2.2.2. LES BREVETS
2.2.2.1. Aspect juridique : le champ de la brevetabilité
Le texte de base pour la Communauté européenne : la directive de juillet 1998
La
directive 98/44 du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet
1998
84(
*
)
, relative à la
protection juridique des inventions biotechnologiques a été
adoptée après dix années de tergiversations. Le nombre de
considérants qui l'accompagne (cinquante-six considérants pour
dix-huit articles) prouve combien les termes de cette directive ont
été pesés et ont fait l'objet de compromis.
Elle a cependant le mérite d'être très explicite.
Elle rappelle la distinction fondamentale entre les
découvertes
,
par essence non brevetables et les
inventions
qui, seules, le sont. Elle
confirme la non brevetabilité du corps humains aux différents
stades de sa constitution et de son développement. De même, la
simple découverte d'un élément du corps humain dans son
environnement naturel,
" y compris la séquence ou la
séquence partielle d'un gène "
ne peuvent constituer des
inventions brevetables.
En revanche, un élément isolé du corps humain, dès
lors qu'il est le résultat de procédés techniques visant
à l'identifier, le purifier, le caractériser et le multiplier est
brevetable
" même si la structure de cet élément
est identique à celle d'un élément
naturel "
85(
*
)
.
Par exemple, le travail d'identification d'un gène nécessitant
l'intervention de la technologie humaine ne constitue pas une simple
découverte et peut être breveté s'il remplit, par ailleurs,
les conditions classiques de brevetabilité : l'application
industrielle d'une séquence génétique partielle ou
complète doit obligatoirement être concrètement
exposée dans la demande de brevet. Une simple séquence d'ADN sans
indication de fonction ne peut être brevetée.
Certains considérants relatifs à l'article 5 apportent des
éléments précis d'information :
" (20) considérant, en conséquence, qu'il est
nécessaire d'indiquer qu'une invention qui porte sur un
élément isolé du corps humain ou autrement produit par un
procédé technique, et qui est susceptible d'application
industrielle, n'est pas exclue de la brevetabilité, même si la
structure de cet élément est identique à celle d'un
élément naturel, étant entendu que les droits
conférés par le brevet ne s'étendent pas au corps humain
et à ses éléments dans leur environnement naturel ;
(21) considérant qu'un tel élément isolé du corps
autrement produit n'est pas exclu de la brevetabilité puisqu'il est, par
exemple, le résultat de procédés techniques l'ayant
identifié, purifié, caractérisé et multiplié
en dehors du corps humain, techniques que seul l'être humain est capable
de mettre en oeuvre et que la nature est incapable d'accomplir par
elle-même ;
(22) considérant que le débat sur la brevetabilité de
séquences ou de séquences partielles de gènes donne lieu
à des controverses ; que, aux termes de la présente
directive, l'octroi d'un brevet à des inventions portant sur de telles
séquences ou séquences partielles doit être soumis aux
mêmes critères de brevetabilité que pour tous les autres
domaines technologiques, nouveauté, activité inventive et
application industrielle ; que l'application industrielle d'une
séquence ou d'une séquence partielle doit être
exposée de façon concrète dans la demande de brevet telle
que déposée;
(23) considérant qu'une simple séquence d'ADN sans indication
d'une fonction ne contient aucun enseignement technique; qu'elle ne saurait,
par conséquent, constituer une invention brevetable ;
(24) considérant que, pour que le critère d'application
industrielle soit respecté, il est nécessaire, dans le cas
où une séquence ou une séquence partielle d'un gène
est utilisée pour la production d'une protéine ou d'une
protéine partielle, de préciser quelle protéine ou
protéine partielle est produite ou quelle fonction elle
assure. "
La jurisprudence
- La jurisprudence européenne a montré les
difficultés qui pouvaient surgir lorsqu'on tente d'appliquer les
règles classiques de brevetabilité aux sciences du vivant,
notamment pour la définition de " l'invention " et de la
" découverte ".
En 1991, le Howard Florey Institute avait obtenu, de la part de l'Office
européen des brevets (OEB), un brevet portant sur un fragment d'ADN
codant pour une protéine humaine, la Relaxine H2. Cette protéine,
sécrétée par les femmes enceintes pour atténuer les
contractions, a un intérêt thérapeutique évident.
Le brevet accordé fit l'objet d'une procédure d'opposition qui
permit à la division d'opposition de l'OEB de rendre une décision
importante le 8 décembre 1994 : elle a jugé que
l'invention de la Relaxine H2 remplissait les conditions de
nouveauté et d'activité inventive, considérant qu'il
s'agissait d'une substance naturelle isolée pour la première fois
et dont l'existence était inconnue auparavant ; elle a
estimé que cette substance ne pouvait s'assimiler à une
découverte dans la mesure où un procédé permettant
de l'obtenir et de la caractériser convenablement par sa structure avait
été mis au point, soulignant ainsi l'importance, pour la
brevetabilité de l'intervention humaine permettant de
révéler une chose jusque-là ignorée dans la
nature
86(
*
)
. Cette
décision n'avait pas, alors, fait l'unanimité.
La clarté de la directive européenne, précisant qu'une
simple séquence d'ADN sans fonction n'est pas brevetable, devrait
permettre aux diverses instances juridiques des États membres
d'harmoniser leur jurisprudence.
- La jurisprudence américaine est beaucoup moins claire.
La notion d'utilité nécessaire à l'obtention d'un
brevet laisse à penser que l'on ne peut pas breveter un gène dont
l'utilisation pratique n'est pas précisée. Sur cette idée
se fondait le rejet, par l'Office américain des brevets, des demandes
formulées en 1991 et 1992 par Craig VENTER, l'un des responsables du
programme américain de séquençage du génome humain.
Celui-ci avait déposé, pour le compte des Instituts nationaux de
la santé (NIH), une demande de brevet sur plusieurs centaines de
gènes humains. Dans un premier temps, l'Office américain des
brevets a rejeté cette demande pour " défaut
d'utilité " de ces gènes ; mais, les NIH ayant
décidé, devant l'émoi de la communauté
scientifique, de ne pas aller au terme de la procédure, la jurisprudence
américaine est restée imprécise.
La confusion a même été accentuée par une
récente décision de l'Office américain des brevets, qui a
accordé à la société Incyte le premier brevet sur
des EST. Les EST (
Expressed Sequence Tags
) sont de courtes
séquences d'ADN utilisées pour " étiqueter " les
gènes et permettre de décoder de longues séquences d'ADN.
Les EST n'ont aucune fonction biologique précise. L'Office
américain a cependant admis qu'un EST pouvait être utile si les
applications potentielles étaient suffisamment décrites :
identification de gènes ayant eux-mêmes une fonction connue,
cartographie chromosomique.
Dans ces conditions, le problème est moins celui de la
brevetabilité que celui de la portée du brevet. En effet, la
crainte principale des chercheurs est que le " propriétaire "
d'un EST n'ait également des droits sur le gène complet
séquencé grâce à l'outil que constitue l'EST.
Certes, accorder des droits sur un gène de fonction inconnue, en
s'appuyant sur des droits reconnus sur un sous-ensemble du gène, ne
serait pas conforme au droit américain des brevets
87(
*
)
.
Mais cette décision de l'Office américain des brevets va donner
lieu à des batailles juridiques pouvant avoir des solutions
différentes selon les instances saisies.
2.2.2.2. Aspect économique : l'impact des brevets
L'initiative prise le 15 avril 1999 par les plus grands
groupes
pharmaceutiques mondiaux change la donne économique en matière de
brevets sur le génome.
Sous l'égide de Novartis, les groupes AstraZeneca, Bayer, Bristol-Myers
Squibb, Hoffmann-La Roche, Glaxo-Wellcome, Hoechst Marion Roussel, Pfizer,
Searle et SmithKline Beecham se sont associés à cinq grands
laboratoires publics directement impliqués dans la recherche sur le
génome humain : Whitehead Institute (MIT) for genome research,
Sanger Center (Wellcome Trust), Cold Spring Harbor Laboratory, Stanford Human
Genome Center, Washington University School of Medicine.
Le but du SNP Consortium ainsi constitué est l'établissement
d'une carte de marqueurs génétiques du polymorphisme. Les SNP
(
Single Nucleotide Polymorphism
) sont des sites du génome
présentant des variations d'un seul nucléotide. La connaissance
des SNP, qui sont répartis de façon homogène sur le
génome (1 pour 1000 bases environ) devrait accélérer
la localisation des gènes associés aux pathologies.
Le SNP Consortium a pour objectif d'identifier, parmi les 3 milliards de
paires de nucléotides formant le génome humain, environ
300 000 SNP. Les chercheurs pourront ensuite comparer les cartes de
SNP obtenues chez des personnes non malades avec celles de groupes de personnes
souffrant de telle ou telle affection.
Cette comparaison permettra de réaliser les génotypages
nécessaires au développement de nouvelles pistes diagnostiques et
thérapeutiques.
Or, les responsables du consortium n'envisagent pas, semble-t-il, de garder
pour eux ces précieuses informations ni de les faire breveter. Ils ont
indiqué, en effet, que les informations issues de leurs recherches
seraient immédiatement rendues publiques et mises à la
disposition de l'ensemble de la communauté scientifique internationale.
Mais leur démarche n'est pas exclusivement philanthropique,
malgré certaines déclarations :
" Notre mission
consiste à rendre largement accessible un important outil de recherche
qui fera progresser notre compréhension des processus des maladies et,
par extension, le champ de la médecine humaine "
88(
*
)
...
Leur but est surtout de partager le risque financier et de réduire la
duplication des efforts de recherche qui résulteraient d'une situation
où chaque grand groupe pharmaceutique chercherait à
établir pour son propre compte des cartes de SNP.
Enfin, leur démarche vise à ne pas dépendre
entièrement de plus petites sociétés, propriétaires
de l'information génétique. En effet, les principales
sociétés de génomique (Celera, Affymetrix, Millenium
Pharmaceuticals, Incyte aux États-Unis et Genset en France) consacrent
des sommes très importantes à l'établissement de cartes
des SNP afin de faire breveter au plus vite leurs découvertes et de
vendre ces informations aux grands laboratoires pharmaceutiques.
Dès lors que les cartes de SNP seront du domaine public, l'impact des
brevets va se déplacer pour aller en aval : les
sociétés de génomique ne pourront plus vendre des
données brutes. C'est ce qu'expose le président directeur
général de Genset, Pascal BRANDYS :
" Il est certain
que les SNP seront un jour accessibles à tous ; mais nous n'avons
pas attendu pour nous engager dans les étapes suivantes. Nous
développons des technologies de génotypage et l'analyse
biostatistique pour relier génotypes et phénotypes "
.
Au niveau français, il serait utile de mettre en place, à
l'Institut national de la propriété industrielle, sous la tutelle
du secrétariat d'État à l'Industrie, une cellule de
réflexion à laquelle participeraient des responsables des
entreprises de génomique. Cette cellule aurait pour mission de donner
rapidement aux décideurs politiques, aux chercheurs, responsables des
biopôles et aux industriels de tous niveaux impliqués dans la
recherche génomique, des informations sur :
- les conséquences de la création du SNP consortium dans le
domaine des brevets ;
- les possibilités de réorientation de la stratégie
en matière de brevetabilité de l'information
génétique.