1.2.4. LA PHARMACOGÉNOMIQUE
" Right drug, right person, right time " (le bon médicament, à la bonne personne, au bon moment) 52( * )
1.2.4.1. Définition
La
pharmacogénomique est l'étude des mécanismes
génétiques des variations individuelles de la réponse aux
xénobiotiques et, plus particulièrement, aux médicaments.
Ces connaissances sont appliquées ou applicables à l'adaptation
de certains traitements à chaque patient.
Sur les trois milliards de bases du génome humain, 99,9 % sont
identiques d'un individu à l'autre. Les variations ou polymorphismes des
0,1 %, pourcentage pourtant infime, mais représentant trois
millions de nucléotides, sont à la base des différences
entre les individus.
Parmi celles-ci figure la sensibilité aux
médicaments
. On entend par là que, pour une dose
donnée, la réponse des individus est plus ou moins forte,
excessive chez certains et faisant courir un risque de toxicité,
insuffisante chez d'autres et pouvant entraîner l'inefficacité du
traitement. Parfois, le changement est qualitatif :
- il n'y a aucune réponse (insensibilité) ;
- la réponse est différente de celle attendue.
On voit l'importance que cela peut revêtir en clinique et
l'intérêt que présente la possibilité d'identifier
les malades s'écartant des normes habituelles.
Le mécanisme d'interposition entre le gène et la réponse
de l'organisme a deux origines possibles :
L'une pharmacodynamique, s'il s'agit d'une modification du récepteur
auquel le médicament vient se lier.
L'autre, pharmacocinétique, s'il s'agit d'une modification du
métabolisme de celui-ci liée à une différence dans
l'équipement enzymatique.
En dehors des atypies entraînant des variations dans l'activité
d'une enzyme, il faut souligner la variabilité due à la
réalité de notre unicité individuelle. Par exemple, les
cytochromes hépatiques, enzymes oxydant les xénobiotiques et
jouant un rôle central dans leur métabolisme, peuvent exister
chacun sous plusieurs centaines de variétés, appelés
iso-enzymes ;
Le terme " pharmacogénétique " est apparu dès la
fin des années cinquante pour désigner les " modifications
des réponses pharmacologiques sous l'influence de
l'hérédité ". À cette époque, l'analyse
génétique n'était possible que par l'analyse des
expressions phénotypiques, en particulier des différences
interindividuelles dans l'équipement enzymatique et ses
conséquences sur le métabolisme des produits. Dans un certain
nombre de cas, devenus classiques, tels la sensibilité à la
succinyldicholine ou le métabolisme de l'isoniazide, l'identification du
phénotype par des tests biologiques a pu conduire à des
applications cliniques encore utilisées aujourd'hui.
La différence entre pharmacogénétique et
pharmacogénomique est claire. La pharmacogénomique s'adresse au
gène lui-même et non plus seulement à son expression. Elle
englobe la pharmacogénétique et la renouvelle en identifiant les
variations du génome responsables des modifications des réponses
de l'organisme. Lorsque les liens entre les mutations d'un ou plusieurs
gènes et leurs traductions au niveau d'une enzyme ou d'un
récepteur, ainsi que les conséquences cliniques de celles-ci,
sont établis, l'analyse du génome, désormais rapide et
sûre, permet d'éviter le recours à des dosages et à
des tests biologiques souvent longs, délicats, parfois imprécis
et toujours indirects.
1.2.4.2. Les applications de la pharmacogénomique
Des traitements adaptés aux patients
- La maîtrise de la toxicité des
traitements
.
La pharmacogénomique a des applications immédiates dans le
traitement des leucémies et des greffes d'organes. Aux
États-Unis, la Mayo Clinic et la société Variagenics ont
mis au point, au printemps 1998, un test de dépistage d'une infime
anomalie génétique qui, par l'intermédiaire de la
production d'une enzyme (la TPMT), freine le métabolisme de deux
médicaments : l'azathiopurine et le 6-mercaptopurine. Les patients
atteints de cette variation génétique peuvent être
mortellement empoisonnés par ces médicaments. Or, les
médicaments de la famille des thiopurines permettent d'atteindre un taux
de rémission de 80 % dans le cas des leucémies
lymphoblastiques. On ne peut donc renoncer à les utiliser. La solution
est de faire passer un test génétique aux patients susceptibles
d'être traités afin de donner à ceux qui présentent
cette variation génétique des doses inférieures aux doses
standard.
Autre exemple, le laboratoire Abbott a signé avec le
société Genset un contrat de coopération de recherche pour
un traitement contre l'asthme. Il s'agit d'identifier les gènes
responsables de désordres hépatiques observés chez
certains patients prenant du Zyflo, afin de mettre au point un test de
dépistage. Les sujets susceptibles d'avoir ces problèmes de
toxicité hépatique seraient écartés de ce type de
traitement dès le départ alors qu'actuellement, il faut
surveiller l'ensemble des patients pendant toute la durée du traitement.
-
La détermination de la résistance à certains
médicaments
Les chercheurs des laboratoires ont déjà découvert de
nombreuses variations génétiques modifiant la production de
cytochromes et entraînant une résistance des patients aux
antidépresseurs et aux médicaments permettant de traiter les
psychoses ou de réguler le rythme cardiaque.
À l'hôpital Bichat sont étudiées les mutations du
génome du VIH pouvant induire une résistance aux
médicaments antiviraux.
- L'évaluation des résultats positifs des traitements
À l'hôpital Broussais, les médecins établissent des
corrélations entre les variations génétiques des patients
et les bénéfices réels observés des traitements
contre le cholestérol ou l'hypertension.
En 1998, des chercheurs canadiens et hollandais ont mis en évidence un
polymorphisme permettant d'indiquer si un traitement à base de
Pravastatin, du laboratoire Bristol-Myers Squibb, bénéficiera
réellement au patient.
Des scientifiques de la société Myriad Genetics Inc. ont
trouvé une variation génétique expliquant pourquoi le sel
augmente la pression sanguine chez certaines personnes seulement et permettant
donc d'évaluer l'efficacité d'un éventuel régime
hyposodé.
- L'utilisation de la pharmacogénomique en chirurgie
On peut citer deux exemples :
- le dépistage génétique d'un polymorphisme
fréquent dans la population permet de diminuer le risque thrombotique
post opératoire ;
- les modalités d'intervention chirurgicale des sujets porteurs de
cancers colorectaux dépendent en partie de l'existence d'une mutation
sur un gène de susceptibilité.
En conclusion, en référence aux maladies cancéreuses, il
est clair, aujourd'hui, que les altérations génétiques
présentes dans les cellules cancéreuses conditionnent leur
comportement face à la radiothérapie et la chimiothérapie.
Demain, les traitements anticancéreux prendront en compte non seulement
la constitution génétique du patient mais aussi celle de sa
tumeur, conduisant à un véritable traitement " sur
mesure " minimisant les risques et optimisant l'efficacité.
À terme, la pharmacogénomique permettra de prescrire les
médicaments appropriés aux malades répondant bien et
d'éviter l'usage de certains médicaments chez les personnes
réfractaires ou répondant mal au traitement.
On peut espérer, en adaptant les traitement en fonction de certaines
caractéristiques génétiques, améliorer leur
efficacité : aujourd'hui, un grand nombre de patients
répondent insuffisamment à des médicaments tels que les
bêtabloquants, l'interféron, ou les inhibiteurs de l'enzyme de
conversion de l'angiotensine.
La pharmacogénomique devrait permettre d'améliorer cette
situation.
La recherche de médicaments
La
pharmacogénomique ne se contentera pas de modifier l'administration du
médicament en fonction des réponses des patients ; en fait
elle est appelée à jouer un rôle important à toutes
les étapes de la vie du médicament.
- Le ciblage des essais
Aujourd'hui, 30 % environ des nouvelles molécules n'atteignent pas
la phase III des essais cliniques
à cause d'effets secondaires
indésirables
.
La découverte de ces effets à une phase avancée des essais
cliniques génère un énorme gâchis de temps et
d'argent.
Le recours à la pharmacogénomique permettra de
sélectionner pour les essais des personnes présentant la plus
grande variété de réponses à un médicament
et de réduire ainsi la taille de l'échantillon
représentatif. On évitera ainsi les mauvaises surprises dues
à des effets secondaires n'apparaissant que tardivement, au fur et
à mesure que le nombre de patients impliqués dans les essais
augmente. L'estimation précoce de l'efficacité et de
l'innocuité d'un médicament est un élément
important de réduction de la durée et des coûts de la
recherche pharmaceutique.
On pourra en même temps évaluer le taux d'incidence de ces effets
secondaires. En raison des variations génétiques individuelles,
il est possible que le médicament n'ait des effets indésirables
que pour un très faible pourcentage d'individus et soit
entièrement efficace et sans danger pour le reste de la population.
LA PHARMACOGÉNOMIQUE DANS LE PROCESSUS DE DÉVELOPPEMENT DU PRODUIT PHAMARCEUTIQUE
DÉVELOPPEMENT |
|
COMMERCIALISATION |
|||||||||||||
Phase I |
Phase III |
Phase IV |
|||||||||||||
Choix d'une molécule " candidate " |
Études précliniques |
Dépôt de la demande d'autorisation d'essais cliniques |
Préparation du dossier de demande d'autorisation de mise sur le marché |
Autorisation de mise sur le marché |
Pharmacovigilance |
Nouvelles indications thérapeutiques |
|||||||||
|
Début du projet |
Plan de développement de la nouvelle molécule |
Début des essais cliniques |
Dépôt du dossier de demande d'AMM |
Lancement du médicament |
Développement de nouvelles formules galéniques |
|||||||||
|
RECOURS À LA PHARMACOGÉNOMIQUE |
Source : Millennium Predictive Medicine. C. Van HUFFEL.
- La récupération de molécules
délaissées
Actuellement, sur dix molécules entamant la phase I des essais
cliniques, une seule parvient sur le marché. La pharmacogénomique
peut améliorer cette situation en démontrant que certains
candidats médicaments, s'ils sont inutiles ou dangereux pour certains
patients, peuvent être utilisés pour d'autres ; en fonction
des polymorphismes, ils peuvent avoir des applications
insoupçonnées.
Dans le cas de la maladie d'Alzheimer, des recherches menées au Canada
ont montré que le gène Apolipoprotéine E était
un moyen d'évaluation des médicaments potentiels. La mutation de
ce gène est responsable, par exemple, pour plus de 60 % des
patients, de l'échec de la tacrine, administrée aujourd'hui sans
discrimination aux personnes souffrant de la maladie d'Alzheimer.
Mieux encore, ces travaux génétiques ont également permis
à des chercheurs lillois de découvrir que ces malades, dont le
gène Apolipoprotéine E muté, entraîne une
résistance à la tacrine, réagissent bien, en revanche,
à une molécule expérimentale (S 12024) que l'on
s'apprêtait à " abandonner " pour cause
d'inutilité...
- Les tests génétiques
La mise au point de ces tests est appelée à se développer
pour optimiser et réduire les risques de molécules
déjà connues et en trouver de nouvelles.
L'idée, à long terme, est de faire passer un test à un
malade avant de lui donner un traitement afin que lui soient prescrits les
médicaments les mieux adaptés à son profil
génétique.
D'ores et déjà, la société américaine
Affymetrix a mis au point, avec le centre médical de l'Université
de Georgetown, et commercialisé la première puce à ADN
spécifiquement destinée à une utilisation en
pharmacogénomique. Elle est capable de détecter dix-huit
altérations connues de deux gènes humains codant pour des enzymes
impliqués dans le métabolisme de médicaments tels que des
bêtabloquants (anti-hypertenseurs) et certains antidépresseurs et
anticonvulsifs.
1.2.4.3. Les différentes approches de la pharmacogénomique
La
pharmacogénomique génère deux options de stratégie
de recherche-développement pour les firmes pharmaceutiques :
- soit elles optent pour des études menées, en interne, par leur
propres services de recherche. Cette solution assez coûteuse a
été choisie par Bristol-Myers Squibb, Novartis, Glaxo et Pfizer.
- soit elles externalisent ces recherches et passent des contrats avec des
entreprises de biotechnologie spécialisées dans la
pharmacogénomique. Les plus importantes sont les
suivantes :
COMPAGNIE |
STRATÉGIE |
VARIAGENICS
|
Recherche de polymorphismes dans les gènes
impliqués
dans le cheminement des médicaments dans l'organisme.
|
GENSET
|
Création d'une carte du génome montrant la
localisation de 60 000 polymorphismes.
|
INCYTE
PHARMACEUTICALS
|
Recherche des polymorphismes pour chaque gène
isolé.
|
MILLENNIUM PHARMACEUTICALS
|
A
créé la " médecine prédictive ",
auxiliaire de l'utilisation des variations génétiques pour
améliorer la recherche de médicaments.
|
GENENTECH
|
Commercialise un médicament contre les cancers du sein qui est efficace seulement chez les 25 à 35 % de la population qui ont une variation génétique particulière. |
|
(53( * )) |
Les
approches les plus originales sont celles qu'ont choisi Variagenics, Millenium
Pharmaceuticals et Genset.
- Variagenics s'intéresse aux variations génétiques
impliquant des différences d'expression des protéines que
rencontre un médicament lors de son cheminement dans l'organisme. Le
niveau d'expression de ces protéines modifie l'efficacité ou la
toxicité d'un produit :
" lorsqu'on prend un
médicament, il touche 30 à 40 protéines
différentes avant de quitter le corps "
.
54(
*
)
Les chercheurs de Variagenics ont identifié plus de
6000 gènes impliqués dans le cheminement des
médicaments et, en mai 1998, ils ont mis en place des essais cliniques
pour étudier les différences génétiques entre les
patients atteints d'un cancer du colon et soignés avec du 5-Fluorouracil.
- Chez Millenium Pharmaceuticals, dans la division de Médecine
Prédictive, les chercheurs comparent les gènes activés
dans plusieurs types de cellules cancéreuses afin d'identifier ceux qui
correspondent aux formes agressives des différents cancers. Être
capable de déterminer si un cancer croît lentement ou rapidement
à des conséquences énormes pour le traitement que doit
suivre le patient. Millenium recherche donc à connaître les
gènes dont la présence signe, par exemple, la certitude d'une
métastase.
" Millenium a trouvé un gène, dans les cellules du
mélanome, qui agit comme une boule de cristal. Lorsqu'il est là,
le cancer ne forme pas de métastases ; mais quand il est absent, le
cancer devient tueur "
1
.
- Genset, société française dont le siège est
au Génopole d'Évry, a élaboré une carte à
haute résolution du génome humain. La démarche est une
approche génomique globale qui permet de comparer les séquences
d'ADN d'individus n'appartenant pas forcément à la même
famille (ce qui facilite l'opération) et présentant certains
traits cliniques (malades, non malades, répondeurs, non
répondeurs) afin de localiser les polymorphismes à l'origine de
ces traits.
Les différentes formes que peut prendre un gène s'appellent des
allèles ; la carte établie par Genset s'appelle
" carte à haute résolution de marqueurs
bi-alléliques "
. Pour la réaliser, les chercheurs ont
placé des jalons (environ 60 000 " marqueurs ") sur
les zones sensibles de l'ADN. En comparant des régions du génome
de malades très réceptifs à un traitement à celles
de patients réfractaires, ils veulent parvenir à localiser la
variation génétique concernée et à l'identifier.
1.2.4.4. Espoirs et limites de la pharmacogénomique
L'hypothèse de base de la pharmacogénomique est
d'obtenir par l'établissement préalable du profil
génétique d'un individu, la possibilité de choisir les
médicaments pouvant lui être profitables, d'éviter ceux qui
pourraient lui être nuisibles et d'adapter la posologie à son cas
particulier. Ceci suppose l'existence de tests rapides (pour pouvoir être
effectués avant l'institution du traitement), fiables et peu
coûteux. À la limite, ce profil pourrait être établi
dès la naissance et renouvelé périodiquement pour tenir
compte de l'apparition des nouveaux médicaments.
" Cette hypothèse est légitime dans la mesure où
elle justifie les efforts et les investissements dans ce secteur. Il n'est
cependant pas illégitime de la tempérer par quelques
considérations.
Tout d'abord, les facteurs génétiques ne sont pas les seuls
à influencer les réponses aux médicaments. Les facteurs
acquis ne sont pas à négliger.
Ensuite, on doit s'interroger sur la force de la liaison entre le gène
et la réponse. C'est le problème classique des relations
génotype-phénotype et phénotype-réponse.
L'intérêt d'un test en dépend étroitement. Ce lien
est certainement très fort et pertinent dans certains cas, beaucoup
moins dans bien d'autres.
Il convient également de considérer l'impact clinique de la
modification génétique. Seul celui-ci compte en pratique. Par
exemple, une variation d'activité enzymatique ou de taux plasmatique du
médicament de 50 % n'a d'intérêt que si elle
entraîne des conséquences en termes d'efficacité ou de
tolérance. Or, l'indifférence thérapeutique est la
règle et non l'exception et les armoires des pharmacologues sont
encombrées de publications de variations de métabolisme
dépourvues de toute incidence clinique.
Enfin, l'exemple de la pharmacogénétique montre que beaucoup de
recherches ont débouché sur peu d'applications bien qu'elle soit
plus proche du phénotype et de la réponse que la
pharmacogénomique (il est vrai que la pharmacogénomique peut
être plus précise et plus simple à mettre en oeuvre).
On peut donc légitimement se demander si les applications de la
pharmacogénomique, loin d'être ubiquitaires, ne se limiteront pas
à un certain nombre de médicaments et de circonstances
particulières, dont le critère de sélection sera la
pertinence clinique. On retrouverait alors un instrument de diagnostic
biologique, puissant certes, dont l'indication serait à discuter dans le
cadre d'une stratégie thérapeutique. Ce qui évidemment,
n'enlèverait rien à l'intérêt de la
pharmacogénomique et à l'urgence d'investir dans ce
domaine. "
55(
*
)