2. Une loi attendue
a) La réforme de 1992 n'avait pas complètement traité la question de la manutention portuaire
La loi du 4 juillet 2008, deuxième volet de la réforme initiée en 1992, parachève la réforme de la manutention portuaire. La loi du 9 juin 1992 a en effet mis fin aux bureaux centraux de la main d'oeuvre (BCMO), qui jouaient le rôle de structure de travail temporaire et de placement des dockers auprès des entreprises de manutention portuaire. La mensualisation des dockers a permis aux entreprises de manutention d'embaucher leurs propres salariés : la manutention horizontale gagnait ainsi en modernité, cohérence et stabilité. Jusqu'alors, les manutentionnaires louaient l'outillage aux ports, recouraient aux prestations des agents de conduite des ports, et embauchaient des dockers au sein des BCMO, titulaires de la carte G. Avec la réforme de 1992, les entreprises de manutention portuaire rentraient dans le droit commun en recrutant directement leurs propres salariés dockers et en disposant de salariés à titre permanent pour les activités de stockage des marchandises au sol. Toutefois, cette loi n'a pas été complètement appliquée dans tous les ports (on comptait encore, fin 2009, environ 175 dockers titulaires de la carte G dans les deux BCMO de Marseille et de Fos 2 ( * ) ), et surtout, elle n'a pas abordé la question de la manutention verticale , c'est-à-dire le chargement et déchargement des navires à partir des grues et des portiques, dont la conduite et la maintenance étaient l'apanage des salariés des ports autonomes. Selon la Caisse Nationale Garantie Ouvriers Dockers (CAINAGOD), on compte aujourd'hui environ 4 000 dockers, dont 1 250 sont titulaires de la carte G. Parmi eux, les trois quarts sont mensualisés, les autres dockers ayant conservé le statut de l'intermittence.
Pendant ces quinze années, les ports français ont donc souffert d'un manque d'unité dans la chaîne de commandement de la manutention. D'une part, la manutention verticale était effectuée par les grutiers et portiqueurs des ports autonomes, qui avaient de facto le monopole dans la conduite des engins de levage en vertu d'une interprétation bienveillante d'une directive ministérielle ; d'autre part, la manutention horizontale était assurée par les dockers, salariés des entreprises de manutention portuaire.
b) La réforme de la manutention était indispensable
La réunification de la chaîne de commandement de la manutention, sous l'égide des entreprises privées, était l'objectif principal de la loi portant réforme portuaire de 2008, compte tenu des difficultés rencontrées par les entreprises et des obligations communautaires.
Du point de vue des entreprises et des salariés, cette dichotomie dans la chaîne de commandement, singularité française unique en Europe et peut-être dans le monde, rendait le travail au quotidien inefficace, coûteux et parfois dangereux. Inefficace, car il existait pour un même navire deux pouvoirs de direction différents, avec des horaires et des conditions de travail hétérogènes. On estime ainsi que le nombre de conteneurs traités par mètre linéaire de quai au Havre et à Marseille-Fos représentait la moitié de ce qui était traité à Valence et le quart des performances du port d'Anvers 3 ( * ) . Selon les données fournies par l'Union Nationale des Industries de la Manutention (UNIM), un grutier sur le terminal de Mourepiane au port de Marseille manipulait environ 5 000 conteneurs par an, contre 10 000 à Port 2000 et entre 16 000 et 20 000 à Anvers, pour des salaires globalement équivalents. Coûteux, car certaines entreprises devaient octroyer des rémunérations additionnelles aux conducteurs d'engins, dont la légalité est plus que douteuse 4 ( * ) . Dangereux, car certains accidents du travail ont été causés par manque de coordination dans les opérations de chargement/déchargement d'un navire. Par exemple pour les terminaux pétroliers de Fos et Lavera, les branchements sur le pipe line sont assurés par des agents du port de Marseille qui ne relèvent pas de l'autorité des compagnies pétrolières 5 ( * ) . Le port de Dunkerque avait réussi à unifier la chaîne de commandement dès 1999, compte tenu de la concurrence exacerbée des ports du Benelux : les terminaux intégraient l'ensemble des activités de manutention (équipements, dockers et grutiers). Le port du Havre avait également conclu un accord de mise à disposition des portiqueurs aux entreprises de manutention, mais sans réel succès.
La réforme portuaire traduisait également nos obligations européennes. La Cour de Justice de la Communauté européenne avait estimé dès 1992 que les activités de manutention portuaire relevaient, sauf exception, de la sphère concurrentielle et non pas de missions de service public 6 ( * ) . Des directives européennes, transposées en droit français, obligeaient les ports à partir de 2005 à tenir une comptabilité séparée entre leurs différentes activités, distinguant les services d'intérêt économique général et les activités concurrentielles 7 ( * ) .
La question de la chaîne de commandement de la manutention, au-delà de son apparence technique, est un déterminant essentiel de l'attractivité d'une place portuaire, notamment pour les conteneurs. Le transfert des outillages portuaires et des personnels de conduite et de maintenance est censé permettre aux entreprises de maitriser l'intégralité de leurs facteurs de production et d'engendrer ainsi des gains de productivité significatifs, en s'alignant sur les standards européens. La productivité des terminaux intégrés à Dunkerque a ainsi augmenté de 40 % en 5 ans. Cette unicité d'organisation et de commandement existait déjà avant la réforme portuaire pour certains trafics spécialisés comme les vracs solides, la quasi totalité des produits pétroliers et les terminaux gaziers. Mais pour les conteneurs, qui représentent seulement 13 % du tonnage des GPM mais constituent un segment hautement stratégique, cette unicité de commandement n'existait pas avant 2008.
Plus secondairement, la vente des outillages met fin à une forme de « subvention publique déguisée » de la part des ports, compte tenu d'une tarification des outillages nettement en dessous du prix du marché 8 ( * ) .
TRAFIC DES GRANDS PORTS MARITIMES FRANÇAIS EN
2008 ET 2009
PAR TYPE DE MARCHANDISES
Source : ministère de l'écologie, de l'énergie, du développement durable, des transports et du logement.
* 2 Cf. le rapport public annuel 2011 de la Cour des comptes, « le Grand Port maritime de Marseille : blocage social et déclin », février 2011.
* 3 Cf. le rapport sur la modernisation des ports autonomes, Inspection générale des finances, Conseil général des Ponts et Chaussées, établi par Anne Bolliet, Claude Gressier, Michel Laffitte, René Genenois, juillet 2007, p. 4.
* 4 La Cour des comptes estime de manière constante que ces gratifications, quoique payées par la Caisses de compensation des congés payés, sont illégales. Cf. op. cit ., p. 344.
* 5 Cf. le rapport sur la modernisation des ports autonomes, op. cit ., p. 7.
* 6 Cf. l'arrêt de la Cour de Justice des communautés européennes, C179-90, du 10 décembre 1991.
* 7 Cf. la directive 2000/52/CE de la Commission du 26 juillet 2000 modifiant la directive 80/723/CEE relative à la transparence des relations financières entre les États membres et les entreprises publiques et la directive 2006/11/CE du 16 novembre 2006 relative à la transparence des relations financières entre les États membres et les entreprises publiques ainsi qu'à la transparence financière dans certaines entreprises.
* 8 Il apparaît a posteriori que le taux de couverture des engins de manutention portuaire oscillait entre 30 et 50 %. Cette sous-utilisation du matériel, en fonctionnement parfois 500 heures par an, était bien connue avant la réforme : elle est désormais avérée.
* 9 Il s'agit à plus de 90 % de trafic d'hydrocarbures.
* 10 Ce trafic englobe principalement le charbon, le minerai, les engrais, les céréales et les nourritures animales.