C. AUDITION DE MME MICHÈLE BIAGGI, SECRÉTAIRE CONFÉDÉRAL DE LA CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DU TRAVAIL-FORCE OUVRIÈRE (CGT-FO), ACCOMPAGNÉE DE M. RENÉ VALLADON, SECRÉTAIRE CONFÉDÉRAL ET DE MME ISABELLE MUTEL, ASSISTANTE CONFÉDÉRALE
M. Alain GOURNAC, président, rappelle le protocole
de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait
prêter serment à
Mme Michèle Biaggi, à
M. René Valladon et à Mme Isabelle Mutel.
Mme Michèle BIAGGI - Je vous remercie. Je vais préciser la
délégation des gens qui m'accompagnent : M. René Valladon
est secrétaire confédéral, chargé du secteur
économique, et Mme Mutel est mon assistante concernant les
négociations collectives, la durée du travail et le code du
travail.
Puisque nous ne sommes pas ici devant la Commission sociale du Sénat,
tout ce que nous avons préparé sur le projet de loi nous le
réserverons à la Commission sociale du Sénat comme nous
l'avons fait à la Commission sociale de l'Assemblée nationale.
Par contre, je voudrais vous dire que cela va être difficile aujourd'hui
pour une organisation comme la nôtre, parce que nous ne pouvons pas dire
quelles vont être véritablement les conséquences qui vont
découler de la réduction du temps de travail, du projet de loi,
car son texte n'est pas définitif puisqu'il n'a pas fait l'objet de
discussions Parlementaires. On ne peut pas présager aujourd'hui des
aménagements qui vont y être apportés.
Je voudrais rappeler que dans le cadre de la lutte contre le chômage, et
j'ajouterai l'exclusion, le 10 octobre à la Conférence nationale
sur les salaires, l'emploi et la réduction du temps de travail, nous
avions réaffirmé trois points essentiels pour s'inscrire dans la
création d'emplois. Je vais vous les rappeler.
La première, c'est d'abord l'amélioration du pouvoir d'achat, des
salaires, des retraites et des minima sociaux.
M. Alain GOURNAC, président - Avant la réduction du temps de
travail ?
Mme Michèle BIAGGI - C'est la manière dont nous l'avons
présenté au Premier ministre le jour de la Conférence sur
les salaires. Donc, une revalorisation et amélioration du pouvoir
d'achat, des salaires, des retraites, des minima sociaux, de manière
à relancer la consommation et l'activité économique du
pays.
La deuxième revendication que nous avions donnée ce
jour-là est l'extension du dispositif de cessation anticipée
d'activité aux salariés qui ont commencé à
travailler à 14 et 15 ans.
M. Alain GOURNAC, président - Les fameux 40 ans.
Mme Michèle BIAGGI - L'ARPE, ce qui permet de libérer des
embauches et cela permet à des salariés qui ont commencé
à travailler très jeunes et qui sont usés, de partir un
peu plus tôt à la retraite et de permettre à des jeunes
d'être embauchés. Nous avons d'ailleurs chiffré cela
à 150.000 embauches.
M. Alain GOURNAC, président - Vous avez fait une étude pour les
150.000 embauches ?
M. René VALLADON - En fait, c'est une étude à la louche. A
la fois sur le caractère non pérenne de cette mesure puisque
seule une tranche d'âge de 14-15 ans serait concernée, cela ne
durerait pas très longtemps. Et à taux de remplacement identique
par rapport aux mesures déjà existantes, qui était de
l'ordre de 40 %, dans la mesure où 350.000 personnes seraient
concernées. Un taux de remplacement de 40 % fait à peu
près 150.000 embauches, c'est-à-dire 150.000 postes de travail
sur lesquels des salariés pourraient partir et sur lesquels il y aurait
des embauches.
Ce sont des embauches à temps plein, presque toujours, et le taux de
remplacement est exceptionnel. Sur les 85.000 postes libérés
à l'heure actuelle, on a eu 74.000 embauches à temps plein. Cela
veut dire que c'est un dispositif qui, par rapport à d'autres aides
à l'emploi, est du meilleur rapport qualité prix, si j'ose dire.
Mme Michèle BIAGGI - Pour compléter le propos, je dirais que nous
souhaitons que ce dispositif soit étendu à nos concitoyens qui
ont fait la guerre d'Algérie et qui travaillent à l'heure
actuelle. Ils seraient compris dans les 150.000.
Et donc bien sûr, la réduction de la durée du travail et,
pour nous, sans perte de salaire.
M. Alain GOURNAC, président - Donc, c'est bien dans l'ordre. C'est
maintenant que vous arrivez à la réduction du temps de travail.
Mme Michèle BIAGGI - J'ai donné dans l'ordre ce que
M. Blondel a déclaré le 10 octobre à la
Conférence sur les salaires, l'emploi et la réduction du temps de
travail. Et dans cet ordre parce que la Conférence s'intitulait : les
salaires, l'emploi et la réduction du temps de travail.
Alors je ne passerai pas sous silence trois points essentiels du projet de loi,
qui nous posent problème.
Tout d'abord, le champ d'application de ce projet de loi puisqu'il fait une
différence entre les entreprises de moins de 20 salariés et de
plus de 20 salariés. Il passe sous silence la possibilité de
faire entrer la fonction publique dans ce champ d'application. Nous sommes
opposés à une différence entre les entreprises, qui
amènerait à terme une différence entre les
salariés. Nous sommes les représentants de tous les
salariés des petites ou grandes entreprises et de la fonction publique.
Le deuxième point qui pose problème, c'est la possibilité
de mandater, dans les entreprises dépourvues de représentation
syndicale, un salarié pour négocier des accords sur le temps de
travail.
Et enfin, sur les aides, nous souhaiterions que ces aides soient
conditionnées au maintien du salaire et à la création
d'emplois.
Pour ce qui concerne l'objet même de notre audition aujourd'hui, comme je
l'ai dit au début de mon propos, il nous semble difficile de
présager ce qui va se passer dans l'avenir car on ne connaît pas
encore le texte définitif et on ne sait pas quelles seront les
répercussions au niveau des entreprises et des salariés. Mais je
voudrais attirer votre attention sur le fait que, pour nous, cela doit amener
des créations d'emplois, et cela doit amener de meilleures conditions de
travail. Si les salariés travaillent moins, il y aura moins de fatigue
et automatiquement moins d'accidents du travail, moins de difficultés et
moins d'arrêts de maladie parce que les gens seront moins
fatigués, et cela aurait aussi une répercussion sur la vie des
salariés, sur leur vie quotidienne : moins de stress, moins de temps de
travail et moins de difficultés pour regagner le domicile, et
peut-être un peu plus de vie de famille et plus de possibilités de
s'intéresser aussi aux problèmes quotidiens et à
l'éducation des enfants. C'est très important, car la
désaffection et l'éclatement de la cellule familiale viennent
aussi du fait que les salariés ont des contraintes horaires et des
contraintes de travail. Et quand on rentre le soir et qu'on est fatigué,
on n'a pas envie de s'occuper du gamin et de lui apporter un soutien moral.
Ne possédant pas à l'heure actuelle d'étude
économique sur l'impact de ce projet de loi, il faut rappeler que c'est
un des éléments dans la lutte contre le chômage, que c'est
un élément dans la lutte contre l'exclusion, et cela se fera
d'autant mieux que la négociation sera importante et constructive.
Je voudrais continuer sur les problèmes de l'exclusion.
A l'heure actuelle, tout ce qui est, à nos yeux, favorable pour
éviter l'exclusion, c'est la création d'emplois, c'est avoir un
travail, c'est être quelqu'un comme tout le monde, avoir une adresse,
pouvoir s'habiller correctement, se soigner, se loger, c'est important.
Actuellement, dans ce pays, on a évalué à près de 7
millions le nombre de personnes qui vivent en dessous du seuil de
pauvreté. J'englobe tout là-dedans : RMIstes, chômeurs,
temps partiel, allocataires au titre de travailleurs handicapés. Je dis
que tout cela n'est plus acceptable dans notre pays.
Que faut-il faire ? Il faut relancer la consommation.
M. Alain GOURNAC, président - C'est pourquoi vous avez mis en tête
d'abord les salaires et les minima sociaux.
Mme Michèle BIAGGI - Oui, et les retraités aussi. Combien n'ont
pas, dans ce pays, la possibilité de faire quelque chose parce qu'il
leur reste un loyer à payer, qu'ils ont des difficultés.
Même s'il y a prise en charge d'une aide à domicile, il reste une
partie à la charge de l'intéressé et souvent ce sont des
gens qui se retrouvent complètement exclus, du moins isolés, et
c'est difficile de réunir tout cela.
Si on veut que cela aille mieux dans ce pays, il faut tenir compte de cela. Il
faut tenir compte aussi du fait qu'une dégradation importante s'effectue
au niveau des logements et surtout des logements sociaux.
Il faut faire un maximum pour qu'il y ait création d'emplois afin que
cela donne une dynamique et qu'on retrouve autre chose dans cette
société. Nous sommes tous ici des gens qui avons un peu de vie
derrière nous et on peut constater qu'il y a une très grosse
dégradation de toutes les conditions de vie, notamment des soins et du
logement.
Les handicapés aussi, il ne faut pas les oublier, ni le travail des
handicapés. A la Confédération nous faisons un gros
travail avec l'AGEFIPH sur le reclassement professionnel des handicapés.
M. Alain GOURNAC, président - Que proposez-vous à la place du
mandatement ? Comment cela se passera-t-il dans les entreprises qui n'ont
pas de délégués syndicaux ?
M. René VALLADON - Pourquoi maintenir le seuil de désignation
pour un délégué syndical ?
Mme Michèle BIAGGI - Le code du travail ne l'impose que pour les
entreprises de plus de 50 salariés.
M. Alain GOURNAC, président - Vous voulez que cela saute et qu'il y ait
des délégués syndicaux dans toutes les entreprises ?
M. René VALLADON - Un délégué syndical est
formé, il a à rendre compte de son mandat et à partir du
moment où il est désigné par l'organisation syndicale, il
est indépendant du patron.
Je vais essayer de faire " soft ". Je ne suis pas sûr que
toute
liberté soit donnée à un salarié mandaté
quant à l'indépendance totale par rapport au patron. Il est
souvent avéré qu'un entrepreneur qui a besoin d'avoir un accord
pour bénéficier d'une aide de l'Etat choisit, lui, son
interlocuteur. Ce qui pose des problèmes à la fois
d'indépendance, de pressions souvent difficiles à supporter par
ce mandaté qui n'est pas formé et qui n'a pas de compte à
rendre à beaucoup de gens. Cela pose un véritable problème.
Fréquemment, on nous propose un mandaté et nous disons d'accord,
mais nous voulons faire précéder sa désignation d'une
assemblée générale du personnel pour savoir si ce
mandaté a la confiance de ses collègues de travail, et d'un seul
coup, on trouve beaucoup de réticences de la part du patron. Et cela se
comprend fort bien.
On a trouvé un système qui à la fois fragilise le
mandaté, ne permet pas un véritable dialogue social, qui a priori
pose la question de l'indépendance réciproque ou l'absence de
subordination des deux interlocuteurs, et qui finalement ouvre une
brèche importante. Je vois très clairement demain, moi, un patron
essayer de contourner les organisations syndicales pour choisir la voie du
mandatement.
Nous avions contesté la circulaire d'application du ministère du
Travail qui allait au-delà de la loi de novembre 96. C'est en instance
de jugement au Conseil d'Etat parce que nous considérons que même
par rapport aux engagements internationaux de la France, notamment dans le
cadre du BIT, là on est un peu juste.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je voudrais demander à Mme Biaggi,
à M. René Valladon et à Mme Mutel, de nous
excuser, car il est déjà 13 heures et nous abusons de votre
gentillesse, mais nous avons des contraintes d'emploi du temps. Et merci
d'avoir accepté de venir témoigner devant notre Commission. Merci
de ce témoignage et de sa franchise.
D'abord, une précision à propos du déroulement de la
journée du 10 octobre. Hier, l'un des participants, membre du CNPF,
nous a dit : on a discuté toute la journée, c'était
intéressant et soudainement voilà un texte nouveau qui arrive
qu'on n'avait pas vu avant. La deuxième loi. Avez-vous eu ce sentiment
de novation absolue, quand à la fin de la journée, on vous a
présenté un texte dont on ne vous aurait pas parlé
préalablement ?
Mme Michèle BIAGGI - Le matin, à l'ouverture, le discours du
Premier ministre avait bien annoncé qu'une loi lancerait le mouvement
des 35 heures. C'est au cours de la discussion, tout au long de la
journée, que la décision a été prise de le faire en
deux temps. En fait, il y a une phase expérimentale jusqu'en 2000 et
ensuite tout ce qui sera fait.
Ce qui nous intéressait était de parler du temps partiel et des
heures supplémentaires. Il est vrai que là on nous a dit qu'une
fois la phase expérimentale terminée, on ne pourrait plus en
discuter dans un deuxième temps.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans un premier temps, vous aviez l'impression de
discuter par rapport au projet de loi avec son volet très incitatif qui
était un aménagement de la loi " de Robien ", mais
aviez-vous le sentiment que vous alliez le soir repartir avec un
deuxième projet de loi venant compléter le premier portant
abaissement obligatoire de la durée légale du temps de
travail ? Avez-vous eu ce sentiment dans la journée ?
M. René VALLADON - La manière dont vous posez la question
m'embarrasse. Nous avons pour notre part eu, comme vous aussi, en main le
discours introductif du Premier ministre, discours sur lequel, je pense, on
peut faire beaucoup d'analyses, ainsi que son discours conclusif. Pour notre
part, nous n'avons pas eu le sentiment du piège tel que cela a
été exprimé par le Président du CNPF à la
sortie, quand il a dit qu'il avait été berné.
Pour notre part, nous ne sommes pas comptables des discussions
bilatérales nombreuses qui ont eu lieu pendant cette journée,
aussi bien par le Président du CNPF qu'avec le Premier ministre ou les
ministres. J'ai tout à fait conscience de répondre sous serment,
mais ce sentiment-là, nous personnellement nous ne l'avons pas eu. Je ne
sais pas si le niveau de contact et d'information était absolument
identique entre M. Kessler et M. Gandois. Mais ce n'est pas nous qui pouvons
répondre à la place du CNPF. La notion de piège, nous n'y
croyons pas. Je peux comprendre que M. Kessler ait eu ce sentiment, mais moi je
n'ai pas eu le sentiment qu'il y ait eu un piège. Bien sûr, le
discours conclusif du Premier ministre allait au-delà du discours
introductif.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Et cela vous paraissait être la
conséquence de ce qui a été dit pendant la journée ?
M. René VALLADON - Oui et non, dans la mesure où le Premier
ministre a déclaré avoir pris la mesure des interrogations et des
interventions des uns et des autres. La concertation a eu lieu pendant cette
journée et ensuite le Premier ministre a pris ces décisions. La
manière dont il a pris ces décisions ressort du jugement
politique et le Sénat peut s'exprimer là-dessus, et c'est
peut-être un des objets fondamentaux de votre enquête, mais pour
autant il m'est difficile, moi, de dire que le Premier ministre a
décidé, je vais employer un mot excessif, de manipuler les
partenaires sociaux. Nous avions tous entendu le discours introductif de
politique générale du Premier ministre du 19 juin, qui pour nous
est la référence d'un premier ministre quand il prend ses
fonctions, et nous n'avons pas senti un décalage profond entre ce
discours et ce qu'il nous a annoncé le 10 octobre à la fin de la
réunion.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Mme Biaggi, vous avez dit que vous ne pouvez pas
tellement vous prononcer parce que vous n'avez pas vu l'étude
économique.
Mme Michèle BIAGGI - Nous n'avons pas à notre disposition
d'étude économique sur des prévisions.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Est-ce que le Gouvernement a mis des
études économiques à votre disposition ?
M. René VALLADON - Nous connaissons les études de l'OFCE. Nous
sommes, quant à nous, dubitatifs sur la qualité de ces
études. Pourquoi ? Parce que ces études sont toujours de niveau
macro-économique. Nous avons le sentiment qu'entre les décisions
micro-économiques au niveau de l'entreprise et les conséquences
qu'on en tire au niveau macro-économique, les interactions sont toujours
un peu hardies.
C'est M. Malinvaud qui le dit, lui qui est beaucoup plus expert que nous tous
réunis, qui est peut-être l'économiste le plus
honoré en France en matière de statistiques, et qui
s'inquiète justement du trou béant qu'il y a entre la micro et la
macro-économie. Personnellement, nous n'avons pas été
convaincus par l'étude de l'OFCE qui repose sur un certain nombre de
présupposés, d'hypothèses sur la baisse des salaires et
des compensations automatiques, auxquels nous ne croyons pas trop. Nous n'avons
pas du tout été convaincus par les différentes
études de M. Brunhes sur la loi " de Robien ". Et nous
pensons
qu'en fait, à partir du moment où on touche les choses sociales
dans la vie de l'entreprise, il est toujours un peu présomptueux de
vouloir en tirer des conséquences macro-économiques dans la
mesure où tout le monde dit que l'économie procède de la
psychologie et je ne suis pas sûr que la psychologie soit compatible avec
des règles de 3.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Mme Biaggi, vous nous avez dit que ce qui vous
préoccupait finalement, et je vois là l'imprégnation
keynésienne du secrétaire général, c'est plus de
salaire, plus de consommation ; mais n'y a-t-il pas une contradiction entre le
supplément de salaire -et donc le supplément de consommation qui
va appeler un supplément de production, certainement- et l'idée
de réduire le temps de travail ?
Mme Michèle BIAGGI - Je ne pense pas qu'il y ait contradiction
là-dedans. A partir du moment où les salariés ont un
pouvoir d'achat qui se développe, ils pourront développer de la
consommation. Et à partir du moment où on développe la
consommation, on créera de nouveaux emplois pour satisfaire cette
consommation qui se développe.
M. René VALLADON - Je voudrais compléter par deux observations.
Nous avions sollicité, nous, le CNPF depuis longtemps pour discuter des
heures supplémentaires. Les études de la DARES et de l'INSEE
donnent des chiffres très discordants puisque le total des heures
supplémentaires déclarées, et beaucoup ne sont pas
déclarées pour des raisons évidentes de bon sens ou pour
d'autres raisons, est entre 90.000 et 230.000 emplois équivalents
temps plein.
Actuellement, beaucoup de salariés font des heures
supplémentaires pour compléter le salaire, mais nous avions,
nous, le souhait que le recours à ces heures supplémentaires soit
mieux réglementé pour que cela ne devienne pas un mode de gestion
normal de l'entreprise et que cela corresponde vraiment à ce que cela
aurait dû rester : faire face à un coup de chauffe dans
l'entreprise, mais que cela ne devienne pas un mode de gestion normal.
Est-ce qu'on parle de la durée légale ou de la durée
effective du travail ? A partir de là, je crois que les choses auraient
été beaucoup plus clarifiées.
Quand on regarde la réalité, quand on regarde ce que nous disent
nos amis de la métallurgie, actuellement il y a plus de deux tiers des
salariés qui sont en dessous des 39 heures, qui sont à 36 ou 35
heures, quand on regarde la réalité du monde du travail on se
rend compte qu'il y a un grand nombre de salariés qui, eux, n'aspirent
qu'à faire des heures supplémentaires pour des raisons de
salaire, et d'autres qui aspirent à faire les 35 heures.
Nous parlions des exclus. Une étude récente DARES montre que dans
ce pays 11 % des salariés sont maintenant à moins de 3.500 F
par mois. Alors, on peut faire des discours savants sur les trappes à
chômage ou les trappes à inactivité, mais voilà 10 %
des salariés qui ne gagnent pas plus que la moitié des
chômeurs.
A partir de là, la question pour nous n'était pas
forcément de réduire le temps de travail, mais c'était :
ces salariés, eux, ont besoin de travailler plus. C'est pour cela que
quand nous évoquons le 10 octobre, au départ, les salaires, c'est
parce que non seulement cela correspond à l'ordre du jour, mais nous
avons le sentiment, à travers les rencontres quotidiennes ou
hebdomadaires que nous avons avec nos syndicats, que leurs premières
revendications sont de nature salariale avant d'être sur la durée
du travail.
J'ajouterai enfin que nous avons actuellement déjà réduit
le temps de travail à travers le chômage partiel, et une des
vraies questions qui nous reste posée est : de quoi on parle ? De la
durée légale ? De la durée conventionnelle ? De la
durée réglementaire dans les entreprises ou de la durée
effective ?
Je trouve que c'est un débat qui a été enclenché de
manière un peu idéologique au printemps dernier, sans pour autant
qu'on soit suffisamment précis sur ce qu'on voulait faire.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans le prolongement de cette observation, ne
faudrait-il pas essayer d'aller vers l'annualisation du temps de travail ?
Certaines activités ont un caractère hautement saisonnier et on
pourrait combiner la réduction de la durée légale et
l'annualisation du travail. Si vous y souscrivez, est-ce que cela veut dire
qu'il faut exercer une pression plus vive sur la négociation et
prévoir dans la loi des dispositions particulières ?
M. René VALLADON - Dans beaucoup d'activités par nature
saisonnières, l'annualisation existe. C'est vrai pour le tourisme,
l'agriculture.
La deuxième chose, c'est qu'il faut bien regarder la totalité des
dossiers. Je me souviens d'un rapport sénatorial sur la
flexibilité où le rapporteur avait déclaré, et je
crois qu'il avait fondamentalement raison, que finalement la flexibilité
avait pour objet essentiel d'empêcher l'embauche, et je crois que c'est
vrai. Je lis une interview récente du président de STRAFOR dans
les Echos récemment, qui dit la même chose : " pour moi,
l'aménagement du temps de travail a pour objet d'éviter
d'embaucher pour faire en sorte que ma masse salariale soit juste à
temps ".
A partir de là, nous avons bien conscience du fait qu'avec la politique
des flux tendus, des zéros stocks, les entreprises sont de moins en
moins maîtres de leur plan de charge, et personne ne peut être
opposé à une sorte de souplesse dans l'organisation du temps de
travail.
Mais deux autres problèmes se posent. Tout d'abord, les problèmes
de salaires. On sait bien que pour beaucoup d'entrepreneurs, l'annualisation du
travail pourrait entraîner une annualisation du salaire.
Immédiatement cela remet en cause toute la pratique salariale parce que
cela veut dire intégration de toutes les primes et heures
supplémentaires dans le salaire annuel. C'est un problème
incontournable. Il serait intéressant que vous puissiez avoir des
éléments de la part des responsables syndicaux du
cuir-textile-habillement qui, au-delà des problèmes de
compétitivité que vous connaissez mieux que moi, sont
probablement ceux qui ont le plus essayé, de bonne foi, de jouer cette
carte et qui maintenant en sont vraiment désespérés parce
que cela s'est traduit par des reculs importants en matière salariale.
Et puis enfin, on a un vrai problème de niveau de négociation.
Pourquoi sommes-nous attachés à la négociation de branche
? Parce que cela permet la loyauté de la concurrence, cela évite
le dumping entre entreprises sur la masse salariale. La vision que nous avions,
nous, historiquement partagée depuis la Libération, c'est que les
entreprises doivent acquérir de la compétitivité par les
investissements et les nouvelles technologies, mais pas au détriment de
la masse salariale. La négociation exclusivement ramenée à
l'entreprise va poser un problème identique à celle de la loi
" de Robien ". Je prends votre département, Monsieur le
ministre, je pourrais prendre la Corse ou les Yvelines ; je suis une entreprise
de plomberie. Il y a 20.000 heures de plomberie à faire dans
l'année dans les Yvelines. Ma collègue est aussi entrepreneur de
plomberie. Moi j'applique la loi " de Robien ". J'ai une
masse
salariale de 40 % plus faible et donc j'emporte tous les marchés
parce qu'elle ne sera pas compétitive.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il faut donc supprimer les aides publiques.
M. René VALLADON - Nous y sommes relativement favorables, encore que,
comme c'est une drogue, il faut organiser la sortie. Nous n'avons jamais
pensé qu'une aide publique pouvait faire quelque chose.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Toute aide publique est une distorsion.
M. René VALLADON - Ce que je conteste dans le rapport Brunhes sur la loi
" de Robien ", c'est qu'il va compter les emplois que j'ai
maintenus
et créés dans mon entreprise, mais il ne va pas comptabiliser les
emplois perdus dans l'entreprise de ma collègue. C'est le rôle de
la commission des comptes de la Nation, et le directeur de la prévision
a rappelé que dans ce pays, on détruit et on crée 2
millions d'emplois. Vouloir tirer d'une étude, qui porterait sur
0,5 pour mille, de grandes décisions, me paraît peu
raisonnable quant à la qualité de l'échantillon. Personne
n'a jamais fait un calcul global de ce que la loi " de
Robien " a,
d'un côté, permis d'éviter comme licenciements, mais aussi
de ce qu'elle a entraîné comme suppressions.
Cela entraîne une distorsion de la concurrence.
M. Alain GOURNAC, président - C'est ce que dit M. Blondel.
M. René VALLADON - Tout à fait.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans mon département quand, dans une
entreprise de confection, se rassemblent les mères de famille qui n'ont
que cela comme revenu, leur problème est de savoir si demain elles
seront encore compétitives par rapport à ce qui se fabrique au
Maroc, en Europe centrale ou ailleurs dans le monde. Il faut quand même
qu'on mette quelques bémols dans nos revendications sociales, aussi
légitimes soient-elles, compte tenu du fait que le marché s'est
soudainement ouvert et que nous y sommes complètement immergés.
Quand les gens vont faire leurs courses, ils prennent ce qui est le moins cher.
M. René VALLADON - C'est vrai. Il y a des études sur la
mondialisation depuis un certain rapport qui a défrayé la
chronique, et elles sont plus optimistes concernant le bénéfice
emplois créés/emplois perdus, même si cela reste discutable.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il y a beaucoup de langue de bois dans ce
monde-là. On ne veut pas voir la réalité, on ne veut
toucher à rien et on veut nous convaincre que nous serons tous
ingénieurs informaticiens.
M. René VALLADON - Tout à fait. La vraie question est la
suivante : avons-nous les moyens, ou la volonté surtout, de
défendre un modèle social européen dont nous pourrions
avoir la maîtrise dans la mesure où nous sommes autonomes à
92 %, ou est-ce que nous acceptons tous, comme le livre blanc de M. Delors en
93 sur la compétitivité, le fait que nous devons aligner notre
compétitivité, y compris sur la masse salariale, sur le reste du
monde ?
Je pense que là, il est urgent que le modèle social, mis en avant
par le Président de la République au G 7 de Lille, soit
déterminant.
Nous ne croyons pas, parce que ce serait réactionnaire et
inquiétant, que ce soit par une diminution continue des niveaux de
protection sociale ou de niveau de vie de tous les pays européens, que
nous allons nous en sortir. Force est de constater que c'est malheureusement un
chemin que nous avons pris depuis quelques années, faute d'avoir une
Europe politique, mais c'est un autre sujet.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Au G 7 social de Lille, le Président de la
République avait pris une position très volontariste, mais il
faut avouer que nos partenaires exprimaient des opinions nuancées sur la
pertinence de ce modèle.
M. René VALLADON - Je ne parlerai pas de Luxembourg.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - La difficulté est de faire partager notre
propre modèle par nos partenaires. Il faut quand même être
réaliste, cela me paraît peu vraisemblable.
Mme Michèle BIAGGI - On essaie de le faire à travers la
Fédération européenne des syndicats. Nous essayons de
faire avancer tout ce que l'on peut faire avancer.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je pense que vous ne serez pas disposés
à signer de nombreux accords concernant le gel ou la réduction
des salaires ?
M. René VALLADON - Non. Ceux qui ont été signés
parce que les gens ont signé le revolver sur la tempe ont beaucoup de
difficultés dans leurs entreprises. Ils sont contestés par les
salariés.
Les premiers accords sur la réduction des salaires sont maintenant assez
anciens, et il serait intéressant de voir le nombre d'entreprises qui
ont survécu.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Vous avez dit que la fonction publique devait
pouvoir tirer profit de la réduction du temps de travail. Et comme il
n'est pas question de réduire les salaires, est-ce que cela implique une
création d'emplois dans la fonction publique ?
M. René VALLADON - On a mis 12 ans pour appliquer les 39 heures à
la fonction publique. Va-t-on mettre 12 ans pour y appliquer les 35
heures ?
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Des gains de compétitivité
pourraient être faits, qui rendraient inutile tout recrutement...
Mme Michèle BIAGGI - Il y aura des créations d'emplois dans la
fonction publique, certainement.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Comment les financez-vous ?
M. René VALLADON - Nous pensons que nous devons travailler sur le
numérateur, mais aussi le dénominateur. Quand nous discutons avec
nos amis syndicalistes étrangers, la notion de crise est une notion
européenne.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Ce n'est pas seulement une notion, c'est une
réalité.
M. René VALLADON - Et quand on voit les taux de croissance des autres
pays, on se dit très clairement que manifestement nous sommes en train
de rentrer dans un cercle vicieux dû à cette politique
d'austérité, qui fait que progressivement l'Europe est, de toutes
les régions du monde, celle qui a le taux de croissance le plus faible.
Et qui dit taux de croissance faible, dit difficultés sociales, dit
besoin pour l'Etat de pallier ces difficultés, pour l'Etat ou pour les
protections sociales, voire les mouvements caritatifs, et qu'il y a un
épouvantable effet de ciseaux entre l'absence de création de
richesse liée à la faiblesse de la croissance et les moyens de
répartition de cette richesse à travers les amortisseurs sociaux
et l'Etat. Et cet effet de ciseaux commence à produire des effets qui
nous inquiètent, comme la manifestation des chômeurs.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Le plus inquiétant, au départ, ne
serait-il pas d'avoir laissé un jour les pouvoirs publics s'abandonner
au déficit public ? Qu'est-ce qui légitime qu'on dépense
plus qu'on ne reçoit ?
M. René VALLADON - Je ne suis pas sûr...
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - La politique sociale c'est très bien, mais
est-ce bon de financer cela à crédit ?
M. René VALLADON - On ne peut pas comparer un Etat avec une entreprise
ou un ménage. On manque d'études, mais est-ce que la politique
sociale des 30 glorieuses n'a pas contribué de manière
intense à la croissance économique ? Je crois que si.
On produit des richesses et on les répartit, mais la manière dont
on gère la répartition des richesses influe aussi sur la
croissance de ces richesses.
En 92, quand a été signé le traité de Maastricht,
nous avions un déficit budgétaire de 2 %, un endettement de
33 %. C'est probablement d'autres choses qu'il faudrait regarder et
notamment l'absence de coopération économique au niveau
européen, la politique monétaire suivie par le gouverneur de la
Banque de France.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - A l'époque c'était le Gouvernement
qui fixait la politique monétaire.
M. René VALLADON - L'indépendance de la Banque de France date de
1994. Je ne suis pas sûr qu'il y ait eu beaucoup de différence
entre la politique de M. Trichet avant et après son
indépendance, ni que cette politique n'ait pas transcendé les
alternances politiques. Je constate que la politique monétaire
française soulève l'incompréhension des autorités
monétaires.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Dans un pays qui a vu son déficit passer
de près de 4 % à pratiquement l'équilibre, ils ont
créé dix millions d'emplois. Le déficit n'est pas un gage.
M. René VALLADON - Non, mais ils ont une politique différente de
la nôtre.
M. Alain GOURNAC, président - Je voulais attirer votre attention sur le
problème du travail au noir. C'est un point important et c'est grave
pour tous ceux qui sont dans l'entreprise et qui payent toutes les taxes. Tout
à l'heure vous parliez de la compétitivité à propos
de la plomberie. J'avais envie de parler d'une autre personne à
côté qui aurait fait la plomberie au noir.
Ne pensez-vous pas que la réduction du temps de travail va amplifier
cette pratique qui, pour moi, est grave, du travail au noir dans ce pays. On
s'aperçoit que certains fonctionnaires travaillent au noir. Chez moi,
dans mon département, certains pompiers travaillent au noir.
Mme Michèle BIAGGI - Ce n'est pas un bon exemple. Les pompiers sont
souvent vacataires. Ils ont besoin d'un complément de salaire.
M. Alain GOURNAC, président - Oui, mais pas par le travail au noir. Il
faudrait qu'ils aient un travail différent. Moi je parle du travail
clandestin, sans payer aucune taxe, et cela a fait un mal terrible à nos
PME-PMI et à nos artisans.
Ne pensez-vous pas que quand on va donner la liberté, on va dire : eh
bien moi j'ai du temps, et je vais essayer de mettre un peu plus de pouvoir
d'achat chez moi ?
Mme Michèle BIAGGI - Ne croyez-vous pas que du côté des
organisations patronales il faudrait qu'elles regardent dans leur propre
boutique ? Si les employeurs ne pratiquaient pas ce genre de chose, les
salariés seuls n'iraient pas le faire.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il y a maintenant des gens qui se sont
organisés pour diriger des entreprises clandestines. Il paraît
même chez les sapeurs-pompiers. Il faudrait dissiper toutes ces rumeurs.
M. Alain GOURNAC, président - Je vois chez moi les policiers et les
pompiers, 60 à 70 % dans le département des Yvelines font du
travail au noir, peinture, jardin, bricolage.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Toute tolérance par rapport à ces
pratiques est une hypocrisie à laquelle ne survit pas une nation.
Quand on met la règle à un niveau trop élevé et des
contraintes trop fortes, ou bien on délocalise ailleurs que dans le
territoire national, ou bien on prend le maquis.
M. René VALLADON - Pour notre part, nous ne sommes pas certains que les
35 heures auront pour conséquence de faire travailler les
salariés 4 heures de moins.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Si demain, dans la confection en Mayenne, il faut
faire des heures supplémentaires avec repos compensateur, les
entreprises fermeront.
M. René VALLADON - Sur la base de 35 heures cela fait 2,6 % en plus de
masses salariales, c'est-à-dire un an ou deux de négociations
salariales. Je ne suis pas sûr que demain les salariés de ce pays
travailleront 35 heures. La durée légale du travail a
été fixée à 40 heures en 36, et aujourd'hui la
durée moyenne est encore supérieure à 40 heures. Je ne
suis pas sûr qu'on puisse traduire durée légale par
durée réelle.
M. Alain GOURNAC, président - J'ai une dernière question à
vous poser parce que je veux que nous soyons bien d'accord : pour vous, dans
les revendications des salariés qui sont au syndicat FO, vous avez bien
dit que la première priorité n'est pas la réduction du
temps de travail, mais une amélioration des salaires.
Mme Michèle BIAGGI - Du pouvoir d'achat, des salaires, des retraites et
des minima sociaux. Et notre deuxième revendication est l'extension du
système de cessation anticipée d'activité.
M. Alain GOURNAC, président - Vous ne ressentez pas chez vos
adhérents une priorité pour la réduction du temps de
travail.
M. René VALLADON - Non, et en tout état de cause nous ne sentons
pas une volonté de négociation dans la mesure où la
méthode choisie laisse un peu pantois nos délégués.
Comment négocier quelque chose si deux ans plus tard de nouvelles
règles interviennent concernant les heures supplémentaires ?
M. Alain GOURNAC, président - Nous vous remercions car il était
important d'entendre votre avis. Vos collègues des autres syndicats vont
venir parler. Nous aurons une table ronde cet après-midi à partir
de 15 heures.
Merci d'avoir apporté votre contribution à notre enquête.
D. TABLE RONDE ÉCONOMIQUE
M. Alain GOURNAC, président - J'accueille nos
invités de cet après-midi.
Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de
la commission d'enquête et fait prêter serment à MM. Claude
Seibel, directeur de la Direction de l'animation de la recherche des
études et des statistiques (DARES), M. Michel Didier,
président de Rexecode, M. Alain Gubian, chef de la mission analyse
économique à la DARES, M. Jacques Freyssinet, directeur
de l'Institut de recherche économique et sociale (IRES), M. Olivier
Favereau, professeur de sciences économiques à Paris X
Nanterre, directeur de l'unité Forum au Centre national de la recherche
scientifique (CNRS), et M. Gérard Cornilleau, directeur adjoint à
l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Nous procédons à de nombreuses auditions, et cet
après-midi nous avons souhaité avoir avec vous une table ronde.
Il est nécessaire que chacun puisse s'exprimer, en ne respectant
peut-être pas ce qui se fait dans les auditions en général,
mais se donner plus de liberté. Il sera tout à fait important
qu'au début chacun puisse donner une vue générale de son
positionnement, mais en aucun cas, vous êtes ici devant la Commission des
affaires sociales qui aura à étudier la loi quand elle viendra au
Sénat. Pour l'instant, comme l'intitulé l'indique, nous essayons
d'enquêter sur les conséquences de la décision prise par le
Gouvernement -qui est prouvée par des lignes budgétaires dans le
budget de cette année- de réduire à 35 heures la
durée hebdomadaire du travail.
Il est important de vous dire qu'en aucun cas on ne viendra analyser les
articles de la loi qui seront analysés prochainement ici. Nous voulons
échanger et essayer de donner une certaine dynamique à notre
propos.
Avant de donner la parole à M. Claude Seibel, qui s'exprimera de
façon générale, je souhaiterais que notre rapporteur
puisse intervenir.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Merci, Monsieur le président.
Messieurs, je vous remercie d'avoir accepté de prendre part à cet
échange qui doit, dans toute la mesure du possible, être
interactif. Notre préoccupation est d'éclairer la position que
devra prendre le Parlement quand le projet de loi portant réduction de
la durée hebdomadaire légale du temps de travail viendra en
discussion au Sénat, et de prendre appui sur une diversité et une
pluralité de points de vue.
Notre question fondamentale est de savoir si la réduction du temps de
travail hebdomadaire légale est de nature à créer de
l'emploi et à nous aider à aller vers plus de cohésion
sociale, plus de plein emploi, et de permettre à chaque Français
en âge de travailler de s'insérer dans le monde du travail.
Il y a -je le constate- au fil des auditions successives, des diversités
de points de vue et des appréciations contrastées. Nous voulons
comprendre et être en mesure de permettre au Sénat de
décider en pleine connaissance de cause. Il n'y a, par ailleurs,
aucun
a priori
de notre part. Nous souhaitons, comme tous les
Français, plus d'emplois.
Cette orientation, cette réduction à 35 heures de la durée
légale du temps de travail, est-elle de nature à créer des
emplois et, si tel est le cas, quelles sont les conditions qui peuvent assurer
le succès d'une telle initiative ?
M. Claude SEIBEL - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur,
Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir
souhaité la participation à cette table ronde que vous organisez
sur la réduction du temps de travail, du directeur de la DARES et du
ministère de l'Emploi et de la Solidarité, et du chef de la
mission analyse économique au sein de la DARES.
Je ne doute pas que les débats très riches que vous instaurez au
sein de cette commission d'enquête vous permettront de clarifier, de
préciser ce thème du temps de travail et de sa réduction
au moment où le Gouvernement s'apprête à déposer un
projet qui sera examiné en première lecture à
l'Assemblée nationale, le 27 janvier.
J'évoquerai trois points dans les 10 minutes initiales que vous
souhaitez pour chacun des membres de la table ronde.
La nécessaire clarification des concepts de durée du travail.
L'évolution de la réduction de la durée du travail de 1993
à 1998 (en espérant ne pas être trop rapide, donc
caricatural).
Le bilan statistique de la loi du 11 juin 1996 dont nous disposons depuis
quelques jours et dont je vous donnerai la primeur.
Sur le premier point, je serai bref. Nous avons mis à votre disposition
toutes les notes dont nous disposons sur ce thème, notamment les deux
chapitres du bilan économique et social élaboré
conjointement par la DP, l'INSEE et la DARES, bilan présenté aux
partenaires sociaux, le 3 octobre.
Dans ces textes, nous avons essayé de clarifier (voir, en particulier,
dans l'encadré n° 1 de la fiche n° 6) les concepts de
" durée légale ", " durée offerte "
avec leur dimension collective, " durée effective " du
travail
qui renvoie à une notion individuelle de temps effectivement
travaillé.
Je suis sûr que la Commission d'enquête parviendra à
préciser toutes ces articulations conceptuelles, et notamment le statut
de la " durée légale " qui, dans de nombreux cas, reste
éloigné de la " durée offerte " ou de la
" durée effective ", et ce, dans de nombreuses entreprises
et
pour bon nombre de salariés.
Faut-il rappeler qu'entre la fixation de la durée légale à
40 heures en 1936 et la " durée offerte " en moyenne pour
l'ensemble des salariés, il s'est écoulé 46 ans avant que
cette moyenne ne coïncide avec la durée légale.
Pour certaines entreprises, la moyenne reste structurellement supérieure
de 1 à 2 heures à 40 heures,
a fortiori
à
39 heures. Dans ces conditions, parler de 35 heures obligatoires -comme je
l'entends actuellement- c'est se croire revenu en 1936.
Concernant le deuxième point, l'évolution du thème de
1993 à 1998, j'ai observé avec beaucoup d'intérêt ce
qui s'est mis en place depuis 5 ans avec la loi quinquennale et son article 39,
la relance des négociations interprofessionnelles de 1995, à la
demande du Gouvernement, aboutissant à l'accord des partenaires sociaux
du 31 octobre 1995, puis un certain nombre de signatures d'accords de branche
dans le cadre du protocole du 31 octobre 1995, ainsi qu'un bilan fait
par le groupe Cabanes de mai à septembre 1996, tandis que
parallèlement, le Parlement votait le 11 juin 1996 la loi dite
" de Robien ". J'étais dans cette salle lorsque
M. Souvet
a présenté le rapport qu'il proposait à la Commission des
affaires sociales sur la loi dite " de Robien ".
Il est très frappant, dans la double expérimentation sociale,
qu'a constitué d'une part l'article 39 de la loi quinquennale, puis les
suites de l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995, que la
préoccupation du développement de l'emploi n'ait pas
été celle des partenaires sociaux au sein des entreprises et des
branches. Ainsi, nous savons -première étape- que l'article 39 de
la loi quinquennale a été mis en oeuvre dans 13
établissements dont 9 appartiennent à la même entreprise.
Ensuite -deuxième étape-, ceci est bien montré par les
phrases prudentes du rapport Cabanes qui analysait les conséquences et
le bilan de la mise en oeuvre de l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995.
Je vous cite ce texte :
" On ne pouvait attendre que, dans un délai bref, les partenaires
résolvent toutes les difficultés et conviennent
immédiatement de fortes réductions de la durée du travail
génératrice d'embauches nombreuses. Il est, par contre, capital
que, dans des termes renouvelés, le problème ait
été largement débattu. Il est non moins important que des
accords partiels ou modestes du point de vue des perspectives de
création d'emplois aient été conclus ".
En réalité, la modestie des accords est un qualificatif
très optimiste, et quand on analyse ce qui a été conclu
dans la quarantaine de branches qui ont signé des accords dans le
prolongement du 31 octobre 1995, on voit qu'ont été mis en oeuvre
des accords d'aménagement du temps de travail, mais avec un effet emploi
quasi nul.
Ce résultat ne doit pas étonner puisque nous connaissons par
plusieurs études les obstacles qui, au sein des entreprises, existent
pour s'engager à la fois vers une réduction collective du temps
de travail et un développement de l'emploi.
L'étude qui est distribuée actuellement sur les stratégies
des entreprises et des salariés des services face à la
réduction du temps de travail -étude que la DARES a
publiée en mai 1995- fait bien apparaître ces obstacles.
Pourtant -troisième étape-, la donne est complètement
renouvelée à mon avis à partir de la loi du 11 juin 1996.
Nous nous apercevons que, fin décembre -ceci continuera en janvier et
février- 1.700 entreprises ou établissements regroupant environ
1,2 % des salariés du privé, exactement 187.000 salariés,
se sont engagés dans un accord, puis une convention autour de la loi du
11 juin 1996, aussi bien sur son volet offensif que défensif.
Dans mon troisième point d'intervention, je commenterai donc les
principales conclusions de l'analyse que nous avons faites à la DARES
sur 2/3 de ces accords dont vous avez la primeur, car elle n'a pas encore
été diffusée à la presse.
J'insisterai sur 4 conclusions :
- La réduction du temps de travail s'est faite en majorité
relative sur la seule réduction de la durée hebdomadaire mais,
comme le montre le tableau du document qui vous est remis, en page 4 de la
première des deux notes, l'annualisation sous toutes ses formes est
présente dans la moitié des conventions défensives -51 %
des cas- et dans 40 % des conventions offensives.
- Très faible est le nombre d'entreprises qui n'ont pas mis en place en
même temps que l'accord une réorganisation du travail qui semble
dans certains cas assez profonde.
On voit que moins de 20 % des conventions ne comportent pas de
réorganisation pour ce qui concerne le volet défensif et 25 %
pour le volet offensif. Nous retrouvons une cohérence avec l'analyse de
la réduction du temps de travail, puisque 55 % des cas de
réorganisation s'appuient sur des dispositifs qui permettent de moduler
l'activité selon les fluctuations de la demande ; 50 % pour les
offensifs et 65 % pour les défensifs.
L'augmentation de l'amplitude d'ouverture est aussi une forme de modulation
pour un meilleur suivi de la demande, tandis que l'augmentation de la
durée d'utilisation des équipements aussi présente et
serait plutôt une meilleure modulation de l'offre.
- L'évolution des salaires : l'étude permet de bien
préciser le jeu conjoint qui a existé pour deux mécanismes
: l'un est celui du maintien intégral, partiel ou pas du tout des
salaires, et l'autre celui d'un gel qui serait éventuellement
appliqué sur une durée variable selon les accords
négociés par les entreprises.
Le maintien intégral dans l'immédiat des
rémunérations est plus fréquent pour le volet offensif que
dans le volet défensif mais, en revanche, le gel des
rémunérations est plus fréquent pour les conventions
offensives que défensives. C'est un chiffre que je crois tout à
fait important : au total, seuls 20 % des salariés se trouvent dans
la situation de maintien intégral des salaires sans gel
ultérieur.
- Enfin, dernier point important dans la logique de la commission
d'enquête, celui des créations nettes attendues pour l'emploi ou
du maintien de l'emploi. Là, nous avons un pourcentage de 11 % d'emplois
en moyenne par rapport à l'effectif couvert, ce chiffre étant
plus élevé pour les conventions défensives où le
maintien de l'emploi couvrirait 44 % des sureffectifs déclarés
dans la convention FNE.
Pour finir, je ferai deux remarques :
- A la différence d'autres mesures de politique d'emploi, la
réduction de la durée du travail rendue possible par la loi du 11
juin 1996 s'est accompagnée de négociations intenses, entreprise
par entreprise, avec des engagements précis en matière de
création d'emplois au niveau de l'accord, puis au niveau de la
convention. Nous avons l'intention de faire le point de la
réalité de ces créations par une étude
ad
hoc
sur un échantillon d'entreprises au cours de l'année 1996.
- Ma deuxième remarque servira de transition sur les aspects
macro-économiques de la réduction de la durée du travail.
Nous savons que l'aide de l'Etat était importante dans le cadre de la
loi du 11 juin 1996. Elle était même plus
élevée que le point d'équilibre nécessaire entre
salariés, entreprises et pouvoirs publics. Or, les décisions
micro-économiques prises établissement par établissement
valident bien les thèmes que nous jugeons essentiels au plan
macro-économique pour que la réduction de la durée du
travail s'accompagne de création d'emplois : lien avec la
réorganisation du travail, meilleure prise en compte de la demande et de
ses fluctuations, mécanisme de compensation partielle sur les salaires,
que les entreprises ont négocié avec leur personnel, d'une part
en maintenant partiellement ou totalement les rémunérations mais,
d'autre part, en freinant, voire en gelant, les hausses de salaires sur une
période variable au cas par cas.
Voilà les principaux résultats que l'on peut tirer à ce
stade d'une expérience portant sur 1.040 conventions, expérience
qui doit être méditée quand on s'engage dans la discussion
du projet de loi qui sera présenté au Parlement.
M. Alain GOURNAC, président - Merci à M. Seibel, la parole est
maintenant à M. Michel Didier.
M. Michel DIDIER - Merci, Monsieur le président.
Je me situerai au niveau de la question des conséquences
économiques des " 35 heures ", en raisonnant en
économiste, et en essayant de donner mes analyses, sinon " mes
vérités ", car on est dans un domaine où la
vérité est évidemment relative.
Il me semble que, face à la question des conséquences
économiques de la décision de réduire à 35 heures
la durée du travail, notre devoir d'économiste est double : il
convient certainement de tenter d'apporter aux responsables politiques tous les
éclairages méthodologiques dont nous pouvons disposer au travers
de nos expériences et de notre connaissance, mais également
d'être extrêmement clairs sur les limites de nos instruments.
Personne n'imagine plus, me semble-t-il, que l'ensemble des salariés
puissent travailler moins sans contreparties dans l'équilibre
macro-économique, et celles-ci doivent être examinées.
De ce point de vue, je voudrais évacuer une des idées qui a
circulé selon laquelle le coût d'une mesure de réduction de
la durée du travail -car il y en a un- pourrait être
financé par un rééquilibrage de la répartition de
la valeur ajoutée, par une sorte de prélèvement sur les
profits vers la masse salariale.
Si la part des salaires dans la valeur ajoutée est aujourd'hui plus
basse qu'au début des années 70, elle a retrouvé son
niveau du début des années 60, avant le choc salarial de mai 1968
et avant la grande vague d'inflation de 1967 à 1987, ce qui fait que la
référence du début des années 70 ne me semble pas
bonne.
Depuis presque 10 ans, la part des salaires dans la valeur ajoutée est
stabilisée. Les choses ressemblent à une sorte de retour à
la normale.
Plutôt que sur un partage macro-économique constaté
ex-post, qui ne correspond à aucun comportement, ou objectif de
comportement, des entreprises, il faut raisonner sur les vrais
paramètres d'objectif des entreprises, et notamment sur l'objectif qui
est la rentabilité ou comme disent les économistes, la
profitabilité, à savoir la rentabilité diminuée du
coût de l'argent.
Sans entrer dans un détail sur ce sujet qui est un préliminaire,
mais qui est essentiel car il peut fausser le débat sur la suite selon
le point de vue que l'on adopte, on constate que, malgré une
amélioration certaine depuis une dizaine d'années, la
profitabilité globale des entreprises françaises reste
aujourd'hui sensiblement au-dessous de son niveau d'il y a 25 ans, donc
au-dessous de celui du début des années 70.
J'ajoute que le niveau comparé de la profitabilité des
entreprises françaises et des entreprises d'autres pays concurrents,
notamment des grands pays, n'est pas favorable à nos entreprises. Nous
avons un " gap " de profitabilité. Or, il apparaît
clairement que profitabilité, investissement et emploi sont
corrélés. On le voit sur l'ensemble des cycles passés.
Reprise de l'investissement et création d'emplois ne seront acquises
qu'au travers de nos nouveaux gains de profitabilité et certainement pas
au travers d'une amputation de la profitabilité.
De sorte que des mesures qui auraient pour effet, même si ce n'est pas
leur objectif premier, de faire rechuter en France la profitabilité des
entreprises seraient à coup sûr négatives pour
l'investissement, la croissance et l'emploi.
En conclusion de ce préliminaire, si la baisse de la durée du
travail devait entraîner des redistributions -et elle en entraînera
certainement-, c'est à l'intérieur de la formation du coût
salarial qu'il faut raisonner, donc que les changements doivent être
examinés. Cela marque -nous le verrons- les limites de l'exercice.
Ces observations préliminaires étant posées, la question
est la suivante : peut-on apprécier la réaction du
système économique à une forte baisse de la durée
du travail ?
M. Claude Seibel l'a annoncé, la réponse dépend beaucoup
de la nature de la baisse dont on parle, des modalités de la baisse et
des réactions des acteurs économiques, ce qui montre l'ampleur
des scénarios possibles en réponse à une telle baisse.
J'examinerai personnellement trois situations, sachant que toute situation
intermédiaire est possible, pour typer les différentes
réactions du système économique qui me paraissent
possibles.
Premier cas, volontairement extrême et maximal, serait le cas dont on a
parlé et beaucoup de Français l'ont compris et le
comprennent encore, ainsi d'une réduction de la durée effective
du travail de 39 heures à 35 heures payées 39.
Cela représente potentiellement un choc de coûts du travail
" ex ante ", avant réaction du système, de 11,4 %, la
hausse du coût de l'heure de travail nécessaire pour compenser la
baisse de la durée du travail dans une enveloppe de production
inchangée.
Ce serait un choc tout à fait majeur, supérieur à celui du
début des années 80 qui avait cumulé, certes, une baisse
de la durée du travail d'une heure qui s'ajoutait à de fortes
hausses du SMIC, des hausses de taux de cotisations sociales et des hausses
salariales et au deuxième choc pétrolier.
Nous serions dans les mêmes ordres de grandeur. Or, ces chocs -je le
rappelle- avaient été à l'époque suivis d'une perte
de compétitivité massive de l'économie française,
d'une forte augmentation du chômage, puisque le taux de chômage
augmente de 1980 à 1986 de 4 points -presque 1 million de
chômeurs en plus- et d'un recul industriel sans précédent,
que nous avons enrayé depuis en compensant un certain nombre des mesures
prises, mais nous n'avons pas effacé les résultats. Les pertes
industrielles de l'époque sont toujours inscrites dans notre
système productif.
Aujourd'hui, les contraintes seraient bien plus grandes qu'elles ne
l'étaient à l'époque, car nous avons renoncé
à l'arme défensive de la dévaluation qu'il a fallu
utiliser deux fois à l'époque, et la concurrence
mondialisée est bien plus intense qu'il y a 10 ou 15 ans.
Pour que l'expérience des années 80 nous soit utile, il faut
faire autrement, en garder à l'esprit les conséquences et
notamment l'idée qu'un choc d'une ampleur comparable, même s'il
était étalé, aurait aujourd'hui des conséquences du
même type et se traduirait par un nouvel affaiblissement de notre
système productif, par de nombreuses disparitions d'entreprises et des
suppressions d'emplois en grand nombre.
J'ajoute, ayant dit cela, comme hypothèse maximaliste, que
l'hypothèse d'une hausse du coût du travail de 11,4 % ne prend pas
en compte les réactions des entreprises qui chercheraient à
compenser ce choc. C'est une menace extrême mais une menace tout de
même, et la question du SMIC, qui n'est pas aujourd'hui clarifiée,
montre que cette menace n'est pas totalement conjurée.
Pour tenter d'apprécier la suite, c'est-à-dire les
conséquences économiques d'une baisse de la durée du
travail, il faut spécifier plus précisément les
hypothèses retenues quant à ses modalités et aux
réactions des acteurs économiques.
C'est là que je vais donner deux autres scénarios possibles
à titre illustratif, ou deux autres hypothèses :
Le cas où la durée légale est ramenée de 39
à 35 heures, la durée effective restant inchangée, comme
dans les 46 ans mis dans le passé pour que la durée effective
rattrape la durée légale. Si c'était l'objectif, il faut
clairement l'annoncer.
Dans ce cas, puisque rien n'est changé, sur quantité de travail
produite par les salariés, les conditions physiques de la production
sont " ex ante " inchangées. On peut admettre que la
production et la quantité de travail fournies dans le pays sont les
mêmes, mais un élément nouveau est d'ordre
institutionnel ; 4 heures par semaine deviennent des heures
supplémentaires payées 25 % plus cher que les heures normales. Il
en résulte que l'on a mécaniquement une hausse des charges
salariales que l'on peut calculer à 2,6 % au titre des majorations
pour heures supplémentaires. Mais ce n'est pas tout, car on sait aussi
que les heures supplémentaires ouvrent droit dans notre
législation actuelle -qui n'est pas modifiée dans le projet de
texte, en plus de la majoration des heures du prix des heures
supplémentaires, à un repos compensateur obligatoire.
Dans les entreprises de plus de 10 salariés, le repos compensateur
obligatoire est de 50 % du temps de travail, au-delà de 42 heures.
Je passe sur le détail du système qui est dans les textes actuels
pour venir aux conséquences. Quel serait l'effet d'une baisse de la
durée légale à 35 heures ?
Prenons le cas d'une entreprise dont l'horaire habituel est aujourd'hui de
39 heures par semaine ; si la durée légale passe
à 35 heures, et si la durée effective n'est par ailleurs pas
modifiée, 4 heures par semaine deviendront des heures
supplémentaires, ce qui conduit pour une année de 47
semaines à 4 h x 47 = 188 heures supplémentaires.
Le repos compensateur obligatoire futur dépendra des seuils qui seraient
retenus au-delà de l'an 2000 mais, pour l'instant, on peut imaginer deux
types d'hypothèses :
- Les seuils actuels sont maintenus, c'est-à-dire 130 heures de
contingent annuel pour la compensation à 50 % par an, au-delà des
42 heures (devenues 41 heures dans la prochaine proposition de loi) et 39
heures pour la compensation à 100 %.
Si l'on maintient cela, il n'y aura pas de repos compensateur obligatoire et
l'on reste aux 2,6 %.
Si, en revanche, les seuils hebdomadaires sont indexés comme dans la loi
actuelle sur la durée légale en maintenant les 130 heures, mais
en abaissant les seuils hebdomadaires à 38 heures et 35 heures,
c'est-à-dire la durée légale et la durée
légale plus 3 heures, le repos serait calculé à 50 %
au-delà de 38 heures pour 47 semaines, soit 23 heures et demie, et
à 100 % pour les 58 heures au-delà du contingent annuel de
130 heures. Cela donne au total un surcoût du travail de 4,5 % qui
s'ajoute aux 2,6 % au titre des majorations d'heures complémentaires.
Je ne sais pas ce qui résultera d'une loi qui sera soumise dans 2 ans.
Selon ce qu'elle sera, il pourra en résulter un accroissement du
coût horaire de l'heure productive qui serait compris entre 2,6 % et
7,1 % par le jeu des mécanismes de majoration et de compensation.
Si l'on applique à ces chiffres une élasticité de l'emploi
par rapport au coût du travail que je fixe très forfaitairement
à - 0,5 % -augmentation du coût du travail et baisse de
l'emploi-, cela donnerait à terme pour l'économie
française des pertes d'emplois de 150.000 à 350.000 postes
de travail selon l'hypothèse retenue sur les seuils.
Voilà le résultat de cette hypothèse, à savoir
celle d'une baisse de la durée légale sans baisse de la
durée effective. Je ne pense pas que ce soit l'objectif
recherché.
Il faut passer au troisième scénario, celui de la baisse de la
durée légale avec baisse de la durée effective. Là,
les effets sont incertains, mais on peut essayer de les probabiliser. Ce cas
explore les conséquences d'une baisse de la durée légale
avec une diminution encouragée, voire plus ou moins contrainte de la
durée effective.
Les conséquences sont plus difficiles à apprécier, car se
posent des questions des effets de productivité horaire et de la
compensation salariale, en laissant de côté le problème que
l'on peut voir à part de l'impact de l'engagement des finances publiques
dans cette affaire. Je raisonne donc en termes d'économie globale,
indépendamment de l'argent public.
Du côté de la productivité, il est très probable
que, face à une baisse de la durée effective, les entreprises
s'efforceraient d'augmenter la productivité et qu'elles y arriveraient,
car il y a toujours des gains potentiels de productivité possibles.
Je nous invite à rester prudents sur ces gains pour trois raisons :
L'" effet Sauvy " jouerait pour des entreprises, à savoir le
fait qu'elles perdraient de la production. Bien que le contexte
macro-économique traduise du sous-emploi, il y a toujours, même
dans des économies de sous-emploi, des entreprises en limite de
capacité, voire en pénurie de personnel. C'est le cas d'une
grande partie de l'informatique qui, si elle était rationnée dans
ses horaires, ne pourrait que baisser son niveau de production. D'autres
secteurs, comme le bâtiment, qui ont des problèmes de fluctuations
d'activité, ne retrouveraient pas ce qu'ils ont perdu dans la baisse de
la durée légale. Ces conséquences se traduiraient
marginalement peut-être par un demi point ou un point de production en
moins lié à des rationnements quantitatifs.
Par ailleurs, la pression actuelle sur la productivité est
déjà très forte dans l'économie française.
Il ne faut jamais l'oublier. Il convient de tenir compte des prix stables,
d'une inflation 0, ou en baisse dans l'industrie, avec des hausses salariales
annuelles de l'ordre de 2,5 % par an.
Il y a un effort permanent de productivité des entreprises, et il ne
faudrait pas commettre l'erreur de considérer que les 2,5 % de
productivité par an pourraient être affectés à
compenser la baisse de la durée du travail. Il faudrait gagner encore 1,
2, 3 ou 4 points de productivité en plus.
Est-ce vraisemblable pour la totalité de l'économie ? C'est
certainement possible pour un certain nombre d'entreprises qui actuellement ont
déjà des décisions de baisse de la durée du
travail, mais la généralisation à l'ensemble de
l'économie paraît hasardeuse. La seule façon
d'éviter une augmentation du coût du travail est effectivement de
faciliter la réalisation des gains de productivité horaires les
plus élevés possible.
Tous les responsables d'entreprises interrogés répondent et
indiquent que, pour y parvenir, une souplesse est nécessaire et
indispensable dans la gestion de leur production et de leur emploi. Il faut
pouvoir répondre à une demande fluctuante, parfois
imprévisible -un marché qui arrive, un réassortiment dans
le textile par exemple- et, de ce point de vue, il me semble qu'il y a un assez
large accord pour considérer que la contrainte de la durée
hebdomadaire est beaucoup plus forte que la contrainte d'une durée
annuelle. De sorte que les gains de productivité possibles seraient plus
importants si l'on raisonnait en termes d'une durée annuelle du travail
qui pourrait baisser. Je ne comprends pas pourquoi, ce consensus étant
aujourd'hui quasiment général, on ne dit pas clairement qu'il
faut poser d'emblée dans ce débat la question de l'annualisation
des horaires pour laquelle M. Claude Seibel a rappelé que, dans beaucoup
d'accords de cette nature, c'était un élément important de
l'accord.
Je ne comprends pas qu'on ne le dise pas collectivement, car c'est un point
important qui pourrait contribuer à débloquer certaines
situations, et le flou sur ce point n'est pas utile.
J'en terminerai par la compensation salariale. L'autre inconnue importante des
résultats qui conditionne l'impact de la baisse du travail est la
compensation salariale. Le Gouvernement a suggéré la
modération. C'est une voie nécessaire. Peut-on imaginer que la
modération soit suffisante pour qu'elle permette d'absorber en quelques
années une partie du choc initial ?
C'est une voie recommandée, mais il faut reconnaître que, dans le
contexte macro-économique dans lequel nous sommes et nous serons dans
les années à venir, à savoir une inflation à 1 ou
1,5 % et d'une hausse salariale à 2,5 %, ce que l'on peut gagner par de
la modération salariale est faible chaque année. Une partie de
l'ajustement doit être absorbée par de la modération
salariale sans baisse. Alors, il faut des années. C'est une bonne voie,
mais c'est nécessairement long.
Si l'on veut aller vite, la baisse de durée du travail envisagée
ne peut avoir un effet positif sur l'emploi que s'il y a des baisses effectives
de salaire au moment du basculement, et la question que je pose -mais je n'ai
pas la réponse- est la suivante : est-ce vraiment probable à
l'échelle macro-économique ?
Il faut enfin réfléchir au cheminement -point essentiel-, quoi
qu'il arrive de la durée effective. Si la baisse de la durée
légale intervenait brutalement entre 2000 et 2002, pendant plusieurs
années la durée effective sera supérieure à la
durée légale au cours de laquelle on va se trouver dans mon cas
n° 2, avec des surcoûts horaires du travail liés à
l'écart entre la durée effective et la durée
légale. Ces surcoûts seraient négatifs pour l'emploi.
Il y a peut-être un chemin, un ensemble de conditions qui, si elles se
trouvent toutes réunies, permettraient d'arriver à combiner la
baisse de durée du travail et l'emploi, mais il y a aussi beaucoup plus
de combinaisons possibles dans lesquelles cette baisse de la durée du
travail se traduirait par des éléments défavorables
à l'emploi, c'est-à-dire par des réactions rationnelles
des agents micro-économiques, dont le jeu combiné aboutirait
à une stagnation de l'emploi, voire à un recul. Un risque de
cette affaire serait qu'elle apporte un avantage nouveau aux salariés en
place sans apporter véritablement de l'emploi. Ce ne serait pas la
réussite de l'opération.
M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie.
M. Daniel PERCHERON - Monsieur le président, je poserai une question
à Rexecode. Il a pris position sur 1981 -c'est une comparaison
décisive par certains aspects- en affirmant -en oubliant la
cinquième semaine de congés payés et la retraite à
60 ans- que nous n'avions pas effacé la perte de marchés
industriels de 1981.
Peut-il nous faire parvenir les chiffres exacts, car c'est un thème que
je ne connais pas et, dans le débat, peut-il préciser comment
cela s'articule-t-il avec le commerce extérieur français
d'aujourd'hui ?
M. Alain GOURNAC, président - Je passe la parole à M. Gubian.
M. Alain GUBIAN - J'aborderai la situation sous un angle économique en
insistant sur les conditions de réussite de la réduction de la
durée effective du travail et en montrant comment les paramètres
du projet de loi peuvent aller ou non dans ce sens.
La réduction du chômage -on est largement d'accord- ne viendra pas
de la simple amélioration de la conjoncture et s'il faut une croissance
la plus forte possible, si elle est souhaitable et souhaitée, elle ne
peut suffire à effacer une part importante du chômage. Cela avait
déjà été bien mis en évidence dans la
préparation des travaux du 11ème plan en 1992. Même avec
une croissance de 3,5 % pendant 5 ans, il y aurait encore beaucoup
à faire.
Le thème classique est la question de l'enrichissement de la croissance
en emplois. Il faut, par point de croissance, avoir plus d'emplois. Une
méthode discutée elle-même dans cette préparation du
11ème plan a été largement mise en oeuvre. C'est la
question de la politique d'allégement du coût du travail par la
partie non salariale et la baisse des charges sur les bas salaires. Les effets
-on le sait- peuvent être importants, mais on sait également
qu'ils sont lents et que le coût est relativement élevé
à court terme même si à moyen/long terme ces mesures sont
relativement efficaces et moins coûteuses. L'analyse de la DARES fait
apparaître que les effets sont de l'ordre de 60.000 emplois pour 10 GF
non financés par le déficit budgétaire.
L'enrichissement de la croissance en emplois peut aussi être obtenu par
la réduction du temps de travail individuelle ou collective, et ces
mêmes travaux du plan montraient en 1992 la possibilité de jouer
sur le temps partiel, qui s'est depuis développé fortement,
et l'impact du temps partiel dans l'évolution de l'emploi des 4 à
5 dernières années est clairement démontré.
Cela explique une partie importante de l'emploi de ces dernières
années, au-delà de ce que la croissance explique, mais on sait
que cela s'accompagne d'un développement important des
inégalités salariales.
Dans les mêmes travaux du Commissariat général du Plan, il
était montré qu'une réduction collective de la
durée du travail pouvait avoir des effets potentiels importants sans les
mêmes inconvénients en termes d'inégalité salariale,
mais qu'il fallait afficher des conditions strictes pour qu'elle puisse
être mise en oeuvre.
Ces travaux ont été complétés par des travaux de
l'OFCE, de Messieurs Cette et Taddéi et la DARES a souhaité,
dans le cadre de la réflexion sur le projet de loi, disposer de travaux
nouveaux qu'elle a commandés à la Banque de France et à
l'OFCE pour remettre ses calculs d'actualité et voir quelles
étaient les conditions d'équilibre. Ils seront disponibles dans
quelque temps quand ils seront terminés.
Les conditions sont bien connues, et je voudrais les rappeler. Il s'agit que
l'évolution des salaires horaires, au moment de la réduction de
la durée du travail, soit largement proportionnée aux gains de
productivité associés à la réduction de la
durée du travail -cette productivité supplémentaire par
rapport aux gains tendanciels dont parlait M. Michel Didier-, l'emploi
étant fonction de ces mêmes gains de productivité.
Il y a plus de possibilités salariales s'il y a plus de gains de
productivité et moins d'emplois. Une petite marge pour
l'évolution des salaires tient aux aides financières
accordées par les pouvoirs publics.
En tout état de cause, cette première condition signifie que les
coûts salariaux doivent être maintenus. C'est la position que l'on
a retracée dans les travaux de la DARES et dans ceux associés au
rapport Cabanes l'an dernier. Les coûts unitaires de production
inchangés doivent être la référence de travail.
Deuxième condition : la baisse de la durée du travail
entraîne une baisse de la durée d'utilisation des
équipements. Il faut qu'alors soient mises en oeuvre des
réorganisations pour qu'il n'y ait pas cette réduction de la
durée d'utilisation des équipements, sinon on a une baisse de la
production ou une augmentation du coût du capital pour cette même
production.
Ils mettent également en évidence qu'au niveau
macro-économique il existe un niveau d'aide qui est l'aide
d'équilibre. Une fois que la durée du travail est réduite
et s'est diffusée complètement, il faut que la dépense
budgétaire soit financée par les effets induits sur les budgets
sociaux, c'est-à-dire la réduction des dépenses
d'assurance chômage et les suppléments en termes de cotisations.
Il y aura une dépense affichée au compte de l'Etat, mais des
ressources supplémentaires dans les comptes des organismes sociaux et
d'assurance chômage. L'aide peut être calculée sur un
certain nombre de paramètres ; une réduction de l'ordre d'un
point des cotisations par heure, sous certaines hypothèses de gains de
productivité de l'ordre d'1/3. Une fois que cette aide est
définie, une certaine hausse des salaires horaires est possible pour que
les choses se passent à coût salarial inchangé, mais cette
compensation salariale ne peut être totale.
Les économistes partagent largement ces réflexions. Ils ne
s'accordent pas sur les paramètres à mettre en avant, et souvent
les économistes théoriciens sont plus sévères, car
ils pensent que les exigences salariales à long terme ne seront pas
tenues, mais il s'agit là d'un fait empirique lié à une
situation sociale donnée.
Cette hausse des salaires horaires qui ne doit compenser qu'en partie, l'effet
sur le salaire mensuel de la réduction de la durée du travail
doit être perçue dans une logique dynamique et pas
forcément instantanément, mais la manière dont l'aide est
conçue peut le faciliter.
Une fois que ces conditions sont respectées, il y a
schématiquement une situation d'économie française plus
riche en emplois, sans tension inflationniste supplémentaire. Ce n'est
pas quelque chose que l'on sait forcément faire, mais que l'on peut
mettre comme référence pour la discussion. On peut ensuite mettre
en oeuvre des mesures pour tendre vers cette référence. Il faut
expliquer ce que l'on veut ; c'est ce cadre à stabilité
macro-économique donnée. C'est ce qui a été fait
dans le cadre du rapport Cabanes mais aussi pour évaluer, pendant la
mise en place de cette mesure, les effets de la loi " de
Robien " en
1996, à la DARES par exemple.
Peut-on penser que les hypothèses qui sont dans le projet de loi
présenté par le Gouvernement répondent à ces
conditions mises en avant ?
Quand on parle de l'effet sur l'emploi de la réduction de la
durée du travail, il faut savoir quelle sera cette réduction
effective. J'insisterai sur le fait que la durée légale n'a
aucune conséquence directe sur la durée effective du travail et
qu'il y aura une orientation.
Compte tenu qu'il y aura surcoût pour les heures supplémentaires,
il est probable qu'un certain nombre d'entreprises souhaiteront abaisser leur
durée du travail -elles ont un certain temps, 2 ou 4 ans selon les types
d'entreprises- et, dans le temps précédent, elles
bénéficieront d'une aide financière relativement
importante qui leur permet de faire ce choix mais, de fait, il restera en 2000
à 2002 des entreprises à 39 heures qui
préféreront payer des heures supplémentaires,
générer peut-être des gains de productivité pour que
les coûts ne soient pas trop importants. Et il y aura des salariés
à temps partiel qui réaugmenteront leur durée du travail,
car ils sont à durée faible et qu'ils la subissent. La
durée moyenne sur l'ensemble des salariés sera inférieure
à la baisse de la durée légale, pour cette raison
notamment.
Va-t-on baisser la durée du travail effectivement sur un champ
important ? La question est durablement ouverte. Il faut une
crédibilité forte dans la baisse de la durée légale
et que les aides soient largement mobilisées dans la période
transitoire.
J'insiste sur le fait que les conditions économiques de croissance
favoriseront la diffusion d'une réduction de la durée du travail.
C'est dans ces moments-là que peuvent se faire facilement des
réorganisations, et avoir une croissance relativement soutenue pendant
les 2, 3 et 4 ans qui viennent ou une stagnation de l'activité,
changeront la donne.
La réduction de la durée du travail pourrait être un
élément favorable ou défavorable à la croissance
selon la manière dont le scénario s'enchaînera.
Concernant le calibrage de l'aide telle qu'elle est aujourd'hui, si l'on
retient des gains de productivité dans la moyenne d'une fourchette large
25 %/50 %, des gains de productivité de l'ordre d'1/3, liés
à la réduction de la durée du travail, les effets sur
l'emploi direct sont de l'ordre de 7 % pour une baisse de 10 % effective.
Aussi, on peut dire que l'aide d'équilibre est de l'ordre d'un point par
heure, et si on la ramène en francs, il s'agit de 5.000 F par
salarié.
C'est le chiffre retenu dans le projet dans la version la plus standard de
baisse à 10 % et, à titre de comparaison, l'aide de la loi
" de Robien " était, dès la deuxième
année, de l'ordre de 9 points de cotisation, puisque c'était
30 % des cotisations patronales. On est donc à plus du double de ce
point d'équilibre, sans que la sortie du dispositif soit
explicitée, puisqu'il y avait 7 années de réduction
de cotisation.
S'il y avait généralisation très forte de la baisse de la
durée du travail via le système actuel, le coût
budgétaire important serait à financer par des recettes
supplémentaires. En orientant au niveau structurel vers le point
d'équilibre, on signifie qu'
a priori
, au niveau de l'ensemble des
finances publiques -ce qui est pertinent du point de vue des critères de
Maastricht-, on n'a pas ce problème financier à terme, à
condition que les hypothèses soient valables, mais on pourra en reparler.
Le profil de l'aide est intéressant ; il est dégressif. On
passe de 9.000 F à 5.000 F en 5 ans et,
a priori
, il y
a une stabilité à 5.000 F. Cela signifie un surcoût dans un
premier temps, mais, à l'inverse, une facilité pour les
entreprises, à gérer dans la négociation, puisque c'est le
mode proposé pour réduire concrètement la durée du
travail, les problèmes salariaux en lissant la compensation puisque
l'aide de l'Etat est de moins en moins forte. A court terme, il y a
possibilité que la compensation salariale nécessaire à
terme soit plus favorable. Ce système dégressif va dans ce sens
et atténue le surcoût salarial qui aurait lieu s'il n'y avait pas
ce système plus fort à court terme.
Je reviendrai dans la discussion sur ces points.
Le point important dans cette affaire vient du fait que la réduction de
cotisation est en francs et non pas en pourcentage. Il est intéressant
de voir que le total de l'aide est un pourcentage plus grand quand le salaire
est plus faible et que, d'une manière ou d'une autre, cela favorise les
emplois peu rémunérés et/ou peu qualifiés, soit
parce que cela facilite la compensation salariale, soit parce que cela va dans
le même sens qu'une aide générale au travail peu
qualifié.
L'aide est dégressive dans le temps. Elle est de moins en moins
importante au fur et à mesure que l'on s'approche de la baisse de la
durée légale, de sorte que cela va dans le sens d'une incitation
à la réduction rapide avant la baisse de la durée
légale.
J'interprète cela comme un élément qui devrait conduire
à ce qu'un maximum d'entreprises soient déjà à 35
heures au moment où la nouvelle durée légale s'appliquera,
de sorte que le surcoût lié aux heures supplémentaires sera
moindre.
Je terminerai par le calibrage des créations d'emplois. Dans la loi
" de Robien ", une fourchette, symboliquement, pouvait
paraître
séduisante -moins 10 %/plus 10 %, ou moins 15 %/plus 15 %-,
avec l'idée que, du fait que l'on était sur des chiffres
comparables, il n'y avait pas de gains de productivité. On avait le
maximum d'effet sur l'emploi.
Ceci est complètement faux puisque les entreprises sont libres
d'utiliser ou non la loi " de Robien " ou la future loi. Ce
ne sont
pas toutes les entreprises qui choisissent ces aides et cette méthode de
réduction de la durée du travail, mais celles pour lesquelles il
y a un intérêt particulier. Beaucoup augmentent leur emploi et
d'autres le réduisent. Il est probable que beaucoup d'entreprises ont
utilisé la loi " de Robien " -on n'a pas les moyens de le
mettre en évidence- dans la version offensive, quand elles
étaient sur une tendance de leurs effectifs relativement croissante, de
sorte que quand on fait moins 10 %/plus 10 %, quand déjà on doit
faire plus 5 %, cela engendre des gains de productivité et, à
l'inverse, si l'on devait faire 0, cela apporte peu de gains de
productivité. Si vous avez moins 4 % d'effectifs à
réaliser cette année et que vous faites moins 10 %/plus 6 %, vous
êtes dans la même condition que si vous faites moins 10 %/plus
10 % par rapport à 0 d'effectif.
Le moins 10 %/plus 6 % est en fait une manière d'ouvrir le champ
à un plus grand nombre d'entreprises dans le volet offensif, comme dans
le volet défensif, de sorte qu'il est pertinent de garder pour l'analyse
de la loi " de Robien ", comme pour l'analyse du projet de
loi
bientôt en discussion, des gains de productivité relativement
comparables. On ne sait pas combien concrètement, mais 1/3 peut
paraître pertinent pour la réflexion.
A partir de là, il en résulte que le coût net, une fois
pris en compte les retours financiers dans les comptes publics, s'avère
relativement inférieur dans ce projet à celui de la loi " de
Robien ", mais la contrepartie réside dans le fait qu'il implique
une modération salariale plus forte puisque l'aide donnée aux
entreprises étant moindre, la gestion dans la négociation des
évolutions de rémunération doit être plus
précise, sachant que, pour la loi " de Robien ", -cela a
joué pour les grandes entreprises qui ne l'ont pas tellement
utilisée- il aurait fallu en sortir au bout de 7 ans. Pour les
entreprises qui ont un horizon d'analyse long, et qui font de grands
investissements, cette rupture n'est pas facile à gérer.
M. Jacques FREYSSINET - Je propose de réfléchir devant vous sur
deux questions.
Première question : s'agissant de la décision de
réduire à 35 heures la durée hebdomadaire du travail, elle
ne constitue pas une décision autonome. Elle est prise dans un
" paquet ", un projet de loi, où ses effets seront
combinés avec d'autres. Il est difficile de réfléchir sur
ses conséquences si l'on n'introduit pas des éléments
d'analyse sur les aspects de complémentarité ou de contradiction
entre les différents éléments du dispositif.
Deuxième question : Si l'on se donne comme objectif de réduire la
durée du travail pour créer des emplois -il s'agit de la
durée effective-, la réduction de la durée légale
est-elle un instrument utile et nécessaire pour réduire la
durée effective ?
Concernant le premier point, l'insertion d'une disposition spécifique
" réduction de la durée légale dans un projet de
loi ", il faut se rappeler que, depuis 1982, l'ordonnance du
16 janvier dite " 39 heures cinquième semaine "
était plus complexe et avait introduit cette nouvelle orientation. Les
pouvoirs publics interviennent sur la durée du travail en combinant
trois techniques : la modification des normes légales, le transfert du
pouvoir normatif à la négociation et la procédure du
conventionnement avec les entreprises. Il est important de bien noter que les
mécanismes d'action sont assez profondément différents, et
notamment le type de dynamique que cela introduit avec les acteurs
économiques et sociaux.
Cela a été dit -je le mentionne elliptiquement-, la durée
légale du travail n'exerce aucun effet homogénéisateur et
contraignant sur les durées effectives. Seuls les maxima ou les
enveloppes maximales d'heures supplémentaires engendrent des
contraintes.
La durée légale, outre l'effet indirect qu'elle exerce en
positionnant les enveloppes d'heures complémentaires, engendre un effet
coût d'une part en provoquant les phénomènes de
déplacement du seuil des heures supplémentaires, et des repos
compensateurs de remplacement, le cas échéant et, par ailleurs,
d'une façon plus compliquée, en déplaçant
éventuellement le seuil du temps partiel fixé à 80 % de la
durée légale, et donc des tranches dans lesquelles on peut
bénéficier des exonérations temps partiel.
Il y a ces deux effets possibles par les coûts. Sur ce point-là,
le projet adopte des solutions prudentes. Pour les heures
supplémentaires, il y a cet engagement curieux à ce qu'au
maximum, dans la deuxième loi, elles soient fixées à un
taux de 25 %. Il n'y aura pas alourdissement des taux, mais déplacement
de l'espace dans lequel se situeront ces heures.
Concernant le temps partiel, la fourchette 32-28 qui risquait de tomber par
application du 80 % au nouveau seuil de 35 heures, est préservée
au moins dans la première loi, puisqu'il est indiqué que les
exonérations temps partiel seront maintenues pour cette tranche. Il n'y
aura pas d'impact négatif sur la possibilité de
bénéficier des exonérations pour les gens qui,
jusqu'à la loi, étaient à temps partiel et qui,
désormais, ne le seront plus au sens juridique du terme.
En plus, le projet de loi contient de légères restrictions sur le
type de temps partiel qui est porteur d'exonérations concernant la
période de référence qui ne pourra plus être
l'année, et le plancher qui est porté de 16 à 18 heures.
Au total, sur ce premier point, techniquement, il y a un
phénomène de renchérissement du coût relatif du
travail sur deux plages horaires 16 /18 qui perdent les exonérations
temps partiel, et 35 /39 qui déclencheront des heures
supplémentaires.
En revanche, pas de modification directe des contraintes maximales.
Deuxième composante : le transfert du pouvoir normatif à la
négociation collective. C'est un mécanisme beaucoup
utilisé depuis 1982, avec les accords dits dérogatoires, que
permettait l'ordonnance du 16 janvier, et ensuite avec la loi Seguin,
modulation de type 1 et 2, puis avec l'annualisation de la loi quinquennale.
Cette gamme de dispositions signifie que le législateur
délègue certains pouvoirs normatifs aux acteurs sociaux, à
condition qu'ils se mettent d'accord.
C'est un instrument important si l'on veut agir sur la durée
réelle. Dans ce domaine, la loi ne bouge pas beaucoup. Elle ne parle pas
d'annualisation mais dit explicitement que l'ensemble des dispositifs actuels
de flexibilité -les deux modulations, l'annualisation et le repos
compensateur facultatif de remplacement- sont maintenus. Il y a deux
adjonctions non négligeables : le fait que la réduction de
la durée du travail pourra être réalisée en tout ou
partie par des jours de congé ou en compte épargne-temps. C'est
un nouveau type de modulation et, concernant les libertés d'action pour
négocier, par suite de l'absence d'efficacité de l'accord du
31 octobre 1995 et de la loi de 1996 sur la possibilité, en
l'absence de délégués syndicaux, de désigner des
représentants à travers des systèmes de négociation
de branches, la loi valide la jurisprudence de la Cour de cassation sur la
possibilité de désignations directes.
Des organisations pourront désigner directement, en l'absence de tout
accord de branches, des signataires possibles de ces accords. Cela ouvre des
marges considérables que l'on peut apprécier positivement ou
négativement, mais qui changent sérieusement le panorama.
Troisième mécanisme d'intervention : le mécanisme
contractuel. L'Etat contracte avec une entreprise et lui offre des avantages
financiers pour autant que cette entreprise s'inscrit dans certaines normes
définies par la politique de l'emploi.
Nous connaissons cela depuis les contrats de solidarité -
réduction de la durée du travail de 1982. Des modifications ont
été apportées successivement, dont l'amendement Chamard et
la loi " de Robien ".
Je signale un point important. Ce mécanisme crée deux
mondes : le monde des entreprises qui appartiennent au champ, sont
candidates ou sont agréées, et vont avoir un système de
coût salarial particulier, et les entreprises qui sont, soit hors champ,
soit non candidates, soit non agréées, puisqu'il faut que
l'accord collectif soit suivi d'une convention avec l'Etat, et qui
fonctionneront avec un système de coût salarial différent.
Il y a une logique de la collectivité publique qui, considérant
que ce type d'accord a des effets externes positifs, ristourne à
l'entreprise une partie des effets positifs qu'elle engendre pour la
collectivité et dont on peut calculer le point d'équilibre.
Sur ce premier point, la loi n'apporte pas d'innovations majeures, mais une
combinatoire différente associée à une réduction
forte de la durée légale. Il faut remonter à 1936 pour
avoir une variation aussi forte mais, en 1936, cela avait été
initialement obligatoire sur le plan des durées effectives. Là,
c'est clairement du domaine de la durée légale, donc une
indication de volonté politique et une pression directe sur les
coûts relatifs qui, accompagnée du système d'incitation
contractuelle, entend infléchir de manière non contraignante les
choix des acteurs car leur système de prix et de référence
sera modifié.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Vous mettez en évidence une
problématique. Vous nous dites que des entreprises
bénéficiant d'aides publiques pourront pratiquer des prix sur des
marchés à des niveaux plus intéressants que ceux des
entreprises qui n'auront pas bénéficié de ces avantages.
N'y a-t-il pas avec ces mécanismes d'aides publiques des risques de
discrimination et de manquement aux règles élémentaires de
la concurrence ? En tant qu'expert, estimez-vous que les emplois que l'on
va créer dans le système aidé peuvent être au plan
global réduits par les pertes d'emplois qu'auraient à subir les
entreprises qui ne bénéficieront pas de ces aides ?
On voit le résultat : plus 12 % de chômage.
M. Jacques FREYSSINET - Ce n'est pas propre à notre pays, l'Etat adopte
de plus en plus souvent des rapports de type contractuel des entreprises. Ce
principe même crée des libertés de choix des entreprises,
la question étant de savoir quels sont les éléments du
choix de l'entreprise. Elle est libre d'être candidate ou pas. Elle fera
un calcul de rentabilité qui l'aidera pour mesurer les termes de son
avantage ou de son inconvénient ; elle choisit librement. Il y
aurait problème si, au niveau de la réponse de l'Etat il y avait
discrimination et si, face à des propositions différentes ou
à des accords de même nature, tantôt l'Etat acceptait la
convention ou tantôt ne l'acceptait pas.
Sous réserve de vérifier s'il y a bien une jurisprudence
homogène au sein des services extérieurs du Travail et de
l'Emploi concernant les signatures de conventions, sur le fait de laisser un
choix aux entreprises, à savoir qu'elles adoptent un comportement qui
leur posera des problèmes de réorganisation qui va engendrer des
coûts mais qui, ayant des effets supposés bénéfiques
pour la collectivité, va entraîner une ristourne qui peut
être fixée à l'équivalent approximatif des
économies sur les coûts des administrations de protection sociale,
personnellement je n'ai pas de problème.
J'aurais des problèmes s'il y avait des jurisprudences manifestement
inégales de la part de l'Etat concernant l'acceptation ou le refus des
conventions qu'on lui soumet.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Les jurisprudences sont souvent de la
médecine légale car, s'agissant de phénomènes
d'entreprises, ils vont très vite.
M. Claude SEIBEL - Il existe dans le cadre de l'application de la loi
" de
Robien " un nombre non négligeable d'entreprises qui ont
passé des accords mais non des conventions, et qui n'ont pas
cherché à avoir l'aide de l'Etat. Celles qui avaient
enclenché des mécanismes article 39 avant sa modification
n'avaient pas forcément intérêt à aller
jusqu'à une convention avec l'Etat.
M. Jacques FREYSSINET - Faut-il réduire la durée
légale ? Je me place dans l'hypothèse où les pouvoirs
publics considèrent que réduire la durée effective a un
effet positif sur l'emploi.
L'hypothèse est discutable mais je ne la traite pas ici, car nous
n'avons pas le temps et elle a déjà été
abordée par d'autres intervenants. Je réfléchis sur le
thème : " d'accord pour une réduction de la durée
effective à condition qu'elle soit librement négociée et
qu'il n'y ait pas de contraintes de l'Etat ".
Cet argument est-il pertinent ? De mon point de vue, si la
réduction de la durée effective était portée par la
négociation, ce serait évidemment la solution souhaitable et
efficace. La question qui se pose est celle de traditions de notre pays qui
font qu'aussi bien en longue période qu'en courte période nous
avons accumulé des échecs en ce domaine.
En longue période, nous voyons toute une série d'interventions de
l'Etat sur la durée légale ou maximale -travail des enfants, des
femmes, travail posté, de nuit- voire 48, 40, 39 ou 35 heures. Sauf une
exception : il n'y a pas depuis un siècle de négociations
collectives qui aient engendré une réduction sensible de la
durée effective du travail, l'exception étant les
négociations de branches qui ont suivi le protocole d'accord de Grenelle
de 1968 et qui ont en quelques années ramené approximativement la
durée effective au niveau de la durée légale. Ce sont ces
fameux gaps que signalait M. Claude Seibel.
Dans le courant des années 70, la durée effective tangente la
durée légale sous l'impact de la négociation de branches
déclenchée par le protocole d'accord de Grenelle.
C'est le seul exemple historique que nous ayons. Si on se rapproche de
l'actualité, depuis l'ordonnance de 1982, la loi Delebarre
mort-née, la loi Seguin, la loi quinquennale, toute une série de
dispositions élargissaient les conditions, le contenu de la
négociation dans l'objectif d'associer aménagement,
flexibilité du temps de travail et réduction du temps de travail.
La négociation d'entreprise s'est développée dans ce
domaine. Le nombre des accords sur le temps de travail a dépassé
pour la première fois 2.000 en 1986, 3.000 en 1993 et 4.000 en 1996.
Cependant, de 1983 à nos jours, la durée hebdomadaire
déclarée par les entreprises des travailleurs à temps
plein n'a varié autour de 39 heures que par des décimales. Nous
avons aujourd'hui pratiquement la même durée du travail à
temps plein affichée qu'en 1983.
Si l'on regarde les déclarations des ménages -une enquête
de 1994 fournit les chiffres les plus récents-, mis à part les
enseignants pour lesquels la durée du travail est un problème
complexe sur lequel je ne me permettrais pas d'ironiser étant
concerné, la durée de travail des salariés à temps
plein est de 41 heures en 1994.
Cela signifie qu'un effort constant d'élargissement des
possibilités de négociations collectives dans ce domaine depuis
l'ordonnance de 1982, et les étapes successives depuis plus de quinze
ans, n'ont eu aucun effet statistique perceptible sur la durée du
travail.
Nous avons quinze ans d'échec toutes tendances confondues sur le
mécanisme par lequel l'encouragement de la négociation pourrait
apporter la réduction effective de la durée du travail. Cela a
apporté de la diversification, de la flexibilité et de la
réorganisation, mais pas de réduction, sauf dans des cas
exemplaires intéressants et expérimentaux, dont il faut analyser
les mécanismes, mais que les statistiques ne permettent pas de
repérer car, comme vous le savez, la réduction de la durée
moyenne, tous salariés confondus, provient du temps partiel qui n'est
pas soumis à négociation collective. C'est un mécanisme
unilatéral sauf pour l'accroissement de l'enveloppe des heures
complémentaires.
Il est possible de dire de façon objective que, sauf transformation
assez profonde des conditions de la négociation collective dans notre
pays, il est aujourd'hui impossible d'imaginer que de façon autonome la
négociation collective apporte le résultat qu'elle a
été incapable d'apporter depuis quinze ans.
De ce point de vue, on peut penser que l'intervention normative qui n'a aucun
caractère contraignant et uniformisant, relève de la panoplie
d'influences indirectes que l'Etat peut mobiliser avec les autres instruments
que j'ai indiqués pour faire avancer un processus de négociation
collective qui demeure l'instrument nécessaire, le point de passage
obligé, mais qui depuis 15 ans est inopérant en ce domaine.
M. Olivier FAVEREAU - Je voudrais circonscrire le domaine de
légitimité de mon propos. Je suis économiste,
universitaire (plutôt théoricien) et je n'ai pas de
responsabilité officielle, sinon la direction d'une équipe de
recherche associée au CNRS qui comporte 40 chercheurs et 40
doctorants.
Ce que je vais dire va donc s'appuyer sur la théorie économique,
or ce n'est pas un corpus unifié. On peut, entre économistes,
diverger d'abord sur les hypothèses à formuler à
l'intérieur même d'un schéma d'analyse que l'on
partagerait, et l'on peut diverger ensuite sur les schémas d'analyse.
C'est la deuxième divergence, la plus grave, qui va m'intéresser
dans mon intervention. Cela dit, je ne voudrais pas donner l'impression que les
économistes professionnels sont divisés sur tout.
Sur la question de la réduction de la durée du travail et son
effet sur l'emploi, il faut bien distinguer le volet micro-économique et
le volet macro-économique. Le premier volet concerne les
réactions des acteurs concernés et au premier chef les
entreprises.
Le volet macro-économique, c'est l'addition de toutes ces
réactions micro-économiques et leur effet sur le volume de
l'emploi et du chômage.
J'ai le sentiment -ce que nous avons déjà entendu me conforte
dans ce sentiment- qu'il y a un relatif consensus entre les économistes
professionnels sur le volet macro-économique au niveau de tous les
mécanismes de passage, des réactions micro aux effets macro, de
la liste des canaux de transmission, par lesquels la réduction de la
durée du travail exerce des effets sur le niveau global
d'activité : le canal finances publiques, le canal comptes sociaux,
le canal demande de consommation, le canal demande d'investissements, le canal
effet sur les salaires et les prix et même le canal effet sur la
productivité.
S'il y a un relatif consensus sur la liste de ces canaux de transmission, il
restera des différences sur les hypothèses précises que
nous allons faire les uns et les autres. Néanmoins, même à
ce niveau, j'ai l'impression que les divergences sont relativement
limitées et les discussions qui ont déjà eu lieu vont
plutôt dans ce sens.
Je crois pouvoir dire qu'aujourd'hui entre tous les économistes
professionnels, les modélisations et les simulations
macro-économiques convergent vers un optimisme très
modéré quant aux effets des 35 heures sur le chômage.
Il devrait y avoir une réduction du chômage selon des jeux
d'hypothèses plausibles, une réduction sensible et non pas
massive. C'est un résultat qui est décevant pour les partisans de
la réduction de la durée du travail et pour ses adversaires, en
ce sens que cette mesure ne mériterait ni l'excès d'honneur, ni
l'excès d'indignité dont on a tendance à l'investir.
Il me semble donc que le jugement majoritaire chez les économistes
professionnels est mi-figue mi-raisin.
Le point de vue sur lequel je voudrais attirer l'attention de la commission est
très différent car, dans ce que je viens de dire, j'ai
laissé de côté le volet micro-économique. Or,
à ce niveau, il n'y a pas de consensus sur les schémas d'analyses
disponibles, ou plus exactement il y a de très réelles
différences entre les schémas d'analyses disponibles dans la
théorie économique contemporaine, et la non-prise en compte de
ces différences est pour beaucoup dans ce scénario mi-figue
mi-raisin qui ressort des simulations macro-économiques dont j'ai fait
état.
Il existe d'autres schémas d'analyse qui ne sont pas encore
mobilisés dans les modélisations macro-économiques
usuelles et qui sont de nature à élargir considérablement
l'éventail des résultats possibles.
La réduction de la durée du travail pourrait avoir soit des
effets beaucoup plus positifs qu'on ne le pense (c'est vraiment ce qu'il
fallait faire dans la situation actuelle), soit des effets beaucoup plus
négatifs (elle pourrait devenir une erreur de politique
économique d'anthologie). Sur quoi repose la divergence entre les
schémas d'analyse micro-économiques ?
Je vais me concentrer sur l'analyse de l'entreprise qui est l'agent essentiel.
Ce qu'est une entreprise est abusivement simplifié dans des
modélisations économiques ordinaires sur lesquelles tout le monde
s'appuie, y compris moi dans l'enseignement, quand il faut passer de la micro
à la macro-économie. La représentation de l'entreprise est
caricaturée de deux façons.
Premier élément : nous fonctionnons avec des firmes
représentatives pour l'économie ou éventuellement une par
secteur, alors que nous savons tous que les deux ou trois millions
d'établissements que l'on peut recenser se distribuent sur
l'échelle des tailles des plus petites -0 salarié, les plus
nombreuses- aux plus grandes -plusieurs dizaines de milliers de
salariés.
Il faudrait distinguer les entreprises de taille moyenne, les entreprises de
grande taille, et les entreprises de très grande taille où la
réduction de la durée du travail posera des problèmes
différents.
Il serait en vérité très difficile de modéliser le
passage de la micro à la macro en utilisant une multiplicité de
catégories d'entreprises, ou toute la distribution par taille des
entreprises, mais il faudrait le faire car, selon que la mesure de la
durée du travail sera ajustée à la variété
des entreprises ou pas, on se doute que le scénario positif sera encore
renforcé ou, au contraire, le scénario négatif sera encore
assombri ; cela dit, ce n'est pas le point essentiel.
Deuxième élément : l'entreprise est
représentée dans les modélisations usuelles, et pas
simplement en France, comme un agent individuel qui, dans ses choix techniques,
ses choix de production, ses choix d'emplois, d'investissements, doit respecter
une fonction de production, une fonction qui relie la quantité de
capital et de travail en intégrant les horaires et le nombre
d'équipes.
Cette représentation est battue en brèche par de nouveaux
schémas d'analyse en économie depuis le début des
années 70, et ces nouveaux schémas affectent très
directement le cadre dans lequel on peut réfléchir
scientifiquement sur l'effet micro-économique de la réduction de
la durée du travail.
Pour les amateurs, s'il faut un label sur ce déplacement, on pourrait
dire que cela fait partie de la mouvance institutionnaliste au sens le plus
large du terme. Cela recouvre aussi bien des choses très
mathématiques autour des contrats, des incitations, de la théorie
des jeux, des modes de coordination, que des travaux beaucoup plus qualitatifs
qui empruntent très souvent à la sociologie des organisations ou
la recherche en gestion.
De ce faisceau de travaux, il ressort deux très grandes idées.
Premièrement, ce qui fait tenir debout une entreprise -que l'on va
souvent appeler la culture d'entreprise-, c'est une sorte de contrat social, de
convention constitutive qui stipule implicitement le type d'équilibre
entre ce que l'entreprise attend du salarié et inversement.
Evidemment, cette dimension collective est écrasée par
l'idée d'agent individuel.
Deuxième grande idée : la compétence collective, ce que
l'on appelle parfois le métier de l'entreprise -tout ce qui
relève de l'organisation du travail, de l'articulation entre les postes
de travail, ou entre les postes et les équipements, et ainsi que de
l'architecture organisationnelle de l'entreprise- n'est pas bien
représentée par cette fonction de production qui a deux
très gros défauts : d'abord, dans notre jargon, nous disons que
la fonction de production est la frontière efficace de l'ensemble des
possibilités de production. C'est dire que les problèmes de
gestion au sens le plus large et noble du terme sont évacués de
cet outil de modélisation.
Par ailleurs, la fonction de production représente un état
statique dans lequel il sera difficile de faire entrer l'innovation, le
changement, les gains de productivité, sauf de façon
exogène.
Le métier d'une entreprise est beaucoup mieux représenté
par sa capacité d'adaptation ou, comme le dirait aujourd'hui, Michel
Crozier en France, Chris Argyris aux Etats-Unis, sa capacité
d'apprentissage organisationnel, à savoir la façon dont le
collectif de travail à tous les niveaux résoud les
problèmes internes et externes, petits et grands, qui sont son lot
quotidien. Cette nouvelle conception de l'entreprise à deux faces permet
de faire apparaître deux dimensions nouvelles dans l'impact des 35 heures.
En premier lieu, la dimension du pacte social, l'attitude des firmes
françaises aujourd'hui par rapport aux 35 heures proposées ou
imposées pour lutter contre le chômage est évidemment
à mettre en rapport avec le pacte social sur lequel repose toute
entreprise digne de ce nom.
Un accord sur les 35 heures ne serait pas un accord trivial, un accord
ordinaire, il obligerait la firme à se redéfinir par rapport
à ses salariés et par rapport à la société
tout entière. Oui ou non, l'entreprise se sent-elle pour partie au moins
responsable du destin de la collectivité nationale à laquelle
elle appartient ? Inversement, un refus d'accord militant sur les 35 heures ne
serait pas un refus d'accord ordinaire.
Les extrêmes vont s'étirer par rapport aux scénarios moyens
sur lesquels convergent tous les macro-économistes.
Si l'on est idéaliste, ce qui serait une erreur, toutes les entreprises
à leur façon, selon leurs possibilités, joueraient le jeu.
L'effet serait considérable sur le plan quantitatif et encore plus sur
un plan symbolique, en resserrant le lien entre salariés et entreprises,
lien qui est rongé à toute allure par la rouille du
désenchantement, de l'égoïsme à courte vue et du
mépris réciproque.
Si l'on est cynique, ce qui serait également une erreur, toutes les
entreprises refuseraient de jouer le jeu en signifiant par là qu'elles
ne se reconnaissent aucune responsabilité d'aucune sorte dans le
fonctionnement de la société française, effet
catastrophique sur le plan quantitatif et symbolique. Les extrêmes
s'étirent. C'était la dimension pacte social.
Maintenant, la dimension de l'apprentissage organisationnel - De toutes les
études de cas, notamment autour de la loi " de Robien "
émerge un diagnostic récurrent, presque
général : la réduction de la durée du travail
a été l'occasion de remettre à plat l'organisation du
travail dans l'entreprise, de reprendre le contrôle par tous les gens
concernés d'une situation de fait où les pratiques
s'étaient sédimentées, année après
année, sans aucune réflexion sur l'efficience du processus
d'ensemble.
Cet effet est complètement dissimulé par l'outil habituel des
économistes : la notion de fonction de production, et ne va
apparaître que de façon latérale à travers les
estimations de gains de productivité associés à la
diminution des horaires.
La bonne question à poser est alors la suivante : quel est le type de
réorganisation, d'apprentissage organisationnel associé aux 35
heures le plus susceptible d'exercer un effet positif sur l'emploi ?
Sachant que plus les réorganisations suscitent des gains de
productivité, plus les adversaires de cette mesure ont tort mais aussi
moins ses partisans ont raison dans la mesure où les gains de
productivité signifient moins de créations d'emplois.
La seule issue à ce dilemme est que l'embauche des salariés
supplémentaires aille de pair avec des réorganisations du travail
collectif renforçant la qualité des produits à volume et
prix constants.
Techniquement, comme nos indicateurs sont assez défectueux, on sait que
la productivité du travail va donner dans ce cas l'apparence d'une
diminution sans que pour autant la compétitivité de l'entreprise
diminue, puisque la qualité augmente à prix constant, ce qui
devrait d'ailleurs augmenter les ventes.
Cet effet de ciseaux démultiplierait l'effet positif sur l'emploi. Dans
notre jargon, le passage aux 35 heures pourrait être l'occasion d'un
accroissement de la coordination en qualité sur laquelle reposent les
entreprises. Telle est la version optimiste.
La version pessimiste : nous la voyons à l'oeuvre tous les jours. Il est
beaucoup trop coûteux de réfléchir sur l'organisation du
travail. Il est bien plus économique pour préserver la
compétitivité de diminuer les effectifs, même si les
profits sont corrects, et d'augmenter mécaniquement la charge de travail
des gens qui restent. Cela génère automatiquement des gains de
productivité à court terme.
J'ai suggéré en tant qu'économiste que la position de
notre profession en moyenne était légèrement favorable
d'un point de vue macro-économique, mais que cette sorte de
neutralité légèrement favorable venait d'une
représentation de l'entreprise, défectueuse, et qu'une
représentation plus correcte de la réalité de l'entreprise
ouvrirait l'éventail des effets possibles des 35 heures sur l'emploi,
ouverture qui, dans la situation présente, ne peut que rehausser la
responsabilité des politiques.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - De vos modèles économiques, vous
avez bien voulu nous dire qu'ils étaient perfectibles. Arrivez-vous
à appréhender distinctement celles des entreprises dont les frais
de personnels sont marginaux par rapport au chiffre d'affaires -je pense
à Toyota, de l'ordre de 10 %- et les entreprises comme les polisseurs de
lunettes dont le chiffre d'affaires couvre à peine deux fois les frais
de personnel ? Toute variation du coût du travail peut avoir des
conséquences désastreuses.
En tant qu'économiste, parvenez-vous à appréhender le
travail clandestin ?
M. Olivier FAVEREAU - Votre première question souligne la
variété des entreprises. Il faut la prendre en compte, car il est
évident que l'adaptation de chacun de ces types d'entreprises à
la mesure " réduction de la durée du travail " sera
différente.
Quant à la deuxième question sur le travail clandestin, s'il est
vraiment clandestin, il échappe à toute évaluation, et si
nous sommes capables de l'évaluer, il n'est pas tout à fait
clandestin.
M. Gérard CORNILLEAU - Monsieur le président, je reviendrai sur
les raisons qui ont conduit à cette proposition de passer à 35
heures, étudiée par les économistes depuis pas mal
d'années maintenant.
Si l'on souhaite réduire le chômage en France en 5 ans, pour le
ramener de son niveau actuel jusqu'au niveau de 7 %, soit une baisse de l'ordre
de 5 points, il nous faut, compte tenu de notre situation démographique,
de la croissance habituelle de la productivité du travail, une
croissance économique de 4 % par an en moyenne. Cela signifie des
pointes à 5 % et, pour passer le cap des mauvaises années qui ne
devront pas descendre au-dessous de 3 %, il faudra des pointes à 6 %.
Cette perspective est tout à fait exclue. M. Didier ne me contredira
pas, l'économie française ne connaîtra pas une croissance
de 4 % en moyenne pendant 5 ans au cours des années à venir.
Je n'ai pas le temps en 5 minutes de développer les raisons qui font que
ce taux de croissance n'est pas crédible. Dans une telle situation, il
ne nous reste qu'une chose à faire, si l'on souhaite une baisse du
chômage significative : partager le travail et les revenus.
Il y a, selon moi, trois solutions à cette question du partage du
travail et des revenus du travail.
La première consiste à laisser le marché partager le
travail. Si on le laisse fonctionner le plus librement possible, si l'on
supprime l'ensemble des entraves à l'embauche, au licenciement, et les
réglementations qui concernent les revenus minima, le SMIC par exemple,
vraisemblablement le marché du travail, tout seul, en faisant baisser
les salaires, puisqu'il y a excès d'offre de travail, fera diminuer le
chômage. Mais cela ne s'accompagnera pas d'une croissance des richesses
disponibles.
Des changements structurels feront que des types d'activités qui ne se
développent pas aujourd'hui vont apparaître. Ce seront des
activités à faible valeur et à productivité basse,
et l'on évoluera dans la direction du modèle américain
où la croissance de la productivité est très faible sans
que la croissance du produit soit plus élevée que chez nous. Nous
aurons laissé le marché partager le travail et les revenus du
travail.
La deuxième solution consiste à jouer sur la redistribution
indirecte au travers des mécanismes de fiscalité. Nous avons la
" chance " d'avoir un prélèvement élevé
sur les revenus du travail.
Je dis la " chance " car cela nous permet d'envisager de
réduire le coût du travail sans réduire les revenus de ceux
sur lesquels sont prélevées ces cotisations.
On pourrait, par ce biais, essayer d'avoir le beurre et l'argent du beurre,
c'est-à-dire une baisse du coût du travail sans baisse de revenu,
notamment des gens qui ont des bas salaires, car on pense que c'est pour eux
que le prix du travail est plus important. C'est possible dans les limites des
charges qui existent, mais cela doit se payer d'une augmentation des
prélèvements sur les revenus des ménages. Il faudrait
augmenter les taux de prélèvement sur les revenus des
ménages. C'est également une solution de partage.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il peut y voir un effort pour abaisser la
dépense publique.
M. Gérard CORNILLEAU - Si l'on abaisse la dépense publique, on
modifie le partage entre les richesses créées par le secteur
public et celles créées par le secteur privé sans modifier
le total de la dépense nationale, dont je suppose que la croissance est
bornée autour de 3 % par an.
On peut jouer sur les structures, partager différemment
l'activité, entre secteurs privé et public, et l'on peut changer
le statut des secteurs d'activité et par exemple privatiser plus la
médecine ou, au contraire, la rendre plus publique mais, pour autant,
les gens continueront à se soigner. Cela ne changera pas le volume total
de la richesse.
M. Daniel PERCHERON - M. Fitoussi a évoqué l'hypothèse
heureuse d'une baisse sur les prélèvements obligatoires sur le
travail égale à 2 % du PIB qui, à son avis, permettrait de
réduire le chômage à 7 % sur 5 ans.
M. Gérard CORNILLEAU - Si ceci est financé par une hausse des
autres prélèvements, en respectant la contrainte
budgétaire, cela ne permet que d'entamer marginalement le chômage.
Cela va dans le bon sens, mais ce n'est pas à la hauteur du passage d'un
taux de chômage de 12,5 % à 7 %.
Si cette politique est menée par la France seule, je ne crois pas
qu'elle produise de résultat important. Nous faisons partie d'un
ensemble qui mène une certaine politique que nous pouvons changer, car
nous sommes partie prenante de cet ensemble, mais nous pesons d'un poids
limité. Manifestement, un des éléments qui
détermine nos faibles performances européennes en matière
de croissance est les choix de politique économique qui ont
été faits par la communauté des gouvernements
européens depuis 5 ou 10 ans. On est sorti de la phase où la
politique économique moyenne menée en Europe pèse sur la
croissance. On est dans une phase d'assouplissement. Mais il est peu
vraisemblable que, par exemple, un vaste plan de relance communautaire puisse
être envisagé dans les mois ou les années qui viennent. Ce
schéma a une crédibilité politique relativement faible.
La troisième solution de partage est le partage direct au niveau des
entreprises par la baisse de la durée du travail.
Ces trois solutions de partage du travail ont un coût.
Profondément, il n'y a pas de solution au problème du
chômage qui n'ait pas un coût.
Le coût de la solution " libérale " est un coût en
termes d'inégalités qu'il faut accepter si l'on est partisan de
cette solution.
Le coût de la solution qui joue sur la fiscalité est un coût
en termes de prélèvement sur les ménages. On n'est pas
crédible si l'on n'accepte pas ce coût.
Le coût du partage du travail par la réduction du temps de travail
est une compensation salariale nécessairement limitée, qui ne
peut pas être intégrale pour les salariés. Il faut que les
salariés acceptent de payer le coût du partage du travail et du
revenu.
On a le choix entre les solutions. C'est un choix politique, et ce n'est pas
l'économie qui dicte ce choix. L'économie peut dire les
conditions, une fois que l'on a fait un choix ou un autre, pour que cela
fonctionne, mais ce ne sont pas les économistes qui peuvent faire le
choix entre ces trois solutions, mais bien les politiques. Elles sont
crédibles d'une certaine manière toutes les trois, mais ont des
conséquences et des coûts différents.
Pour conclure, je dirais que je ne crois pas qu'il existe une solution au
problème du chômage qui n'ait pas un coût.
Si j'en viens au sujet qui nous intéresse aujourd'hui, le projet de loi
sur les 35 heures, il y a eu beaucoup de simulation sur la
réduction du temps de travail avec des hypothèses variables qui
conduisent à des résultats différents.
Il faut comprendre qu'en aucun cas ces simulations ne peuvent être
assimilées à des prédictions. Le résultat que l'on
obtient dépend du jeu d'hypothèses que l'on retient et,
s'agissant de la réduction du temps de travail, il y a quatre variables
fondamentales : le montant moyen de la compensation salariale accordée
aux salariés ; les gains de productivité qui peuvent être
réalisés dans les entreprises au moment de la réduction du
temps de travail et qui viennent moduler l'impact sur l'emploi de la
réduction du temps de travail ; avec les réorganisations,
les gains d'efficacité des entreprises qui peuvent survenir, soit du
fait d'une plus grande souplesse de l'utilisation de la main-d'oeuvre au cours
de l'année, du mois, de la semaine, etc., soit d'un allongement de la
durée d'utilisation des équipements qui permet de réduire
le besoin en capital pour réaliser la production ; la contribution de la
collectivité publique. J'insiste sur le fait que cette contribution est
un droit pour les salariés et les entreprises, une fois que le choix a
été fait de réduire le chômage par le partage du
travail et la réduction du temps de travail. S'il n'y avait pas de
contribution de la collectivité publique, cela signifierait que l'on
profite de l'effort fait par les salariés et les entreprises pour
réduire le déficit public. Du fait de la baisse du chômage,
on réalise des économies sur l'indemnisation du chômage. Il
n'y avait pas d'aide de l'Etat. On observerait une baisse de la demande
égale au montant des indemnisations du chômage qui ne seraient
plus versées aux chômeurs qui auraient retrouvé un emploi.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est la fatalité du déficit.
M. Gérard CORNILLEAU - Non, on peut mener une politique de lutte contre
le déficit, mais celle-ci doit être conçue
indépendamment de la politique du temps de travail.
Si on souhaite une baisse du déficit, on peut mettre en place une
politique d'économies budgétaires. Mais il n'y a aucune raison de
le faire dans le cadre de la politique de réduction du temps de travail.
Dans l'état actuel de ce que l'on sait du projet du Gouvernement, la
contribution de la collectivité publique est de l'ordre d'un point de
cotisation sociale par heure de baisse de la durée du travail, ce qui
est le point mort pour les finances publiques. Cela correspond aux 5.000 F
d'aide de la phase finale du dispositif. Il serait important que le
Gouvernement dise que ces 5.000 F seront acquis au-delà de l'an 2000 et
qu'ils seront indexés sur les salaires.
Les trois autres paramètres sont, d'une certaine manière,
à la discrétion des entreprises et des salariés. Ces
paramètres ne sont pas fixés par la loi. On entre dans un domaine
où l'économiste a bien du mal à imaginer ce qui va se
passer. On peut construire un jeu de paramètres sur la base d'une
hypothèse générale : bonne volonté partagée
des entreprises et des salariés.
Dans ces conditions, si l'on ajoute l'hypothèse de champ, la limitation
aux entreprises du secteur privé qui ont plus de 20 salariés,
l'impact potentiel du passage aux 35 heures est de l'ordre de 500.000 emplois.
D'autres jeux d'hypothèses conduisent à d'autres
résultats. Je suis très content de ce que vient de dire M.
Favereau. Par anticipation, nous avons essayé de regarder ce qui pouvait
se passer si, par exemple, on n'était pas dans cette hypothèse de
bonne volonté partagée, mais dans une hypothèse de refus
de collaboration des entreprises ou des salariés.
Le refus de la collaboration pour les salariés voudrait dire qu'une
compensation salariale serait intégrale et immédiate, sans
financement par un gel des salaires. Cela se traduirait par des pertes
d'emplois relativement importantes et à long terme, la réduction
du temps de travail n'aurait plus aucun effet sur l'emploi.
De manière symétrique, si les entreprises refusaient
complètement de jouer le jeu, on aurait un scénario noir et on
aurait des pertes absolues d'emplois probablement immédiatement.
Par conséquent, le résultat final est entre les mains des
partenaires sociaux.
Le Gouvernement a fait un choix entre les différentes modalités
du partage du travail et des revenus. C'était de sa
responsabilité politique. Il est entre les mains des partenaires sociaux
de faire que ce choix se transforme en un résultat positif pour
l'emploi, mais ils ont la capacité de faire que cela se finisse mal,
soit du fait d'une compensation salariale exagérée, soit du fait
d'un refus de rentrer dans ce type de schéma du partage de travail et
des revenus.
M. Alain GOURNAC, président - Je propose que Monsieur le rapporteur
lance le débat.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Avant de vous proposer de répartir en cinq
modules nos questions, ayant entendu vos collègues, Messieurs les
experts, approuvez-vous ce qui a été dit ou, sur certains points,
tenez-vous à introduire des précisions ou à marquer un
désaccord ?
M. Daniel PERCHERON - C'était exceptionnellement complet,
complémentaire et remarquable.
M. Claude SEIBEL - Je suis passionné par ce qu'a dit M. Favereau. C'est
un élément qu'il faudrait que nous essayons de mieux comprendre,
de mieux intérioriser par les messages qui sont à discuter avec
les partenaires sociaux, puisque je valide ce qu'a dit M. Cornilleau. Ce sont
bien les partenaires sociaux qui auront la charge dans une période de
transition, de préparation et de mise en oeuvre positive.
A ce stade -je l'espère-, la commission d'enquête contribuera
à crever un certain nombre de baudruches et, parmi les baudruches que je
répète avec beaucoup de force, les 35 heures sont des heures
légales et non pas des heures effectives. C'est un point tout à
fait fondamental.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est clair, Monsieur le directeur.
Une question à M. Cornilleau qui nous a dit que dans des conditions
optimales le solde pouvait être de plus 500.000 emplois. Sous quel
délai ?
M. Gérard CORNILLEAU - Tout dépend du jeu d'hypothèses que
l'on retient. On est dans un cas de figure où l'on ne peut pas s'appuyer
sur un grand nombre d'expériences historiques. On peut le faire en 3
ans. Nous avons construit un scénario dans lequel, compte tenu du
dispositif d'aide mis en place par la loi, les petites entreprises à bas
salaires ont intérêt à le faire le plus vite possible, car
elles bénéficieront d'une aide plus importante
immédiatement. Par contre, les entreprises à hauts salaires ont
intérêt à attendre. On peut faire l'hypothèse, qui
n'est pas fondée sur des observations, qu'1/3 des entreprises passent
dès 1998, 1/3 en 1999 et 1/3 en 2000.
M. Michel DIDIER - Je réagirai sur un point qui est la conclusion
-à laquelle j'adhère- d'autres intervenants sur le fait que les
choses sont très largement dans la main des partenaires sociaux. Elles
l'ont toujours été. La baisse de la durée du travail est
un phénomène séculaire, car les entreprises et les
salariés ont toujours trouvé des moyens quand on les laisse
négocier dans l'entreprise, pour faire à la fois des gains de
compétitivité permettant de financer des baisses de durée
du travail et de rester compétitif. C'est un phénomène que
nous avons toujours connu en France, et c'est un phénomène que
tous les pays du monde connaissent. En France, cela a été
bloqué pendant la période récente par une mauvaise
intervention de l'Etat. La réduction autoritaire de 1982 a bloqué
les choses pendant longtemps.
On est maintenant à peu près arrivé au moment où
nous pourrions reprendre (car on avait pris plutôt de l'avance) une
tendance normale de baisse de la durée du travail. Elle est un peu
entamée. Elle s'est faite en partie par le temps partiel qui est une des
formes de la durée du travail. La question est : les modalités
mises en oeuvre vont-elles permettre ou non la création d'emplois ?
De ce point de vue, le débat est extrêmement ouvert. Il y a des
annonces de plus de 500.000 mais aussi des chiffres négatifs.
M. Jacques FREYSSINET - Je suis obligé de réagir à
l'intervention de M. Didier. Je n'avais pas de désaccord sur son
analyse au sens où si l'on accepte les hypothèses sur lesquelles
il raisonne, les conclusions qu'il en tire me paraissent correctes.
En revanche, j'ai un désaccord fort sur son interprétation
historique, et je pense qu'elle a une grande importance pour les choix que l'on
doit faire. A mes yeux -j'ai travaillé sur l'histoire de ces questions
en France-, ce qui caractérise notre pays plus que d'autres, c'est une
hostilité systématique et permanente des entreprises et de leurs
organisations au niveau global.
A l'échelle des entreprises, les choses sont diversifiées mais,
au niveau global, en France, sauf l'exception que j'ai indiquée, les
réductions ont été imposées par des mesures
publiques qui passent dans la pratique plus ou moins bien, avec plus ou moins
de délai. C'est vraiment notre tradition, et 1982 est intéressant
-y retourner n'est pas un exercice gratuit. Que s'est-il passé à
cette époque-là ? J'ai vraiment regardé la question
dans le détail avec des acteurs aux premières loges. En mai/juin,
le Gouvernement dit aux acteurs sociaux : " Négociez, je fixe
un objectif de 35 heures en 1985 ".
La négociation démarre très vite car, dès le
début juillet un protocole national professionnel est signé par
toutes les organisations, sauf la CGPME et la CGT. Sur cette base se
déclenchent des négociations de branches. C'était le
scénario prévu par la majorité de l'époque. Or, ce
scénario s'enlise et, fin décembre, peu de négociations
ont abouti, les autres sont bloquées, et le Gouvernement à contre
coeur, car il abandonne sa stratégie, car la négociation est
enlisée, sort par ordonnance le contenu de l'accord interprofessionnel
de juillet ; les 39 heures, la cinquième semaine et les dispositifs
de flexibilité sont dans cet accord interprofessionnel.
Nous avons un exemple qui est très lié aux conditions historiques
de l'époque, aux stratégies complexes des différents
acteurs où l'Etat a très fortement impulsé la voie de la
négociation avec un objectif de réduction à l'horizon 1985
et où la négociation a bien démarré au niveau
interprofessionnel, s'est enlisée au niveau des branches et où,
renonçant à sa stratégie parce qu'elle n'arrivait plus
à fonctionner, l'Etat s'est résigné à intervenir
par ordonnance qui validait l'essentiel du contenu de l'accord
interprofessionnel.
C'est un point central sur lequel il peut y avoir des divergences
d'interprétation mais cela donne un éclairage différent
à l'expérience de 1982.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je vous propose le premier module qui est le
prolongement de ce que vous venez d'évoquer.
La négociation en France ne subit-elle pas l'omniprésence du
politique, de l'Etat par voie législative notamment ? Du fait de la
montée du chômage et de la fébrilité qui en
résulte au plan politique, la tentation n'est-elle pas trop forte de
modifier fréquemment les règles du jeu et de perturber ce qui
devrait contribuer à une culture de négociation ?
Sur les conditions de la réussite -plusieurs parmi vous l'ont
évoquée-, il faut que la France se situe en harmonie avec son
environnement.
On ne cesse pas de dire que le passage à l'euro doit s'accompagner d'une
harmonisation au plan fiscal et social. Estimez-vous que ce soit une heureuse
circonstance qui introduit tout à la fois l'euro et une disposition
réglementaire autoritaire tendant à réduire la
durée légale du temps de travail ?
Est-ce bien compatible, et la démarche ne devrait-elle pas trouver une
amorce d'harmonisation européenne ?
Troisième élément : la méthode ; ce
dispositif vient en deux temps.
Une première loi sera soumise au Parlement dans quelques semaines et,
fin 1999, d'autres questions seront réglées. Cette
deuxième loi n'est-elle pas une hypothèque aux
négociations qui pourraient s'engager dès le lendemain du vote de
la première loi ? L'idée de procéder de façon
autonome par rapport à nos partenaires est-elle bonne ?
Quatrième question : les aides publiques. Vous nous avez dit qu'elles
avaient leur place comme incitation, mais n'y a-t-il pas là un
problème de discrimination ? Les entreprises qui ne créent
pas d'emplois ne sont pas des entreprises méprisables. Dès lors
qu'elles assurent la pérennité de quelques emplois, elles
contribuent aussi à la lutte contre le chômage.
Or, elles ne bénéficient de rien et sont soumises à une
épreuve du fait du poids des charges sociales et du coût du
travail. Sur les aides publiques, ne risquent-elles pas d'entraîner des
perturbations et des conséquences négatives sur les entreprises
qui n'en bénéficieront pas ?
Ce dispositif tel qu'il est connu aujourd'hui va-t-il créer des emplois,
oui ou non ?
J'ai noté l'humilité des économistes par rapport aux
modèles dont ils disposent et les conclusions qu'ils peuvent tirer de
leurs études.
Le politique ne vient-il pas perturber le bon déroulement des
négociations et l'avènement d'une culture de
négociation ?
M. Gérard CORNILLEAU - Il me semble qu'à propos des 35 heures
nous sommes dans un cas où l'intervention publique paraît
nécessaire. Aujourd'hui, la durée du travail est relativement
courte, l'âge de la retraite assez bas et les vacances sont longues. On
ne travaille pas tellement. Si l'on envisage aujourd'hui de réduire le
temps de travail ce n'est pas tellement pour améliorer les conditions de
vie des salariés. Il n'y a d'ailleurs pas de fortes revendications sur
cette question.
Les sondages montrent que très majoritairement aujourd'hui les
salariés préféreraient des augmentations de salaire
à des diminutions du temps de travail, sauf les cadres.
Si l'on envisage de réduire le temps de travail, ce n'est que pour une
seule raison : le chômage. Or, la baisse du chômage est une
externalité comme disent les économistes, aussi bien pour les
salariés que pour les entreprises.
Dans les calculs micro-économiques des entreprises et des
salariés, le chômage n'intervient que de façon marginale
sous la forme, pour le salarié d'une probabilité d'être au
chômage et, pour l'entreprise, parce que son environnement n'est pas
très stable.
Dans une situation comme celle-là, où les agents
économiques n'intègrent pas directement dans leurs calculs le
coût de la variable visée par la politique, il faut une
intervention publique, et une volonté collective qui s'exprime
au-delà des aspirations individuelles. On est typiquement dans le cas
où l'intervention économique de l'Etat est justifiée.
M. Claude SEIBEL - Vous avez demandé si la négociation en France
ne subissait pas la main mise de l'Etat et s'il n'y avait pas une perturbation
de la culture de négociation.
L'année 1996 me semble intéressante à analyser. Il y a au
niveau interprofessionnel une réelle volonté d'enclencher des
négociations de branches qui créent de l'emploi, et il est
certain que les ministres du travail de l'époque étaient
très intéressés par ces négociations, mais il n'y a
pas eu d'intervention au niveau des branches.
Cela s'est développé avec quelque chose d'assez " mou "
puisqu'au mois de juin 1996 une vingtaine de branches avaient enclenché
cette négociation, mais elle n'était en rien tournée vers
la création d'emplois. C'est un point que vous ne pouvez pas imaginer.
Il m'est arrivé de discuter avec des présidents de Syndicats
patronaux importants et de leur dire : " Je ne comprends pas, vous
avez
créé un accord qui augmente le nombre de jours de congés
avec une petite réduction d'une demi-heure qui, au total, sera
néant pour l'emploi ". Ces personnes m'ont répondu que ce
n'était pas leur problème.
De ce point de vue, tant que la société française ne
répercute pas sur les partenaires sociaux, ceux qui ont le pouvoir de
décision, l'externalité du coût du chômage, nous
aurons la poursuite de la suppression d'effectifs nombreux.
Heureusement, les drames des préretraites à l'échelle
gigantesque sont un peu derrière nous, mais il faut voir que nous ne
sommes pas collectivement capables d'insérer dans le vécu de
notre société les grands problèmes démographiques
qui s'y posent et, parmi ceux-là, il y a celui de l'allongement de la
vie active, quitte à ce que la durée hebdomadaire soit plus
courte et que le partage se fasse sur un nombre plus important.
Nous avions calculé que le coût de la loi " de Robien "
d'emplois créés était en brut à peu près
l'équivalent de la préretraite, donc un coût
élevé, mais je considère préférable d'avoir
une négociation d'entreprise qui permet de maintenir ou de
développer l'emploi et non pas les préretraites. C'est tout
à fait fondamental pour la société française.
M. Daniel PERCHERON - Les exposés de nos interlocuteurs complets et
complémentaires, à mon avis, permettent à la commission
d'enquête de légitimer son nom car, depuis 3 jours,
l'enquête est menée, mais leurs témoignages approchent une
certaine part de vérité -en tout cas la mienne- et m'ont permis
dans ce débat si difficile, au-delà de mes convictions qui
viennent de loin, de me faire enfin une idée précise de la loi
sur les 35 heures, hors affectivité. Tout ce que vous m'avez dit,
ajouté à tout ce qui s'est fait depuis 2 jours, m'amène
à raisonner en quatre points, beaucoup plus qu'à réagir.
Est-ce une grande première ? Indiscutablement. Cela a
été rappelé par M. Freyssinet, cela ne s'est jamais
véritablement fait, et c'est notamment une grande première dans
le siècle de l'histoire sociale et économique et une grande
première puisque la préoccupation de l'emploi est nouvelle et non
naturelle.
En même temps, est-ce une aventure pour la société
française ?
Tous ceux qui se sont exprimés, y compris M. Brunhes ce matin, avec
toutes les prudences, mais parfois avec toutes les intelligences
nécessaires, nous ont expliqué que c'était une aventure et
qu'effectivement cette réduction de la durée du travail sur fond
de volonté de l'Etat trop contraignante disent certains, indispensable,
semble conclure l'enquête, peut nous apporter le meilleur et le pire. Le
meilleur : plus 400.000, ou le pire : perte de
compétitivité, et éventuellement, stagnation
économique et, si j'ose dire, impasse concernant ce que j'appellerai le
modèle français dans sa lutte contre le chômage.
Nous sommes en partie départagés, gauche et droite, grâce
à la droite française, car tous les jugements portés sur
la loi " de Robien " de 1996 sont positifs, malgré vos
réserves, Monsieur le ministre. On nous explique que la loi " de
Robien " est intelligente dans l'ensemble et semble avoir suscité
l'intelligence et la responsabilité à la base, pour un coût
compatible avec les finances publiques de la France d'aujourd'hui et les
contraintes européennes de la France d'aujourd'hui et de demain.
Enfin, dans l'intervention du patronat -cela concerne les sénateurs de
l'ordre, du parti de la conservation sociale, la droite française, que
je juge peu adaptée à la société française
d'aujourd'hui-, il y a en quelque sorte tacitement présente et presque
omniprésente la stratégie de l'échec des 35 heures au
service de l'emploi. L'intervention de M. Kessler n'était pas digne
d'une commission d'enquête du Sénat. C'est ma part de
vérité.
M. Alain GOURNAC, président - Ils sont venus apporter leurs
positionnements.
M. Daniel PERCHERON - Ce qu'a dit M. Favereau nous ramène à un
débat essentiel et vous interroge, vous la droite française, sur
un débat essentiel. Si comme il le dit et comme je le pense, allant dans
les pas de Michel Albert, l'entreprise ne peut être uniquement
définie par les analyses macro-économiques, mais par sa fonction
de production, en fait en grande partie par le pacte social, si nous
échouons dans cette politique volontariste de réduction du
chômage, l'autre voie souhaitée et proposée sera la
libéralisation du marché du travail et, par conséquent, la
voie du modèle américain.
Je dis à la droite française et aux sénateurs, notamment
au sénateur Arthuis, que si vous vous battez contre les 35 heures -c'est
parfaitement votre droit-, l'alternative sera de proposer la
dérégulation absolue et le modèle américain aux
citoyens français. Le débat aura lieu sur ces thèmes le
mois prochain et dès les échéances prochaines.
La société française veut-elle du modèle
américain ? Peut-elle supporter le modèle
américain ? L'exceptionnalité française reprendra son
actualité et nous parlerons entre gauche et droite de ce qui est mauvais
et bon très clairement pour notre pays.
Je n'avais pas pressenti ce débat des 35 heures aussi décisif
pour vous. Vous vous alignerez sur le patronat, ou la politique
française restera ce qu'elle était : un camp social
démocrate et un camp social libéral.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Nous sommes en phase d'audition ; nous
recueillons l'avis d'experts extérieurs. Nous aurons demain et
après-demain une réflexion commune tirant la substantifique
moelle de ce que nous aurons entendu. Notre combat commun, Monsieur Percheron,
est de créer des emplois et de contribuer à la cohésion
sociale.
M. André JOURDAIN - Par rapport à ce qui a été dit,
je crois que nous sommes tous soucieux de lutter contre le chômage pour
la création d'emplois. J'ai retenu que, dans les dispositions
antérieures, l'allégement sur les bas salaires avait
été générateur de maintien et de création
d'emplois. Il ne faut pas dire que les uns ont tout fait et que les autres
n'ont rien fait.
M. Daniel PERCHERON - Cela n'a même pas été
évoqué.
M. André JOURDAIN - Je reste sur ma faim concernant l'avenir. Nous
travaillons dans cette salle en commission des affaires sociales et,
très souvent, nous nous interrogeons sur la façon dont les
Caisses seront alimentées en 2000 et en 2005 du fait que les inactifs
seront très nombreux par rapport aux actifs.
Cette durée du temps de travail va-t-elle continuer à diminuer
d'une manière inexorable ou, du fait de la démographie, ne
faudra-t-il pas revenir à une démarche inverse pour aller vers
une augmentation du temps de travail ?
Ma question est-elle tout à fait superflue, obsolète ou est-ce un
vrai problème ?
M. Yann GAILLARD - J'ai été très intéressé
par tout ce que j'ai entendu, ainsi que par les propos tenus à la fin
des auditions par M. Favereau et M. Cornilleau, et notamment l'analyse
micro-économique, ainsi que cette remarque sur le chômage
considéré comme une externalité. On a la preuve que le
chômage en est une, puisque nous discutons des 35 heures, alors que la
réalité du mouvement des chômeurs interpelle le
Gouvernement sur bien d'autres sujets.
Y a-t-il un moyen et des procédés qui pourraient internaliser le
chômage et notamment dans la phase de négociation, entre la
première et la deuxième loi ?
M. Claude SEIBEL - Quelques chefs d'entreprises commencent à
intégrer dans leur réflexion de management stratégique le
coût complet des restructurations qu'ils mettent en oeuvre, notamment
dans le cas de Francis Mer à USINOR.
Il y a un essai, au moins au niveau du calcul économique de
l'entreprise, de reprendre l'ensemble des coûts de l'entreprise qui
seront d'une manière ou d'une autre projetés sur le marché
du travail, c'est-à-dire le chômage.
Je ne crois pas que l'on puisse en compter plus que les doigts de la main.
M. Michel DIDIER - J'essaierai de répondre à différentes
questions.
La négociation n'est-elle pas gênée par les modifications
législatives ? Oui et non.
L'instabilité des réglementations et de la législation est
un véritable problème dans notre pays. C'est vrai pour la
fiscalité et d'autres domaines. Nous aurions intérêt
à donner un cadre du jeu, de bien y réfléchir puis
à laisser les acteurs jouer dans ce cadre.
Le changeant sans arrêt, on perturbe leurs calculs économiques et,
de ce point de vue, la méthode -c'est la troisième question- en
deux lois avec, à l'intérieur de la première loi, des
changements tous les 6 mois pose un problème. Il faut voir
l'enchaînement dans les trimestres à venir, une loi qui sera
prête au printemps, mais qui va définir des seuils et des aides
qui elles-mêmes vont changer une première fois le 1er janvier
1999, et une deuxième fois le 1er juillet 1999. Cela donne une cadence
qui ne permet pas aux acteurs économiques de se mettre d'accord.
Les négociations sont longues. Si l'on arrive à conclure la
veille du changement, c'est très bien, mais si l'on négocie le
lendemain, tout est remis en cause. Cela va trop vite ; le principe n'est
pas mauvais, mais ce n'est pas une cadence qui me paraît compatible avec
des décisions relativement sereines et bonnes sur le plan du calcul
économique.
Sur le reste, je ne m'étendrai pas sur les conditions de la
réussite et les problèmes par rapport à l'Europe. Beaucoup
de choses arrivent en même temps, y compris le passage à l'an
2000. Entre 1999 et l'an 2000, une accumulation de décisions est de
nature à perturber les entreprises un peu plus qu'en année
normale.
Un point me paraît important par rapport à votre question :
l'euro change la donne. Je faisais la comparaison avec le début des
années 80, et je vous dois quelques éléments de
réponse. Il me semble que nous avons dans le contexte nouveau des
contraintes beaucoup plus fortes. Si l'on se trompe, ou que les acteurs ne
réagissent pas comme on le voudrait. Que se passera-t-il ? Nous n'avons
pas droit à l'erreur, car cela signifie que si, finalement, cela se
traduisait par une forte hausse du coût du travail, que personne n'aurait
voulue individuellement -mais auquel aboutirait néanmoins le jeu
collectif-, l'issue sera une perte d'emplois et de substance de
l'économie française au profit de nos voisins.
Il y a un pari important, car nous ne pourrons pas corriger nos erreurs
éventuelles en 2001 ou 2002 par des dévaluations.
Sur les aides publiques, point tout à fait essentiel, le chômage
est fondamentalement un déséquilibre économique, qui peut
peut-être se déplacer un peu par des aides publiques, mais faut-il
encore en mesurer les conséquences et l'efficacité effective.
Je suis frappé personnellement par la loi " de Robien ".
Elle
a sans doute donné des idées mais cela à coût
d'argent public et si l'on avait continué on l'aurait
arrêtée, car on aurait vu les milliards s'ajouter aux milliards.
On a payé pour voir. Les entreprises réagissent avec de
l'imagination... , soit, mais beaucoup en avaient avant. N'oublions
pas que la réorganisation du travail n'a pas été
découverte en 1996.
Je suis frappé du peu d'effet sur un an et demi : 17.000 emplois
affichés. Compte tenu des effets d'aubaine, c'est de l'ordre de la
moitié. C'est très peu à l'échelle de
l'économie française sur 14 millions de salariés. Ce
système d'aide n'est pas très efficace. Ce n'est pas le vrai
problème, et le véritable enjeu n'est pas là.
En revanche, elle pose un certain nombre de problèmes qui sont les
suivants.
Quelles sont ces aides ? On tourne toujours autour d'un allégement
du coût du travail. Tout le monde se rejoint sur un point
important ; en définitive, l'allégement du coût du
travail est une incitation à l'emploi.
Une question au débat est celle des modalités de cet
allégement du coût du travail. Faut-il un allégement
conditionnel, c'est-à-dire une sorte de " donnant donnant "
traduit par un accord où l'administration viendrait s'interposer, ou des
allégements différenciés mais assez
généraux ?
Personnellement, je penche pour les allégements
généraux, car je pense que les allégements
conditionnels sont extraordinairement conservateurs et de nature à
introduire des distorsions dont on ne sait plus comment sortir.
Pourquoi les allégements sont-ils conservateurs ? Par
définition, ils s'appliquent aux entreprises qui existent, celles qu'ils
peuvent passer de 39 heures à 35 heures, et les entreprises
qui ne sont pas là, qui sont les vraies génératrices
d'emplois pour demain, sont en dehors du dispositif. En réalité,
elles ne sont pas hors du dispositif. Elles vont payer pour les entreprises qui
existaient, sans aucune assurance que les entreprises que l'on aide soient, en
dehors de l'aspect redistribution de l'emploi, les plus efficaces et les plus
utiles pour le commerce extérieur et l'économie française.
On introduit aussi une distorsion sectorielle par catégorie
d'entreprises entre les entreprises existantes et les entreprises à
créer. Une partie importante de notre avenir est dans les
créations d'entreprises. Celles-là sont pénalisées
par ce genre de dispositif d'aide.
Dernière question : cela créera-t-il ou pas des emplois ?
On a vu qu'il existait beaucoup d'hypothèses possibles. Je pense que le
chemin est extrêmement étroit et suppose énormément
de coopérations dans un temps extraordinairement limité. Avec
plus de temps et plus de choses au niveau de cette loi incitative, notamment
une direction claire vers l'annualisation du temps de travail, on pourrait
amorcer quelque chose qui irait dans la bonne direction mais étant
donné le contexte dans lequel les choses se présentent
actuellement, il me semble que le plus probable c'est qu'elle
bénéficie aux salariés en place qui auront des salaires
peu amputés (ce qui est une condition unanime de nous tous et si elle ne
se produit pas, on ne sera pas dans la bonne voie), mais travailleront moins,
et elle créera relativement peu d'emplois ou même peut-être
pas. De plus, je crains qu'elle n'affaiblisse une fois encore notre
système productif, et notamment la partie exposée,
c'est-à-dire l'industrie -pas les grandes entreprises-, mais le tissu
moyen des petites et moyennes entreprises qui sont celles qui réagissent
aujourd'hui le plus vigoureusement.
Je dis cela en espérant me tromper et en indiquant qu'il y a, à
mon sens, d'autres voies. Ce n'est pas cela ou rien. Je pense que, dans le
débat et l'enquête même, il ne faut pas se limiter à
cette voie, mais la comparer à d'autres voies possibles.
La voie de l'allégement des charges compensées par des
économies de dépenses publiques, (et non pas en prenant plus
d'argent à d'autres), est une voie plus lente, je suis sur ce point
d'accord avec M. Cornilleau, mais infiniment plus assurée.
En termes politiques, la question est la suivante : veut-on essayer de viser
plus d'emplois avec le risque de se retrouver avec moins d'emploi ?
Veut-on viser un taux de chômage de 10 % ou de 8 %, avec le risque de se
retrouver à 14 % ? Ou vaut-il mieux une voie dans laquelle on va
moins vite mais de manière certaine ? C'est un choix politique et
non pas d'économiste.
M. Jacques FREYSSINET - La France souffre d'un enchaînement
vicieux : l'incapacité de création d'acteurs sociaux ayant
une vision sociétale ou nationale de leur responsabilité, donc
des techniques de recours à l'Etat par ces acteurs sociaux
fragmentés, voire d'interventions unilatérales de l'Etat.
Après un siècle d'enchaînement de ce genre, la sortie n'est
pas facile, surtout si l'on a des urgences à court ou moyen terme dans
d'autres domaines.
On peut rêver d'une reconstruction progressive de la négociation
collective mais, manifestement, cela prendra du temps et, face à une
stratégie prioritaire dans ce domaine, l'Etat ne peut manifestement pas
attendre que les acteurs sociaux se soient transformés.
Il y a une sorte de contrainte d'intervention publique qui risque de reproduire
cette situation, l'alternative étant l'inaction. De ce point de vue, la
comparaison internationale est intéressante au simple niveau
européen, car nous voyons dans d'autres pays -Allemagne, pays
scandinaves, Pays-Bas, mais aussi d'une certaine façon en Italie- des
acteurs sociaux capables de prendre ensemble des responsabilités
sociétales, et de trouver, sous des formes diverses, des compromis
globaux pour gérer simultanément l'emploi, la
compétitivité et le partage du revenu.
En France, ce n'est pas possible et, dans cette situation, on voit bien les
facteurs qui poussent irrésistiblement un gouvernement nouvellement
élu sur un programme de transformation, quel que soit le sens, car nous
sommes habitués au changement, à vouloir intervenir activement
pour ne pas être dépendant d'acteurs sociaux qui sont très
mal armés.
Les études faites montrent que les choses se passent mieux au niveau
européen en matière de réduction du travail si les
politiques sont harmonisées, mais il n'existe pas de mécanismes
d'harmonisation et, dans ces conditions, chacun fait ses choix. Quelque chose
est curieux dans le débat français. D'une part, nous passons
notre temps de façon instable à porter au pinacle des
modèles étrangers pour leur exceptionnalité mais, en
revanche, l'argument de l'exceptionnalité française est
décisif pour délégitimer une expérience que
d'autres pays ne font pas. Les Hollandais ont réussi quelque chose
d'original et d'intéressant que personne d'autre n'a.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Ce n'est pas l'Etat qui l'a fait.
M. Daniel PERCHERON - Il n'y a pas eu de loi.
M. Jacques FREYSSINET - C'est un tripartisme soigneusement rôdé
depuis un demi-siècle où l'acteur central, l'Etat, menace
d'intervenir législativement si les acteurs sociaux ne se mettent pas
d'accord.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il n'est jamais intervenu.
M. Jacques FREYSSINET - Parce que les acteurs sociaux se sont accordés.
Tout en essayant d'explorer toutes les perspectives d'harmonisation il faut,
dans le contexte actuel où il n'y a pas de politique sociale
harmonisée, que chaque pays fasse ses choix en matière sociale.
La comparaison internationale au sein de l'union européenne montre qu'il
existe des stratégies différentes, mais notre pays peut adopter
une stratégie originale.
Sur les aides publiques, je suis d'accord avec M. Didier sur le choix central
qui existe entre mesures générales à guichet ouvert, les
mesures qui visent à modifier des systèmes de prix relatifs, et
mesures contractuelles où l'Etat finance les unités qui rentrent
dans des dispositifs publics.
Dans tous les cas, nous avons forcément des phénomènes de
discrimination ou de non-neutralité. Prenons le cas des
différentes exonérations. Rappelons que ce sont des ordres de
grandeur différents. Sur " de Robien " on est autour du
milliard et, sur " Aubry ", cela dépendra de la vitesse de
mise en oeuvre, mais cela se comptera en milliards.
Les exonérations bas salaires se comptent en dizaines de milliards.
Leurs effets sont certains au sens où les simulations donnent des
résultats convergents, mais nous n'avons aucune vérification
ex-post de la réalité de ces effets. Il faudra attendre. Leurs
effets sont non neutres.
L'argent public est massivement orienté en faveur du recours à
une certaine catégorie de salariés. On peut juger cet objectif
souhaitable et considérer qu'il faut privilégier l'emploi
à bas salaire supposé équivalent au bas niveau de
qualification compte tenu du contexte social. Je ne discute pas, mais
c'est un choix politique ciblé qui avantage les branches, les
entreprises, les catégories de travailleurs dans la zone bas salaire, de
façon discriminante par rapport aux autres. Nous n'échappons pas
à ce problème. Il est traité de façon
différente mais, dans tous les cas, un choix politique se traduit par
une non-neutralité, pour ne pas dire discrimination. Il y a des choix et
donc un impact différent sur les agents économiques.
Le débat est fondamental, nous ne pouvons pas l'épuiser ; ce
n'est pas un débat neutralité/non-neutralité, mais sur des
techniques différentes où l'Etat utilise les ressources publiques
pour orienter les comportements des agents dans telle ou telle direction, et
c'est toujours non neutre.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Si l'on réduit le temps de travail, on
risque d'abaisser le niveau d'activité. Cela ne peut-il pas avoir des
conséquences sur la croissance et sur l'emploi ?
M. Gérard CORNILLEAU - Sur le fait qu'il s'agisse d'une
expérience isolée et sur la capacité à mener une
politique de ce genre tout seul, sans nos partenaires, il a été
démontré que l'on est dans le cadre de politiques qui restent
sous la maîtrise des autorités nationales, alors qu'effectivement
on a perdu dans les faits le contrôle de la politique économique
générale, et maintenant pratiquement la politique
budgétaire, puisque c'est un traité qui fixe le maximum de
déficit annuel possible ainsi que le maximum d'endettement. On a
largement perdu l'autonomie dans ces domaines.
En revanche, toutes les politiques de partage restent sous le contrôle
des autorités nationales. Dans le cadre de la réduction du temps
de travail, la réorganisation peut procurer des avantages de
compétitivité tels, que je connais au moins une entreprise ou un
chef d'entreprise tremblant à l'idée que l'on pourrait l'imiter
en Asie du Sud-Est. Auquel cas, l'avantage de compétitivité qu'il
a obtenu en réduisant le temps de travail, serait perdu à
nouveau. On est dans le champ des politiques dont la maîtrise reste
nationale et qui peuvent être menées indépendamment des
autres. Dans les cas limites, on aurait intérêt à ce que
les autres ne le fassent pas.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - On est dans des domaines de souveraineté
nationale. Vous pouvez augmenter les impôts sur l'épargne, mais
votre souveraineté deviendra peut-être rapidement une
vanité parce que l'épargne est parfaitement mobile. Nous avons
à tirer les conséquences de ce marché unique et de
l'ouverture de notre économie sur le monde.
En matière fiscale, par exemple, les marges de souveraineté se
sont singulièrement altérées et, en matière
sociale, nous serons confrontés au même problème, pas
immédiatement, mais nous devons avoir à l'esprit un
phénomène dont l'évolution est de nature à
éroder notre situation sociale.
M. Gérard CORNILLEAU - Le marché unique et l'euro vont nous
imposer une contrainte sur notre productivité, notre efficacité
et nos prix de revient. Or, les expériences et les travaux
micro-économiques montrent que l'on peut trouver un schéma de
réduction du temps de travail qui n'altère en rien nos
capacités compétitives, voire qui les améliore.
Par conséquent, nous respectons les contraintes du marché unique
et de l'euro si nous savons trouver les arrangements qui permettent de
réduire le temps de travail, de créer des emplois, sans
détériorer notre compétitivité, voire en
l'améliorant. C'est ce qui nous permet de rester autonomes dans ce
domaine.
Si l'on fait n'importe quoi, on peut avoir des résultats très
négatifs sur la compétitivité avec des effets fort
désagréables sur la croissance et les revenus. Mais rien ne nous
oblige à choisir les voies les plus inefficaces de la réduction
du temps de travail.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Nous avons reçu des organisations
syndicales, et certaines d'entre elles ont manifesté les plus expresses
réserves sur l'idée de réduire les salaires ou de les
geler. Nous avons compris que ces organisations-là n'étaient pas
prêtes à répondre aux conditions préalables que vous
avez fixées pour que cette démarche soit un succès en
termes de création d'emplois.
M. Gérard CORNILLEAU - Le résultat final est entre les mains des
partenaires sociaux.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Ils doivent savoir que c'est assorti d'un gel ou
d'une baisse des salaires.
M. Alain GUBIAN - Sur les aides, l'externalité du chômage est
très importante.
On ne peut pas d'abord dire que la loi " de Robien " n'est
pas
efficace au sens où elle aurait seulement créé 17.000
emplois, et comparer à la situation envisagée dans le projet de
loi. La loi " de Robien " a ses effets sur le champ qui la
concerne,
mais elle ne s'est pas développée car il n'y avait pas
d'orientation claire sur l'avenir de la durée du travail. Le contexte
est différent si c'est la réduction de la durée du travail
qui est souhaitée à terme, ou bien une loi dans un contexte
où il n'y a pas d'orientation. Toutefois, cette loi a bien montré
des enjeux de négociation possible autour de cette question du temps de
travail.
Revenons à la question de l'aide et des externalités. S'il y a
une réduction forte du chômage qui vient d'une origine inconnue ou
de la réduction de la durée du travail, il y aura des
résultats favorables sur les comptes publics, en particulier sur
l'UNEDIC, dont les partenaires sociaux sont habilités à
gérer l'amélioration de leur solde. Ils peuvent baisser les taux
de cotisations et ristourner l'effet de la réduction du chômage.
C'est classique et souhaitable.
Dans une logique où l'on pense que la réduction de la
durée du travail est efficace en termes de réduction du
chômage, et si elle est l'origine de cette amélioration des
comptes publics du point de vue de l'UNEDIC, il serait dommageable que la
ristourne de cotisations à venir soit renvoyée à
l'ensemble de l'économie. Il est plus pertinent
a priori
de
donner
ex-ante
ce montant à celles qui sont à l'origine de
la réduction du chômage.
L'incitation est justifiée quand elle concentre sur les entreprises
à l'origine d'une réduction forte du chômage, ce qui sera
le résultat sur les comptes publics de cette réduction du
chômage, sinon on a toutes les chances que le processus favorable de
diffusion de la réduction de la durée du travail ne soit pas
très fort.
Quels seront les effets sur l'emploi ?
Je ne sais pas, car je ne connais pas la diffusion qu'aura le dispositif
incitatif, s'il y aura une crédibilité très faible sur la
possibilité d'arriver à 35 heures ou une
crédibilité forte. On aura donc un processus d'enchaînement
au cours des années 1998 et 1999 plus ou moins favorable.
La deuxième loi permet une souplesse pour gérer le fait que fin
1999 on aura un niveau élevé ou non d'entreprises à
durée plus faible. La dynamique de réduction de la durée
du travail n'est pas gagnée d'avance, et il existe une incertitude sur
cette diffusion. Je rejoins là les propos de M. Favereau. L'aide
est justifiée parce qu'elle contribue à ce que cela se passe au
mieux.
Sur le plan de l'Europe, si le scénario visé est bien le
scénario à coût inchangé en termes de coût du
travail, il y a bien une autonomie d'un point de vue purement économique
de la France dans le monde puisque l'on respecte la contrainte de coût.
Si on ne la respecte pas, il ne faut pas faire cela, mais c'est
également vrai pour toutes les autres politiques. C'est alors une
politique possible nationalement. Sur l'effet emploi, il y a à
comprendre au mieux comment la dynamique peut s'enchaîner.
Dans la deuxième loi, il y a possibilité de " corriger le
tir " en fonction de ce qui se passera. Si l'on a en tête une aide
en fonction de la durée du travail, des cotisations plus faibles quand
la durée du travail est plus faible, il doit s'agir d'une aide
structurelle. Les entreprises à 35 heures doivent durablement savoir
qu'elles ont des cotisations moindres et que l'on ne peut pas risquer une
incertitude là-dessus ; probablement que l'affichage en termes
d'aide à terme est important et il serait dommageable que l'on puisse
penser que, comme avec la loi " de Robien ", un aléa non
négligeable existe sur l'aide structurelle.
M. Alain GOURNAC, président - Je vais passer la présidence au
vice-président, car je dois m'absenter.
Je vous remercie de votre participation.
M. Claude SEIBEL - Sur le plan européen, il est vrai que c'est une
politique dans le cadre de la subsidiarité, mais j'observe de
manière très objective que dans la mise au point des lignes
directrices sur l'emploi, qui ont été adoptées au sommet
de Luxembourg, le thème " réduction de la durée du
travail " est prévu pour la mise en commun des expériences.
Il y a actuellement un pays pour lequel le problème ne se pose plus,
l'Allemagne, qui est aux 35 heures depuis 1995. Concernant les Pays-Bas,
40 % des branches ont des accords entre partenaires qui sont
arrivés à 36 heures entre 1996 et 1998.
Les Belges réfléchissent à la transposition de ce que l'on
prépare en France et, comme on le sait, des accords sont en cours
-peut-être un peu fragiles- en Italie. Nous nous trouvons dans un
mouvement qui peu à peu peut être négocié, car les
lignes directrices pour l'emploi seront revues tous les ans. Qui nous dit que
dans 2 ans nous n'aurons pas un objectif européen, alors qu'actuellement
c'est un objectif national ?
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - En Allemagne, la durée du temps de travail
résultant des conventions est-elle légale ou effective ?
M. Claude SEIBEL - C'est une durée légale dans laquelle il y a
des durées effectives. C'est le même mécanisme que le
nôtre, mais c'est fixé au niveau d'un croisement
Länder/branches. C'est une négociation plus
décentralisée.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Le Land fixe la durée légale.
M. Jacques FREYSSINET - C'est la négociation. La durée
légale est vraiment une durée balai pour les branches non
couvertes par la négociation. La plupart des grandes branches ont une
durée conventionnelle plus faible que la durée légale et,
formellement, elle se négocie au niveau des Länder mais, en
général, un Land fait une négociation pilote qui se
reproduit dans tous les Länder de la même branche. Dans les faits,
c'est une durée conventionnelle de branche.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Quelle est la durée légale ?
M. Claude SEIBEL - 35 heures.
Un certain nombre de branches ont commencé à
réfléchir à 32 heures, mais cela ne s'est pas fait.
En particulier, Volkswagen a joué un rôle très important en
1993 pour les 35 heures. Ils ne sont pas allés vers 32 heures,
mais vers une généralisation des programmes de préretraite
progressive.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est un système de durée
légale maximale à l'intérieur de laquelle les partenaires,
par voie de convention, arrêtent les dispositions les plus
appropriées.
M. Olivier FAVEREAU - Rien ne coûtera jamais aussi cher à
l'économie et à la société françaises que 13
% de chômage, et peut-être sommes-nous dans une situation où
le plus grand risque serait de n'en prendre absolument aucun.
M. Daniel PERCHERON - Je demande à titre personnel à chacun des
experts s'ils acceptent de répondre à la question -pronostic
personnel- : cela peut-il réussir, ou cela va-t-il échouer,
et pour quelle raison fondamentale, à son avis, cela peut réussir
ou échouer ?
M. Claude SEIBEL - Je ne suis pas un historien du temps présent, mais je
pense que la loi " de Robien " sera vécue
ultérieurement comme un déclencheur du succès qui a permis
d'aller plus loin.
Mon point de vue est assez optimiste : c'est oui. Les gens sont assez
stupéfaits qu'il y ait eu annualisation, compensation salariale
partielle, réorganisation du travail. Vous pouvez me dire que 1.700
entreprises ne représentent pas les 80.000, mais c'est peut-être
possible à mettre en oeuvre.
M. Marcel-Pierre CLEACH - Nous avons remarqué les ouvertures sur
l'annualisation dans le texte.
M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Cela ne peut marcher que si les salaires sont
tenus ?
M. Claude SEIBEL - Oui.
M. Michel DIDIER - Je crains que ce ne soit un nouvel affaiblissement des
entreprises parce que cela va trop vite. Il existe un problème de
cadence et les modalités mises en place vont trop vite. Or, les
entreprises doivent s'organiser dès maintenant malgré un
système à double détente.
D'ores et déjà, les choses se mettent en place. Un certain nombre
d'entreprises s'organisent pour aborder le moment fatidique en meilleure
posture.
Il y a des réactions d'entreprises très différentes, et
une bonne idée peut devenir une très mauvaise idée si elle
est imposée de manière uniforme pour l'ensemble des entreprises
et si le contexte futur n'est pas connu. La seule issue pour chacune des
entreprises est d'agir rationnellement, la rationalité étant
d'être le plus prudent possible pour éviter de se trouver
piégé dans une loi venant après un accord, et qui
contredirait celui-ci.
Il peut y avoir des cas dans lesquels les entreprises se trouveraient
" piégées " par une deuxième loi qu'elles ne
connaissent pas aujourd'hui. Elles ne sont pas en état d'organiser les
choses correctement et vont donc jouer le maximum de prudence.
Elles vont jouer la sécurité par rapport au risque de choc, et
ceci ne peut conduire -comme on l'a beaucoup expérimenté par le
passé- à de nouveaux efforts de productivité, donc par
moins d'emplois.
M. Jacques FREYSSINET - Si l'on examine objectivement et froidement ce qui
s'est passé depuis une vingtaine d'années, le pronostic ne peut
être que pessimiste si les acteurs sociaux ne sont pas en état de
passer des compromis complexes et de moyen terme qu'exige la réussite de
cette stratégie et si l'Etat n'a pas de crédibilité sur sa
volonté de poursuivre à moyen terme sur des objectifs stables.
Les innombrables fluctuations passées l'ont
décrédibilisé sur ce point. Symétriquement, on
pourrait avoir un pronostic optimiste si deux conditions étaient
réunies simultanément : le Gouvernement ou la
majorité actuelle est en état de crédibiliser sa
volonté à moyen terme et de mettre en oeuvre ce projet, ce qui
n'est pas simple.
Des acteurs peuvent se dire : malheureusement piégée par un
programme qui n'était pas prévu pour affronter
l'électorat, la majorité s'en sortira comme elle le pourra. De ce
fait, elle n'est pas crédible à moyen terme, donc jouons la
minimisation du risque face à un avenir incertain.
Il faut mesurer en quoi la dégradation du tissu social jusqu'au
phénomène que nous avons vécu ces derniers jours va
pénétrer dans la fonction de décision des acteurs sociaux,
patronat et syndicats.
Ils resteront encore principalement le reflet démocratique des
préférences de leurs adhérents, mais leur conception de la
représentativité, sera-t-elle seulement le reflet des
préférences micro-économiques de leurs adhérents ou
y a-t-il un moment où ils considéreront qu'il est de leur devoir
d'introduire dans leur comportement, un objectif qui ne résulte pas des
préférences de leurs adhérents, mais de la conscience
qu'ils ont, des compromis sociaux nécessaires pour éviter les
coûts catastrophiques et irréversibles évoqués par
M. Favereau ?
Tout dépend à mes yeux des réponses qui seront
données dans ces deux domaines : crédibilité du
projet gouvernemental et capacité des organisations patronales et
syndicales à prendre le risque de compromis. Il est facile
d'apparaître comme le représentant vigoureux des
intérêts directs de ses adhérents. C'est une
stratégie qui donne des résultats efficaces. Les directions des
organisations seront-elles capables de prendre le risque d'injecter de
l'intérêt collectif dans leur stratégie au risque
d'être mal comprises de leurs adhérents ?
M. Gérard CORNILLEAU - Je serai plus optimiste. La loi " de
Robien " a cassé quelques crispations idéologiques,
même si l'on voit, du côté du patronat, revenir des
attitudes extrêmement brutales et peu compatibles avec une analyse
critique et objective de la situation.
Ce recul de l'idéologie dans l'affaire du temps de travail peut
être porteur de quelque chose qui réussirait mieux.
Quand on regarde les sondages d'opinion, les Français ne sont pas
vraiment demandeurs d'une réduction du temps de travail et
préféreraient des augmentations de salaires mais, en même
temps, les réponses favorables à l'idée d'un partage,
c'est-à-dire une réduction du temps de travail non
compensée intégralement, mais avec création d'emplois,
augmentent et sont aujourd'hui majoritaires.
L'idée que c'est une solution possible au problème du
chômage est une opinion majoritaire dans l'opinion publique. Le
scepticisme résulte de ce qui vient d'être dit sur les
problèmes de crédibilité à moyen terme et sur la
capacité de la société française à faire
passer ce qui est un souhait majoritaire au travers des débats
politiques et idéologiques. Il n'est pas certain que les Français
auront satisfaction, mais je pense qu'ils le souhaitent vraiment.
M. Olivier FAVEREAU - Je serai plutôt confiant pour deux raisons : dans
le type de démocratie qui est celui de la démocratie
française, les gens sont plus raisonnables dans leur comportement que
dans leur discours. La société française dans sa culture
et sa tradition historique est toujours séduite par l'opportunité
de faire preuve de créativité collective et institutionnelle.
M. Alain GUBIAN - Je serai dans les optimistes. Il serait très grave
d'échouer sur le sujet, car cela voudrait dire qu'il n'y a plus d'outils
de politique pour l'emploi. La loi " de Robien " a montré
que,
dans les accords concrets, il se passait autre chose que ce qui était
dit sur la place publique. Un bon baromètre pour voir si le projet va
être concluant est de savoir s'il va s'enclencher dans les 2 ans qui
viennent dans le cadre d'accords ; il me semble que la dynamique sera
engagée.
Si on devait constater fin 1998 et encore plus mi-1999 très peu
d'entrées dans ce processus, la baisse de la durée légale
apparaîtrait comme négative en termes d'effets sur l'emploi, mais
si cette mécanique peut s'enclencher favorablement -on a de bonnes
raisons de le penser-, il y a là un point favorable.
M. Marcel-Pierre CLEACH - Je me réjouis que cette commission ait
réalisé un travail qui vous intéresse. J'espère
qu'elle contribuera à éclairer le débat de la Commission
des affaires sociales, puis du Sénat, d'une manière plus globale.
Vous avez souligné que des impacts psychologiques importants
étaient à éclaircir.
Je vous remercie tous d'avoir passé tant de temps avec nous et de nous
avoir apporté vos avis précieux.
Merci Messieurs.