C. REVENIR À LA RAISON D'ÊTRE DE LA NORME : UN OUTIL ET NON UNE FIN EN SOI
La rigidité avec laquelle sont trop souvent appliquées les normes conduit à penser qu'elles sont devenues une fin en elles-mêmes. A l'instar du pont de Coluche, sur lequel les gens passeraient systématiquement même s'il n'y avait pas d'eau en-dessous, l'existence de la norme suffit à justifier sa nécessité et, partant, son application systématique. On en oublie sa raison d'être : le service d'un objectif (l'accessibilité, la sécurité, l'environnement, etc.)... et l'application de la norme reste exigée même lorsque, du fait des circonstances, son objectif n'est en aucune manière menacé et même s'il apparaît que cette application heurte de front un autre objectif tout à fait légitime... et qui fait lui-même souvent l'objet de normes. On peut ainsi en arriver à la situation ubuesque où les collectivités sont obligées de se soumettre à des prescriptions vidées de leur utilité par les normes édictées au service d'un autre objectif, auquel elles doivent aussi se soumettre !!!
Face à un tel constat, il est plus que temps de remettre l'église au milieu du village : toute norme, notamment législative, est énoncée dans un esprit qu'il ne faut jamais perdre de vue ; toute norme est énoncée au service d'objectifs qui peuvent être plus ou moins prégnants et plus ou moins menacés selon des circonstances que les parties prenantes sont bien mieux à mêmes d'apprécier dans leur réalité que les administrations parisiennes.
1. Préserver l'esprit des lois
L'efficacité des lois, et au bout du compte la crédibilité de la loi en général, ne peut que pâtir des applications qui, à l'évidence, en contredisent l'esprit et la logique.
Trois exemples peuvent en être cités, à la lumière des contributions des commissions.
a) Prendre en compte, dans certains secteurs, les contraintes particulières pesant sur les petites communes
La loi, dans un souci de réalisme, opère souvent des distinctions selon la taille des collectivités territoriales, en particulier des communes : en deçà d'un certain seuil de population, elles sont fréquemment soumises à un régime plus souple dans l'application des dispositions édictées.
Cette volonté, régulièrement affichée, peut entrer en contradiction avec des normes qui n'opèrent aucune distinction selon la taille des collectivités, alors même que le nombre d'habitants peut rendre la norme sans utilité pratique.
La commission des Finances cite ainsi l'exemple de l'obligation d'élargir les trottoirs afin d'assurer que deux fauteuils roulants puissent se croiser, alors qu'une telle hypothèse est proche de zéro dans les très petites communes.
Bien entendu, tous les domaines ne peuvent être concernés par cette recherche de modulation en fonction de la taille des collectivités : elle est, par exemple, inconcevable en matière de sécurité (on n'imagine pas que les règles relatives à l'hygiène alimentaire soient moindres pour les enfants des petites communes que pour ceux des autres collectivités).
Proposition : Examiner, tout particulièrement parmi les normes qui ne sont pas encore entrées en vigueur, la nécessité de les imposer à toutes les collectivités territoriales, quelle que soit l'importance de leur population.
b) Chasser les objectifs contradictoires
Un exemple de contradiction d'objectifs est donné à propos des SDIS par la commission des Lois et par celle des Affaires sociales : les SDIS, en tant qu'employeurs de pompiers, doivent recruter des personnels dans leur quasi-totalité en pleine possession de leurs moyens physiques... tout en état soumis à l'obligation d'employer 6 % de personnes handicapées. La commission des affaires sociales cite aussi l'exemple des assistantes maternelles, dont l'agrément est conditionné à leur état de santé physique.
En d'autres termes, les collectivités territoriales ou leurs établissements publics peuvent, pour certains métiers, être à la fois interdits de recruter des personnes handicapées et tenus à l'objectif d'emploi.
Proposition : Dresser l'inventaire des métiers territoriaux soumis à des conditions d'aptitude particulières ; ne pas décompter les personnels concernés dans les effectifs servant de référence à l'obligation d'emploi.
c) Mettre en place un dispositif encadré d'adaptation des normes aux circonstances locales
Lors de l'examen du présent rapport, notre collègue Pierre-Yves COLLOMBAT a émis l'idée, relayée par M. Pierre JARLIER, de prévoir des instances de l'État habiliter à moduler au niveau local des orientations définis par l'État au niveau national. Cette adaptation pourrait être le fait d'une commission (départementale ou régionale, selon les cas), qui prendrait en considération les particularités du terrain, en liaison avec les différentes parties prenantes (et notamment avec les élus) ; elle serait placée sous l'autorité du préfet, afin que l'adaptation au niveau local relève de l'État.
Proposition : Permettre à des instances placées sous la responsabilité des préfets d'adapter, au niveau local, des orientations définies par l'État au niveau national.
2. Substituer, dans toute la mesure du possible, l'approche non contraignante à l'approche normative
a) Privilégier la circulaire au décret
L'acteur local peut parfois avoir besoin de références claires pour savoir comment se conformer à une exigence légale. Il est par exemple difficile, pour un non expert, d'apprécier la portée concrète de l'obligation de rendre les bâtiments accessibles en totalité aux personnes à mobilité réduite. Le fait qu'un texte lui indique que cela suppose des portes d'une certaine dimension peut alors lui être effectivement utile.
Pour autant, ce texte, qui constitue une sorte de « mode d'emploi » de la législation, doit-il forcément prendre la forme d'un dispositif contraignant : dès lors qu'une porte de 88 cm est suffisamment large pour permettre le passage d'un fauteuil roulant, à quoi bon exiger son agrandissement au motif qu'un règlement exige 90 cm ? Cet ordre de grandeur a-t-il besoin d'être juridiquement contraignant et permettre ainsi d'éventuels contentieux alors que l'obligation posée par la loi est respectée ? Ne peut-il figurer, à titre indicatif, dans une circulaire ou dans un guide de bonnes pratiques ?
Le recours à un texte indicatif ne fait d'ailleurs aucunement obstacle à l'application de la loi dès lors que celle-ci est directement applicable (en l'espèce, quand bien même aucun document contraignant ne précisera la largeur des portes, celle-ci devrait en tout état de cause être suffisante pour permettre le passage d'un fauteuil roulant).
Proposition : Substituer, lorsqu'il s'agit de préciser la portée d'une exigence légale directement applicable, des dispositifs indicatifs à des dispositifs contraignants.
b) Favoriser l'approche contractuelle
L'idée a été avancée par notre collègue Charles GUENÉ, dans sa contribution adressée au président de la commission des Finances : « promouvoir davantage la contractualisation en lieu et place de la normalisation à tout va ».
Cette proposition de principe repose sur de sérieux arguments, qui conduisent à la qualifier également de proposition de bon sens :
- « le recours au procédé contractuel permet une souplesse dont est dépourvue la norme et encourage l'initiative » ;
- il permet de prendre en compte l'extrême variété des situations locales, alors que la norme se caractérise par une application strictement uniforme (sauf possibilité, éventuellement, d'exceptions, mais qui sont elles-mêmes énoncées en termes uniformes pour tout le territoire national) ;
- le procédé contractuel facilite l'adaptation à des variations conjoncturelles, à l'instar de celles que peut connaître le secteur de l'immobilier. « Dans un environnement économique éminemment mouvant, les acteurs préfèrent recourir à une négociation ciblée plutôt qu'à la mise en place d'une norme unilatérale qui sera obsolète sitôt instituée » .
Cette dernière observation souligne tout l'intérêt d'une démarche contractuelle, en lieu et place de l'approche normative, dans un domaine comme celui de l'urbanisme. M. GUENÉ suggère ainsi que les élus disposent de la possibilité de signer dans ce domaine « des contrats avec des acteurs privés, sous condition d'équité et de transparence, et bien entendu avec la sanction politique lors des élections suivantes » .
Dans le droit fil de cette proposition, sans doute pourrait-on identifier d'autres domaines auxquels appliquer une démarche contractuelle. Par exemple, les structures représentatives de personnes handicapées ne pourraient-elles pas être habilitées, par conventions conclues avec des collectivités territoriales, à assouplir le dispositif normatif lorsqu'il leur apparaît que, au regard des circonstances locales, celui-ci pose plus de problèmes qu'il n'en résout ?
Ainsi, lorsqu'il apparaît qu'aucune personne à mobilité réduite n'est appelée à pénétrer dans un local communal (crèche, salle de projection d'un cinéma,...), ne peut-on donner une chance au bon sens en permettant aux différentes parties prenantes, par une convention à durée déterminée (conduisant à un réexamen des circonstances particulières à l'issue d'une certaine période), de reporter des travaux d'accessibilité si coûteux que la mairie n'aurait, à défaut, d'autre choix que la fermeture pure et simple dudit local ?
Cette logique contractuelle pourrait également se révéler d'un grand intérêt pratique pour les prescriptions dans le domaine sportif : le simple fait de réunir autour d'une table les responsables locaux des fédérations et les élus permettrait à chacun de mieux comprendre les points de vue des autres et de prendre, en commun, la juste mesure des obligations à imposer aux collectivités. La contribution de la commission de la culture se réfère d'ailleurs à des conventions entre l'AMF et des autorités du sport français telles que la Fédération française de football ; on note d'ailleurs que, dans le cadre d'un protocole d'accord, l'AMF et Comité olympique et sportif français, conviennent expressément de l'utilité de « l'élaboration de conventions d'usage favorisant une utilisation optimale des installations sportives communales au bénéfice du plus grand nombre ainsi que (de) l'élaboration de conventions d'objectifs et de moyens ».
Bien entendu, il n'est pas question qu'une convention assouplisse sponte sua une norme sans y être habilitée expressément par celle-ci. La proposition qui suit ne se conçoit donc que dans les cas où le prescripteur juge utile, voire souhaitable, la possibilité d'autoriser des modulations en fonction des circonstances locales : il doit donc l'y autoriser expressément. A défaut d'une convention (soit parce que le prescripteur ne l'aura pas formellement autorisée, soit parce que les différentes parties prenantes n'en auront pas conclue), la norme générale s'appliquera dans son intégralité.
Proposition : Dresser l'inventaire des domaines dans lesquels la normalisation pourrait prendre, dans le respect de la loi et sur la base d'un texte, la forme d'accords entre les différentes parties prenantes.