B. IL N'EST PAS POSSIBLE D'AFFIRMER QU'ELLE " VA " CRÉER DES EMPLOIS
L'utilisation d'un modèle
macro-économique
pour tester les effets d'une mesure telle que celle
envisagée par le Gouvernement
ne saurait constituer le moyen
d'étayer scientifiquement l'opportunité de la mesure en
question
.
En bref, qu'un modèle macro-économique associe à une
réduction du temps de travail des créations d'emplois dans un
contexte de maintien de l'équilibre économique n'apporte pas une
preuve de l'opportunité de la réduction du temps de travail.
Il n'est par conséquent pas fondé d'énoncer comme a pu le
faire le Premier ministre lors de son intervention
télévisée du 21 janvier dernier :
" Il y
a trois études qui viennent de sortir : une de la Banque de France,
une d'un institut économique parmi les plus reconnus, l'OFCE
15(
*
)
, une de la direction de la
prévision du ministère de l'économie et des finances, qui
disent que la réduction du temps de travail peut créer des
emplois,
va créer des emplois
"
16(
*
)
.
L'apport des modèles est-il pour autant négligeable ?
Certainement pas.
Ils permettent en l'espèce de mettre en
évidence les conditions auxquelles la réussite d'une
réduction du temps de travail se trouve suspendue.
A contrario, ils dessinent en creux des scénarios d'échec
et
leurs incidences que nul ne peut souhaiter, mais que chacun doit redouter.
1. Les modèles macro-économiques : une réalité virtuelle...
a) Un scénario favorable...
La modélisation des effets d'une réduction de la durée du travail débouche sur des résultats favorables lorsqu'elle s'inscrit dans un scénario, toujours le même, organisé autour d'un jeu d'hypothèses, toujours identique.
Une simulation du modèle Mosaïque de l'OFCE
L'impact du dispositif Aubry (champ limité aux entreprises de plus de
20 salariés
du secteur marchand)
Ecart cumulé au compte de référence
|
1998 |
1999 |
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
PIB marchand en volume |
0,1 |
0,2 |
0,3 |
0,2 |
0,2 |
0,1 |
Prix de la consommation des ménages |
0,0 |
- 0,1 |
- 0,1 |
0,1 |
0,4 |
0,8 |
Salaire horaire réel |
1,5 |
3,1 |
4,6 |
4,7 |
4,8 |
4,9 |
Compensation salariale ex-post |
73 % |
75 % |
75 % |
78 % |
80 % |
81 % |
Effectifs totaux (en milliers) |
159 |
315 |
479 |
459 |
451 |
442 |
Demandes d'emplois non satisfaites (en milliers) |
- 95 |
- 189 |
- 288 |
- 276 |
- 271 |
- 265 |
Taux de chômage (en point) |
- 0,4 |
- 0,8 |
- 1,2 |
- 1,1 |
- 1,1 |
- 1,1 |
Solde des Administrations publiques (écarts en points de PIB) |
- 0,1 |
- 0,1 |
0,0 |
- 0,1 |
- 0,1 |
- 0,1 |
Taux de marge des entreprises |
0,2 |
0,2 |
0,1 |
- 0,1 |
- 0,3 |
- 0,4 |
Coût pour les APU (1) par emploi créé (kF 98) |
54 |
31 |
11 |
14 |
14 |
24 |
Le tableau ci-dessus et celui qui suit mettent en
évidence l'impact de la réduction du temps de travail sur la
croissance à travers ses effets sur le PIB (produit intérieur
brut), sur l'inflation, les salaires, l'emploi bien sûr, mais aussi sur
des données significatives de la situation financière de deux
catégories d'agents économiques.
Il s'agit d'abord des entreprises dont le taux de marge qui, rapportant leur
excédent brut d'exploitation à leur valeur ajoutée, est un
indicateur de la répartition du revenu national entre les salaires et
les profits. Il s'agit ensuite des administrations publiques avec une
indication sur l'effet de la mesure sur leur solde.
Une simulation du modèle BdF de la Banque de France
Le passage à 35 heures avec compensation puis modération
salariale
Ecarts au compte de référence : effets à ... |
... 1 an |
... 3 ans |
... 5 ans |
PIB (en %) |
0,1 |
- 0,2 |
- 0,2 |
Emplois (en milliers) |
200 |
710 |
730 |
Chômage (en milliers) |
- 180 |
- 590 |
- 590 |
Salaire horaire réel (en %) |
1,8 |
4,0 |
3,0 |
Salaire réel par tête (en %) |
- 0,7 |
- 3,8 |
- 4,7 |
Indice des prix à la consommation (en %) |
0,3 |
0,6 |
0,3 |
Inflation (en points) |
0,3 |
0,1 |
- 0,1 |
Croissance du salaire horaire nominal (en pt.) |
2,1 |
1,1 |
- 0,1 |
dont les effets spontanés |
0,7 |
0,7 |
1,0 |
dont la compensation ou modération |
1,4 |
0,4 |
- 1,1 |
Taux de marge des entreprises (en points) |
0,0 |
0,0 |
0,0 |
Solde des APU (en % du PIB) |
0,0 |
0,0 |
0,0 |
Cap. de financement de la nation (en % du PIB) |
- 0,1 |
0,0 |
0,1 |
Modèle BdF.
Les deux exercices de simulation rappelés ci-dessus mettent en
évidence la création d'environ 450.000 emplois maintenus
à horizon de 5 ans à champs identiques (voir infra p. 29).
Détail des hypothèses de l'étude Mosaïque
La réduction de la durée du travail fait passer
cette dernière de 39 heures à 35 heures, soit une
baisse de l'ordre de 11 %. La réduction du temps de travail
s'opère en deux ans, l'intégralité des entreprises ayant
basculé au 1er janvier 2000 dans le travail de l'OFCE.
Les gains de productivité horaire du travail
s'élèvent à 5,1 % en moyenne.
La productivité du capital
est inchangée puisque la
durée d'utilisation des équipements ne baisse pas grâce
à des phénomènes de réorganisation du travail.
La compensation salariale
s'élève à 69,5 % en
moyenne, c'est-à-dire 35 heures payées 37,8 heures,
soit une augmentation de 8 % du taux de salaire horaire.
Le salaire des nouveaux embauchés est inférieur d'1/3 à
celui des salariés en place.
Les cotisations employeurs
sont réduites d'1 point par heure de
baisse de la durée du travail.
L'accroissement de l'emploi s'élève à
150.000 unités par an. Il résulte de cheminements
aisés à décrire.
La réduction du temps de travail est censée susciter
mécaniquement les emplois nécessaires à la
préservation de la production.
Mais, les gains de productivité du travail qu'induirait la mesure
réduisent l'ampleur des créations d'emplois qui pourraient lui
être associées.
A ces enchaînements qui concernent le volume du travail, on doit en
ajouter d'autres, essentiels pour apprécier l'équilibre
économique résultant de la réduction du temps de travail,
qui concernent le partage des revenus entre agents économiques.
Ce partage doit permettre d'éviter une dégradation des comptes
des entreprises et, par conséquent, éviter un accroissement des
coûts salariaux unitaires.
Il faut donc que l'évolution du salaire par tête soit
infléchie, ce qui suppose un gel ou une modération salariale.
Enfin, la réduction du temps de travail ne doit pas s'accompagner d'une
baisse de la productivité du capital.
Cette dernière condition a des répercussions sur les
salariés. Leurs conditions de travail doivent être
modifiées de sorte que la durée d'utilisation des
équipements soit, au moins, maintenue. C'est à cette condition
que l'on se réfère lorsqu'on évoque la
nécessité de réorganiser le travail.
La mesure dans laquelle les salariés sont appelés à
financer la réduction du temps de travail varie selon le niveau de
l'intervention publique
.
Les modalités possibles de l'intervention publique
Celle-ci est
a priori
susceptible de
bénéficier soit aux entreprises, et, alors, elle est
censée effacer les surcoûts résultant pour elles de la
réduction du temps de travail, soit aux salariés, et alors, elle
peut compenser les " sacrifices salariaux " consentis par
eux dans le
cadre d'une réduction du temps de travail.
Cette dernière modalité n'ayant pas été retenue,
les modèles décrivent la première situation, où la
puissance publique contribue à alléger les surcoûts
salariaux supportés par les entreprises du fait d'une réduction
du temps de travail donnant lieu à une compensation salariale seulement
partielle au-delà des gains de productivité induits par la baisse
de la durée du travail.
Une première contrainte s'impose alors
: l'aide ne doit pas
déséquilibrer les comptes publics, si bien que son niveau doit
être calculé de sorte que son coût
ex ante
soit
compensé par les bénéfices dégagés
ex
post,
pour les finances publiques, par les créations d'emplois.
Une seconde contrainte doit être mise en évidence
: l'aide
doit dans le même temps compenser les surcoûts résultant
pour les entreprises de la réduction de la durée du travail.
b) ...bien qu'un peu décevant
Chacun attend usuellement de la création d'emplois
de nombreux avantages : un effet sur le niveau de chômage bien
sûr, mais aussi davantage de croissance et une restauration de
l'équilibre des finances publiques. Les résultats des simulations
d'une réduction du temps de travail déçoivent plus ou
moins ces espérances.
(1) Un effet limité sur le chômage
S'agissant des effets attendus de la réduction du temps de travail sur
les créations d'emplois et de leur impact sur le chômage,
on
doit d'abord observer qu'ils se sont restreints à mesure que le champ de
la réduction du temps de travail a été réduit.
De ce point de vue, les écarts entre les créations d'emplois
extériorisées dans les études respectives conduites
à la Banque de France et à l'OFCE apparaissent significatifs.
Dans le premier cas, les créations d'emplois s'élèvent au
mieux à quelques 730.000, dans le second à 450.000. D'une
étude à l'autre, 280.000 emplois disparaissent. Cette
" évaporation " résulte, pour l'essentiel, on l'a dit,
d'une différence de champ d'application de la mesure ; la
première étude porte sur les entreprises de plus de dix
salariés, la seconde ne porte que sur les entreprises de plus de vingt
salariés.
Cette différence de champ n'est pas purement arbitraire puisque
l'étude de l'OFCE se rapproche davantage des conditions d'application du
projet de loi de Mme Aubry, dont l'étude réalisée
à la Banque de France s'éloigne par trop.
Ceci explique pour partie que les chiffres des créations d'emplois
annoncées soient passés de 2 millions il y a quelques
années à 710.000, 450.000, 300.000, voire 100.000 selon certains
des économistes entendus.
On pourrait d'ailleurs observer avec M. Jean-Paul Fitoussi
17(
*
)
, que : "
en devenant
loi,
l'utopie devient réaliste, mais divise par cinq (les) espérances
(des économistes de l'OFCE) : 400.000 emplois au lieu des 2.000.000
auxquels ils avaient rêvé lors d'une précédente
simulation
" et rappeler que la litanie des évaluations des
effets sur l'emploi de la réduction du temps de travail est l'histoire
de la peau de chagrin.
Plus encore,
le choix du champ de la simulation conditionne
, selon les
techniciens eux-mêmes,
le degré de vraisemblance, au demeurant
sujet à des appréciations variées, des hypothèses
posées par ailleurs
. C'est ce dont témoignent abondamment les
réflexions suivantes provenant des modélisateurs. Ainsi de celle
de l'OFCE, selon qui :
" Il aurait certes été possible de reproduire le
schéma retenu pour les entreprises de plus de vingt salariés,
mais l'on aurait alors mêlé des hypothèses relativement
bien fondées (pour les plus de vingt salariés), avec des
hypothèses beaucoup plus spéculatives (pour les moins de
vingt) ".
Ainsi également de celle recueillie lors de l'audition par la commission
d'enquête de M. Gilbert Cette
18(
*
)
, évoquant les
" particularités techniques d'une simulation des effets de la
réduction du travail étendue à la fonction
publique ".
On peut en déduire que la plausibilité des hypothèses
posées pour réaliser une simulation équilibrée de
la réduction du temps de travail sortirait affaiblie d'un exercice de
projection étendu à un champ plus vaste.
Cette observation prend une résonance particulière lorsqu'on a
à l'esprit la conclusion de l'étude de l'OFCE, selon laquelle :
" ...
les arguments usuels qui s'opposent à un partage massif de
l'emploi et des revenus ... perdent de leur pertinence du simple fait du
changement d'échelle du partage du travail. "
On doit rappeler à ce stade que les estimations de l'OFCE concernent un
champ qui, pour le moins, reste très large puisque la réduction
du temps de travail s'appliquerait à environ 7 millions de
salariés, soit plus que la moitié des effectifs du secteur
marchand non agricole, ce qui est déjà beaucoup.
Quoi qu'il en soit, avec un scénario équilibré de
réduction de la durée du travail de plus de 11 %,
c'est-à-dire d'une ampleur considérable, concernant
7 millions de salariés, donc conduit à grande
échelle,
on n'aboutit qu'à la création de
450.000 emplois correspondant à environ 65 % des emplois
supplémentaires mécaniquement attendus
. Cet écart
provient des hypothèses posées sur les gains de
productivité résultant de la réduction du temps de travail.
Mais, il y a plus, les résultats de ce scénario en termes de
chômage ne s'élèveraient du fait d'une flexion des taux
d'activité qu'à
271.000 chômeurs
évités
, soit moins de 40 % des emplois
mécaniquement attendus et guère plus de 1 point de taux de
chômage.
(2) Pas de dynamisation de l'activité économique
En ce qui concerne l'activité économique, on estime
habituellement que le chômage qui, pour partie, résulte d'une
croissance insuffisante est, à son tour, cause de pertes
d'activité.
L'inemploi d'une partie des facteurs de production disponibles réduirait
la production. La mobilisation de ces facteurs permettrait donc
d'accélérer la croissance et d'aboutir à un niveau de
produit intérieur brut supérieur.
Les résultats des simulations disponibles ne confirment pas cette
analyse quand la progression du nombre des emplois résulte de la
réduction du temps de travail.
Dans le meilleur des cas, la croissance est inchangée et donc le niveau
du PIB aussi. Cela ne conduit pas à invalider les analyses
rappelées plus haut qui peuvent se révéler exactes lorsque
les créations d'emplois empruntent d'autres voies comme, par exemple,
l'émergence d'activités nouvelles.
(3) Pas de contribution à l'assainissement des finances
publiques
En ce qui concerne l'équilibre des finances publiques,
on
évoque fréquemment la responsabilité du chômage dans
les déficits. Une réduction du chômage permettrait de
diminuer les prestations sociales versées du fait de l'inactivité
de certains agents, de percevoir les cotisations assises sur une masse
salariale augmentée, de bénéficier d'économies sur
les dépenses publiques consacrées à l'emploi et des
recettes fiscales associées à un dynamisme économique
supérieur. Les scénarios décrivant une réduction du
temps de travail équilibrée ne retracent pas ces
phénomènes. Dans le meilleur des cas, le solde des
administrations publiques est inchangé. Par conséquent,
les
créations d'emplois associées à la réduction du
temps de travail n'apporteraient pas de contribution à l'assainissement
des finances publiques
. Il est vrai que ce résultat, bâti
d'ailleurs sur des schémas contestables (voir infra), est purement
comptable puisqu'il résulte du parti pris d'affecter la variation
positive du solde public attendue des créations d'emplois au financement
de la réduction du temps de travail.
Il faut cependant rappeler que ce parti pris n'est pas innocent. Sans cette
" redistribution ", la réduction du temps de travail serait,
selon les modèles usuels, plus coûteuse pour les agents
économiques et, par conséquent, source de moindre croissance et,
à terme, de plus de déficits publics.