B. L'ÉTHIOPIE AUJOURD'HUI : UNE PUISSANCE RÉGIONALE ENTRAVÉE PAR UNE ÉCONOMIE EXSANGUE

Le pouvoir, dominé par le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) animé par Méles Zenawi, qui succède à la dictature de Mengistu, se trouve confronté à deux problèmes de fond : maintenir l'unité de l'Ethiopie en faisant leur juste place aux spécificités locales, et restaurer le pays comme puissance régionale. Ces objectifs politiques s'inscrivent dans un contexte économique très dégradé par les réformes de structure visant à nationaliser l'agriculture, et par le manque de ressources du pays.

1. L'instauration d'un Etat fédéral vise à concilier unité et diversité

L'Assemblée constituante élue en juin 1994 (la région de l'Ogaden ne participe pas à ce scrutin, du fait de troubles internes persistants) adopte, en décembre de la même année, une constitution fédérale établissant onze états régionaux.

Parallèlement, l'Ethiopie accorde, en 1993, son indépendance à l'Erythrée, ce qui met fin à un conflit trentenaire, mais est mal accueilli par les plus nationalistes des Ethiopiens.

Le nouveau Parlement éthiopien, composé de la Chambre de la Fédération et de la Chambre des Représentants du Peuple, est élu en 1995 pour un mandat de cinq ans. La coalition au pouvoir, l'EPRDF (Ethiopian People's Revolutionary Democratic Front), dont le FPLT du Premier ministre Méles Zenawi est l'élément moteur, remporte sans surprise la majorité dans chacune des deux chambres, car l'opposition a boycotté ce scrutin.

Cette majorité, confortée par sa victoire militaire sur l'Erythrée, est reconduite aux élections de 2000. L'opposition, sous la menace de la dissolution des partis politiques n'ayant pas participé à deux scrutins successifs, s'est jointe à la campagne pour l'élection, au scrutin majoritaire à un tour, des 547 sièges de la Chambre des Représentants. L'EPRDF dispose de 479 députés qui investissent le Premier ministre Zenawi pour un nouveau mandat de cinq ans.

Par ailleurs, les onze conseils des états régionaux avaient désigné, en mai 2000, les 112 membres de la Chambre de la Fédération.

Lors d'un entretien avec la délégation sénatoriale, son président, le Dr Mulatu Teshome, a précisé que cette chambre jouait un triple rôle : elle est ainsi compétente pour interpréter la Constitution et arbitrer en dernier ressort les conflits entre les Etats fédérés, et entre ceux-ci et l'Etat fédéral. Elle constitue également la plus haute instance des tribunaux judiciaires.

2. Une puissance régionale minée par ses difficultés économiques

Avec l'éviction du pouvoir d'inspiration marxiste de Mengistu, les dirigeants éthiopiens actuels se sont rapprochés des pays occidentaux, et notamment des Etats-Unis.

Ceux-ci se sont entremis pour parvenir à la fin des hostilités déclenchées en 1998 par l'Erythrée, et même si leur plan n'a pas été suivi d'effets immédiats, il a servi de base à l'accord conclu en 2000 sous l'égide de l'IGAD 5 ( * ) . L'importance stratégique de l'ensemble des pays de la Corne de l'Afrique a encore été renforcée par les nouvelles priorités qui ont émergé après les attentats du 11 septembre 2001. Cependant, les séquelles d'un conflit toujours latent avec l'Erythrée s'ajoutent aux difficultés économiques structurelles de l'Ethiopie, qui continue de dépendre de l'aide internationale pour la simple survie de sa population.

a) l'Ethiopie aspire au rôle de puissance régionale

Tant son étendue (1,1 million de km 2 ), que sa population forte de 65 millions d'habitants, ainsi que l'existence ancienne d'un Etat nation, fier de son passé indépendant, uni malgré des origines ethniques, culturelles et religieuses très diverses, comme sa situation géographique au confluent du monde arabe et de l'Afrique noire, confèrent à l'Ethiopie les atouts d'une puissance régionale.

La taille de son armée, forte d'environ 300 000 hommes (estimation), sortie victorieuse en 2000 de l'agression érythréenne datant de 1998, renforce encore ce sentiment légitime.

Cette aspiration à la puissance a trois conséquences principales.

. Alors que l'armée éthiopienne avait, lors de son ultime offensive avant le cessez-le-feu, en juin 2000, occupé près d'un sixième du territoire érythréen, et que certaines voix nationalistes s'élevaient alors pour réclamer une nouvelle annexion de ce pays à l'Ethiopie (à l'image du coup de force du Négus en 1962), les négociations qui ont abouti, sous fortes pressions internationales, à l'accord de paix d'Alger, en décembre 2000, ont frustré l'Ethiopie de toute extension territoriale .

L'indépendance accordée à l'Erythrée en 1991 6 ( * ) , dans une fraternité d'armes qui augurait d'une grande proximité entre les deux pays, avait, en effet, privé l'Ethiopie de tout accès à la mer. La rapide dégradation de leurs rapports avait conduit à orienter progressivement le commerce éthiopien du port érythréen d'Assab vers le port de Djibouti, et mis en valeur, mais trop tard, la complémentarité des compétences humaines et économiques de pays désormais séparés.

Aussi la délimitation de la frontière entre les deux anciens belligérants rendue publique, le 13 avril 2002, par la commission arbitrale instituée par l'ONU a-t-elle déçu l'Ethiopie, car elle reprenait largement le tracé de la frontière entre l'Erythrée colonisée par l'Italie et l'Ethiopie indépendante.

Cette dernière ne recevait donc aucune contrepartie positive de son indéniable victoire militaire, ni de la largesse de vue manifestée par une indépendance accordée en infraction au principe, décrété par l'OUA, de l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation . De plus, la ville de Badmé, occupée par l'armée éthiopienne, et considérée comme la capitale historique du peuple tigréen, au pouvoir à Addis-Abeba, restait rattachée à l'Erythrée. Cette non-reconquête fut amèrement ressentie par de larges fractions de l'opinion éthiopienne, qui eurent le sentiment d'avoir été flouée par le jeu diplomatique.

C'est pourquoi, malgré des déclarations officielles apaisantes, l'accord d'Alger ne semble pas vraiment accepté par Addis-Abeba , qui entrave les opérations matérielles de déminage préalables à la délimitation de la frontière. Lors de son entretien avec la délégation, le Dr Alernu Tékeda, secrétaire d'Etat aux affaires étrangères (le ministre des affaires étrangères, comme le Premier ministre Zenawi se trouvaient alors à Paris pour le sommet France-Afrique) a déclaré que l'Ethiopie considérait les Erythréens comme des « frères et des soeurs », et qu'un différend n'existait qu'avec le chef de l'Etat érythréen. En réalité, certaines analyses prêtent à l'Ethiopie l'intention d'obtenir l'éviction du pouvoir de ce dernier, notamment en entravant l'avancée du processus de paix.

Cependant, les réserves éthiopiennes sur le tracé de la frontière -parfois d'ailleurs fondées, car ce tracé, comme toute délimitation, sépare quelquefois un village en deux- sont reçues avec suspicion par la commission ad hoc, qui accusait officiellement, le 11 mars dernier, l'Ethiopie de « saper le processus de paix ».

Seule une forte pression exercée par les pays dont l'Ethiopie est proche, comme les Etats-Unis, pourra faire évoluer positivement la situation actuelle, qui se traduit sur le terrain par une paix de façade qui ne repose pas sur une véritable normalisation.

. L'Ethiopie entend également peser sur l'évolution de la Somalie . La négociation conclue à Arta, qui a appuyé la constitution d'un gouvernement national de transition (GNT) à Mogadiscio, n'a pas satisfait Addis-Abeba. L'Ethopie soutient l'Etat, auto-proclamé en 1991, du Somaliland, avec l'espoir de s'en faire un allié et un obligé.

La guerre qui a opposé en 1964 et 1965 l'Ethiopie et la Somalie, certes dans un contexte totalement différent, pèse sur la conception que l'Ethiopie a de la Somalie, dont elle souhaite une faiblesse durable. Cependant, l'Ethiopie ne peut s'opposer frontalement aux nouvelles concertations en cours entre les diverses factions somaliennes à Eldoret, au Kenya. Mais la méfiance reste forte envers ce territoire, surtout dans le contexte actuel de crainte envers des réseaux terroristes d'origine islamique.

. Enfin, l'Ethiopie s'est rapprochée de Djibouti , dont le port constitue aujourd'hui son principal débouché sur la mer. Les autorités éthiopiennes saluent le rôle de stabilisation des forces françaises basées dans ce pays.

b) mais la survie de sa population dépend toujours de l'aide internationale

Avec un PNB moyen par habitant de 100 USD en 2001, et un indice de développement humain (calculé par le PNUD), qui la situe au 171 e rang sur 174, l'Ethiopie est effectivement l'un des pays les plus pauvres du monde. L'espérance de vie moyenne plafonne autour de 45 ans , mais la population croît au rythme de 2,5 % par an, en dépit d'une forte mortalité infantile (115 pour 1000).

L'ensemble de ces éléments chiffrés est, certes, souvent approximatif, mais ils convergent tous vers un même constat de profond dénuement. Les principales ressources exportables du pays sont d'origine agricole (thé, café), donc soumises à des fluctuations imprévisibles de leur cours mondial, et ne se prêtent pas à une transformation dégageant une plus-value. L'Ethiopie possède le plus grand nombre de têtes de bétail en Afrique, mais, faute d'eau et de fourrage, ces troupeaux sont très peu productifs. La population se trouve donc constamment à la lisière de la famine, et ne survit qu'avec l'aide internationale . Ces difficultés sont périodiquement accrues par les bouleversements politiques. La situation est, certes, globalement stable à l'intérieur depuis l'arrivée au pouvoir de Mélés Zénawi et, à l'extérieur, depuis l'accord de paix d'Alger.

Restent les difficultés climatiques : l'année 2003 s'annonce sur ce point particulièrement critique, du fait de la médiocrité de la récolte céréalière de 2002, compromise par une sécheresse qui persiste cette année.

30 % DE LA POPULATION MONDIALE N'A PAS ACCÈS À L'EAU POTABLE

Le troisième Forum mondial de l'eau s'est tenu à Tokyo, du 16 au 23 mars 2003, réunissant des représentants des Etats, des entreprises et des organisations non gouvernementales.

Des constats inquiétants ont été mis en lumière à cette occasion : aujourd'hui, environ un milliard d'individus sont privés d'accès à l'eau potable, et 2,5 milliards ne disposent pas d'accès à un réseau d'assainissement . Ces chiffres seraient portés respectivement à 4 et 6 milliards d'individus en 2015 en cas de simple maintien, en valeur constante, du niveau global de l'aide publique au développement consentie par les gouvernements occidentaux et les institutions multilatérales (environ 4,5 milliards de dollars annuels), auxquels il faut ajouter environ 75 milliards de dollars d'investissements privés.

Les sommets du Millénaire (2000), puis de Johannesburg (2002) s'étaient engagés à diminuer sensiblement le nombre d'habitants privés d'accès à l'eau d'ici à 2015.

Le rapport préparatoire au Forum de Tokyo précise que l'instauration d'ici à 2015 d'une « couverture universelle » en matière d'eau et d'assainissement requiert des investissements publics et privés colossaux (respectivement 9 et 180 milliards de dollars annuels), doublés d'une gestion sans failles des services chargés de distribuer l'eau .

Pour sa part, l'UNESCO estime le nombre de morts annuelles consécutives à la mauvaise qualité des eaux à environ 2,2 millions de personnes ; par ailleurs, 80 % des maux ou des maladies touchant les pays pauvres sont liés à l'eau .

La Banque mondiale estime, quant à elle, que seulement 5 % des investissements mondiaux sont consacrés à l'eau (11 % à l'énergie), et que ce faible niveau tend encore à se réduire du fait du manque de rentabilité de ce marché.

Parmi les pays les plus dépourvus de ressources en eau se trouvent notamment les pays de la Corne de l'Afrique, avec moins de 50 % de la population ayant accès à l'eau potable . En 2003, la FAO évalue à 15 millions le nombre d'habitants de la Corne qui seront touchés par la sécheresse et, en conséquence, seront victimes d'apports alimentaires très insuffisants ou même de famine. L'aide alimentaire d'urgence (dont 40 % du coût découle de la logistique à mobiliser pour sa distribution) n'est qu'un palliatif. Seuls des investissements ciblés permettraient de réaliser les micro-projets dont les populations rurales pourraient assurer l'entretien.

Le prochain G8 qui se réunira à Evian au mois de juin prochain évoquera la nécessité d'un développement durable appuyé sur une gestion mondiale des ressources en eau.

La délégation sénatoriale a pu mesurer concrètement l'impact de cette sécheresse lors de son entretien avec M. Simon Mechale, président de la D.P.P.C. (Disaster prevention and preparedness commission) , organe instauré par le gouvernement pour faire face aux situations de crise alimentaire. Cette commission a ainsi mis en place un réseau d'alerte, par surveillance météorologique et évaluation des récoltes, et constitué un stock alimentaire de crise de 400 000 tonnes.

L'essentiel de l'aide internationale passe par la DPPC. La France, pour sa part, procède par dons au Programme alimentaire mondial (PAM), et par aide bilatérale directe. M. Mechale a rappelé que l'Ethiopie, appuyée par l'ONU, avait évalué, en décembre 2002, qu'environ 11,5 millions de ses habitants nécessitaient une aide d'urgence . Celle-ci devrait être distribuée très rapidement, même dans les zones les plus reculées du pays, pour éviter que les populations menacées par la famine ne soient contraintes de vendre le peu qu'elles possèdent, c'est-à-dire quelques semences et têtes de bétail : leur subsistance ultérieure en serait alors définitivement compromise.

La sécheresse actuelle s'inscrit dans un rythme décennal (les précédentes ayant été enregistrées en 1973 et 1984), et suscite des besoins d'assistance en aide alimentaire, mais également en soutiens au développement rural, comme l'accès à l'eau, l'attribution de semences et l'amélioration de l'alimentation et de la santé du bétail. Le gouvernement éthiopien est très conscient des effets pervers de cette situation de « quête internationale » durable : outre un effet de lassitude de l'opinion publique internationale et des organismes spécialisés, l'aide alimentaire est toujours incertaine dans la réalisation concrète des promesses de dons. Elle est inadéquate pour résoudre l'insuffisance structurelle de la production éthiopienne, qui laisse subsister environ 6 millions de personnes au seuil de la famine, même les bonnes années. De surcroît, elle perturbe le fonctionnement du marché des céréales, déstabilise le revenu des agriculteurs, les maintient sur des parcelles improductives et sans cesse réduites par l'accroissement démographique.

Une des solutions préconisées par le gouvernement éthiopien réside dans une stratégie de développement rural fondée sur l'augmentation des terres irrigables (seules 5 % d'entre elles sont cultivées aujourd'hui) , et la diversification des revenus des paysans par le développement de la volaille, par exemple.

Mais cette stratégie requiert des financements hors de portée du pays, qui dispose d'un niveau moyen d'investissement de 13 USD par an et par habitant, un des plus faibles au monde. Quant à la question foncière, elle a été résolue par l'adoption du principe de terres gratuites remises aux paysans, qui ne peuvent les vendre, mais peuvent les transmettre à leurs enfants. La grande majorité d'entre eux semble satisfaite de ce système, mais pas les investisseurs étrangers, déconcertés par cette approche très différente de celle en vigueur en Occident.

* 5 Autorité intergouvernementale pour le développement (Intergovernmental Authority on Developpement) regroupant Djibouti, Ethiopie, Kenya, Ouganda, Somalie et Soudan.

* 6 Cf. Chapitre I : l'Erythrée : une indépendance aux lendemains amers.

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