2. Les prisons nouvelles : un bilan contrasté
a) Un investissement immobilier massif
Afin de répondre à la vétusté du parc pénitentiaire et à l'accroissement de la population carcérale, l'administration pénitentiaire a fait un effort important de modernisation puisqu'elle a fait procéder à la fermeture de 30 établissements vétustes ou inadaptés et à la construction de près d'une quarantaine d'établissements depuis le début des années 90.
Entre 1989 et 1992, 25 établissements ont été construits, destinés à créer 13.000 places supplémentaires (12.850 ont effectivement été créées). Ce programme, lancé par le Garde des sceaux, M. Albin Chalandon, prévoyait à l'origine la construction de 40.000 places supplémentaires.
L'année 1993 a permis d'engager les travaux de construction de la maison d'arrêt de Borgo en Corse.
Entre 1996 et 1998, quatre nouveaux projets ont été lancés, dont un en métropole (le centre de semi-liberté de Lyon) et trois dans les départements d'outre-mer : les centres pénitentiaires de Baie-Mahault en Guadeloupe, de Ducos en Martinique et de Remiré-Montjoly en Guyane.
En 1997, l'actuel Garde des sceaux a relancé le programme de construction (appelé programme " 4 000 ") déjà proposé en 1994 par M. Pierre Méhaignerie. Il prévoit la construction de six nouveaux établissements à Lille (Sequedin), Toulouse (Seysses), Avignon (Le Pontet), Meaux (Chauconin-Neufmontiers), Toulon (la Farlède) et Liancourt.
Lors de la discussion de la loi de finances pour 2000, Mme Elisabeth Guigou a annoncé la construction d'un nouvel établissement à la Réunion afin de pouvoir fermer celui de Saint-Denis.
Enfin, la loi de finances rectificative pour 2000 a dégagé 800 millions de francs en autorisations de programme pour la construction de trois nouvelles prisons, dont une à Lyon et une autre à Nice.
Cet investissement immobilier massif s'explique par la nécessité de fermer des sites devenus insalubres, faute d'entretien suffisant. En outre, les programmes récents de construction offrent de réelles évolutions dans les conditions matérielles de détention.
La construction de nouveaux établissements n'a toutefois pas permis d'enrayer le phénomène de surpopulation. Au contraire, certains intervenants ont estimé qu'il y avait une évolution parallèle du nombre de places construites et du nombre de détenus.
Lors de son audition, M. Ivan Zakine, ancien président du comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, a considéré que toute politique visant à réduire le taux d'encombrement des établissements pénitentiaires par la construction de nouveaux établissements était une illusion : " Plus vous construisez de nouvelles prisons, plus vous avez de détenus dans un pays. C'est une loi que personne n'a réussi à mettre en défaut. Il n'y a qu'à voir le parc actuel pénitentiaire français : le nombre de places a augmenté à la suite du programme 13 000, et le nombre de détenus a crevé tous les plafonds. Il faut remonter à la période de la guerre d'Algérie pour avoir le même nombre de détenus en France qu'à l'heure actuelle. "
De même, maître Henri Leclerc, président de la ligue des droits de l'homme, a estimé que " l'administration pénitentiaire et la justice ont horreur du vide ". Il a ajouté que la création de nouvelles places de prisons avait coïncidé avec la diminution du nombre des libérations conditionnelles, parce que " les places libres supprimaient la tension pour placer des gens dans des centres de détention. De 40.000, on est passé à 53.000 places. "
Afin d'éviter cet effet pervers, certains interlocuteurs de la commission ont exprimé leur préférence pour la rénovation des bâtiments existants.
Depuis 1996, la population carcérale diminue. Il conviendra donc de s'assurer que le lancement des derniers programmes de construction n'inverse pas cette tendance.
b) La gestion déléguée : un facteur positif
L'introduction de la gestion déléguée s'est par ailleurs révélée un facteur très positif, malgré les réticences de départ. La plupart des intervenants entendus par la commission d'enquête ont souligné les avantages de la gestion déléguée : le ministère de l'économie et des finances a dû tenir compte du coût réel de l'entretien et de la maintenance des établissements et dégager les moyens nécessaires.
Ainsi, M. Jean-Luc Aubin, secrétaire général de l'UFAP, a déclaré qu'" à l'usage, c'est une bonne chose et la gestion déléguée a apporté un plus aux établissements pénitentiaires. C'est incontestable. Il a fallu le faire admettre au personnel pénitentiaire et à l'ensemble des gens qui intervenaient comme une petite révolution. Après presque 10 ans de fonctionnement, l'équipe du privé est très bien intégrée et personne n'entre plus dans ce débat idéologique de la privatisation. "
De même, M. Michel Beuzon, secrétaire général du syndicat national pénitentiaire FO-Personnels de direction, a reconnu que " ce programme a été très controversé, alors qu'aujourd'hui, le bilan de fonctionnement est satisfaisant. (...) Que ce soit sur la maintenance et l'intendance pour le fonctionnement des cuisines, nous avons beaucoup appris sur le fonctionnement et le partenariat privés. "
Dans d'autres domaines, le bilan des nouvelles constructions apparaît plus contrasté.
c) Un nécessaire maintien des prisons de ville
La commission d'enquête a constaté que très souvent, les terrains choisis pour construire (ou reconstruire) de nouvelles prisons se situaient à l'extérieur des villes, sans accès par les transports en commun. Ainsi, la maison d'arrêt de Toulon, située au coeur de la ville, sera remplacée par un établissement à La Farlède, dans une zone accessible uniquement en voiture. De même, la reconstruction de la maison d'arrêt de Nice devrait entraîner son transfert dans la vallée du Var. La maison d'arrêt de Luynes est également très mal desservie par les transports publics.
Or, l'isolement géographique des nouveaux établissements constitue un obstacle au maintien des liens sociaux et familiaux et pénalise les familles modestes qui doivent engager des dépenses importantes pour leur budget afin de pouvoir visiter un proche.
Lors de son audition, M. Jean-François Canto du Secours catholique a qualifié " d'imbécillité " l'installation d'un centre de détention à Joux-La-Ville, " à 30 kilomètres d'une gare ". Il a insisté sur les difficultés des familles pour rejoindre le détenu alors qu'aucun moyen de transport n'est prévu.
Au-delà de la famille, l'ensemble des intervenants (avocats, enseignants, travailleurs sociaux) sont gênés par l'éloignement géographique de certains établissements. Ainsi, les avocats parisiens interrogés par la commission ont reconnu qu'ils se rendaient plus facilement à la Santé qu'à Fleury-Mérogis : dans le premier cas, elle est accessible en 10 minutes du Palais de justice, dans l'autre cas, il leur faut une demi-journée !
Ce facteur doit être pris en compte dans le débat sur l'avenir de la maison d'arrêt de la Santé, qui reste le seul établissement pénitentiaire situé dans Paris intra muros . Certes, ses locaux sont devenus inadaptés et le coût de sa rénovation sera certainement aussi élevé que celui d'une reconstruction. Toutefois, les enjeux immobiliers sont tels qu'il est peu probable, si la Santé était démolie, que son terrain soit utilisé pour la reconstruction d'un établissement pénitentiaire moderne.
d) Des prisons déshumanisées
De nombreux interlocuteurs de la commission ont critiqué l'aspect " déshumanisé " des nouveaux établissements.
M. Jean-Jacques Dupeyroux, professeur honoraire à l'université de Paris-II, a ainsi estimé : " La Santé s'est beaucoup améliorée depuis ces dernières années ; au moment où elle a été le plus vétuste, elle était plébiscitée par les détenus qui préféraient cent fois s'y trouver que dans d'autres établissements de la région parisienne ou à Muret. Pourtant, la visite d'un établissement comme celui de Nanterre, plus pimpant que la Santé, est plus satisfaisante. [...] Pourquoi ? Peut-être parce qu'il y a une atmosphère de laisser-aller, de convivialité même. L'atmosphère y est particulière au point que les détenus s'y trouvent mieux que dans des prisons plus modernes, électrifiées, équipées électroniquement. "
Le témoignage de maître Henri Leclerc, ancien président de la ligue des droits de l'homme, à propos de l'établissement de Saint-Maur est également révélateur : " La première fois que je suis allé à la prison de Saint-Maur, avant que les choses ne changent, j'ai été sidéré : c'était une des premières prisons modernes. Je suis arrivé jusqu'à mon client sans voir personne. Les portes s'ouvraient, je donnais ma carte ou mon autorisation qui partait dans un aspirateur. Je ne voyais personne. Je suis entré dans une pièce et mon client est arrivé par une autre porte au bout d'un moment. A la fin de notre entretien, j'ai sonné, la porte s'est ouverte automatiquement et il est parti. Je n'ai pas vu un seul surveillant. Mais cela a changé : on a réintroduit l'homme. "
Lors de ses déplacements, la délégation a pu constater que les surveillants comme les détenus étaient unanimes pour critiquer la conception très sécuritaire des nouveaux établissements qui supprime les contacts humains.
Les détenus se plaignent de pouvoir passer une partie de la journée sans rencontrer aucun surveillant. Or, ce dernier est souvent l'unique personne avec laquelle le détenu peut s'entretenir. Comme le constate M. Jean Soulet du Secours catholique, " tous les détenus qui viennent de Fresnes, de Fleury, de Bordeaux, des Baumettes se plaignent de ce caractère glacial des prisons modernes. Ils aiment retrouver le surveillant qui les accompagne avec les clés. Ils ne retrouvent plus ce relationnel. Le surveillant reste dans sa cage vitrée, il appuie sur des boutons. On badge automatiquement. Il n'y a plus de contact. L'animosité normale entre détenus et surveillants s'accroît. "
Les surveillants n'aiment pas non plus travailler dans les établissements modernes car ils se sentent très isolés. En effet, dans les anciens établissements, les étages ne sont pas fermés, ce qui permet aux surveillants de s'autosurveiller et de pouvoir intervenir rapidement auprès d'un collègue en cas de nécessité. Dans les nouveaux établissements, les étages sont fermés. En raison de son isolement, le surveillant recherche peu le contact avec les détenus. Il lui est donc difficile de " sentir " l'ambiance et les tensions qui règnent dans son étage.