emporte tous les marchés parce qu'elle ne sera pas compétitive.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il faut donc supprimer les aides publiques.

M. René VALLADON - Nous y sommes relativement favorables, encore que, comme c'est une drogue, il faut organiser la sortie. Nous n'avons jamais pensé qu'une aide publique pouvait faire quelque chose.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Toute aide publique est une distorsion.

M. René VALLADON - Ce que je conteste dans le rapport Brunhes sur la loi " de Robien ", c'est qu'il va compter les emplois que j'ai maintenus et créés dans mon entreprise, mais il ne va pas comptabiliser les emplois perdus dans l'entreprise de ma collègue. C'est le rôle de la commission des comptes de la Nation, et le directeur de la prévision a rappelé que dans ce pays, on détruit et on crée 2 millions d'emplois. Vouloir tirer d'une étude, qui porterait sur 0,5 pour mille, de grandes décisions, me paraît peu raisonnable quant à la qualité de l'échantillon. Personne n'a jamais fait un calcul global de ce que la loi " de Robien " a, d'un côté, permis d'éviter comme licenciements, mais aussi de ce qu'elle a entraîné comme suppressions.

Cela entraîne une distorsion de la concurrence.

M. Alain GOURNAC, président - C'est ce que dit M. Blondel.

M. René VALLADON - Tout à fait.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans mon département quand, dans une entreprise de confection, se rassemblent les mères de famille qui n'ont que cela comme revenu, leur problème est de savoir si demain elles seront encore compétitives par rapport à ce qui se fabrique au Maroc, en Europe centrale ou ailleurs dans le monde. Il faut quand même qu'on mette quelques bémols dans nos revendications sociales, aussi légitimes soient-elles, compte tenu du fait que le marché s'est soudainement ouvert et que nous y sommes complètement immergés. Quand les gens vont faire leurs courses, ils prennent ce qui est le moins cher.

M. René VALLADON - C'est vrai. Il y a des études sur la mondialisation depuis un certain rapport qui a défrayé la chronique, et elles sont plus optimistes concernant le bénéfice emplois créés/emplois perdus, même si cela reste discutable.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il y a beaucoup de langue de bois dans ce monde-là. On ne veut pas voir la réalité, on ne veut toucher à rien et on veut nous convaincre que nous serons tous ingénieurs informaticiens.

M. René VALLADON - Tout à fait. La vraie question est la suivante : avons-nous les moyens, ou la volonté surtout, de défendre un modèle social européen dont nous pourrions avoir la maîtrise dans la mesure où nous sommes autonomes à 92 %, ou est-ce que nous acceptons tous, comme le livre blanc de M. Delors en 93 sur la compétitivité, le fait que nous devons aligner notre compétitivité, y compris sur la masse salariale, sur le reste du monde ?

Je pense que là, il est urgent que le modèle social, mis en avant par le Président de la République au G 7 de Lille, soit déterminant.

Nous ne croyons pas, parce que ce serait réactionnaire et inquiétant, que ce soit par une diminution continue des niveaux de protection sociale ou de niveau de vie de tous les pays européens, que nous allons nous en sortir. Force est de constater que c'est malheureusement un chemin que nous avons pris depuis quelques années, faute d'avoir une Europe politique, mais c'est un autre sujet.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Au G 7 social de Lille, le Président de la République avait pris une position très volontariste, mais il faut avouer que nos partenaires exprimaient des opinions nuancées sur la pertinence de ce modèle.

M. René VALLADON - Je ne parlerai pas de Luxembourg.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - La difficulté est de faire partager notre propre modèle par nos partenaires. Il faut quand même être réaliste, cela me paraît peu vraisemblable.

Mme Michèle BIAGGI - On essaie de le faire à travers la Fédération européenne des syndicats. Nous essayons de faire avancer tout ce que l'on peut faire avancer.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je pense que vous ne serez pas disposés à signer de nombreux accords concernant le gel ou la réduction des salaires ?

M. René VALLADON - Non. Ceux qui ont été signés parce que les gens ont signé le revolver sur la tempe ont beaucoup de difficultés dans leurs entreprises. Ils sont contestés par les salariés.

Les premiers accords sur la réduction des salaires sont maintenant assez anciens, et il serait intéressant de voir le nombre d'entreprises qui ont survécu.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Vous avez dit que la fonction publique devait pouvoir tirer profit de la réduction du temps de travail. Et comme il n'est pas question de réduire les salaires, est-ce que cela implique une création d'emplois dans la fonction publique ?

M. René VALLADON - On a mis 12 ans pour appliquer les 39 heures à la fonction publique. Va-t-on mettre 12 ans pour y appliquer les 35 heures ?

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Des gains de compétitivité pourraient être faits, qui rendraient inutile tout recrutement...

Mme Michèle BIAGGI - Il y aura des créations d'emplois dans la fonction publique, certainement.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Comment les financez-vous ?

M. René VALLADON - Nous pensons que nous devons travailler sur le numérateur, mais aussi le dénominateur. Quand nous discutons avec nos amis syndicalistes étrangers, la notion de crise est une notion européenne.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Ce n'est pas seulement une notion, c'est une réalité.

M. René VALLADON - Et quand on voit les taux de croissance des autres pays, on se dit très clairement que manifestement nous sommes en train de rentrer dans un cercle vicieux dû à cette politique d'austérité, qui fait que progressivement l'Europe est, de toutes les régions du monde, celle qui a le taux de croissance le plus faible. Et qui dit taux de croissance faible, dit difficultés sociales, dit besoin pour l'Etat de pallier ces difficultés, pour l'Etat ou pour les protections sociales, voire les mouvements caritatifs, et qu'il y a un épouvantable effet de ciseaux entre l'absence de création de richesse liée à la faiblesse de la croissance et les moyens de répartition de cette richesse à travers les amortisseurs sociaux et l'Etat. Et cet effet de ciseaux commence à produire des effets qui nous inquiètent, comme la manifestation des chômeurs.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Le plus inquiétant, au départ, ne serait-il pas d'avoir laissé un jour les pouvoirs publics s'abandonner au déficit public ? Qu'est-ce qui légitime qu'on dépense plus qu'on ne reçoit ?

M. René VALLADON - Je ne suis pas sûr...

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - La politique sociale c'est très bien, mais est-ce bon de financer cela à crédit ?

M. René VALLADON - On ne peut pas comparer un Etat avec une entreprise ou un ménage. On manque d'études, mais est-ce que la politique sociale des 30 glorieuses n'a pas contribué de manière intense à la croissance économique ? Je crois que si.

On produit des richesses et on les répartit, mais la manière dont on gère la répartition des richesses influe aussi sur la croissance de ces richesses.

En 92, quand a été signé le traité de Maastricht, nous avions un déficit budgétaire de 2 %, un endettement de 33 %. C'est probablement d'autres choses qu'il faudrait regarder et notamment l'absence de coopération économique au niveau européen, la politique monétaire suivie par le gouverneur de la Banque de France.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - A l'époque c'était le Gouvernement qui fixait la politique monétaire.

M. René VALLADON - L'indépendance de la Banque de France date de 1994. Je ne suis pas sûr qu'il y ait eu beaucoup de différence entre la politique de M. Trichet avant et après son indépendance, ni que cette politique n'ait pas transcendé les alternances politiques. Je constate que la politique monétaire française soulève l'incompréhension des autorités monétaires.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans un pays qui a vu son déficit passer de près de 4 % à pratiquement l'équilibre, ils ont créé dix millions d'emplois. Le déficit n'est pas un gage.

M. René VALLADON - Non, mais ils ont une politique différente de la nôtre.

M. Alain GOURNAC, président - Je voulais attirer votre attention sur le problème du travail au noir. C'est un point important et c'est grave pour tous ceux qui sont dans l'entreprise et qui payent toutes les taxes. Tout à l'heure vous parliez de la compétitivité à propos de la plomberie. J'avais envie de parler d'une autre personne à côté qui aurait fait la plomberie au noir.

Ne pensez-vous pas que la réduction du temps de travail va amplifier cette pratique qui, pour moi, est grave, du travail au noir dans ce pays. On s'aperçoit que certains fonctionnaires travaillent au noir. Chez moi, dans mon département, certains pompiers travaillent au noir.

Mme Michèle BIAGGI - Ce n'est pas un bon exemple. Les pompiers sont souvent vacataires. Ils ont besoin d'un complément de salaire.

M. Alain GOURNAC, président - Oui, mais pas par le travail au noir. Il faudrait qu'ils aient un travail différent. Moi je parle du travail clandestin, sans payer aucune taxe, et cela a fait un mal terrible à nos PME-PMI et à nos artisans.

Ne pensez-vous pas que quand on va donner la liberté, on va dire : eh bien moi j'ai du temps, et je vais essayer de mettre un peu plus de pouvoir d'achat chez moi ?

Mme Michèle BIAGGI - Ne croyez-vous pas que du côté des organisations patronales il faudrait qu'elles regardent dans leur propre boutique ? Si les employeurs ne pratiquaient pas ce genre de chose, les salariés seuls n'iraient pas le faire.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il y a maintenant des gens qui se sont organisés pour diriger des entreprises clandestines. Il paraît même chez les sapeurs-pompiers. Il faudrait dissiper toutes ces rumeurs.

M. Alain GOURNAC, président - Je vois chez moi les policiers et les pompiers, 60 à 70 % dans le département des Yvelines font du travail au noir, peinture, jardin, bricolage.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Toute tolérance par rapport à ces pratiques est une hypocrisie à laquelle ne survit pas une nation.

Quand on met la règle à un niveau trop élevé et des contraintes trop fortes, ou bien on délocalise ailleurs que dans le territoire national, ou bien on prend le maquis.

M. René VALLADON - Pour notre part, nous ne sommes pas certains que les 35 heures auront pour conséquence de faire travailler les salariés 4 heures de moins.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Si demain, dans la confection en Mayenne, il faut faire des heures supplémentaires avec repos compensateur, les entreprises fermeront.

M. René VALLADON - Sur la base de 35 heures cela fait 2,6 % en plus de masses salariales, c'est-à-dire un an ou deux de négociations salariales. Je ne suis pas sûr que demain les salariés de ce pays travailleront 35 heures. La durée légale du travail a été fixée à 40 heures en 36, et aujourd'hui la durée moyenne est encore supérieure à 40 heures. Je ne suis pas sûr qu'on puisse traduire durée légale par durée réelle.

M. Alain GOURNAC, président - J'ai une dernière question à vous poser parce que je veux que nous soyons bien d'accord : pour vous, dans les revendications des salariés qui sont au syndicat FO, vous avez bien dit que la première priorité n'est pas la réduction du temps de travail, mais une amélioration des salaires.

Mme Michèle BIAGGI - Du pouvoir d'achat, des salaires, des retraites et des minima sociaux. Et notre deuxième revendication est l'extension du système de cessation anticipée d'activité.

M. Alain GOURNAC, président - Vous ne ressentez pas chez vos adhérents une priorité pour la réduction du temps de travail.

M. René VALLADON - Non, et en tout état de cause nous ne sentons pas une volonté de négociation dans la mesure où la méthode choisie laisse un peu pantois nos délégués. Comment négocier quelque chose si deux ans plus tard de nouvelles règles interviennent concernant les heures supplémentaires ?

M. Alain GOURNAC, président - Nous vous remercions car il était important d'entendre votre avis. Vos collègues des autres syndicats vont venir parler. Nous aurons une table ronde cet après-midi à partir de 15 heures.

Merci d'avoir apporté votre contribution à notre enquête.

D. TABLE RONDE ÉCONOMIQUE

M. Alain GOURNAC, président - J'accueille nos invités de cet après-midi.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Claude Seibel, directeur de la Direction de l'animation de la recherche des études et des statistiques (DARES), M. Michel Didier, président de Rexecode, M. Alain Gubian, chef de la mission analyse économique à la DARES, M. Jacques Freyssinet, directeur de l'Institut de recherche économique et sociale (IRES), M. Olivier Favereau, professeur de sciences économiques à Paris X Nanterre, directeur de l'unité Forum au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et M. Gérard Cornilleau, directeur adjoint à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Nous procédons à de nombreuses auditions, et cet après-midi nous avons souhaité avoir avec vous une table ronde.

Il est nécessaire que chacun puisse s'exprimer, en ne respectant peut-être pas ce qui se fait dans les auditions en général, mais se donner plus de liberté. Il sera tout à fait important qu'au début chacun puisse donner une vue générale de son positionnement, mais en aucun cas, vous êtes ici devant la Commission des affaires sociales qui aura à étudier la loi quand elle viendra au Sénat. Pour l'instant, comme l'intitulé l'indique, nous essayons d'enquêter sur les conséquences de la décision prise par le Gouvernement -qui est prouvée par des lignes budgétaires dans le budget de cette année- de réduire à 35 heures la durée hebdomadaire du travail.

Il est important de vous dire qu'en aucun cas on ne viendra analyser les articles de la loi qui seront analysés prochainement ici. Nous voulons échanger et essayer de donner une certaine dynamique à notre propos.

Avant de donner la parole à M. Claude Seibel, qui s'exprimera de façon générale, je souhaiterais que notre rapporteur puisse intervenir.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Merci, Monsieur le président.

Messieurs, je vous remercie d'avoir accepté de prendre part à cet échange qui doit, dans toute la mesure du possible, être interactif. Notre préoccupation est d'éclairer la position que devra prendre le Parlement quand le projet de loi portant réduction de la durée hebdomadaire légale du temps de travail viendra en discussion au Sénat, et de prendre appui sur une diversité et une pluralité de points de vue.

Notre question fondamentale est de savoir si la réduction du temps de travail hebdomadaire légale est de nature à créer de l'emploi et à nous aider à aller vers plus de cohésion sociale, plus de plein emploi, et de permettre à chaque Français en âge de travailler de s'insérer dans le monde du travail.

Il y a -je le constate- au fil des auditions successives, des diversités de points de vue et des appréciations contrastées. Nous voulons comprendre et être en mesure de permettre au Sénat de décider en pleine connaissance de cause. Il n'y a, par ailleurs,  aucun a priori de notre part. Nous souhaitons, comme tous les Français, plus d'emplois.

Cette orientation, cette réduction à 35 heures de la durée légale du temps de travail, est-elle de nature à créer des emplois et, si tel est le cas, quelles sont les conditions qui peuvent assurer le succès d'une telle initiative ?

M. Claude SEIBEL - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir souhaité la participation à cette table ronde que vous organisez sur la réduction du temps de travail, du directeur de la DARES et du ministère de l'Emploi et de la Solidarité, et du chef de la mission analyse économique au sein de la DARES.

Je ne doute pas que les débats très riches que vous instaurez au sein de cette commission d'enquête vous permettront de clarifier, de préciser ce thème du temps de travail et de sa réduction au moment où le Gouvernement s'apprête à déposer un projet qui sera examiné en première lecture à l'Assemblée nationale, le 27 janvier.

J'évoquerai trois points dans les 10 minutes initiales que vous souhaitez pour chacun des membres de la table ronde.

La nécessaire clarification des concepts de durée du travail.

L'évolution de la réduction de la durée du travail de 1993 à 1998 (en espérant ne pas être trop rapide, donc caricatural).

Le bilan statistique de la loi du 11 juin 1996 dont nous disposons depuis quelques jours et dont je vous donnerai la primeur.

Sur le premier point, je serai bref. Nous avons mis à votre disposition toutes les notes dont nous disposons sur ce thème, notamment les deux chapitres du bilan économique et social élaboré conjointement par la DP, l'INSEE et la DARES, bilan présenté aux partenaires sociaux, le 3 octobre.

Dans ces textes, nous avons essayé de clarifier (voir, en particulier, dans l'encadré n° 1 de la fiche n° 6) les concepts de " durée légale ", " durée offerte " avec leur dimension collective, " durée effective " du travail qui renvoie à une notion individuelle de temps effectivement travaillé.

Je suis sûr que la Commission d'enquête parviendra à préciser toutes ces articulations conceptuelles, et notamment le statut de la " durée légale " qui, dans de nombreux cas, reste éloigné de la " durée offerte " ou de la " durée effective ", et ce, dans de nombreuses entreprises et pour bon nombre de salariés.

Faut-il rappeler qu'entre la fixation de la durée légale à 40 heures en 1936 et la " durée offerte " en moyenne pour l'ensemble des salariés, il s'est écoulé 46 ans avant que cette moyenne ne coïncide avec la durée légale.

Pour certaines entreprises, la moyenne reste structurellement supérieure de 1 à 2 heures à 40 heures, a fortiori à 39 heures. Dans ces conditions, parler de 35 heures obligatoires -comme je l'entends actuellement- c'est se croire revenu en 1936.

Concernant le deuxième point, l'évolution du thème de 1993 à 1998, j'ai observé avec beaucoup d'intérêt ce qui s'est mis en place depuis 5 ans avec la loi quinquennale et son article 39, la relance des négociations interprofessionnelles de 1995, à la demande du Gouvernement, aboutissant à l'accord des partenaires sociaux du 31 octobre 1995, puis un certain nombre de signatures d'accords de branche dans le cadre du protocole du 31 octobre 1995, ainsi qu'un bilan fait par le groupe Cabanes de mai à septembre 1996, tandis que parallèlement,  le Parlement votait le 11 juin 1996 la loi dite " de Robien ". J'étais dans cette salle lorsque M. Souvet a présenté le rapport qu'il proposait à la Commission des affaires sociales sur la loi dite " de Robien ".

Il est très frappant, dans la double expérimentation sociale, qu'a constitué d'une part l'article 39 de la loi quinquennale, puis les suites de l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995, que la préoccupation du développement de l'emploi n'ait pas été celle des partenaires sociaux au sein des entreprises et des branches. Ainsi, nous savons -première étape- que l'article 39 de la loi quinquennale a été mis en oeuvre dans 13 établissements dont 9 appartiennent à la même entreprise.

Ensuite -deuxième étape-, ceci est bien montré par les phrases prudentes du rapport Cabanes qui analysait les conséquences et le bilan de la mise en oeuvre de l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995.

Je vous cite ce texte :

" On ne pouvait attendre que, dans un délai bref, les partenaires résolvent toutes les difficultés et conviennent immédiatement de fortes réductions de la durée du travail génératrice d'embauches nombreuses. Il est, par contre, capital que, dans des termes renouvelés, le problème ait été largement débattu. Il est non moins important que des accords partiels ou modestes du point de vue des perspectives de création d'emplois aient été conclus ".

En réalité, la modestie des accords est un qualificatif très optimiste, et quand on analyse ce qui a été conclu dans la quarantaine de branches qui ont signé des accords dans le prolongement du 31 octobre 1995, on voit qu'ont été mis en oeuvre des accords d'aménagement du temps de travail, mais avec un effet emploi quasi nul.

Ce résultat ne doit pas étonner puisque nous connaissons par plusieurs études les obstacles qui, au sein des entreprises, existent pour s'engager à la fois vers une réduction collective du temps de travail et un développement de l'emploi.

L'étude qui est distribuée actuellement sur les stratégies des entreprises et des salariés des services face à la réduction du temps de travail -étude que la DARES a publiée en mai 1995- fait bien apparaître ces obstacles.

Pourtant -troisième étape-, la donne est complètement renouvelée à mon avis à partir de la loi du 11 juin 1996. Nous nous apercevons que, fin décembre -ceci continuera en janvier et février- 1.700 entreprises ou établissements regroupant environ 1,2 % des salariés du privé, exactement 187.000 salariés, se sont engagés dans un accord, puis une convention autour de la loi du 11 juin 1996, aussi bien sur son volet offensif que défensif.

Dans mon troisième point d'intervention, je commenterai donc les principales conclusions de l'analyse que nous avons faites à la DARES sur 2/3 de ces accords dont vous avez la primeur, car elle n'a pas encore été diffusée à la presse.

J'insisterai sur 4 conclusions :

- La réduction du temps de travail s'est faite en majorité relative sur la seule réduction de la durée hebdomadaire mais, comme le montre le tableau du document qui vous est remis, en page 4 de la première des deux notes, l'annualisation sous toutes ses formes est présente dans la moitié des conventions défensives -51 % des cas- et dans 40 % des conventions offensives.

- Très faible est le nombre d'entreprises qui n'ont pas mis en place en même temps que l'accord une réorganisation du travail qui semble dans certains cas assez profonde.

On voit que moins de 20 % des conventions ne comportent pas de réorganisation pour ce qui concerne le volet défensif et 25 % pour le volet offensif. Nous retrouvons une cohérence avec l'analyse de la réduction du temps de travail, puisque 55 % des cas de réorganisation s'appuient sur des dispositifs qui permettent de moduler l'activité selon les fluctuations de la demande ; 50 % pour les offensifs et 65 % pour les défensifs.

L'augmentation de l'amplitude d'ouverture est aussi une forme de modulation pour un meilleur suivi de la demande, tandis que l'augmentation de la durée d'utilisation des équipements aussi présente et serait plutôt une meilleure modulation de l'offre.

- L'évolution des salaires : l'étude permet de bien préciser le jeu conjoint qui a existé pour deux mécanismes : l'un est celui du maintien intégral, partiel ou pas du tout des salaires, et l'autre celui d'un gel qui serait éventuellement appliqué sur une durée variable selon les accords négociés par les entreprises.

Le maintien intégral dans l'immédiat des rémunérations est plus fréquent pour le volet offensif que dans le volet défensif mais, en revanche, le gel des rémunérations est plus fréquent pour les conventions offensives que défensives. C'est un chiffre que je crois tout à fait important : au total, seuls 20 % des salariés se trouvent dans la situation de maintien intégral des salaires sans gel ultérieur.

- Enfin, dernier point important dans la logique de la commission d'enquête, celui des créations nettes attendues pour l'emploi ou du maintien de l'emploi. Là, nous avons un pourcentage de 11 % d'emplois en moyenne par rapport à l'effectif couvert, ce chiffre étant plus élevé pour les conventions défensives où le maintien de l'emploi couvrirait 44 % des sureffectifs déclarés dans la convention FNE.

Pour finir, je ferai deux remarques :

- A la différence d'autres mesures de politique d'emploi, la réduction de la durée du travail rendue possible par la loi du 11 juin 1996 s'est accompagnée de négociations intenses, entreprise par entreprise, avec des engagements précis en matière de création d'emplois au niveau de l'accord, puis au niveau de la convention. Nous avons l'intention de faire le point de la réalité de ces créations par une étude ad hoc sur un échantillon d'entreprises au cours de l'année 1996.

- Ma deuxième remarque servira de transition sur les aspects macro-économiques de la réduction de la durée du travail.

Nous savons que l'aide de l'Etat était importante dans le cadre de la loi du 11 juin 1996. Elle était même plus élevée que le point d'équilibre nécessaire entre salariés, entreprises et pouvoirs publics. Or, les décisions micro-économiques prises établissement par établissement valident bien les thèmes que nous jugeons essentiels au plan macro-économique pour que la réduction de la durée du travail s'accompagne de création d'emplois :  lien avec la réorganisation du travail, meilleure prise en compte de la demande et de ses fluctuations, mécanisme de compensation partielle sur les salaires, que les entreprises ont négocié avec leur personnel, d'une part en maintenant partiellement ou totalement les rémunérations mais, d'autre part, en freinant, voire en gelant, les hausses de salaires sur une période variable au cas par cas.

Voilà les principaux résultats que l'on peut tirer à ce stade d'une expérience portant sur 1.040 conventions, expérience qui doit être méditée quand on s'engage dans la discussion du projet de loi qui sera présenté au Parlement.

M. Alain GOURNAC, président - Merci à M. Seibel, la parole est maintenant à M. Michel Didier.

M. Michel DIDIER - Merci, Monsieur le président.

Je me situerai au niveau de la question des conséquences économiques des " 35 heures ", en raisonnant en économiste, et en essayant de donner mes analyses, sinon " mes vérités ", car on est dans un domaine où la vérité est évidemment relative.

Il me semble que, face à la question des conséquences économiques de la décision de réduire à 35 heures la durée du travail, notre devoir d'économiste est double : il convient certainement de tenter d'apporter aux responsables politiques tous les éclairages méthodologiques dont nous pouvons disposer au travers de nos expériences et de notre connaissance, mais également d'être extrêmement clairs sur les limites de nos instruments.

Personne n'imagine plus, me semble-t-il, que l'ensemble des salariés puissent travailler moins sans contreparties dans l'équilibre macro-économique, et celles-ci doivent être examinées.

De ce point de vue, je voudrais évacuer une des idées qui a circulé selon laquelle le coût d'une mesure de réduction de la durée du travail  -car il y en a un- pourrait être financé par un rééquilibrage de la répartition de la valeur ajoutée, par une sorte de prélèvement sur les profits vers la masse salariale.

Si la part des salaires dans la valeur ajoutée est aujourd'hui plus basse qu'au début des années 70, elle a retrouvé son niveau du début des années 60, avant le choc salarial de mai 1968 et avant la grande vague d'inflation de 1967 à 1987, ce qui fait que la référence du début des années 70 ne me semble pas bonne.

Depuis presque 10 ans, la part des salaires dans la valeur ajoutée est stabilisée. Les choses ressemblent à une sorte de retour à la normale.

Plutôt que sur un partage macro-économique constaté ex-post, qui ne correspond à aucun comportement, ou objectif de comportement, des entreprises, il faut raisonner sur les vrais paramètres d'objectif des entreprises, et notamment sur l'objectif qui est la rentabilité ou comme disent les économistes, la profitabilité, à savoir la rentabilité diminuée du coût de l'argent.

Sans entrer dans un détail sur ce sujet qui est un préliminaire, mais qui est essentiel car il peut fausser le débat sur la suite selon le point de vue que l'on adopte, on constate que, malgré une amélioration certaine depuis une dizaine d'années, la profitabilité globale des entreprises françaises reste aujourd'hui sensiblement au-dessous de son niveau d'il y a 25 ans, donc au-dessous de celui du début des années 70.

J'ajoute que le niveau comparé de la profitabilité des entreprises françaises et des entreprises d'autres pays concurrents, notamment des grands pays, n'est pas favorable à nos entreprises. Nous avons un " gap " de profitabilité. Or, il apparaît clairement que profitabilité, investissement et emploi sont corrélés. On le voit sur l'ensemble des cycles passés. Reprise de l'investissement et création d'emplois ne seront acquises qu'au travers de nos nouveaux gains de profitabilité et certainement pas au travers d'une amputation de la profitabilité.

De sorte que des mesures qui auraient pour effet, même si ce n'est pas leur objectif premier, de faire rechuter en France la profitabilité des entreprises seraient à coup sûr négatives pour l'investissement, la croissance et l'emploi.

En conclusion de ce préliminaire, si la baisse de la durée du travail devait entraîner des redistributions -et elle en entraînera certainement-, c'est à l'intérieur de la formation du coût salarial qu'il faut raisonner, donc que les changements doivent être examinés. Cela marque -nous le verrons- les limites de l'exercice.

Ces observations préliminaires étant posées, la question est la suivante : peut-on apprécier la réaction du système économique à une forte baisse de la durée du travail ?

M. Claude Seibel l'a annoncé, la réponse dépend beaucoup de la nature de la baisse dont on parle, des modalités de la baisse et des réactions des acteurs économiques, ce qui montre l'ampleur des scénarios possibles en réponse à une telle baisse.

J'examinerai personnellement trois situations, sachant que toute situation intermédiaire est possible, pour typer les différentes réactions du système économique qui me paraissent possibles.

Premier cas, volontairement extrême et maximal, serait le cas dont on a parlé et beaucoup de Français l'ont compris et le comprennent encore, ainsi d'une réduction de la durée effective du travail de 39 heures à 35 heures payées 39.

Cela représente potentiellement un choc de coûts du travail " ex ante ", avant réaction du système, de 11,4 %, la hausse du coût de l'heure de travail nécessaire pour compenser la baisse de la durée du travail dans une enveloppe de production inchangée.

Ce serait un choc tout à fait majeur, supérieur à celui du début des années 80 qui avait cumulé, certes, une baisse de la durée du travail d'une heure qui s'ajoutait à de fortes hausses du SMIC, des hausses de taux de cotisations sociales et des hausses salariales et au deuxième choc pétrolier.

Nous serions dans les mêmes ordres de grandeur. Or, ces chocs -je le rappelle- avaient été à l'époque suivis d'une perte de compétitivité massive de l'économie française, d'une forte augmentation du chômage, puisque le taux de chômage augmente de 1980 à 1986 de 4 points -presque 1 million de chômeurs en plus- et d'un recul industriel sans précédent, que nous avons enrayé depuis en compensant un certain nombre des mesures prises, mais nous n'avons pas effacé les résultats. Les pertes industrielles de l'époque sont toujours inscrites dans notre système productif.

Aujourd'hui, les contraintes seraient bien plus grandes qu'elles ne l'étaient à l'époque, car nous avons renoncé à l'arme défensive de la dévaluation qu'il a fallu utiliser deux fois à l'époque, et la concurrence mondialisée est bien plus intense qu'il y a 10 ou 15 ans.

Pour que l'expérience des années 80 nous soit utile, il faut faire autrement, en garder à l'esprit les conséquences et notamment l'idée qu'un choc d'une ampleur comparable, même s'il était étalé, aurait aujourd'hui des conséquences du même type et se traduirait par un nouvel affaiblissement de notre système productif, par de nombreuses disparitions d'entreprises et des suppressions d'emplois en grand nombre.

J'ajoute, ayant dit cela, comme hypothèse maximaliste, que l'hypothèse d'une hausse du coût du travail de 11,4 % ne prend pas en compte les réactions des entreprises qui chercheraient à compenser ce choc. C'est une menace extrême mais une menace tout de même, et la question du SMIC, qui n'est pas aujourd'hui clarifiée, montre que cette menace n'est pas totalement conjurée.

Pour tenter d'apprécier la suite, c'est-à-dire les conséquences économiques d'une baisse de la durée du travail, il faut spécifier plus précisément les hypothèses retenues quant à ses modalités et aux réactions des acteurs économiques.

C'est là que je vais donner deux autres scénarios possibles à titre illustratif, ou deux autres hypothèses :

Le cas où la durée légale est ramenée de 39 à 35 heures, la durée effective restant inchangée, comme dans les 46 ans mis dans le passé pour que la durée effective rattrape la durée légale. Si c'était l'objectif, il faut clairement l'annoncer.

Dans ce cas, puisque rien n'est changé, sur quantité de travail produite par les salariés, les conditions physiques de la production sont " ex ante " inchangées. On peut admettre que la production et la quantité de travail fournies dans le pays sont les mêmes, mais un élément nouveau est d'ordre institutionnel ; 4 heures par semaine deviennent des heures supplémentaires payées 25 % plus cher que les heures normales. Il en résulte que l'on a mécaniquement une hausse des charges salariales que l'on peut calculer à 2,6 % au titre des majorations pour heures supplémentaires. Mais ce n'est pas tout, car on sait aussi que les heures supplémentaires ouvrent droit dans notre législation actuelle -qui n'est pas modifiée dans le projet de texte, en plus de la majoration des heures du prix des heures supplémentaires, à un repos compensateur obligatoire.

Dans les entreprises de plus de 10 salariés, le repos compensateur obligatoire est de 50 % du temps de travail, au-delà de 42 heures.

Je passe sur le détail du système qui est dans les textes actuels pour venir aux conséquences. Quel serait l'effet d'une baisse de la durée légale à 35 heures ?

Prenons le cas d'une entreprise dont l'horaire habituel est aujourd'hui de 39 heures par semaine ; si la durée légale passe à 35 heures, et si la durée effective n'est par ailleurs pas modifiée, 4 heures par semaine deviendront des heures supplémentaires,  ce qui conduit pour une année de 47 semaines à 4 h x 47 = 188 heures supplémentaires.

Le repos compensateur obligatoire futur dépendra des seuils qui seraient retenus au-delà de l'an 2000 mais, pour l'instant, on peut imaginer deux types d'hypothèses :

- Les seuils actuels sont maintenus, c'est-à-dire 130 heures de contingent annuel pour la compensation à 50 % par an, au-delà des 42 heures (devenues 41 heures dans la prochaine proposition de loi) et 39 heures pour la compensation à 100 %.

Si l'on maintient cela, il n'y aura pas de repos compensateur obligatoire et l'on reste aux 2,6 %.

Si, en revanche, les seuils hebdomadaires sont indexés comme dans la loi actuelle sur la durée légale en maintenant les 130 heures, mais en abaissant les seuils hebdomadaires à 38 heures et 35 heures, c'est-à-dire la durée légale et la durée légale plus 3 heures, le repos serait calculé à 50 % au-delà de 38 heures pour 47 semaines, soit 23 heures et demie, et à 100 % pour les 58 heures au-delà du contingent annuel de 130 heures. Cela donne au total un surcoût du travail de 4,5 % qui s'ajoute aux 2,6 % au titre des majorations d'heures complémentaires.

Je ne sais pas ce qui résultera d'une loi qui sera soumise dans 2 ans. Selon ce qu'elle sera, il pourra en résulter un accroissement du coût horaire de l'heure productive qui serait compris entre 2,6 % et 7,1 % par le jeu des mécanismes de majoration et de compensation.

Si l'on applique à ces chiffres une élasticité de l'emploi par rapport au coût du travail que je fixe très forfaitairement à - 0,5 % -augmentation du coût du travail et baisse de l'emploi-, cela donnerait à terme pour l'économie française des pertes d'emplois de 150.000 à 350.000 postes de travail selon l'hypothèse retenue sur les seuils.

Voilà le résultat de cette hypothèse, à savoir celle d'une baisse de la durée légale sans baisse de la durée effective. Je ne pense pas que ce soit l'objectif recherché.

Il faut passer au troisième scénario, celui de la baisse de la durée légale avec baisse de la durée effective. Là, les effets sont incertains, mais on peut essayer de les probabiliser. Ce cas explore les conséquences d'une baisse de la durée légale avec une diminution encouragée, voire plus ou moins contrainte de la durée effective.

Les conséquences sont plus difficiles à apprécier, car se posent des questions des effets de productivité horaire et de la compensation salariale, en laissant de côté le problème que l'on peut voir à part de l'impact de l'engagement des finances publiques dans cette affaire. Je raisonne donc en termes d'économie globale, indépendamment de l'argent public.

Du côté de la productivité, il est très probable que, face à une baisse de la durée effective, les entreprises s'efforceraient d'augmenter la productivité et qu'elles y arriveraient, car il y a toujours des gains potentiels de productivité possibles.

Je nous invite à rester prudents sur ces gains pour trois raisons :

L'" effet Sauvy " jouerait pour des entreprises, à savoir le fait qu'elles perdraient de la production. Bien que le contexte macro-économique traduise du sous-emploi, il y a toujours, même dans des économies de sous-emploi, des entreprises en limite de capacité, voire en pénurie de personnel. C'est le cas d'une grande partie de l'informatique qui, si elle était rationnée dans ses horaires, ne pourrait que baisser son niveau de production. D'autres secteurs, comme le bâtiment, qui ont des problèmes de fluctuations d'activité, ne retrouveraient pas ce qu'ils ont perdu dans la baisse de la durée légale. Ces conséquences se traduiraient marginalement peut-être par un demi point ou un point de production en moins lié à des rationnements quantitatifs.

Par ailleurs, la pression actuelle sur la productivité est déjà très forte dans l'économie française. Il ne faut jamais l'oublier. Il convient de tenir compte des prix stables, d'une inflation 0, ou en baisse dans l'industrie, avec des hausses salariales annuelles de l'ordre de 2,5 % par an.

Il y a un effort permanent de productivité des entreprises, et il ne faudrait pas commettre l'erreur de considérer que les 2,5 % de productivité par an pourraient être affectés à compenser la baisse de la durée du travail. Il faudrait gagner encore 1, 2, 3 ou 4 points de productivité en plus.

Est-ce vraisemblable pour la totalité de l'économie ? C'est certainement possible pour un certain nombre d'entreprises qui actuellement ont déjà des décisions de baisse de la durée du travail, mais la généralisation à l'ensemble de l'économie paraît hasardeuse. La seule façon d'éviter une augmentation du coût du travail est effectivement de faciliter la réalisation des gains de productivité horaires les plus élevés possible.

Tous les responsables d'entreprises interrogés répondent et indiquent que, pour y parvenir, une souplesse est nécessaire et indispensable dans la gestion de leur production et de leur emploi. Il faut pouvoir répondre à une demande fluctuante, parfois imprévisible -un marché qui arrive, un réassortiment dans le textile par exemple- et, de ce point de vue, il me semble qu'il y a un assez large accord pour considérer que la contrainte de la durée hebdomadaire est beaucoup plus forte que la contrainte d'une durée annuelle. De sorte que les gains de productivité possibles seraient plus importants si l'on raisonnait en termes d'une durée annuelle du travail qui pourrait baisser. Je ne comprends pas pourquoi, ce consensus étant aujourd'hui quasiment général, on ne dit pas clairement qu'il faut poser d'emblée dans ce débat la question de l'annualisation des horaires pour laquelle M. Claude Seibel a rappelé que, dans beaucoup d'accords de cette nature, c'était un élément important de l'accord.

Je ne comprends pas qu'on ne le dise pas collectivement, car c'est un point important qui pourrait contribuer à débloquer certaines situations,  et le flou sur ce point n'est pas utile.

J'en terminerai par la compensation salariale. L'autre inconnue importante des résultats qui conditionne l'impact de la baisse du travail est la compensation salariale. Le Gouvernement a suggéré la modération. C'est une voie nécessaire. Peut-on imaginer que la modération soit suffisante pour qu'elle permette d'absorber en quelques années une partie du choc initial ?

C'est une voie recommandée, mais il faut reconnaître que, dans le contexte macro-économique dans lequel nous sommes et nous serons dans les années à venir, à savoir une inflation à 1 ou 1,5 % et d'une hausse salariale à 2,5 %, ce que l'on peut gagner par de la modération salariale est faible chaque année. Une partie de l'ajustement doit être absorbée par de la modération salariale sans baisse. Alors, il faut des années. C'est une bonne voie, mais c'est nécessairement long.

Si l'on veut aller vite, la baisse de durée du travail envisagée ne peut avoir un effet positif sur l'emploi que s'il y a des baisses effectives de salaire au moment du basculement, et la question que je pose -mais je n'ai pas la réponse- est la suivante : est-ce vraiment probable à l'échelle macro-économique ?

Il faut enfin réfléchir au cheminement -point essentiel-, quoi qu'il arrive de la durée effective. Si la baisse de la durée légale intervenait brutalement entre 2000 et 2002, pendant plusieurs années la durée effective sera supérieure à la durée légale au cours de laquelle on va se trouver dans mon cas n° 2, avec des surcoûts horaires du travail liés à l'écart entre la durée effective et la durée légale. Ces surcoûts seraient négatifs pour l'emploi.

Il y a peut-être un chemin, un ensemble de conditions qui, si elles se trouvent toutes réunies, permettraient d'arriver à combiner la baisse de durée du travail et l'emploi, mais il y a aussi beaucoup plus de combinaisons possibles dans lesquelles cette baisse de la durée du travail se traduirait par des éléments défavorables à l'emploi, c'est-à-dire par des réactions rationnelles des agents micro-économiques, dont le jeu combiné aboutirait à une stagnation de l'emploi, voire à un recul. Un risque de cette affaire serait qu'elle apporte un avantage nouveau aux salariés en place sans apporter véritablement de l'emploi. Ce ne serait pas la réussite de l'opération.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie.

M. Daniel PERCHERON - Monsieur le président, je poserai une question à Rexecode. Il a pris position sur 1981 -c'est une comparaison décisive par certains aspects- en affirmant -en oubliant la cinquième semaine de congés payés et la retraite à 60 ans- que nous n'avions pas effacé la perte de marchés industriels de 1981.

Peut-il nous faire parvenir les chiffres exacts, car c'est un thème que je ne connais pas et, dans le débat, peut-il préciser comment cela s'articule-t-il avec le commerce extérieur français d'aujourd'hui ?

M. Alain GOURNAC, président - Je passe la parole à M. Gubian.

M. Alain GUBIAN - J'aborderai la situation sous un angle économique en insistant sur les conditions de réussite de la réduction de la durée effective du travail et en montrant comment les paramètres du projet de loi peuvent aller ou non dans ce sens.

La réduction du chômage -on est largement d'accord- ne viendra pas de la simple amélioration de la conjoncture et s'il faut une croissance la plus forte possible, si elle est souhaitable et souhaitée, elle ne peut suffire à effacer une part importante du chômage. Cela avait déjà été bien mis en évidence dans la préparation des travaux du 11ème plan en 1992. Même avec une croissance de 3,5 % pendant 5 ans, il y aurait encore beaucoup à faire.

Le thème classique est la question de l'enrichissement de la croissance en emplois. Il faut, par point de croissance, avoir plus d'emplois. Une méthode discutée elle-même dans cette préparation du 11ème plan a été largement mise en oeuvre. C'est la question de la politique d'allégement du coût du travail par la partie non salariale et la baisse des charges sur les bas salaires. Les effets -on le sait- peuvent être importants, mais on sait également qu'ils sont lents et que le coût est relativement élevé à court terme même si à moyen/long terme ces mesures sont relativement efficaces et moins coûteuses. L'analyse de la DARES fait apparaître que les effets sont de l'ordre de 60.000 emplois pour 10 GF non financés par le déficit budgétaire.

L'enrichissement de la croissance en emplois peut aussi être obtenu par la réduction du temps de travail individuelle ou collective, et ces mêmes travaux du plan montraient en 1992 la possibilité de jouer sur le temps partiel,  qui s'est depuis développé fortement, et l'impact du temps partiel dans l'évolution de l'emploi des 4 à 5 dernières années est clairement démontré.

Cela explique une partie importante de l'emploi de ces dernières années, au-delà de ce que la croissance explique, mais on sait que cela s'accompagne d'un développement important des inégalités salariales.

Dans les mêmes travaux du Commissariat général du Plan, il était montré qu'une réduction collective de la durée du travail pouvait avoir des effets potentiels importants sans les mêmes inconvénients en termes d'inégalité salariale, mais qu'il fallait afficher des conditions strictes pour qu'elle puisse être mise en oeuvre.

Ces travaux ont été complétés par des travaux de l'OFCE, de Messieurs Cette et Taddéi et la DARES a souhaité, dans le cadre de la réflexion sur le projet de loi, disposer de travaux nouveaux qu'elle a commandés à la Banque de France et à l'OFCE pour remettre ses calculs d'actualité et voir quelles étaient les conditions d'équilibre. Ils seront disponibles dans quelque temps quand ils seront terminés.

Les conditions sont bien connues, et je voudrais les rappeler. Il s'agit que l'évolution des salaires horaires, au moment de la réduction de la durée du travail, soit largement proportionnée aux gains de productivité associés à la réduction de la durée du travail -cette productivité supplémentaire par rapport aux gains tendanciels dont parlait M. Michel Didier-, l'emploi étant fonction de ces mêmes gains de productivité.

Il y a plus de possibilités salariales s'il y a plus de gains de productivité et moins d'emplois. Une petite marge pour l'évolution des salaires tient aux aides financières accordées par les pouvoirs publics.

En tout état de cause, cette première condition signifie que les coûts salariaux doivent être maintenus. C'est la position que l'on a retracée dans les travaux de la DARES et dans ceux associés au rapport Cabanes l'an dernier. Les coûts unitaires de production inchangés doivent être la référence de travail.

Deuxième condition : la baisse de la durée du travail entraîne une baisse de la durée d'utilisation des équipements. Il faut qu'alors soient mises en oeuvre des réorganisations pour qu'il n'y ait pas cette réduction de la durée d'utilisation des équipements, sinon on a une baisse de la production ou une augmentation du coût du capital pour cette même production.

Ils mettent également en évidence qu'au niveau macro-économique il existe un niveau d'aide qui est l'aide d'équilibre. Une fois que la durée du travail est réduite et s'est diffusée complètement, il faut que la dépense budgétaire soit financée par les effets induits sur les budgets sociaux, c'est-à-dire la réduction des dépenses d'assurance chômage et les suppléments en termes de cotisations.

Il y aura une dépense affichée au compte de l'Etat, mais des ressources supplémentaires dans les comptes des organismes sociaux et d'assurance chômage. L'aide peut être calculée sur un certain nombre de paramètres ; une réduction de l'ordre d'un point des cotisations par heure, sous certaines hypothèses de gains de productivité de l'ordre d'1/3. Une fois que cette aide est définie, une certaine hausse des salaires horaires est possible pour que les choses se passent à coût salarial inchangé, mais cette compensation salariale ne peut être totale.

Les économistes partagent largement ces réflexions. Ils ne s'accordent pas sur les paramètres à mettre en avant, et souvent les économistes théoriciens sont plus sévères, car ils pensent que les exigences salariales à long terme ne seront pas tenues, mais il s'agit là d'un fait empirique lié à une situation sociale donnée.

Cette hausse des salaires horaires qui ne doit compenser qu'en partie, l'effet sur le salaire mensuel de la réduction de la durée du travail doit être perçue dans une logique dynamique et pas forcément instantanément, mais la manière dont l'aide est conçue peut le faciliter.

Une fois que ces conditions sont respectées, il y a schématiquement une situation d'économie française plus riche en emplois, sans tension inflationniste supplémentaire. Ce n'est pas quelque chose que l'on sait forcément faire, mais que l'on peut mettre comme référence pour la discussion. On peut ensuite mettre en oeuvre des mesures pour tendre vers cette référence. Il faut expliquer ce que l'on veut ; c'est ce cadre à stabilité macro-économique donnée. C'est ce qui a été fait dans le cadre du rapport Cabanes mais aussi pour évaluer, pendant la mise en place de cette mesure, les effets de la loi " de Robien " en 1996, à la DARES par exemple.

Peut-on penser que les hypothèses qui sont dans le projet de loi présenté par le Gouvernement répondent à ces conditions mises en avant ?

Quand on parle de l'effet sur l'emploi de la réduction de la durée du travail, il faut savoir quelle sera cette réduction effective. J'insisterai sur le fait que la durée légale n'a aucune conséquence directe sur la durée effective du travail et qu'il y aura une orientation.

Compte tenu qu'il y aura surcoût pour les heures supplémentaires, il est probable qu'un certain nombre d'entreprises souhaiteront abaisser leur durée du travail -elles ont un certain temps, 2 ou 4 ans selon les types d'entreprises- et, dans le temps précédent, elles bénéficieront d'une aide financière relativement importante qui leur permet de faire ce choix mais, de fait, il restera en 2000 à 2002 des entreprises à 39 heures qui préféreront payer des heures supplémentaires, générer peut-être des gains de productivité pour que les coûts ne soient pas trop importants. Et il y aura des salariés à temps partiel qui réaugmenteront leur durée du travail, car ils sont à durée faible et qu'ils la subissent. La durée moyenne sur l'ensemble des salariés sera inférieure à la baisse de la durée légale, pour cette raison notamment.

Va-t-on baisser la durée du travail effectivement sur un champ important ? La question est durablement ouverte. Il faut une crédibilité forte dans la baisse de la durée légale et que les aides soient largement mobilisées dans la période transitoire.

J'insiste sur le fait que les conditions économiques de croissance favoriseront la diffusion d'une réduction de la durée du travail. C'est dans ces moments-là que peuvent se faire facilement des réorganisations, et avoir une croissance relativement soutenue pendant les 2, 3 et 4 ans qui viennent ou une stagnation de l'activité, changeront la donne.

La réduction de la durée du travail pourrait être un élément favorable ou défavorable à la croissance selon la manière dont le scénario s'enchaînera.

Concernant le calibrage de l'aide telle qu'elle est aujourd'hui, si l'on retient des gains de productivité dans la moyenne d'une fourchette large 25 %/50 %, des gains de productivité de l'ordre d'1/3, liés à la réduction de la durée du travail, les effets sur l'emploi direct sont de l'ordre de 7 % pour une baisse de 10 % effective. Aussi, on peut dire que l'aide d'équilibre est de l'ordre d'un point par heure, et si on la ramène en francs, il s'agit de 5.000 F par salarié.

C'est le chiffre retenu dans le projet dans la version la plus standard de baisse à 10 % et, à titre de comparaison, l'aide de la loi " de Robien " était, dès la deuxième année, de l'ordre de 9 points de cotisation, puisque c'était 30 % des cotisations patronales. On est donc à plus du double de ce point d'équilibre, sans que la sortie du dispositif soit explicitée, puisqu'il y avait 7 années de réduction de cotisation.

S'il y avait généralisation très forte de la baisse de la durée du travail via le système actuel, le coût budgétaire important serait à financer par des recettes supplémentaires. En orientant au niveau structurel vers le point d'équilibre, on signifie qu' a priori , au niveau de l'ensemble des finances publiques -ce qui est pertinent du point de vue des critères de Maastricht-, on n'a pas ce problème financier à terme, à condition que les hypothèses soient valables, mais on pourra en reparler.

Le profil de l'aide est intéressant ; il est dégressif. On passe de 9.000 F à 5.000 F en 5 ans et, a priori , il y a une stabilité à 5.000 F. Cela signifie un surcoût dans un premier temps, mais, à l'inverse, une facilité pour les entreprises, à gérer dans la négociation, puisque c'est le mode proposé pour réduire concrètement la durée du travail, les problèmes salariaux en lissant la compensation puisque l'aide de l'Etat est de moins en moins forte. A court terme, il y a possibilité que la compensation salariale nécessaire à terme soit plus favorable. Ce système dégressif va dans ce sens et atténue le surcoût salarial qui aurait lieu s'il n'y avait pas ce système plus fort à court terme.

Je reviendrai dans la discussion sur ces points.

Le point important dans cette affaire vient du fait que la réduction de cotisation est en francs et non pas en pourcentage. Il est intéressant de voir que le total de l'aide est un pourcentage plus grand quand le salaire est plus faible et que, d'une manière ou d'une autre, cela favorise les emplois peu rémunérés et/ou peu qualifiés, soit parce que cela facilite la compensation salariale, soit parce que cela va dans le même sens qu'une aide générale au travail peu qualifié.

L'aide est dégressive dans le temps. Elle est de moins en moins importante au fur et à mesure que l'on s'approche de la baisse de la durée légale, de sorte que cela va dans le sens d'une incitation à la réduction rapide avant la baisse de la durée légale.

J'interprète cela comme un élément qui devrait conduire à ce qu'un maximum d'entreprises soient déjà à 35 heures au moment où la nouvelle durée légale s'appliquera, de sorte que le surcoût lié aux heures supplémentaires sera moindre.

Je terminerai par le calibrage des créations d'emplois. Dans la loi " de Robien ", une fourchette, symboliquement, pouvait paraître séduisante -moins 10 %/plus 10 %, ou moins 15 %/plus 15 %-, avec l'idée que, du fait que l'on était sur des chiffres comparables, il n'y avait pas de gains de productivité. On avait le maximum d'effet sur l'emploi.

Ceci est complètement faux puisque les entreprises sont libres d'utiliser ou non la loi " de Robien " ou la future loi. Ce ne sont pas toutes les entreprises qui choisissent ces aides et cette méthode de réduction de la durée du travail, mais celles pour lesquelles il y a un intérêt particulier. Beaucoup augmentent leur emploi et d'autres le réduisent. Il est probable que beaucoup d'entreprises ont utilisé la loi " de Robien " -on n'a pas les moyens de le mettre en évidence- dans la version offensive, quand elles étaient sur une tendance de leurs effectifs relativement croissante, de sorte que quand on fait moins 10 %/plus 10 %, quand déjà on doit faire plus 5 %, cela engendre des gains de productivité et, à l'inverse, si l'on devait faire 0, cela apporte peu de gains de productivité. Si vous avez moins 4 % d'effectifs à réaliser cette année et que vous faites moins 10 %/plus 6 %, vous êtes dans la même condition que si vous faites moins 10 %/plus 10 % par rapport à 0 d'effectif.

Le moins 10 %/plus 6 % est en fait une manière d'ouvrir le champ à un plus grand nombre d'entreprises dans le volet offensif, comme dans le volet défensif, de sorte qu'il est pertinent de garder pour l'analyse de la loi " de Robien ", comme pour l'analyse du projet de loi bientôt en discussion, des gains de productivité relativement comparables. On ne sait pas combien concrètement, mais 1/3 peut paraître pertinent pour la réflexion.

A partir de là, il en résulte que le coût net, une fois pris en compte les retours financiers dans les comptes publics, s'avère relativement inférieur dans ce projet à celui de la loi " de Robien ", mais la contrepartie réside dans le fait qu'il implique une modération salariale plus forte puisque l'aide donnée aux entreprises étant moindre, la gestion dans la négociation des évolutions de rémunération doit être plus précise, sachant que, pour la loi " de Robien ", -cela a joué pour les grandes entreprises qui ne l'ont pas tellement utilisée- il aurait fallu en sortir au bout de 7 ans. Pour les entreprises qui ont un horizon d'analyse long, et qui font de grands investissements, cette rupture n'est pas facile à gérer.

M. Jacques FREYSSINET - Je propose de réfléchir devant vous sur deux questions.

Première question : s'agissant de la décision de réduire à 35 heures la durée hebdomadaire du travail, elle ne constitue pas une décision autonome. Elle est prise dans un " paquet ", un projet de loi, où ses effets seront combinés avec d'autres. Il est difficile de réfléchir sur ses conséquences si l'on n'introduit pas des éléments d'analyse sur les aspects de complémentarité ou de contradiction entre les différents éléments du dispositif.

Deuxième question : Si l'on se donne comme objectif de réduire la durée du travail pour créer des emplois -il s'agit de la durée effective-, la réduction de la durée légale est-elle un instrument utile et nécessaire pour réduire la durée effective ?

Concernant le premier point, l'insertion d'une disposition spécifique " réduction de la durée légale dans un projet de loi ", il faut se rappeler que, depuis 1982, l'ordonnance du 16 janvier dite " 39 heures cinquième semaine " était plus complexe et avait introduit cette nouvelle orientation. Les pouvoirs publics interviennent sur la durée du travail en combinant trois techniques : la modification des normes légales, le transfert du pouvoir normatif à la négociation et la procédure du conventionnement avec les entreprises. Il est important de bien noter que les mécanismes d'action sont assez profondément différents, et notamment le type de dynamique que cela introduit avec les acteurs économiques et sociaux.

Cela a été dit -je le mentionne elliptiquement-, la durée légale du travail n'exerce aucun effet homogénéisateur et contraignant sur les durées effectives. Seuls les maxima ou les enveloppes maximales d'heures supplémentaires engendrent des contraintes.

La durée légale, outre l'effet indirect qu'elle exerce en positionnant les enveloppes d'heures complémentaires, engendre un effet coût d'une part en provoquant les phénomènes de déplacement du seuil des heures supplémentaires, et des repos compensateurs de remplacement, le cas échéant et, par ailleurs, d'une façon plus compliquée, en déplaçant éventuellement le seuil du temps partiel fixé à 80 % de la durée légale, et donc des tranches dans lesquelles on peut bénéficier des exonérations temps partiel.

Il y a ces deux effets possibles par les coûts. Sur ce point-là, le projet adopte des solutions prudentes. Pour les heures supplémentaires, il y a cet engagement curieux à ce qu'au maximum, dans la deuxième loi, elles soient fixées à un taux de 25 %. Il n'y aura pas alourdissement des taux, mais déplacement de l'espace dans lequel se situeront ces heures.

Concernant le temps partiel, la fourchette 32-28 qui risquait de tomber par application du 80 % au nouveau seuil de 35 heures, est préservée au moins dans la première loi, puisqu'il est indiqué que les exonérations temps partiel seront maintenues pour cette tranche. Il n'y aura pas d'impact négatif sur la possibilité de bénéficier des exonérations pour les gens qui, jusqu'à la loi, étaient à temps partiel et qui, désormais, ne le seront plus au sens juridique du terme.

En plus, le projet de loi contient de légères restrictions sur le type de temps partiel qui est porteur d'exonérations concernant la période de référence qui ne pourra plus être l'année, et le plancher qui est porté de 16 à 18 heures.

Au total, sur ce premier point, techniquement, il y a un phénomène de renchérissement du coût relatif du travail sur deux plages horaires 16 /18 qui perdent les exonérations temps partiel, et 35 /39 qui déclencheront des heures supplémentaires.

En revanche, pas de modification directe des contraintes maximales.

Deuxième composante : le transfert du pouvoir normatif à la négociation collective. C'est un mécanisme beaucoup utilisé depuis 1982, avec les accords dits dérogatoires, que permettait l'ordonnance du 16 janvier, et ensuite avec la loi Seguin, modulation de type 1 et 2, puis avec l'annualisation de la loi quinquennale. Cette gamme de dispositions signifie que le législateur délègue certains pouvoirs normatifs aux acteurs sociaux, à condition qu'ils se mettent d'accord.

C'est un instrument important si l'on veut agir sur la durée réelle. Dans ce domaine, la loi ne bouge pas beaucoup. Elle ne parle pas d'annualisation mais dit explicitement que l'ensemble des dispositifs actuels de flexibilité -les deux modulations, l'annualisation et le repos compensateur facultatif de remplacement- sont maintenus. Il y a deux adjonctions non négligeables : le fait que la réduction de la durée du travail pourra être réalisée en tout ou partie par des jours de congé ou en compte épargne-temps. C'est un nouveau type de modulation et, concernant les libertés d'action pour négocier, par suite de l'absence d'efficacité de l'accord du 31 octobre 1995 et de la loi de 1996 sur la possibilité, en l'absence de délégués syndicaux, de désigner des représentants à travers des systèmes de négociation de branches, la loi valide la jurisprudence de la Cour de cassation sur la possibilité de désignations directes.

Des organisations pourront désigner directement, en l'absence de tout accord de branches, des signataires possibles de ces accords. Cela ouvre des marges considérables que l'on peut apprécier positivement ou négativement, mais qui changent sérieusement le panorama.

Troisième mécanisme d'intervention : le mécanisme contractuel. L'Etat contracte avec une entreprise et lui offre des avantages financiers pour autant que cette entreprise s'inscrit dans certaines normes définies par la politique de l'emploi.

Nous connaissons cela depuis les contrats de solidarité - réduction de la durée du travail de 1982. Des modifications ont été apportées successivement, dont l'amendement Chamard et la loi " de Robien ".

Je signale un point important. Ce mécanisme crée deux mondes : le monde des entreprises qui appartiennent au champ, sont candidates ou sont agréées, et vont avoir un système de coût salarial particulier, et les entreprises qui sont, soit hors champ, soit non candidates, soit non agréées, puisqu'il faut que l'accord collectif soit suivi d'une convention avec l'Etat, et qui fonctionneront avec un système de coût salarial différent.

Il y a une logique de la collectivité publique qui, considérant que ce type d'accord a des effets externes positifs, ristourne à l'entreprise une partie des effets positifs qu'elle engendre pour la collectivité et dont on peut calculer le point d'équilibre.

Sur ce premier point, la loi n'apporte pas d'innovations majeures, mais une combinatoire différente associée à une réduction forte de la durée légale. Il faut remonter à 1936 pour avoir une variation aussi forte mais, en 1936, cela avait été initialement obligatoire sur le plan des durées effectives. Là, c'est clairement du domaine de la durée légale, donc une indication de volonté politique et une pression directe sur les coûts relatifs qui, accompagnée du système d'incitation contractuelle, entend infléchir de manière non contraignante les choix des acteurs car leur système de prix et de référence sera modifié.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Vous mettez en évidence une problématique. Vous nous dites que des entreprises bénéficiant d'aides publiques pourront pratiquer des prix sur des marchés à des niveaux plus intéressants que ceux des entreprises qui n'auront pas bénéficié de ces avantages. N'y a-t-il pas avec ces mécanismes d'aides publiques des risques de discrimination et de manquement aux règles élémentaires de la concurrence ? En tant qu'expert, estimez-vous que les emplois que l'on va créer dans le système aidé peuvent être au plan global réduits par les pertes d'emplois qu'auraient à subir les entreprises qui ne bénéficieront pas de ces aides ?

On voit le résultat : plus 12 % de chômage.

M. Jacques FREYSSINET - Ce n'est pas propre à notre pays, l'Etat adopte de plus en plus souvent des rapports de type contractuel des entreprises. Ce principe même crée des libertés de choix des entreprises, la question étant de savoir quels sont les éléments du choix de l'entreprise. Elle est libre d'être candidate ou pas. Elle fera un calcul de rentabilité qui l'aidera pour mesurer les termes de son avantage ou de son inconvénient ; elle choisit librement. Il y aurait problème si, au niveau de la réponse de l'Etat il y avait discrimination et si, face à des propositions différentes ou à des accords de même nature, tantôt l'Etat acceptait la convention ou tantôt ne l'acceptait pas.

Sous réserve de vérifier s'il y a bien une jurisprudence homogène au sein des services extérieurs du Travail et de l'Emploi concernant les signatures de conventions, sur le fait de laisser un choix aux entreprises, à savoir qu'elles adoptent un comportement qui leur posera des problèmes de réorganisation qui va engendrer des coûts mais qui, ayant des effets supposés bénéfiques pour la collectivité, va entraîner une ristourne qui peut être fixée à l'équivalent approximatif des économies sur les coûts des administrations de protection sociale, personnellement je n'ai pas de problème.

J'aurais des problèmes s'il y avait des jurisprudences manifestement inégales de la part de l'Etat concernant l'acceptation ou le refus des conventions qu'on lui soumet.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Les jurisprudences sont souvent de la médecine légale car, s'agissant de phénomènes d'entreprises, ils vont très vite.

M. Claude SEIBEL - Il existe dans le cadre de l'application de la loi " de Robien " un nombre non négligeable d'entreprises qui ont passé des accords mais non des conventions, et qui n'ont pas cherché à avoir l'aide de l'Etat. Celles qui avaient enclenché des mécanismes article 39 avant sa modification n'avaient pas forcément intérêt à aller jusqu'à une convention avec l'Etat.

M. Jacques FREYSSINET - Faut-il réduire la durée légale ? Je me place dans l'hypothèse où les pouvoirs publics considèrent que réduire la durée effective a un effet positif sur l'emploi.

L'hypothèse est discutable mais je ne la traite pas ici, car nous n'avons pas le temps et elle a déjà été abordée par d'autres intervenants. Je réfléchis sur le thème : " d'accord pour une réduction de la durée effective à condition qu'elle soit librement négociée et qu'il n'y ait pas de contraintes de l'Etat ".

Cet argument est-il pertinent ? De mon point de vue, si la réduction de la durée effective était portée par la négociation, ce serait évidemment la solution souhaitable et efficace. La question qui se pose est celle de traditions de notre pays qui font qu'aussi bien en longue période qu'en courte période nous avons accumulé des échecs en ce domaine.

En longue période, nous voyons toute une série d'interventions de l'Etat sur la durée légale ou maximale -travail des enfants, des femmes, travail posté, de nuit- voire 48, 40, 39 ou 35 heures. Sauf une exception : il n'y a pas depuis un siècle de négociations collectives qui aient engendré une réduction sensible de la durée effective du travail, l'exception étant les négociations de branches qui ont suivi le protocole d'accord de Grenelle de 1968 et qui ont en quelques années ramené approximativement la durée effective au niveau de la durée légale. Ce sont ces fameux gaps que signalait M. Claude Seibel.

Dans le courant des années 70, la durée effective tangente la durée légale sous l'impact de la négociation de branches déclenchée par le protocole d'accord de Grenelle.

C'est le seul exemple historique que nous ayons. Si on se rapproche de l'actualité, depuis l'ordonnance de 1982, la loi Delebarre mort-née, la loi Seguin, la loi quinquennale, toute une série de dispositions élargissaient les conditions, le contenu de la négociation dans l'objectif d'associer aménagement, flexibilité du temps de travail et réduction du temps de travail.

La négociation d'entreprise s'est développée dans ce domaine. Le nombre des accords sur le temps de travail a dépassé pour la première fois 2.000 en 1986, 3.000 en 1993 et 4.000 en 1996.

Cependant, de 1983 à nos jours, la durée hebdomadaire déclarée par les entreprises des travailleurs à temps plein n'a varié autour de 39 heures que par des décimales. Nous avons aujourd'hui pratiquement la même durée du travail à temps plein affichée qu'en 1983.

Si l'on regarde les déclarations des ménages -une enquête de 1994 fournit les chiffres les plus récents-, mis à part les enseignants pour lesquels la durée du travail est un problème complexe sur lequel je ne me permettrais pas d'ironiser étant concerné, la durée de travail des salariés à temps plein est de 41 heures en 1994.

Cela signifie qu'un effort constant d'élargissement des possibilités de négociations collectives dans ce domaine depuis l'ordonnance de 1982, et les étapes successives depuis plus de quinze ans, n'ont eu aucun effet statistique perceptible sur la durée du travail.

Nous avons quinze ans d'échec toutes tendances confondues sur le mécanisme par lequel l'encouragement de la négociation pourrait apporter la réduction effective de la durée du travail. Cela a apporté de la diversification, de la flexibilité et de la réorganisation, mais pas de réduction, sauf dans des cas exemplaires intéressants et expérimentaux, dont il faut analyser les mécanismes, mais que les statistiques ne permettent pas de repérer car, comme vous le savez, la réduction de la durée moyenne, tous salariés confondus, provient du temps partiel qui n'est pas soumis à négociation collective. C'est un mécanisme unilatéral sauf pour l'accroissement de l'enveloppe des heures complémentaires.

Il est possible de dire de façon objective que, sauf transformation assez profonde des conditions de la négociation collective dans notre pays, il est aujourd'hui impossible d'imaginer que de façon autonome la négociation collective apporte le résultat qu'elle a été incapable d'apporter depuis quinze ans.

De ce point de vue, on peut penser que l'intervention normative qui n'a aucun caractère contraignant et uniformisant, relève de la panoplie d'influences indirectes que l'Etat peut mobiliser avec les autres instruments que j'ai indiqués pour faire avancer un processus de négociation collective qui demeure l'instrument nécessaire, le point de passage obligé, mais qui depuis 15 ans est inopérant en ce domaine.

M. Olivier FAVEREAU - Je voudrais circonscrire le domaine de légitimité de mon propos. Je suis économiste, universitaire (plutôt théoricien) et je n'ai pas de responsabilité officielle, sinon la direction d'une équipe de recherche associée au CNRS qui comporte 40 chercheurs et 40 doctorants.

Ce que je vais dire va donc s'appuyer sur la théorie économique, or ce n'est pas un corpus unifié. On peut, entre économistes, diverger d'abord sur les hypothèses à formuler à l'intérieur même d'un schéma d'analyse que l'on partagerait, et l'on peut diverger ensuite sur les schémas d'analyse.

C'est la deuxième divergence, la plus grave, qui va m'intéresser dans mon intervention. Cela dit, je ne voudrais pas donner l'impression que les économistes professionnels sont divisés sur tout.

Sur la question de la réduction de la durée du travail et son effet sur l'emploi, il faut bien distinguer le volet micro-économique et le volet macro-économique. Le premier volet concerne les réactions des acteurs concernés et au premier chef les entreprises.

Le volet macro-économique, c'est l'addition de toutes ces réactions micro-économiques et leur effet sur le volume de l'emploi et du chômage.

J'ai le sentiment -ce que nous avons déjà entendu me conforte dans ce sentiment- qu'il y a un relatif consensus entre les économistes professionnels sur le volet macro-économique au niveau de tous les mécanismes de passage, des réactions micro aux effets macro, de la liste des canaux de transmission, par lesquels la réduction de la durée du travail exerce des effets sur le niveau global d'activité : le canal finances publiques, le canal comptes sociaux, le canal demande de consommation, le canal demande d'investissements, le canal effet sur les salaires et les prix et même le canal effet sur la productivité.

S'il y a un relatif consensus sur la liste de ces canaux de transmission, il restera des différences sur les hypothèses précises que nous allons faire les uns et les autres. Néanmoins, même à ce niveau, j'ai l'impression que les divergences sont relativement limitées et les discussions qui ont déjà eu lieu vont plutôt dans ce sens.

Je crois pouvoir dire qu'aujourd'hui entre tous les économistes professionnels, les modélisations et les simulations macro-économiques convergent vers un optimisme très modéré quant aux effets des 35 heures sur le chômage.

Il devrait y avoir une réduction du chômage selon des jeux d'hypothèses plausibles, une réduction sensible et non pas massive. C'est un résultat qui est décevant pour les partisans de la réduction de la durée du travail et pour ses adversaires, en ce sens que cette mesure ne mériterait ni l'excès d'honneur, ni l'excès d'indignité dont on a tendance à l'investir.

Il me semble donc que le jugement majoritaire chez les économistes professionnels est mi-figue mi-raisin.

Le point de vue sur lequel je voudrais attirer l'attention de la commission est très différent car, dans ce que je viens de dire, j'ai laissé de côté le volet micro-économique. Or, à ce niveau, il n'y a pas de consensus sur les schémas d'analyses disponibles, ou plus exactement il y a de très réelles différences entre les schémas d'analyses disponibles dans la théorie économique contemporaine, et la non-prise en compte de ces différences est pour beaucoup dans ce scénario mi-figue mi-raisin qui ressort des simulations macro-économiques dont j'ai fait état.

Il existe d'autres schémas d'analyse qui ne sont pas encore mobilisés dans les modélisations macro-économiques usuelles et qui sont de nature à élargir considérablement l'éventail des résultats possibles.

La réduction de la durée du travail pourrait avoir soit des effets beaucoup plus positifs qu'on ne le pense (c'est vraiment ce qu'il fallait faire dans la situation actuelle), soit des effets beaucoup plus négatifs (elle pourrait devenir une erreur de politique économique d'anthologie). Sur quoi repose la divergence entre les schémas d'analyse micro-économiques ?

Je vais me concentrer sur l'analyse de l'entreprise qui est l'agent essentiel.

Ce qu'est une entreprise est abusivement simplifié dans des modélisations économiques ordinaires sur lesquelles tout le monde s'appuie, y compris moi dans l'enseignement, quand il faut passer de la micro à la macro-économie. La représentation de l'entreprise est caricaturée de deux façons.

Premier élément : nous fonctionnons avec des firmes représentatives pour l'économie ou éventuellement une par secteur, alors que nous savons tous que les deux ou trois millions d'établissements que l'on peut recenser se distribuent sur l'échelle des tailles des plus petites -0 salarié, les plus nombreuses- aux plus grandes -plusieurs dizaines de milliers de salariés.

Il faudrait distinguer les entreprises de taille moyenne, les entreprises de grande taille, et les entreprises de très grande taille où la réduction de la durée du travail posera des problèmes différents.

Il serait en vérité très difficile de modéliser le passage de la micro à la macro en utilisant une multiplicité de catégories d'entreprises, ou toute la distribution par taille des entreprises, mais il faudrait le faire car, selon que la mesure de la durée du travail sera ajustée à la variété des entreprises ou pas, on se doute que le scénario positif sera encore renforcé ou, au contraire, le scénario négatif sera encore assombri ; cela dit, ce n'est pas le point essentiel.

Deuxième élément : l'entreprise est représentée dans les modélisations usuelles, et pas simplement en France, comme un agent individuel qui, dans ses choix techniques, ses choix de production, ses choix d'emplois, d'investissements, doit respecter une fonction de production, une fonction qui relie la quantité de capital et de travail en intégrant les horaires et le nombre d'équipes.

Cette représentation est battue en brèche par de nouveaux schémas d'analyse en économie depuis le début des années 70, et ces nouveaux schémas affectent très directement le cadre dans lequel on peut réfléchir scientifiquement sur l'effet micro-économique de la réduction de la durée du travail.

Pour les amateurs, s'il faut un label sur ce déplacement, on pourrait dire que cela fait partie de la mouvance institutionnaliste au sens le plus large du terme. Cela recouvre aussi bien des choses très mathématiques autour des contrats, des incitations, de la théorie des jeux, des modes de coordination, que des travaux beaucoup plus qualitatifs qui empruntent très souvent à la sociologie des organisations ou la recherche en gestion.

De ce faisceau de travaux, il ressort deux très grandes idées.

Premièrement, ce qui fait tenir debout une entreprise -que l'on va souvent appeler la culture d'entreprise-, c'est une sorte de contrat social, de convention constitutive qui stipule implicitement le type d'équilibre entre ce que l'entreprise attend du salarié et inversement.

Evidemment, cette dimension collective est écrasée par l'idée d'agent individuel.

Deuxième grande idée : la compétence collective, ce que l'on appelle parfois le métier de l'entreprise -tout ce qui relève de l'organisation du travail, de l'articulation entre les postes de travail, ou entre les postes et les équipements, et ainsi que de l'architecture organisationnelle de l'entreprise- n'est pas bien représentée par cette fonction de production qui a deux très gros défauts : d'abord, dans notre jargon, nous disons que la fonction de production est la frontière efficace de l'ensemble des possibilités de production. C'est dire que les problèmes de gestion au sens le plus large et noble du terme sont évacués de cet outil de modélisation.

Par ailleurs, la fonction de production représente un état statique dans lequel il sera difficile de faire entrer l'innovation, le changement, les gains de productivité, sauf de façon exogène.

Le métier d'une entreprise est beaucoup mieux représenté par sa capacité d'adaptation ou, comme le dirait aujourd'hui, Michel Crozier en France, Chris Argyris aux Etats-Unis, sa capacité d'apprentissage organisationnel, à savoir la façon dont le collectif de travail à tous les niveaux résoud les problèmes internes et externes, petits et grands, qui sont son lot quotidien. Cette nouvelle conception de l'entreprise à deux faces permet de faire apparaître deux dimensions nouvelles dans l'impact des 35 heures.

En premier lieu, la dimension du pacte social, l'attitude des firmes françaises aujourd'hui par rapport aux 35 heures proposées ou imposées pour lutter contre le chômage est évidemment à mettre en rapport avec le pacte social sur lequel repose toute entreprise digne de ce nom.

Un accord sur les 35 heures ne serait pas un accord trivial, un accord ordinaire, il obligerait la firme à se redéfinir par rapport à ses salariés et par rapport à la société tout entière. Oui ou non, l'entreprise se sent-elle pour partie au moins responsable du destin de la collectivité nationale à laquelle elle appartient ? Inversement, un refus d'accord militant sur les 35 heures ne serait pas un refus d'accord ordinaire.

Les extrêmes vont s'étirer par rapport aux scénarios moyens sur lesquels convergent tous les macro-économistes.

Si l'on est idéaliste, ce qui serait une erreur, toutes les entreprises à leur façon, selon leurs possibilités, joueraient le jeu. L'effet serait considérable sur le plan quantitatif et encore plus sur un plan symbolique, en resserrant le lien entre salariés et entreprises, lien qui est rongé à toute allure par la rouille du désenchantement, de l'égoïsme à courte vue et du mépris réciproque.

Si l'on est cynique, ce qui serait également une erreur, toutes les entreprises refuseraient de jouer le jeu en signifiant par là qu'elles ne se reconnaissent aucune responsabilité d'aucune sorte dans le fonctionnement de la société française, effet catastrophique sur le plan quantitatif et symbolique. Les extrêmes s'étirent. C'était la dimension pacte social.

Maintenant, la dimension de l'apprentissage organisationnel - De toutes les études de cas, notamment autour de la loi " de Robien " émerge un diagnostic récurrent, presque général : la réduction de la durée du travail a été l'occasion de remettre à plat l'organisation du travail dans l'entreprise, de reprendre le contrôle par tous les gens concernés d'une situation de fait où les pratiques s'étaient sédimentées, année après année, sans aucune réflexion sur l'efficience du processus d'ensemble.

Cet effet est complètement dissimulé par l'outil habituel des économistes : la notion de fonction de production, et ne va apparaître que de façon latérale à travers les estimations de gains de productivité associés à la diminution des horaires.

La bonne question à poser est alors la suivante : quel est le type de réorganisation, d'apprentissage organisationnel associé aux 35 heures le plus susceptible d'exercer un effet positif sur l'emploi ? Sachant que plus les réorganisations suscitent des gains de productivité, plus les adversaires de cette mesure ont tort mais aussi moins ses partisans ont raison dans la mesure où les gains de productivité signifient moins de créations d'emplois.

La seule issue à ce dilemme est que l'embauche des salariés supplémentaires aille de pair avec des réorganisations du travail collectif renforçant la qualité des produits à volume et prix constants.

Techniquement, comme nos indicateurs sont assez défectueux, on sait que la productivité du travail va donner dans ce cas l'apparence d'une diminution sans que pour autant la compétitivité de l'entreprise diminue, puisque la qualité augmente à prix constant, ce qui devrait d'ailleurs augmenter les ventes.

Cet effet de ciseaux démultiplierait l'effet positif sur l'emploi. Dans notre jargon, le passage aux 35 heures pourrait être l'occasion d'un accroissement de la coordination en qualité sur laquelle reposent les entreprises. Telle est la version optimiste.

La version pessimiste : nous la voyons à l'oeuvre tous les jours. Il est beaucoup trop coûteux de réfléchir sur l'organisation du travail. Il est bien plus économique pour préserver la compétitivité de diminuer les effectifs, même si les profits sont corrects, et d'augmenter mécaniquement la charge de travail des gens qui restent. Cela génère automatiquement des gains de productivité à court terme.

J'ai suggéré en tant qu'économiste que la position de notre profession en moyenne était légèrement favorable d'un point de vue macro-économique,  mais que cette sorte de neutralité légèrement favorable venait d'une représentation de l'entreprise, défectueuse, et qu'une représentation plus correcte de la réalité de l'entreprise ouvrirait l'éventail des effets possibles des 35 heures sur l'emploi, ouverture qui, dans la situation présente, ne peut que rehausser la responsabilité des politiques.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - De vos modèles économiques, vous avez bien voulu nous dire qu'ils étaient perfectibles. Arrivez-vous à appréhender distinctement celles des entreprises dont les frais de personnels sont marginaux par rapport au chiffre d'affaires -je pense à Toyota, de l'ordre de 10 %- et les entreprises comme les polisseurs de lunettes dont le chiffre d'affaires couvre à peine deux fois les frais de personnel ? Toute variation du coût du travail peut avoir des conséquences désastreuses.

En tant qu'économiste, parvenez-vous à appréhender le travail clandestin ?

M. Olivier FAVEREAU - Votre première question souligne la variété des entreprises. Il faut la prendre en compte, car il est évident que l'adaptation de chacun de ces types d'entreprises à la mesure " réduction de la durée du travail " sera différente.

Quant à la deuxième question sur le travail clandestin, s'il est vraiment clandestin, il échappe à toute évaluation, et si nous sommes capables de l'évaluer, il n'est pas tout à fait clandestin.

M. Gérard CORNILLEAU - Monsieur le président, je reviendrai sur les raisons qui ont conduit à cette proposition de passer à 35 heures, étudiée par les économistes depuis pas mal d'années maintenant.

Si l'on souhaite réduire le chômage en France en 5 ans, pour le ramener de son niveau actuel jusqu'au niveau de 7 %, soit une baisse de l'ordre de 5 points, il nous faut, compte tenu de notre situation démographique, de la croissance habituelle de la productivité du travail, une croissance économique de 4 % par an en moyenne. Cela signifie des pointes à 5 % et, pour passer le cap des mauvaises années qui ne devront pas descendre au-dessous de 3 %, il faudra des pointes à 6 %.

Cette perspective est tout à fait exclue. M. Didier ne me contredira pas, l'économie française ne connaîtra pas une croissance de 4 % en moyenne pendant 5 ans au cours des années à venir.

Je n'ai pas le temps en 5 minutes de développer les raisons qui font que ce taux de croissance n'est pas crédible. Dans une telle situation, il ne nous reste qu'une chose à faire, si l'on souhaite une baisse du chômage significative : partager le travail et les revenus.

Il y a, selon moi, trois solutions à cette question du partage du travail et des revenus du travail.

La première consiste à laisser le marché partager le travail. Si on le laisse fonctionner le plus librement possible, si l'on supprime l'ensemble des entraves à l'embauche, au licenciement, et les réglementations qui concernent les revenus minima, le SMIC par exemple, vraisemblablement le marché du travail, tout seul, en faisant baisser les salaires, puisqu'il y a excès d'offre de travail, fera diminuer le chômage. Mais cela ne s'accompagnera pas d'une croissance des richesses disponibles.

Des changements structurels feront que des types d'activités qui ne se développent pas aujourd'hui vont apparaître. Ce seront des activités à faible valeur et à productivité basse, et l'on évoluera dans la direction du modèle américain où la croissance de la productivité est très faible sans que la croissance du produit soit plus élevée que chez nous. Nous aurons laissé le marché partager le travail et les revenus du travail.

La deuxième solution consiste à jouer sur la redistribution indirecte au travers des mécanismes de fiscalité. Nous avons la " chance " d'avoir un prélèvement élevé sur les revenus du travail.

Je dis la " chance " car cela nous permet d'envisager de réduire le coût du travail sans réduire les revenus de ceux sur lesquels sont prélevées ces cotisations.

On pourrait, par ce biais, essayer d'avoir le beurre et l'argent du beurre, c'est-à-dire une baisse du coût du travail sans baisse de revenu, notamment des gens qui ont des bas salaires, car on pense que c'est pour eux que le prix du travail est plus important. C'est possible dans les limites des charges qui existent, mais cela doit se payer d'une augmentation des prélèvements sur les revenus des ménages. Il faudrait augmenter les taux de prélèvement sur les revenus des ménages. C'est également une solution de partage.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il peut y voir un effort pour abaisser la dépense publique.

M. Gérard CORNILLEAU - Si l'on abaisse la dépense publique, on modifie le partage entre les richesses créées par le secteur public et celles créées par le secteur privé sans modifier le total de la dépense nationale, dont je suppose que la croissance est bornée autour de 3 % par an.

On peut jouer sur les structures, partager différemment l'activité, entre secteurs privé et public, et l'on peut changer le statut des secteurs d'activité et par exemple privatiser plus la médecine ou, au contraire, la rendre plus publique mais, pour autant, les gens continueront à se soigner. Cela ne changera pas le volume total de la richesse.

M. Daniel PERCHERON - M. Fitoussi a évoqué l'hypothèse heureuse d'une baisse sur les prélèvements obligatoires sur le travail égale à 2 % du PIB qui, à son avis, permettrait de réduire le chômage à 7 % sur 5 ans.

M. Gérard CORNILLEAU - Si ceci est financé par une hausse des autres prélèvements, en respectant la contrainte budgétaire, cela ne permet que d'entamer marginalement le chômage. Cela va dans le bon sens, mais ce n'est pas à la hauteur du passage d'un taux de chômage de 12,5 % à 7 %.

Si cette politique est menée par la France seule, je ne crois pas qu'elle produise de résultat important. Nous faisons partie d'un ensemble qui mène une certaine politique que nous pouvons changer, car nous sommes partie prenante de cet ensemble, mais nous pesons d'un poids limité. Manifestement, un des éléments qui détermine nos faibles performances européennes en matière de croissance est les choix de politique économique qui ont été faits par la communauté des gouvernements européens depuis 5 ou 10 ans. On est sorti de la phase où la politique économique moyenne menée en Europe pèse sur la croissance. On est dans une phase d'assouplissement. Mais il est peu vraisemblable que, par exemple, un vaste plan de relance communautaire puisse être envisagé dans les mois ou les années qui viennent. Ce schéma a une crédibilité politique relativement faible.

La troisième solution de partage est le partage direct au niveau des entreprises par la baisse de la durée du travail.

Ces trois solutions de partage du travail ont un coût. Profondément, il n'y a pas de solution au problème du chômage qui n'ait pas un coût.

Le coût de la solution " libérale " est un coût en termes d'inégalités qu'il faut accepter si l'on est partisan de cette solution.

Le coût de la solution qui joue sur la fiscalité est un coût en termes de prélèvement sur les ménages. On n'est pas crédible si l'on n'accepte pas ce coût.

Le coût du partage du travail par la réduction du temps de travail est une compensation salariale nécessairement limitée, qui ne peut pas être intégrale pour les salariés. Il faut que les salariés acceptent de payer le coût du partage du travail et du revenu.

On a le choix entre les solutions. C'est un choix politique, et ce n'est pas l'économie qui dicte ce choix. L'économie peut dire les conditions, une fois que l'on a fait un choix ou un autre, pour que cela fonctionne, mais ce ne sont pas les économistes qui peuvent faire le choix entre ces trois solutions, mais bien les politiques. Elles sont crédibles d'une certaine manière toutes les trois, mais ont des conséquences et des coûts différents.

Pour conclure, je dirais que je ne crois pas qu'il existe une solution au problème du chômage qui n'ait pas un coût.

Si j'en viens au sujet qui nous intéresse aujourd'hui, le projet de loi sur les 35 heures, il y a eu beaucoup de simulation sur la réduction du temps de travail avec des hypothèses variables qui conduisent à des résultats différents.

Il faut comprendre qu'en aucun cas ces simulations ne peuvent être assimilées à des prédictions. Le résultat que l'on obtient dépend du jeu d'hypothèses que l'on retient et, s'agissant de la réduction du temps de travail, il y a quatre variables fondamentales : le montant moyen de la compensation salariale accordée aux salariés ; les gains de productivité qui peuvent être réalisés dans les entreprises au moment de la réduction du temps de travail et qui viennent moduler l'impact sur l'emploi de la réduction du temps de travail ; avec les réorganisations, les gains d'efficacité des entreprises qui peuvent survenir, soit du fait d'une plus grande souplesse de l'utilisation de la main-d'oeuvre au cours de l'année, du mois, de la semaine, etc., soit d'un allongement de la durée d'utilisation des équipements qui permet de réduire le besoin en capital pour réaliser la production ; la contribution de la collectivité publique. J'insiste sur le fait que cette contribution est un droit pour les salariés et les entreprises, une fois que le choix a été fait de réduire le chômage par le partage du travail et la réduction du temps de travail. S'il n'y avait pas de contribution de la collectivité publique, cela signifierait que l'on profite de l'effort fait par les salariés et les entreprises pour réduire le déficit public. Du fait de la baisse du chômage, on réalise des économies sur l'indemnisation du chômage. Il n'y avait pas d'aide de l'Etat. On observerait une baisse de la demande égale au montant des indemnisations du chômage qui ne seraient plus versées aux chômeurs qui auraient retrouvé un emploi.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est la fatalité du déficit.

M. Gérard CORNILLEAU - Non, on peut mener une politique de lutte contre le déficit, mais celle-ci doit être conçue indépendamment de la politique du temps de travail.

Si on souhaite une baisse du déficit, on peut mettre en place une politique d'économies budgétaires. Mais il n'y a aucune raison de le faire dans le cadre de la politique de réduction du temps de travail.

Dans l'état actuel de ce que l'on sait du projet du Gouvernement, la contribution de la collectivité publique est de l'ordre d'un point de cotisation sociale par heure de baisse de la durée du travail, ce qui est le point mort pour les finances publiques. Cela correspond aux 5.000 F d'aide de la phase finale du dispositif. Il serait important que le Gouvernement dise que ces 5.000 F seront acquis au-delà de l'an 2000 et qu'ils seront indexés sur les salaires.

Les trois autres paramètres sont, d'une certaine manière, à la discrétion des entreprises et des salariés. Ces paramètres ne sont pas fixés par la loi. On entre dans un domaine où l'économiste a bien du mal à imaginer ce qui va se passer. On peut construire un jeu de paramètres sur la base d'une hypothèse générale : bonne volonté partagée des entreprises et des salariés.

Dans ces conditions, si l'on ajoute l'hypothèse de champ, la limitation aux entreprises du secteur privé qui ont plus de 20 salariés, l'impact potentiel du passage aux 35 heures est de l'ordre de 500.000 emplois.

D'autres jeux d'hypothèses conduisent à d'autres résultats. Je suis très content de ce que vient de dire M. Favereau. Par anticipation, nous avons essayé de regarder ce qui pouvait se passer si, par exemple, on n'était pas dans cette hypothèse de bonne volonté partagée, mais dans une hypothèse de refus de collaboration des entreprises ou des salariés.

Le refus de la collaboration pour les salariés voudrait dire qu'une compensation salariale serait intégrale et immédiate, sans financement par un gel des salaires. Cela se traduirait par des pertes d'emplois relativement importantes et à long terme, la réduction du temps de travail n'aurait plus aucun effet sur l'emploi.

De manière symétrique, si les entreprises refusaient complètement de jouer le jeu, on aurait un scénario noir et on aurait des pertes absolues d'emplois probablement immédiatement.

Par conséquent, le résultat final est entre les mains des partenaires sociaux.

Le Gouvernement a fait un choix entre les différentes modalités du partage du travail et des revenus. C'était de sa responsabilité politique. Il est entre les mains des partenaires sociaux de faire que ce choix se transforme en un résultat positif pour l'emploi, mais ils ont la capacité de faire que cela se finisse mal, soit du fait d'une compensation salariale exagérée, soit du fait d'un refus de rentrer dans ce type de schéma du partage de travail et des revenus.

M. Alain GOURNAC, président - Je propose que Monsieur le rapporteur lance le débat.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Avant de vous proposer de répartir en cinq modules nos questions, ayant entendu vos collègues, Messieurs les experts, approuvez-vous ce qui a été dit ou, sur certains points, tenez-vous à introduire des précisions ou à marquer un désaccord ?

M. Daniel PERCHERON - C'était exceptionnellement complet, complémentaire et remarquable.

M. Claude SEIBEL - Je suis passionné par ce qu'a dit M. Favereau. C'est un élément qu'il faudrait que nous essayons de mieux comprendre, de mieux intérioriser par les messages qui sont à discuter avec les partenaires sociaux, puisque je valide ce qu'a dit M. Cornilleau. Ce sont bien les partenaires sociaux qui auront la charge dans une période de transition, de préparation et de mise en oeuvre positive.

A ce stade -je l'espère-, la commission d'enquête contribuera à crever un certain nombre de baudruches et, parmi les baudruches que je répète avec beaucoup de force, les 35 heures sont des heures légales et non pas des heures effectives. C'est un point tout à fait fondamental.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est clair, Monsieur le directeur.

Une question à M. Cornilleau qui nous a dit que dans des conditions optimales le solde pouvait être de plus 500.000 emplois. Sous quel délai ?

M. Gérard CORNILLEAU - Tout dépend du jeu d'hypothèses que l'on retient. On est dans un cas de figure où l'on ne peut pas s'appuyer sur un grand nombre d'expériences historiques. On peut le faire en 3 ans. Nous avons construit un scénario dans lequel, compte tenu du dispositif d'aide mis en place par la loi, les petites entreprises à bas salaires ont intérêt à le faire le plus vite possible, car elles bénéficieront d'une aide plus importante immédiatement. Par contre, les entreprises à hauts salaires ont intérêt à attendre. On peut faire l'hypothèse, qui n'est pas fondée sur des observations, qu'1/3 des entreprises passent dès 1998, 1/3 en 1999 et 1/3 en 2000.

M. Michel DIDIER - Je réagirai sur un point qui est la conclusion -à laquelle j'adhère- d'autres intervenants sur le fait que les choses sont très largement dans la main des partenaires sociaux. Elles l'ont toujours été. La baisse de la durée du travail est un phénomène séculaire, car les entreprises et les salariés ont toujours trouvé des moyens quand on les laisse négocier dans l'entreprise, pour faire à la fois des gains de compétitivité permettant de financer des baisses de durée du travail et de rester compétitif. C'est un phénomène que nous avons toujours connu en France, et c'est un phénomène que tous les pays du monde connaissent. En France, cela a été bloqué pendant la période récente par une mauvaise intervention de l'Etat. La réduction autoritaire de 1982 a bloqué les choses pendant longtemps.

On est maintenant à peu près arrivé au moment où nous pourrions reprendre (car on avait pris plutôt de l'avance) une tendance normale de baisse de la durée du travail. Elle est un peu entamée. Elle s'est faite en partie par le temps partiel qui est une des formes de la durée du travail. La question est : les modalités mises en oeuvre vont-elles permettre ou non la création d'emplois ?

De ce point de vue, le débat est extrêmement ouvert. Il y a des annonces de plus de 500.000 mais aussi des chiffres négatifs.

M. Jacques FREYSSINET - Je suis obligé de réagir à l'intervention de M. Didier. Je n'avais pas de désaccord sur son analyse au sens où si l'on accepte les hypothèses sur lesquelles il raisonne, les conclusions qu'il en tire me paraissent correctes.

En revanche, j'ai un désaccord fort sur son interprétation historique, et je pense qu'elle a une grande importance pour les choix que l'on doit faire. A mes yeux -j'ai travaillé sur l'histoire de ces questions en France-, ce qui caractérise notre pays plus que d'autres, c'est une hostilité systématique et permanente des entreprises et de leurs organisations au niveau global.

A l'échelle des entreprises, les choses sont diversifiées mais, au niveau global, en France, sauf l'exception que j'ai indiquée, les réductions ont été imposées par des mesures publiques qui passent dans la pratique plus ou moins bien, avec plus ou moins de délai. C'est vraiment notre tradition, et 1982 est intéressant -y retourner n'est pas un exercice gratuit. Que s'est-il passé à cette époque-là ? J'ai vraiment regardé la question dans le détail avec des acteurs aux premières loges. En mai/juin, le Gouvernement dit aux acteurs sociaux : " Négociez, je fixe un objectif de 35 heures en 1985 ".

La négociation démarre très vite car, dès le début juillet un protocole national professionnel est signé par toutes les organisations, sauf la CGPME et la CGT. Sur cette base se déclenchent des négociations de branches. C'était le scénario prévu par la majorité de l'époque. Or, ce scénario s'enlise et, fin décembre, peu de négociations ont abouti, les autres sont bloquées, et le Gouvernement à contre coeur, car il abandonne sa stratégie, car la négociation est enlisée, sort par ordonnance le contenu de l'accord interprofessionnel de juillet ; les 39 heures, la cinquième semaine et les dispositifs de flexibilité sont dans cet accord interprofessionnel.

Nous avons un exemple qui est très lié aux conditions historiques de l'époque, aux stratégies complexes des différents acteurs où l'Etat a très fortement impulsé la voie de la négociation avec un objectif de réduction à l'horizon 1985 et où la négociation a bien démarré au niveau interprofessionnel, s'est enlisée au niveau des branches et où, renonçant à sa stratégie parce qu'elle n'arrivait plus à fonctionner, l'Etat s'est résigné à intervenir par ordonnance qui validait l'essentiel du contenu de l'accord interprofessionnel.

C'est un point central sur lequel il peut y avoir des divergences d'interprétation mais cela donne un éclairage différent à l'expérience de 1982.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je vous propose le premier module qui est le prolongement de ce que vous venez d'évoquer.

La négociation en France ne subit-elle pas l'omniprésence du politique, de l'Etat par voie législative notamment ? Du fait de la montée du chômage et de la fébrilité qui en résulte au plan politique, la tentation n'est-elle pas trop forte de modifier fréquemment les règles du jeu et de perturber ce qui devrait contribuer à une culture de négociation ?

Sur les conditions de la réussite -plusieurs parmi vous l'ont évoquée-, il faut que la France se situe en harmonie avec son environnement.

On ne cesse pas de dire que le passage à l'euro doit s'accompagner d'une harmonisation au plan fiscal et social. Estimez-vous que ce soit une heureuse circonstance qui introduit tout à la fois l'euro et une disposition réglementaire autoritaire tendant à réduire la durée légale du temps de travail ?

Est-ce bien compatible, et la démarche ne devrait-elle pas trouver une amorce d'harmonisation européenne ?

Troisième élément : la méthode ; ce dispositif vient en deux temps.

Une première loi sera soumise au Parlement dans quelques semaines et, fin 1999, d'autres questions seront réglées. Cette deuxième loi n'est-elle pas une hypothèque aux négociations qui pourraient s'engager dès le lendemain du vote de la première loi ? L'idée de procéder de façon autonome par rapport à nos partenaires est-elle bonne ?

Quatrième question : les aides publiques. Vous nous avez dit qu'elles avaient leur place comme incitation, mais n'y a-t-il pas là un problème de discrimination ? Les entreprises qui ne créent pas d'emplois ne sont pas des entreprises méprisables. Dès lors qu'elles assurent la pérennité de quelques emplois, elles contribuent aussi à la lutte contre le chômage.

Or, elles ne bénéficient de rien et sont soumises à une épreuve du fait du poids des charges sociales et du coût du travail. Sur les aides publiques, ne risquent-elles pas d'entraîner des perturbations et des conséquences négatives sur les entreprises qui n'en bénéficieront pas ?

Ce dispositif tel qu'il est connu aujourd'hui va-t-il créer des emplois, oui ou non ?

J'ai noté l'humilité des économistes par rapport aux modèles dont ils disposent et les conclusions qu'ils peuvent tirer de leurs études.

Le politique ne vient-il pas perturber le bon déroulement des négociations et l'avènement d'une culture de négociation ?

M. Gérard CORNILLEAU - Il me semble qu'à propos des 35 heures nous sommes dans un cas où l'intervention publique paraît nécessaire. Aujourd'hui, la durée du travail est relativement courte, l'âge de la retraite assez bas et les vacances sont longues. On ne travaille pas tellement. Si l'on envisage aujourd'hui de réduire le temps de travail ce n'est pas tellement pour améliorer les conditions de vie des salariés. Il n'y a d'ailleurs pas de fortes revendications sur cette question.

Les sondages montrent que très majoritairement aujourd'hui les salariés préféreraient des augmentations de salaire à des diminutions du temps de travail, sauf les cadres.

Si l'on envisage de réduire le temps de travail, ce n'est que pour une seule raison : le chômage. Or, la baisse du chômage est une externalité comme disent les économistes, aussi bien pour les salariés que pour les entreprises.

Dans les calculs micro-économiques des entreprises et des salariés, le chômage n'intervient que de façon marginale sous la forme, pour le salarié d'une probabilité d'être au chômage et, pour l'entreprise, parce que son environnement n'est pas très stable.

Dans une situation comme celle-là, où les agents économiques n'intègrent pas directement dans leurs calculs le coût de la variable visée par la politique, il faut une intervention publique, et une volonté collective qui s'exprime au-delà des aspirations individuelles. On est typiquement dans le cas où l'intervention économique de l'Etat est justifiée.

M. Claude SEIBEL - Vous avez demandé si la négociation en France ne subissait pas la main mise de l'Etat et s'il n'y avait pas une perturbation de la culture de négociation.

L'année 1996 me semble intéressante à analyser. Il y a au niveau interprofessionnel une réelle volonté d'enclencher des négociations de branches qui créent de l'emploi, et il est certain que les ministres du travail de l'époque étaient très intéressés par ces négociations, mais il n'y a pas eu d'intervention au niveau des branches.

Cela s'est développé avec quelque chose d'assez " mou " puisqu'au mois de juin 1996 une vingtaine de branches avaient enclenché cette négociation, mais elle n'était en rien tournée vers la création d'emplois. C'est un point que vous ne pouvez pas imaginer. Il m'est arrivé de discuter avec des présidents de Syndicats patronaux importants et de leur dire : " Je ne comprends pas, vous avez créé un accord qui augmente le nombre de jours de congés avec une petite réduction d'une demi-heure qui, au total, sera néant pour l'emploi ". Ces personnes m'ont répondu que ce n'était pas leur problème.

De ce point de vue, tant que la société française ne répercute pas sur les partenaires sociaux, ceux qui ont le pouvoir de décision, l'externalité du coût du chômage, nous aurons la poursuite de la suppression d'effectifs nombreux.

Heureusement, les drames des préretraites à l'échelle gigantesque sont un peu derrière nous, mais il faut voir que nous ne sommes pas collectivement capables d'insérer dans le vécu de notre société les grands problèmes démographiques qui s'y posent et, parmi ceux-là, il y a celui de l'allongement de la vie active, quitte à ce que la durée hebdomadaire soit plus courte et que le partage se fasse sur un nombre plus important.

Nous avions calculé que le coût de la loi " de Robien " d'emplois créés était en brut à peu près l'équivalent de la préretraite, donc un coût élevé, mais je considère préférable d'avoir une négociation d'entreprise qui permet de maintenir ou de développer l'emploi et non pas les préretraites. C'est tout à fait fondamental pour la société française.

M. Daniel PERCHERON - Les exposés de nos interlocuteurs complets et complémentaires, à mon avis, permettent à la commission d'enquête de légitimer son nom car, depuis 3 jours, l'enquête est menée, mais leurs témoignages approchent une certaine part de vérité -en tout cas la mienne- et m'ont permis dans ce débat si difficile, au-delà de mes convictions qui viennent de loin, de me faire enfin une idée précise de la loi sur les 35 heures, hors affectivité. Tout ce que vous m'avez dit, ajouté à tout ce qui s'est fait depuis 2 jours, m'amène à raisonner en quatre points, beaucoup plus qu'à réagir.

Est-ce une grande première ? Indiscutablement. Cela a été rappelé par M. Freyssinet, cela ne s'est jamais véritablement fait, et c'est notamment une grande première dans le siècle de l'histoire sociale et économique et une grande première puisque la préoccupation de l'emploi est nouvelle et non naturelle.

En même temps, est-ce une aventure pour la société française ?

Tous ceux qui se sont exprimés, y compris M. Brunhes ce matin, avec toutes les prudences, mais parfois avec toutes les intelligences nécessaires, nous ont expliqué que c'était une aventure et qu'effectivement cette réduction de la durée du travail sur fond de volonté de l'Etat trop contraignante disent certains, indispensable, semble conclure l'enquête, peut nous apporter le meilleur et le pire. Le meilleur : plus 400.000, ou le pire : perte de compétitivité, et éventuellement, stagnation économique et, si j'ose dire, impasse concernant ce que j'appellerai le modèle français dans sa lutte contre le chômage.

Nous sommes en partie départagés, gauche et droite, grâce à la droite française, car tous les jugements portés sur la loi " de Robien " de 1996 sont positifs, malgré vos réserves, Monsieur le ministre. On nous explique que la loi " de Robien " est intelligente dans l'ensemble et semble avoir suscité l'intelligence et la responsabilité à la base, pour un coût compatible avec les finances publiques de la France d'aujourd'hui et les contraintes européennes de la France d'aujourd'hui et de demain.

Enfin, dans l'intervention du patronat -cela concerne les sénateurs de l'ordre, du parti de la conservation sociale, la droite française, que je juge peu adaptée à la société française d'aujourd'hui-, il y a en quelque sorte tacitement présente et presque omniprésente la stratégie de l'échec des 35 heures au service de l'emploi. L'intervention de M. Kessler n'était pas digne d'une commission d'enquête du Sénat. C'est ma part de vérité.

M. Alain GOURNAC, président - Ils sont venus apporter leurs positionnements.

M. Daniel PERCHERON - Ce qu'a dit M. Favereau nous ramène à un débat essentiel et vous interroge, vous la droite française, sur un débat essentiel. Si comme il le dit et comme je le pense, allant dans les pas de Michel Albert, l'entreprise ne peut être uniquement définie par les analyses macro-économiques, mais par sa fonction de production, en fait en grande partie par le pacte social, si nous échouons dans cette politique volontariste de réduction du chômage, l'autre voie souhaitée et proposée sera la libéralisation du marché du travail et, par conséquent, la voie du modèle américain.

Je dis à la droite française et aux sénateurs, notamment au sénateur Arthuis, que si vous vous battez contre les 35 heures -c'est parfaitement votre droit-, l'alternative sera de proposer la dérégulation absolue et le modèle américain aux citoyens français. Le débat aura lieu sur ces thèmes le mois prochain et dès les échéances prochaines.

La société française veut-elle du modèle américain ? Peut-elle supporter le modèle américain ? L'exceptionnalité française reprendra son actualité et nous parlerons entre gauche et droite de ce qui est mauvais et bon très clairement pour notre pays.

Je n'avais pas pressenti ce débat des 35 heures aussi décisif pour vous. Vous vous alignerez sur le patronat, ou la politique française restera ce qu'elle était : un camp social démocrate et un camp social libéral.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Nous sommes en phase d'audition ; nous recueillons l'avis d'experts extérieurs. Nous aurons demain et après-demain une réflexion commune tirant la substantifique moelle de ce que nous aurons entendu. Notre combat commun, Monsieur Percheron, est de créer des emplois et de contribuer à la cohésion sociale.

M. André JOURDAIN - Par rapport à ce qui a été dit, je crois que nous sommes tous soucieux de lutter contre le chômage pour la création d'emplois. J'ai retenu que, dans les dispositions antérieures, l'allégement sur les bas salaires avait été générateur de maintien et de création d'emplois. Il ne faut pas dire que les uns ont tout fait et que les autres n'ont rien fait.

M. Daniel PERCHERON - Cela n'a même pas été évoqué.

M. André JOURDAIN - Je reste sur ma faim concernant l'avenir. Nous travaillons dans cette salle en commission des affaires sociales et, très souvent, nous nous interrogeons sur la façon dont les Caisses seront alimentées en 2000 et en 2005 du fait que les inactifs seront très nombreux par rapport aux actifs.

Cette durée du temps de travail va-t-elle continuer à diminuer d'une manière inexorable ou, du fait de la démographie, ne faudra-t-il pas revenir à une démarche inverse pour aller vers une augmentation du temps de travail ?

Ma question est-elle tout à fait superflue, obsolète ou est-ce un vrai problème ?

M. Yann GAILLARD - J'ai été très intéressé par tout ce que j'ai entendu, ainsi que par les propos tenus à la fin des auditions par M. Favereau et M. Cornilleau, et notamment l'analyse micro-économique, ainsi que cette remarque sur le chômage considéré comme une externalité. On a la preuve que le chômage en est une, puisque nous discutons des 35 heures, alors que la réalité du mouvement des chômeurs interpelle le Gouvernement sur bien d'autres sujets.

Y a-t-il un moyen et des procédés qui pourraient internaliser le chômage et notamment dans la phase de négociation, entre la première et la deuxième loi ?

M. Claude SEIBEL - Quelques chefs d'entreprises commencent à intégrer dans leur réflexion de management stratégique le coût complet des restructurations qu'ils mettent en oeuvre, notamment dans le cas de Francis Mer à USINOR.

Il y a un essai, au moins au niveau du calcul économique de l'entreprise, de reprendre l'ensemble des coûts de l'entreprise qui seront d'une manière ou d'une autre projetés sur le marché du travail, c'est-à-dire le chômage.

Je ne crois pas que l'on puisse en compter plus que les doigts de la main.

M. Michel DIDIER - J'essaierai de répondre à différentes questions.

La négociation n'est-elle pas gênée par les modifications législatives ? Oui et non.

L'instabilité des réglementations et de la législation est un véritable problème dans notre pays. C'est vrai pour la fiscalité et d'autres domaines. Nous aurions intérêt à donner un cadre du jeu, de bien y réfléchir puis à laisser les acteurs jouer dans ce cadre.

Le changeant sans arrêt, on perturbe leurs calculs économiques et, de ce point de vue, la méthode -c'est la troisième question- en deux lois avec, à l'intérieur de la première loi, des changements tous les 6 mois pose un problème. Il faut voir l'enchaînement dans les trimestres à venir, une loi qui sera prête au printemps, mais qui va définir des seuils et des aides qui elles-mêmes vont changer une première fois le 1er janvier 1999, et une deuxième fois le 1er juillet 1999. Cela donne une cadence qui ne permet pas aux acteurs économiques de se mettre d'accord.

Les négociations sont longues. Si l'on arrive à conclure la veille du changement, c'est très bien, mais si l'on négocie le lendemain, tout est remis en cause. Cela va trop vite ; le principe n'est pas mauvais, mais ce n'est pas une cadence qui me paraît compatible avec des décisions relativement sereines et bonnes sur le plan du calcul économique.

Sur le reste, je ne m'étendrai pas sur les conditions de la réussite et les problèmes par rapport à l'Europe. Beaucoup de choses arrivent en même temps, y compris le passage à l'an 2000. Entre 1999 et l'an 2000, une accumulation de décisions est de nature à perturber les entreprises un peu plus qu'en année normale.

Un point me paraît important par rapport à votre question : l'euro change la donne. Je faisais la comparaison avec le début des années 80, et je vous dois quelques éléments de réponse. Il me semble que nous avons dans le contexte nouveau des contraintes beaucoup plus fortes. Si l'on se trompe, ou que les acteurs ne réagissent pas comme on le voudrait. Que se passera-t-il ? Nous n'avons pas droit à l'erreur, car cela signifie que si, finalement, cela se traduisait par une forte hausse du coût du travail, que personne n'aurait voulue individuellement -mais auquel aboutirait néanmoins le jeu collectif-, l'issue sera une perte d'emplois et de substance de l'économie française au profit de nos voisins.

Il y a un pari important, car nous ne pourrons pas corriger nos erreurs éventuelles en 2001 ou 2002 par des dévaluations.

Sur les aides publiques, point tout à fait essentiel, le chômage est fondamentalement un déséquilibre économique, qui peut peut-être se déplacer un peu par des aides publiques, mais faut-il encore en mesurer les conséquences et l'efficacité effective.

Je suis frappé personnellement par la loi " de Robien ". Elle a sans doute donné des idées mais cela à coût d'argent public et si l'on avait continué on l'aurait arrêtée, car on aurait vu les milliards s'ajouter aux milliards. On a payé pour voir. Les entreprises réagissent avec de l'imagination... , soit, mais beaucoup en avaient avant. N'oublions pas que la réorganisation du travail n'a pas été découverte en 1996.

Je suis frappé du peu d'effet sur un an et demi : 17.000 emplois affichés. Compte tenu des effets d'aubaine, c'est de l'ordre de la moitié. C'est très peu à l'échelle de l'économie française sur 14 millions de salariés. Ce système d'aide n'est pas très efficace. Ce n'est pas le vrai problème, et le véritable enjeu n'est pas là.

En revanche, elle pose un certain nombre de problèmes qui sont les suivants.

Quelles sont ces aides ? On tourne toujours autour d'un allégement du coût du travail. Tout le monde se rejoint sur un point important ; en définitive, l'allégement du coût du travail est une incitation à l'emploi.

Une question au débat est celle des modalités de cet allégement du coût du travail. Faut-il un allégement conditionnel, c'est-à-dire une sorte de " donnant donnant " traduit par un accord où l'administration viendrait s'interposer, ou des allégements différenciés mais assez généraux ?

Personnellement, je penche pour les allégements généraux,  car je pense que les allégements conditionnels sont extraordinairement conservateurs et de nature à introduire des distorsions dont on ne sait plus comment sortir.

Pourquoi les allégements sont-ils conservateurs ? Par définition, ils s'appliquent aux entreprises qui existent, celles qu'ils peuvent passer de 39 heures à 35 heures, et les entreprises qui ne sont pas là, qui sont les vraies génératrices d'emplois pour demain, sont en dehors du dispositif. En réalité, elles ne sont pas hors du dispositif. Elles vont payer pour les entreprises qui existaient, sans aucune assurance que les entreprises que l'on aide soient, en dehors de l'aspect redistribution de l'emploi, les plus efficaces et les plus utiles pour le commerce extérieur et l'économie française.

On introduit aussi une distorsion sectorielle par catégorie d'entreprises entre les entreprises existantes et les entreprises à créer. Une partie importante de notre avenir est dans les créations d'entreprises. Celles-là sont pénalisées par ce genre de dispositif d'aide.

Dernière question : cela créera-t-il ou pas des emplois ?

On a vu qu'il existait beaucoup d'hypothèses possibles. Je pense que le chemin est extrêmement étroit et suppose énormément de coopérations dans un temps extraordinairement limité. Avec plus de temps et plus de choses au niveau de cette loi incitative, notamment une direction claire vers l'annualisation du temps de travail, on pourrait amorcer quelque chose qui irait dans la bonne direction mais étant donné le contexte dans lequel les choses se présentent actuellement, il me semble que le plus probable c'est qu'elle bénéficie aux salariés en place qui auront des salaires peu amputés (ce qui est une condition unanime de nous tous et si elle ne se produit pas, on ne sera pas dans la bonne voie), mais travailleront moins, et elle créera relativement peu d'emplois ou même peut-être pas. De plus, je crains qu'elle n'affaiblisse une fois encore notre système productif, et notamment la partie exposée, c'est-à-dire l'industrie -pas les grandes entreprises-, mais le tissu moyen des petites et moyennes entreprises qui sont celles qui réagissent aujourd'hui le plus vigoureusement.

Je dis cela en espérant me tromper et en indiquant qu'il y a, à mon sens, d'autres voies. Ce n'est pas cela ou rien. Je pense que, dans le débat et l'enquête même, il ne faut pas se limiter à cette voie, mais la comparer à d'autres voies possibles.

La voie de l'allégement des charges compensées par des économies de dépenses publiques, (et non pas en prenant plus d'argent à d'autres), est une voie plus lente, je suis sur ce point d'accord avec M. Cornilleau, mais infiniment plus assurée.

En termes politiques, la question est la suivante : veut-on essayer de viser plus d'emplois avec le risque de se retrouver avec moins d'emploi ? Veut-on viser un taux de chômage de 10 % ou de 8 %, avec le risque de se retrouver à 14 % ? Ou vaut-il mieux une voie dans laquelle on va moins vite mais de manière certaine ? C'est un choix politique et non pas d'économiste.

M. Jacques FREYSSINET - La France souffre d'un enchaînement vicieux : l'incapacité de création d'acteurs sociaux ayant une vision sociétale ou nationale de leur responsabilité, donc des techniques de recours à l'Etat par ces acteurs sociaux fragmentés, voire d'interventions unilatérales de l'Etat. Après un siècle d'enchaînement de ce genre, la sortie n'est pas facile, surtout si l'on a des urgences à court ou moyen terme dans d'autres domaines.

On peut rêver d'une reconstruction progressive de la négociation collective mais, manifestement, cela prendra du temps et, face à une stratégie prioritaire dans ce domaine, l'Etat ne peut manifestement pas attendre que les acteurs sociaux se soient transformés.

Il y a une sorte de contrainte d'intervention publique qui risque de reproduire cette situation, l'alternative étant l'inaction. De ce point de vue, la comparaison internationale est intéressante au simple niveau européen, car nous voyons dans d'autres pays -Allemagne, pays scandinaves, Pays-Bas, mais aussi d'une certaine façon en Italie- des acteurs sociaux capables de prendre ensemble des responsabilités sociétales, et de trouver, sous des formes diverses, des compromis globaux pour gérer simultanément l'emploi, la compétitivité et le partage du revenu.

En France, ce n'est pas possible et, dans cette situation, on voit bien les facteurs qui poussent irrésistiblement un gouvernement nouvellement élu sur un programme de transformation, quel que soit le sens, car nous sommes habitués au changement, à vouloir intervenir activement pour ne pas être dépendant d'acteurs sociaux qui sont très mal armés.

Les études faites montrent que les choses se passent mieux au niveau européen en matière de réduction du travail si les politiques sont harmonisées, mais il n'existe pas de mécanismes d'harmonisation et, dans ces conditions, chacun fait ses choix. Quelque chose est curieux dans le débat français. D'une part, nous passons notre temps de façon instable à porter au pinacle des modèles étrangers pour leur exceptionnalité mais, en revanche, l'argument de l'exceptionnalité française est décisif pour délégitimer une expérience que d'autres pays ne font pas. Les Hollandais ont réussi quelque chose d'original et d'intéressant que personne d'autre n'a.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Ce n'est pas l'Etat qui l'a fait.

M. Daniel PERCHERON - Il n'y a pas eu de loi.

M. Jacques FREYSSINET - C'est un tripartisme soigneusement rôdé depuis un demi-siècle où l'acteur central, l'Etat, menace d'intervenir législativement si les acteurs sociaux ne se mettent pas d'accord.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il n'est jamais intervenu.

M. Jacques FREYSSINET - Parce que les acteurs sociaux se sont accordés.

Tout en essayant d'explorer toutes les perspectives d'harmonisation il faut, dans le contexte actuel où il n'y a pas de politique sociale harmonisée, que chaque pays fasse ses choix en matière sociale.

La comparaison internationale au sein de l'union européenne montre qu'il existe des stratégies différentes, mais notre pays peut adopter une stratégie originale.

Sur les aides publiques, je suis d'accord avec M. Didier sur le choix central qui existe entre mesures générales à guichet ouvert, les mesures qui visent à modifier des systèmes de prix relatifs, et mesures contractuelles où l'Etat finance les unités qui rentrent dans des dispositifs publics.

Dans tous les cas, nous avons forcément des phénomènes de discrimination ou de non-neutralité. Prenons le cas des différentes exonérations. Rappelons que ce sont des ordres de grandeur différents. Sur " de Robien " on est autour du milliard et, sur " Aubry ", cela dépendra de la vitesse de mise en oeuvre, mais cela se comptera en milliards.

Les exonérations bas salaires se comptent en dizaines de milliards. Leurs effets sont certains au sens où les simulations donnent des résultats convergents, mais nous n'avons aucune vérification ex-post de la réalité de ces effets. Il faudra attendre. Leurs effets sont non neutres.

L'argent public est massivement orienté en faveur du recours à une certaine catégorie de salariés. On peut juger cet objectif souhaitable et considérer qu'il faut privilégier l'emploi à bas salaire supposé équivalent au bas niveau de qualification compte tenu du contexte social. Je ne discute pas,  mais c'est un choix politique ciblé qui avantage les branches, les entreprises, les catégories de travailleurs dans la zone bas salaire, de façon discriminante par rapport aux autres. Nous n'échappons pas à ce problème. Il est traité de façon différente mais, dans tous les cas, un choix politique se traduit par une non-neutralité, pour ne pas dire discrimination. Il y a des choix et donc un impact différent sur les agents économiques.

Le débat est fondamental, nous ne pouvons pas l'épuiser ; ce n'est pas un débat neutralité/non-neutralité, mais sur des techniques différentes où l'Etat utilise les ressources publiques pour orienter les comportements des agents dans telle ou telle direction, et c'est toujours non neutre.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Si l'on réduit le temps de travail, on risque d'abaisser le niveau d'activité. Cela ne peut-il pas avoir des conséquences sur la croissance et sur l'emploi ?

M. Gérard CORNILLEAU - Sur le fait qu'il s'agisse d'une expérience isolée et sur la capacité à mener une politique de ce genre tout seul, sans nos partenaires, il a été démontré que l'on est dans le cadre de politiques qui restent sous la maîtrise des autorités nationales, alors qu'effectivement on a perdu dans les faits le contrôle de la politique économique générale, et maintenant pratiquement la politique budgétaire, puisque c'est un traité qui fixe le maximum de déficit annuel possible ainsi que le maximum d'endettement. On a largement perdu l'autonomie dans ces domaines.

En revanche, toutes les politiques de partage restent sous le contrôle des autorités nationales. Dans le cadre de la réduction du temps de travail, la réorganisation peut procurer des avantages de compétitivité tels, que je connais au moins une entreprise ou un chef d'entreprise tremblant à l'idée que l'on pourrait l'imiter en Asie du Sud-Est. Auquel cas, l'avantage de compétitivité qu'il a obtenu en réduisant le temps de travail, serait perdu à nouveau. On est dans le champ des politiques dont la maîtrise reste nationale et qui peuvent être menées indépendamment des autres. Dans les cas limites, on aurait intérêt à ce que les autres ne le fassent pas.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - On est dans des domaines de souveraineté nationale. Vous pouvez augmenter les impôts sur l'épargne, mais votre souveraineté deviendra peut-être rapidement une vanité parce que l'épargne est parfaitement mobile. Nous avons à tirer les conséquences de ce marché unique et de l'ouverture de notre économie sur le monde.

En matière fiscale, par exemple, les marges de souveraineté se sont singulièrement altérées et, en matière sociale, nous serons confrontés au même problème, pas immédiatement, mais nous devons avoir à l'esprit un phénomène dont l'évolution est de nature à éroder notre situation sociale.

M. Gérard CORNILLEAU - Le marché unique et l'euro vont nous imposer une contrainte sur notre productivité, notre efficacité et nos prix de revient. Or, les expériences et les travaux micro-économiques montrent que l'on peut trouver un schéma de réduction du temps de travail qui n'altère en rien nos capacités compétitives, voire qui les améliore.

Par conséquent, nous respectons les contraintes du marché unique et de l'euro si nous savons trouver les arrangements qui permettent de réduire le temps de travail, de créer des emplois, sans détériorer notre compétitivité, voire en l'améliorant. C'est ce qui nous permet de rester autonomes dans ce domaine.

Si l'on fait n'importe quoi, on peut avoir des résultats très négatifs sur la compétitivité avec des effets fort désagréables sur la croissance et les revenus. Mais rien ne nous oblige à choisir les voies les plus inefficaces de la réduction du temps de travail.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Nous avons reçu des organisations syndicales, et certaines d'entre elles ont manifesté les plus expresses réserves sur l'idée de réduire les salaires ou de les geler. Nous avons compris que ces organisations-là n'étaient pas prêtes à répondre aux conditions préalables que vous avez fixées pour que cette démarche soit un succès en termes de création d'emplois.

M. Gérard CORNILLEAU - Le résultat final est entre les mains des partenaires sociaux.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Ils doivent savoir que c'est assorti d'un gel ou d'une baisse des salaires.

M. Alain GUBIAN - Sur les aides, l'externalité du chômage est très importante.

On ne peut pas d'abord dire que la loi " de Robien " n'est pas efficace au sens où elle aurait seulement créé 17.000 emplois, et comparer à la situation envisagée dans le projet de loi. La loi " de Robien " a ses effets sur le champ qui la concerne, mais elle ne s'est pas développée car il n'y avait pas d'orientation claire sur l'avenir de la durée du travail. Le contexte est différent si c'est la réduction de la durée du travail qui est souhaitée à terme, ou bien une loi dans un contexte où il n'y a pas d'orientation. Toutefois, cette loi a bien montré des enjeux de négociation possible autour de cette question du temps de travail.

Revenons à la question de l'aide et des externalités. S'il y a une réduction forte du chômage qui vient d'une origine inconnue ou de la réduction de la durée du travail, il y aura des résultats favorables sur les comptes publics, en particulier sur l'UNEDIC, dont les partenaires sociaux sont habilités à gérer l'amélioration de leur solde. Ils peuvent baisser les taux de cotisations et ristourner l'effet de la réduction du chômage. C'est classique et souhaitable.

Dans une logique où l'on pense que la réduction de la durée du travail est efficace en termes de réduction du chômage, et si elle est l'origine de cette amélioration des comptes publics du point de vue de l'UNEDIC, il serait dommageable que la ristourne de cotisations à venir soit renvoyée à l'ensemble de l'économie. Il est plus pertinent a priori de donner ex-ante ce montant à celles qui sont à l'origine de la réduction du chômage.

L'incitation est justifiée quand elle concentre sur les entreprises à l'origine d'une réduction forte du chômage, ce qui sera le résultat sur les comptes publics de cette réduction du chômage, sinon on a toutes les chances que le processus favorable de diffusion de la réduction de la durée du travail ne soit pas très fort.

Quels seront les effets sur l'emploi ?

Je ne sais pas, car je ne connais pas la diffusion qu'aura le dispositif incitatif, s'il y aura une crédibilité très faible sur la possibilité d'arriver à 35 heures ou une crédibilité forte. On aura donc un processus d'enchaînement au cours des années 1998 et 1999 plus ou moins favorable.

La deuxième loi permet une souplesse pour gérer le fait que fin 1999 on aura un niveau élevé ou non d'entreprises à durée plus faible. La dynamique de réduction de la durée du travail n'est pas gagnée d'avance, et il existe une incertitude sur cette diffusion. Je rejoins là les propos de M. Favereau. L'aide est justifiée parce qu'elle contribue à ce que cela se passe au mieux.

Sur le plan de l'Europe, si le scénario visé est bien le scénario à coût inchangé en termes de coût du travail, il y a bien une autonomie d'un point de vue purement économique de la France dans le monde puisque l'on respecte la contrainte de coût. Si on ne la respecte pas, il ne faut pas faire cela, mais c'est également vrai pour toutes les autres politiques. C'est alors une politique possible nationalement. Sur l'effet emploi, il y a à comprendre au mieux comment la dynamique peut s'enchaîner.

Dans la deuxième loi, il y a possibilité de " corriger le tir " en fonction de ce qui se passera. Si l'on a en tête une aide en fonction de la durée du travail, des cotisations plus faibles quand la durée du travail est plus faible, il doit s'agir d'une aide structurelle. Les entreprises à 35 heures doivent durablement savoir qu'elles ont des cotisations moindres et que l'on ne peut pas risquer une incertitude là-dessus ; probablement que l'affichage en termes d'aide à terme est important et il serait dommageable que l'on puisse penser que, comme avec la loi " de Robien ", un aléa non négligeable existe sur l'aide structurelle.

M. Alain GOURNAC, président - Je vais passer la présidence au vice-président, car je dois m'absenter.

Je vous remercie de votre participation.

M. Claude SEIBEL - Sur le plan européen, il est vrai que c'est une politique dans le cadre de la subsidiarité, mais j'observe de manière très objective que dans la mise au point des lignes directrices sur l'emploi, qui ont été adoptées au sommet de Luxembourg, le thème " réduction de la durée du travail " est prévu pour la mise en commun des expériences. Il y a actuellement un pays pour lequel le problème ne se pose plus, l'Allemagne, qui est aux 35 heures depuis 1995. Concernant les Pays-Bas, 40 % des branches ont des accords entre partenaires qui sont arrivés à 36 heures entre 1996 et 1998.

Les Belges réfléchissent à la transposition de ce que l'on prépare en France et, comme on le sait, des accords sont en cours -peut-être un peu fragiles- en Italie. Nous nous trouvons dans un mouvement qui peu à peu peut être négocié, car les lignes directrices pour l'emploi seront revues tous les ans. Qui nous dit que dans 2 ans nous n'aurons pas un objectif européen, alors qu'actuellement c'est un objectif national ?

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - En Allemagne, la durée du temps de travail résultant des conventions est-elle légale ou effective ?

M. Claude SEIBEL - C'est une durée légale dans laquelle il y a des durées effectives. C'est le même mécanisme que le nôtre, mais c'est fixé au niveau d'un croisement Länder/branches. C'est une négociation plus décentralisée.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Le Land fixe la durée légale.

M. Jacques FREYSSINET - C'est la négociation. La durée légale est vraiment une durée balai pour les branches non couvertes par la négociation. La plupart des grandes branches ont une durée conventionnelle plus faible que la durée légale et, formellement, elle se négocie au niveau des Länder mais, en général, un Land fait une négociation pilote qui se reproduit dans tous les Länder de la même branche. Dans les faits, c'est une durée conventionnelle de branche.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Quelle est la durée légale ?

M. Claude SEIBEL - 35 heures.

Un certain nombre de branches ont commencé à réfléchir à 32 heures, mais cela ne s'est pas fait. En particulier, Volkswagen a joué un rôle très important en 1993 pour les 35 heures. Ils ne sont pas allés vers 32 heures, mais vers une généralisation des programmes de préretraite progressive.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est un système de durée légale maximale à l'intérieur de laquelle les partenaires, par voie de convention, arrêtent les dispositions les plus appropriées.

M. Olivier FAVEREAU - Rien ne coûtera jamais aussi cher à l'économie et à la société françaises que 13 % de chômage, et peut-être sommes-nous dans une situation où le plus grand risque serait de n'en prendre absolument aucun.

M. Daniel PERCHERON - Je demande à titre personnel à chacun des experts s'ils acceptent de répondre à la question -pronostic personnel- : cela peut-il réussir, ou cela va-t-il échouer, et pour quelle raison fondamentale, à son avis, cela peut réussir ou échouer ?

M. Claude SEIBEL - Je ne suis pas un historien du temps présent, mais je pense que la loi " de Robien " sera vécue ultérieurement comme un déclencheur du succès qui a permis d'aller plus loin.

Mon point de vue est assez optimiste : c'est oui. Les gens sont assez stupéfaits qu'il y ait eu annualisation, compensation salariale partielle, réorganisation du travail. Vous pouvez me dire que 1.700 entreprises ne représentent pas les 80.000, mais c'est peut-être possible à mettre en oeuvre.

M. Marcel-Pierre CLEACH - Nous avons remarqué les ouvertures sur l'annualisation dans le texte.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Cela ne peut marcher que si les salaires sont tenus ?

M. Claude SEIBEL - Oui.

M. Michel DIDIER - Je crains que ce ne soit un nouvel affaiblissement des entreprises parce que cela va trop vite. Il existe un problème de cadence et les modalités mises en place vont trop vite. Or, les entreprises doivent s'organiser dès maintenant malgré un système à double détente.

D'ores et déjà, les choses se mettent en place. Un certain nombre d'entreprises s'organisent pour aborder le moment fatidique en meilleure posture.

Il y a des réactions d'entreprises très différentes, et une bonne idée peut devenir une très mauvaise idée si elle est imposée de manière uniforme pour l'ensemble des entreprises et si le contexte futur n'est pas connu. La seule issue pour chacune des entreprises est d'agir rationnellement, la rationalité étant d'être le plus prudent possible pour éviter de se trouver piégé dans une loi venant après un accord, et qui contredirait celui-ci.

Il peut y avoir des cas dans lesquels les entreprises se trouveraient " piégées " par une deuxième loi qu'elles ne connaissent pas aujourd'hui. Elles ne sont pas en état d'organiser les choses correctement et vont donc jouer le maximum de prudence.

Elles vont jouer la sécurité par rapport au risque de choc, et ceci ne peut conduire -comme on l'a beaucoup expérimenté par le passé- à de nouveaux efforts de productivité, donc par moins d'emplois.

M. Jacques FREYSSINET - Si l'on examine objectivement et froidement ce qui s'est passé depuis une vingtaine d'années, le pronostic ne peut être que pessimiste si les acteurs sociaux ne sont pas en état de passer des compromis complexes et de moyen terme qu'exige la réussite de cette stratégie et si l'Etat n'a pas de crédibilité sur sa volonté de poursuivre à moyen terme sur des objectifs stables.

Les innombrables fluctuations passées l'ont décrédibilisé sur ce point. Symétriquement, on pourrait avoir un pronostic optimiste si deux conditions étaient réunies simultanément : le Gouvernement ou la majorité actuelle est en état de crédibiliser sa volonté à moyen terme et de mettre en oeuvre ce projet, ce qui n'est pas simple.

Des acteurs peuvent se dire : malheureusement piégée par un programme qui n'était pas prévu pour affronter l'électorat, la majorité s'en sortira comme elle le pourra. De ce fait, elle n'est pas crédible à moyen terme, donc jouons la minimisation du risque face à un avenir incertain.

Il faut mesurer en quoi la dégradation du tissu social jusqu'au phénomène que nous avons vécu ces derniers jours va pénétrer dans la fonction de décision des acteurs sociaux, patronat et syndicats.

Ils resteront encore principalement le reflet démocratique des préférences de leurs adhérents, mais leur conception de la représentativité, sera-t-elle seulement le reflet des préférences micro-économiques de leurs adhérents ou y a-t-il un moment où ils considéreront qu'il est de leur devoir d'introduire dans leur comportement, un objectif qui ne résulte pas des préférences de leurs adhérents, mais de la conscience qu'ils ont, des compromis sociaux nécessaires pour éviter les coûts catastrophiques et irréversibles évoqués par M. Favereau ?

Tout dépend à mes yeux des réponses qui seront données dans ces deux domaines : crédibilité du projet gouvernemental et capacité des organisations patronales et syndicales à prendre le risque de compromis. Il est facile d'apparaître comme le représentant vigoureux des intérêts directs de ses adhérents. C'est une stratégie qui donne des résultats efficaces. Les directions des organisations seront-elles capables de prendre le risque d'injecter de l'intérêt collectif dans leur stratégie au risque d'être mal comprises de leurs adhérents ?

M. Gérard CORNILLEAU - Je serai plus optimiste. La loi " de Robien " a cassé quelques crispations idéologiques, même si l'on voit, du côté du patronat, revenir des attitudes extrêmement brutales et peu compatibles avec une analyse critique et objective de la situation.

Ce recul de l'idéologie dans l'affaire du temps de travail peut être porteur de quelque chose qui réussirait mieux.

Quand on regarde les sondages d'opinion, les Français ne sont pas vraiment demandeurs d'une réduction du temps de travail et préféreraient des augmentations de salaires mais, en même temps, les réponses favorables à l'idée d'un partage, c'est-à-dire une réduction du temps de travail non compensée intégralement, mais avec création d'emplois, augmentent et sont aujourd'hui majoritaires.

L'idée que c'est une solution possible au problème du chômage est une opinion majoritaire dans l'opinion publique. Le scepticisme résulte de ce qui vient d'être dit sur les problèmes de crédibilité à moyen terme et sur la capacité de la société française à faire passer ce qui est un souhait majoritaire au travers des débats politiques et idéologiques. Il n'est pas certain que les Français auront satisfaction, mais je pense qu'ils le souhaitent vraiment.

M. Olivier FAVEREAU - Je serai plutôt confiant pour deux raisons : dans le type de démocratie qui est celui de la démocratie française, les gens sont plus raisonnables dans leur comportement que dans leur discours. La société française dans sa culture et sa tradition historique est toujours séduite par l'opportunité de faire preuve de créativité collective et institutionnelle.

M. Alain GUBIAN - Je serai dans les optimistes. Il serait très grave d'échouer sur le sujet, car cela voudrait dire qu'il n'y a plus d'outils de politique pour l'emploi. La loi " de Robien " a montré que, dans les accords concrets, il se passait autre chose que ce qui était dit sur la place publique. Un bon baromètre pour voir si le projet va être concluant est de savoir s'il va s'enclencher dans les 2 ans qui viennent dans le cadre d'accords ; il me semble que la dynamique sera engagée.

Si on devait constater fin 1998 et encore plus mi-1999 très peu d'entrées dans ce processus, la baisse de la durée légale apparaîtrait comme négative en termes d'effets sur l'emploi, mais si cette mécanique peut s'enclencher favorablement -on a de bonnes raisons de le penser-, il y a là un point favorable.

M. Marcel-Pierre CLEACH - Je me réjouis que cette commission ait réalisé un travail qui vous intéresse. J'espère qu'elle contribuera à éclairer le débat de la Commission des affaires sociales, puis du Sénat, d'une manière plus globale. Vous avez souligné que des impacts psychologiques importants étaient à éclaircir.

Je vous remercie tous d'avoir passé tant de temps avec nous et de nous avoir apporté vos avis précieux.

Merci Messieurs.

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