D. L'ESPACE MARITIME FRANÇAIS EST AVANT TOUT CELUI DES TERRITOIRES D'OUTRE-MER.
97 % du territoire maritime français est composé des ZEE des territoires d'outre-mer. L'avenir de ce domaine maritime est donc intimement lié à celui de ces territoires d'outre-mer.
De ce fait, il ne saurait y avoir de stratégie maritime, sans stratégie ultra-marine. La capacité de valoriser le domaine maritime français dépendra, de ce fait, de la qualité de la relation entre la métropole et les territoires d'outre-mer.
1. Des territoires pour lesquels la valorisation des activités maritimes comme la capacité à faire évoluer les relations avec la métropole sont des défis majeurs
Comme l'a souligné devant le groupe de travail et la délégation à l'outre-mer Madame Nathalie Bassaler, conseil scientifique en prospective auprès du Centre d'analyse stratégique rattaché aux services du Premier ministre et auteur du rapport intitulé « Outre-mer 2025 » : « Par-delà leurs différences, les économies ultra-marines ont un schéma de croissance particulier, caractérisé par un modèle intensif, une faible compétitivité, des économies introverties, vulnérables aux chocs externes liés au prix des matières premières et aux aléas naturels. ».
Ces économies protégées par des dispositifs spécifiques tels que l'octroi de mer, des politiques de transferts et une forte défiscalisation de l'investissement connaissent aujourd'hui des difficultés que la valorisation de leurs ressources maritimes pourrait atténuer.
Car ces territoires ont de nombreux défis à relever au regard des contextes mondial et régional : le désenclavement face aux tendances à la concentration des dessertes aériennes et maritimes, le défi de l'attractivité et de l'ouverture de ces territoires à la mondialisation, à la régionalisation et à la libéralisation des échanges, le défi de l'adaptation des outils financiers dans un contexte de raréfaction des ressources publiques nationales et européennes.
La valorisation de l'espace maritime doit s'inscrire dans un modèle de développement durable respectueux de l'environnement car l'Outre-mer représente un réservoir de biodiversité et des écosystèmes rares et fragiles qui constituent un patrimoine précieux en matière de biodiversité.
En effet, on estime que ces territoires composent 84 % de la biodiversité en France dont 3 450 plantes et 380 vertébrés strictement endémiques, c'est-à-dire plus que dans toute l'Europe continentale.
Ces territoires accueillent des écosystèmes d'une très grande diversité à tel point qu'au niveau mondial 5 sites remarquables dit « hot spots » de la biodiversité impliquent l'outre-mer : les Caraïbes, l'océan Indien, la Nouvelle Calédonie, la Polynésie et l'Amazonie avec la Guyane.
Les 83 000 km 2 de forêt amazonienne de la Guyane contiennent environ la moitié de la biodiversité française totale sur un territoire 8 fois plus petit que la métropole. La Nouvelle-Calédonie est la deuxième plus grande barrière de corail de la planète avec ses 14 208 km2 de récif. La Polynésie française compte 20 % des atolls mondiaux.
Sur un autre plan, ces territoires sont également, comme l'a fait observer Madame Bassaler, des sociétés « vulnérables » marquées par un modèle de cohésion sociale et de solidarité entre les territoires et entre les générations en mutation rapide, par un taux de chômage 2 à 3 fois plus élevé qu'en métropole, plus accentué chez les jeunes, et des problèmes de formation avec près de trois fois plus d'actifs sans aucun diplôme que la métropole.
La conjonction de ces phénomènes, dans un contexte où l'ensemble de ces sociétés connaissent, à travers le renouvellement des générations, une transformation rapide des valeurs sociales et culturelles, favorise les risques de crispation identitaire et de remise en cause des liens avec la métropole.
Dans ce contexte, la valorisation des ZEE, qui offre des perspectives économiques, pourrait apporter des réponses aux problèmes d'emploi, mais aussi favoriser une volonté d'autonomie, voire d'indépendance.
C'est pourquoi, au-delà de la problématique économique des espaces maritimes de l'outre-mer, l'avenir dépendra de la capacité à réinventer les relations outre-mer/métropole et à créer une communauté d'intérêt.
L'outre-mer a été, sur le plan politique, un laboratoire d'expérimentation sur le lien entre la République et ses territoires.
La différence des statuts entre les outre-mer, telle qu'illustrée par la carte suivante sera à prendre en compte tout comme les problématiques liées à la répartition de la richesse et à la fiscalité.
Cette dimension politique du lien entre les territoires d'outre-mer et la métropole doit nous conduire à renforcer et à valoriser l'effort de l'Etat français pour la sécurité et la défense de ces territoires.
2. Des territoires dont la protection contre les risques et les menaces suppose des moyens terrestres et marins suffisants et polyvalents
Protéger les approches maritimes des territoires d'outre-mer, acquérir une connaissance exhaustive d'un si grand espace est une contrainte forte, en raison de l'étendue des aires considérées, de leur dispersion et de la diversité des besoins.
Malgré les apports technologiques et la coopération inter-administrations et internationale, la tenue de la situation maritime et une capacité de protéger ces zones contre les menaces supposent des moyens suffisants et différents selon les zones.
Comme l'a souligné le Contre-amiral Patrick Chevallereau, Secrétaire général adjoint au Secrétaire général de la mer lors de son audition : « les besoins de présence de patrouilles autour de la Nouvelle-Calédonie ne sont pas les mêmes qu'en Manche-Mer du Nord ou dans le secteur des îles Kerguelen ; les menaces qui s'exercent dans le nord du canal du Mozambique, non loin de Mayotte, autour des îles Glorieuses, et qui sont caractérisées par l'extension géographique de la piraterie, par l'immigration illégale, ne sont pas les mêmes que dans les Caraïbes où l'on a une forte dimension de trafic de stupéfiants. »
Le bilan annuel des missions de souveraineté et d'assistance dans les espaces maritimes de l'outre-mer en témoigne.
Source : Secrétariat général à la mer
L'analyse de ces missions, établie par le Secrétariat général à la mer en septembre 2010, illustre cette grande hétérogénéité des zones maritimes en termes d'activités : les Antilles et la zone maritime sud de l'océan Indien représentent 64 % des heures de mer et 70 % des heures de vol ; la Guyane est en revanche une zone où l'activité aéromaritime de l'Etat est nettement plus réduite.
En termes de mission, les Antilles sont orientées vers la lutte contre le narcotrafic et, du fait de l'investissement des douanes dans cette première mission, dans la police douanière, économique et fiscale. La zone maritime sud de l'océan Indien se caractérise par un large spectre de missions et une double dominante : police des pêches, essentiellement dans les zones nord et australes des TAAF, et lutte contre l'immigration illicite avec Mayotte.
En Nouvelle-Calédonie, la priorité est donnée à la surveillance maritime et à la police des pêches, les deux étant intimement liées. En Polynésie française, les missions plus diversifiées : souveraineté et protection des intérêts nationaux, sauvegarde des personnes et des biens, police des pêches, sécurité maritime et police douanière, économique et fiscale, avec cependant une focalisation des moyens hauturiers sur les trois premières missions.
En Guyane, la priorité est accordée à la souveraineté et à la protection des intérêts nationaux, en pratique la surveillance maritime, liée notamment à la protection du centre spatial guyanais, et à la police des pêches, les navires de pêche illicites étant également les vecteurs d'autres trafics.
La diversité de ces missions exige une forte polyvalence des moyens et, globalement, un effort de veille et de surveillance suffisant. Une chose est, en effet, de constater par voie de satellite le pillage de nos ressources halieutiques au large de Clipperton ou en Guyane, une autre est d'intervenir et de procéder à des contrôles, voire à des arraisonnements.
En outre, comme le souligne le Vice-amiral d'escadre Xavier Magne, commandant de la Force d'action navale lors de son audition : « le niveau de violence, même pour de simples opérations de police des pêches, a augmenté, imposant d'utiliser des moyens appropriés et suffisamment dissuasifs. »
Ainsi, le 25 mai dernier ; lors du contrôle d'une embarcation brésilienne en baie d'Oyapock, la vedette côtière de surveillance maritime MAHURY a été éperonnée et contrainte d'ouvrir le feu en direction du navire brésilien. Refusant le contrôle de pêche, le navire a finalement obtempéré et a fait l'objet d'un procès-verbal pour violence aggravée, pour pêche et détention d'organismes marins, sans autorisation, dans les eaux sous souveraineté française.
La protection de ces territoires est également assurée par des moyens terrestres des forces de souveraineté déployées sur 7 DOM-COM. Au-delà de ces opérations militaires, dans ces territoires qui cumulent des zones sujettes aux catastrophes naturelles telles que les raz-de-marée et les cyclones et aux épidémies telles que la Chicungunya à la Réunion, l'armée de terre, par ses unités déployées, joue, comme l'a souligné le général de corps d'armées Bertrand Clément-Bollée « un rôle clé auprès des populations ultra-marines, aux côtés des forces civiles en apportant un secours non seulement aux populations de nos DOM COM, mais également, parfois, à celles des pays voisins (Madagascar, Haïti) ».
L'armée de terre participe également activement à l'insertion, l'égalité des chances et la cohésion sociale, qui sont des actions stratégiques, car gages de stabilité et donc de pérennité de la légitimité nationale sur ces territoires ; ces derniers pourraient faire l'objet d'une déstabilisation par des puissances étrangères convoitant l'immense potentiel maritime qu'ils représentent et suscitant la contestation du lien à la République dans l'espoir d'une remise en cause de la souveraineté française.
Malgré les forces en présence, en cas d'événement majeur du type de la crise des Malouines, en l'absence de bâtiments prépositionnés et suffisamment dissuasifs, la mobilisation de bâtiments de guerre situés en métropole nécessiterait des délais importants peu compatibles avec les exigences d'une réponse politique et médiatique immédiate.
Le territoire le plus proche de Paris est Saint-Pierre-et-Miquelon (4 350 km), le plus éloigné est la Nouvelle-Calédonie (16 745 km).
Entre ces extrêmes, Papeete se situe à 15 700 km et les départements antillais ainsi que la Guyane se situent à 6 800/7 000 km de la métropole, La Réunion et Mayotte entre 8 et 9 500 km.
Comme le soulignait le Livre blanc de 2008 : « L'éloignement des DOM-COM de la métropole peut rendre plus difficile une projection rapide de renforts, tant humains que matériels, et accroître les difficultés de gestion de la crise. »
Or des forces navales conséquentes peuvent parcourir en moyenne jusqu'à 1 000 km par jour : ceci place la Nouvelle-Calédonie à plus de 20 jours de Brest et Mayotte et à plus de 10 jours de mer de Toulon.
Ce qui a fait dire au Contre-amiral Emmanuel Carlier, sous-chef d'état-major « plans et programmes » de l'état-major de la marine que : « les limites de la polyvalence, c'est l'impossibilité de l'ubiquité » et, par voie de conséquence, la nécessité d'assurer la présence sur zone de moyens permanents.
Pour prévenir les prétentions de certains Etats sur les espaces maritimes français, il faut régulièrement y faire croiser des bâtiments et patrouiller des aéronefs militaires. Car seule une présence ostensible avec des frégates ou des avions de patrouille maritime est de nature à dissuader, contenir et anticiper des crises potentielles.
De ce point de vue, plusieurs interlocuteurs ont appelé l'attention du groupe de travail sur le déclenchement du conflit des Malouines en 1982, soulignant que le retrait du seul patrouilleur de la Royal Navy stationné dans les îles avait été perçu par les Argentins comme le signe que la volonté de souveraineté britannique s'était émoussée et permettait d'entreprendre une action sans risque de représailles.
Comme l'a souligné l'Amiral Bernard Rogel : « L'efficacité de la prévention repose sur des capacités d'action crédibles, puissantes et polyvalentes indispensables face à des adversaires décidés ».
Or si l'on rapporte les 11 millions de kilomètres carrés aux 18 frégates et 18 patrouilleurs dont la marine dispose encore, cela représente l'équivalent d'une frégate et d'un patrouilleur pour une superficie comparable à celle de la France métropolitaine, soit une densité toute relative.
La France n'a donc que des moyens limités pour assurer la permanence de moyens dissuasifs dans ces territoires d'outre-mer. Nous verrons, en outre, que le vieillissement des bâtiments, notamment des patrouilleurs, ainsi que les retards pris dans le renouvellement de la flotte vont, à l'avenir, réduire encore la présence française sur des territoires dont on découvre aujourd'hui qu'ils pourraient être demain une source de richesse.
Le manque de moyen et l'isolement de certains de ces territoires rend sans doute la coopération internationale indispensable. Cependant celle-ci n'est pas toujours susceptible d'offrir des réponses immédiates car les distances avec les plus proches voisins sont aussi très importantes.
À titre d'illustration, La Réunion se trouve à près de 1 000 km de Madagascar qui ne dispose d'aucun moyen, la Nouvelle-Calédonie à 2 000 km de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, Wallis et Futuna se trouvent à 2 000 km de la Nouvelle-Calédonie et à 3 000 km de Tahiti, les Kerguelen à 3490 km de La Réunion.
Les îles Crozet, Kerguelen, Saint-Paul, Amsterdam et les îles Eparses sont quant à elles à près de 3 000 km de La Réunion.
En dehors même de la perspective d'une crise liée à des menaces extérieures, certaines missions de l'Etat en mer appliquées à un territoire aussi vaste mobilisent des moyens qui excèdent ceux actuellement à la disposition des pouvoirs publics sur ces territoires.
Les moyens de surveillance qui permettraient par exemple de détecter les navires de commerce qui se rendent coupables de déballastage ou de pêche illégale dans l'ensemble de ces zones dépassent aujourd'hui le format actuel de la marine.
Or comme l'a souligné Monsieur Jean-François Tallec, ancien Secrétaire Général de la mer « 20 % de nos ZEE devraient être des zones naturelles protégées. Cette politique publique, qui vise notamment la préservation de la biodiversité, n'a de sens que si les pouvoirs publics se donnent les moyens de surveiller ces zones ».
Le sentiment assez largement partagé par les personnes auditionnées et par le groupe de travail est que si, demain, il fallait, par ailleurs, sécuriser un nombre croissant d'installations off-shore pétrolières ou minières ainsi que des complexes liés aux énergies renouvelables marines, les moyens dont dispose la France en matière de sauvegarde maritime devront être accrus pour faire face à ces nouvelles missions et à leur dispersion géographique.
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Ces nouvelles missions s'ajouteront à celles actuelles de l'Etat et de la Marine qui ne se cantonnent pas à l'espace maritime sous souveraineté nationale, mais qui concernent également l'ensemble des approches maritimes du territoire national, les zones où la France a des intérêts permanents ou temporaires et ses voies d'approvisionnement maritimes. C'est toute la question du format souhaitable de la Marine pour faire face aux enjeux de la maritimisation.