Rapport d'information n° 388 (2013-2014) de M. Yannick VAUGRENARD , fait au nom de la Délégation sénatoriale à la prospective, déposé le 19 février 2014
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INTRODUCTION
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PREMIÈRE PARTIE :
LE CHOIX D'UNE RÉFLEXION PROSPECTIVE
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I. RETOUR SUR DES EXERCICES SIMILAIRES
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II. ANALYSE CRITIQUE ET CHOIX D'UNE
MÉTHODE
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I. RETOUR SUR DES EXERCICES SIMILAIRES
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DEUXIÈME PARTIE : PRENDRE
CONSCIENCE
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I. LES DIFFÉRENTS VISAGES DE LA
PAUVRETÉ EN FRANCE
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II. LA PAUVRETÉ EN EUROPE ET AU SEIN DE
L'OCDE
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III. LE SENS DE LA MESURE
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IV. RENDRE L'APPAREIL STATISTIQUE PLUS
RÉACTIF
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V. L'IMPORTANCE DU PORTAGE POLITIQUE
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I. LES DIFFÉRENTS VISAGES DE LA
PAUVRETÉ EN FRANCE
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TROISIÈME PARTIE : INSTAURER LA
CONFIANCE
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I. UN MODÈLE SOCIAL À
REPENSER
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II. DES IDÉES REÇUES À
BALAYER
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III. DES AYANTS DROIT, PAS DES
ASSISTÉS
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I. UN MODÈLE SOCIAL À
REPENSER
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QUATRIÈME PARTIE : OSER LA
FRATERNITÉ
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I. RESPONSABILISER À TOUS LES
NIVEAUX
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A. AU NIVEAU NATIONAL
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B. AU NIVEAU LOCAL
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C. AU NIVEAU COLLECTIF : PROMOUVOIR LA
PARTICIPATION
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A. AU NIVEAU NATIONAL
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II. SIMPLIFIER LES PROCÉDURES
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III. OSER L'EXPÉRIMENTATION
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IV. NE PAS CRAINDRE L'ÉVALUATION
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I. RESPONSABILISER À TOUS LES
NIVEAUX
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CONCLUSION
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TROIS OBJECTIFS, DOUZE PRÉCONISATIONS,
POUR UN SCÉNARIO DE RUPTURE
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1. Rendre l'appareil statistique plus
réactif
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2. Remettre la question des
inégalités au coeur du débat
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3. Consacrer la primauté du
politique
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4. Automatiser le versement des prestations
sociales
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5. Agir en priorité en faveur des
enfants
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6. Accorder leurs droits sociaux aux jeunes
adultes
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7. Instituer un référent unique pour
l'accompagnement des personnes en détresse
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8. Mobiliser l'État, les
collectivités et les associations dans une action collective et
coordonnée
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9. Généraliser le principe de
participation des personnes pauvres aux politiques qui leur sont
destinées
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10. Fluidifier les échanges de
données pour simplifier les procédures
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11. Libérer les initiatives et promouvoir
l'expérimentation
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12. Systématiser l'évaluation des
actions et des acteurs
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1. Rendre l'appareil statistique plus
réactif
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ATELIER DE PROSPECTIVE
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PRÉSENTATION DU RAPPORT EN
DÉLÉGATION
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ANNEXES
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COMPTES RENDUS DES AUDITIONS EN SÉANCE
PLÉNIÈRE
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I. AUDITION DE M. MARTIN HIRSCH,
PRÉSIDENT DE L'AGENCE DU SERVICE CIVIQUE ET ANCIEN HAUT-COMMISSAIRE AUX
SOLIDARITÉS ACTIVES CONTRE LA PAUVRETÉ, PUIS À LA JEUNESSE
(15 JUILLET 2013)
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II. AUDITION DE M. ÉTIENNE PINTE,
PRÉSIDENT DU CONSEIL NATIONAL DES POLITIQUES DE LUTTE CONTRE LA
PAUVRETÉ ET L'EXCLUSION SOCIALE (25 NOVEMBRE 2013)
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I. AUDITION DE M. MARTIN HIRSCH,
PRÉSIDENT DE L'AGENCE DU SERVICE CIVIQUE ET ANCIEN HAUT-COMMISSAIRE AUX
SOLIDARITÉS ACTIVES CONTRE LA PAUVRETÉ, PUIS À LA JEUNESSE
(15 JUILLET 2013)
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CONTRIBUTION DU DÉPARTEMENT
D'ILLE-ET-VILAINE
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EXTRAITS DU SUPPORT DE PRÉSENTATION
UTILISÉ PAR FRANÇOIS CHÉRÈQUE ET SIMON VANACKERE
(IGAS) LORS DE L'AUDITION DU 6 FÉVRIER 2014
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LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
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GLOSSAIRE
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TABLEAU DES SIGLES UTILISÉS
N° 388
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2013-2014
Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 février 2014 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation sénatoriale
à la prospective (1) sur :
Comment
enrayer
le
cycle
de la
pauvreté
?
Osons
la
fraternité
!
Par M. Yannick VAUGRENARD,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : M. Joël Bourdin, président ; Mme Natacha Bouchart, MM. Vincent Capo-Canellas, Yvon Collin, Mme Évelyne Didier, M. Alain Fouché, Mme Fabienne Keller, MM. Ronan Kerdraon et Yannick Vaugrenard, vice - présidents ; MM. Gérard Bailly et Jean Desessard, secrétaires ; Mme Jacqueline Alquier, MM. Jean-Paul Amoudry, Pierre André, Claude Bérit-Débat, Pierre Bernard-Reymond, François Calvet, Alain Chatillon, Jean-Pierre Chevènement, Mme Cécile Cukierman, M. Marc Daunis, Mme Marie-Hélène des Esgaulx, M. Philippe Esnol, Mmes Samia Ghali, Françoise Laurent-Perrigot, MM. Philippe Leroy, Michel Magras, Jean-François Mayet, Jean-Jacques Mirassou, Aymeri de Montesquiou, Robert Navarro, Louis Nègre, Mme Renée Nicoux, MM. Philippe Paul, Jean-Pierre Plancade et Jean-Pierre Sueur . |
INTRODUCTION
« Tant que l'injustice et l'inégalité perdureront, aucun d'entre nous ne pourra prendre de repos. [...] Comme l'esclavage ou l'apartheid, la pauvreté n'est pas naturelle. Ce sont les hommes qui créent la pauvreté et la tolèrent, et ce sont les hommes qui la vaincront. Vaincre la pauvreté n'est pas un geste de charité. C'est un acte de justice. »
Nelson Mandela (1918-2013) -Extrait d'un appel lancé à Trafalgar Square, à Londres, en février 2005.
Madame, Monsieur,
Lors de sa réunion du 8 novembre 2012, la délégation à la prospective a retenu, au titre de son programme de travail pour l'année 2013-2014, la proposition de Yannick Vaugrenard visant à établir un rapport d'information consacré à la pauvreté et aux actions à mettre en place pour enrayer le cercle vicieux de la permanence et de l'intensification de ce phénomène dans notre pays.
La France est un pays riche. Pourtant, la pauvreté touche 14,3 % de sa population, 8,7 millions de personnes, près de 4 millions de ménages 1 ( * ) , c'est-à-dire un niveau jamais atteint depuis le début des années soixante-dix. Plus déstabilisant, plus choquant encore, un enfant sur cinq est pauvre ; dans les zones urbaines sensibles, c'est le cas de plus d'un enfant sur deux.
En dépit de nombreux rapports sur le sujet, d'une multitude de propositions formulées, d'une protection sociale considérée comme l'une des meilleures au monde, de toutes les mesures qui ont déjà été mises en place, il faut se rendre à l'évidence : le système tel qu'il est actuellement conçu ne protège plus contre l'exclusion . Quelles sont les raisons d'un tel dysfonctionnement ? Nul ne peut répondre à cette question aujourd'hui, en l'absence d'évaluation des politiques publiques fondée sur des indicateurs suffisamment précis et pertinents.
Face à ce « raz-de-marée de la misère » , pour reprendre l'expression de Julien Lauprêtre 2 ( * ) , président du Secours populaire français, il ne faut pas se résigner. C'est de cette conviction partagée qu'est né le souhait d'élaborer un tel rapport.
L'ambition de conduire une démarche prospective sur le thème de la pauvreté peut apparaître comme une entreprise pour le moins originale, singulière, voire téméraire. Mais elle a le mérite de devoir se mettre dans l'inconfort et de reconsidérer un certain nombre de principes. C'est un vaste projet et il a été mené avec toute l'humilité qui devait l'accompagner.
Ce rapport doit beaucoup à l'écoute et à l'échange. Il se veut la traduction de la quarantaine d'auditions 3 ( * ) qui ont été menées. Celles-ci ont été complétées par deux déplacements, l'un à Bruxelles, pour examiner l'évolution de la situation au niveau tant de l'Union européenne que de la Belgique, un pays plutôt en pointe sur toutes ces questions de pauvreté et d'exclusion ; l'autre en Loire-Atlantique, un département investi dans l'action et l'innovation, pour observer les initiatives engagées au niveau d'un territoire. La réflexion s'est ensuite prolongée par un atelier de prospective, dont le compte rendu figure en annexe et qui a permis d'enrichir encore davantage le débat.
Toutes ces rencontres, que ce soit au Sénat ou sur le terrain, notamment à l'occasion de deux maraudes avec le Samusocial de Paris, ont été l'occasion de discussions aussi intéressantes que fructueuses : élus, personnalités, universitaires, responsables administratifs et associatifs, sans oublier, bien sûr, personnes en situation de pauvreté elles-mêmes, tous ont contribué, par leur expertise et leur expérience, à nourrir la réflexion et dégager des pistes d'amélioration. Qu'ils en soient, ici, sincèrement remerciés.
Le rapport s'articule autour de quatre grandes parties. La première sera consacrée à expliciter le choix d'entreprendre une démarche prospective sur le thème de la pauvreté. La deuxième s'appuiera sur un état des lieux de la pauvreté en France et ailleurs dans le monde pour démontrer l'impérieuse nécessité d'une prise de conscience collective. La troisième détaillera les failles constatées à tel ou tel niveau pour mettre en avant le refus de la fatalité et l'importance du principe de confiance. La quatrième s'attachera à répertorier toutes les initiatives susceptibles de revivifier le vivre-ensemble et la fraternité.
Ce rapport se veut ancré dans le concret. S'il ambitionne d'avoir une portée générale, on ne s'est pas interdit de privilégier les références, les citations, et de recenser des exemples très précis mais ô combien éclairants. Par le choix de titres de parties ou de sous-parties volontiers accrocheurs, dont certains reprennent des expressions entendues tout au long des travaux ou des intitulés d'ouvrages, transparaît la volonté d'être force de propositions en direction de la puissance publique, tout comme celle d'agir, à la fois vite et de manière raisonnée, car, bien souvent, en matière de pauvreté, le temps n'est pas un luxe mais une nécessité.
PREMIÈRE
PARTIE :
LE CHOIX D'UNE RÉFLEXION
PROSPECTIVE
La démarche entreprise dans le cadre de ce rapport s'inscrit dans le droit fil de l'analyse suivante, développée par Hugues de Jouvenel, président de Futuribles, consultant international en prospective et stratégie : « Le fait est que la prospective repose sur trois observations qui me paraissent essentielles pour expliquer la philosophie, au moins implicite, de la démarche : l'avenir est domaine de liberté, de pouvoir et de volonté ; il est à la fois territoire à explorer, d'où l'utilité de la veille et de l'anticipation, et en particulier de la prospective dite exploratoire ; et territoire à construire, d'où l'utilité de la prospective parfois appelée normative, qui renvoie non plus à l'investigation des futurs possibles mais à celle des futurs souhaitables, aux politiques et aux stratégies qui pourraient être adoptées pour les réaliser. » 4 ( * )
Ouvrir l'horizon vers des « futurs souhaitables » , telle est en effet l'ambition visée. D'autant que la pauvreté en France 5 ( * ) n'a pas fait l'objet d'une étude prospective générale, comme si la pauvreté et l'exclusion sociale n'étaient pas des thèmes suffisamment « accrocheurs » pour la réflexion prospective.
C'est la raison pour laquelle il n'est pas inutile de se référer à deux précédents exercices prospectifs, menés, l'un à l'échelle de l'Europe, l'autre à celle du territoire. Ces deux projets fourmillent d'indications et de propositions éclairantes.
I. RETOUR SUR DES EXERCICES SIMILAIRES
A. À L'ÉCHELLE DE L'EUROPE
Cette démarche fut explicitée et décrite par Xavier Godinot et Saphia Richou, qui étaient à l'époque, l'un, directeur de l'Institut de recherche et de formation du mouvement ATD Quart Monde, l'autre, présidente de l'association Prospective-Foresight Network et chargée de mission à Futuribles. 6 ( * )
Dans le prolongement de l'objectif affiché par l'Union européenne en 2000 d'inscrire « l'élimination de la pauvreté » comme impératif pour les dix ans à venir, l'Institut de recherche du mouvement ATD Quart Monde et le groupe Futuribles ont organisé à Bruxelles, les 24 et 25 janvier 2002, deux journées d'étude prospective sur le thème « Précarité et grande pauvreté en Europe à l'horizon 2010 ». Un groupe de travail d'une douzaine d'experts ayant participé à ces journées a ensuite été constitué pour reprendre les travaux, approfondir la réflexion et élargir l'horizon à 2015.
Les dix composantes ou dimensions fondamentales du problème retenues à l'époque ont été les suivantes : la perception de la pauvreté et des pauvres par la société ; le système technico-économique ; le contexte mondial ; le contexte européen ; les valeurs et mentalités ; le contexte familial et social ; l'éducation ; la gouvernance ; les politiques menées ; les droits en vigueur.
Le tableau des scénarios, à la page précédente, présente les quatre combinaisons finalement retenues pour caractériser au mieux « l'éventail des évolutions possibles de la précarité et de la grande pauvreté en Europe à l'horizon 2015 » . La liste des dix dimensions ou composantes fondamentales du système figure en colonne. Les contenus qui leur sont attribués, identifiés dans cette méthode comme « configurations ou hypothèses », figurent en ligne. Un scénario est constitué d'une combinaison pertinente de dix hypothèses, une pour chaque composante du système, matérialisée par une teinte spécifique.
Les quatre scénarios élaborés se fondent sur quatre postures différentes, « du compromis à la rupture vertueuse en passant par la dérive et le démantèlement » . Ils n'ont pas la même probabilité d'occurrence.
1. Un scénario « au fil de l'eau » : la gestion compassionnelle de la misère
Ce scénario se situe dans le prolongement direct des tendances observées au moment de l'étude : la pauvreté est considérée comme un accident individuel ou collectif ; les pauvres étant toujours « au bord de la route », il faut leur permettre de se réadapter et de monter dans le train de la croissance.
Ni ignorée ni attaquée à la racine, la grande pauvreté est soulagée et administrée. Des mesures correctives à faible coût sont prises et confinées dans le domaine d'une politique sociale. Les régulations par la loi font place à des régulations contractuelles. Cette charité étatique limitée ne remet pas en cause le modèle socio-économique dominant. Les pays de l'Union européenne se sentent fiers des filets de sécurité qu'ils ont instaurés, sans voir que leurs « planchers de ressources » sont en fait des plafonds.
Le mouvement social ne pèse pas suffisamment pour imposer une économie plus humaine à une société qui se déculpabilise par des « gestes compassionnels fugaces à l'égard des pauvres » . Il arrive à ceux qui n'occupent que des emplois précaires d'exprimer des protestations. Soumis à des contrôles incessants, les chômeurs et autres assistés sociaux survivent dans des dispositifs d'insertion.
La dualité du système scolaire s'accroît avec un pôle élitiste et un pôle de relégation. Sans perspective crédible d'insertion, les jeunes des quartiers défavorisés cèdent à la violence et à l'emprise de diverses mafias.
Le budget de l'Union européenne connaît une légère augmentation, notamment pour financer des mesures de sécurité. Dans la nouvelle Convention européenne, on ne trouve pas mention de l'objectif d'éradication de la grande pauvreté. Sur le plan international, l'Union européenne s'efforce de promouvoir quelques régulations pourvu que la logique du marché demeure prépondérante.
En 2013, la grande pauvreté n'a pas diminué dans l'Europe de l'Ouest. À l'Est, le niveau de vie moyen a augmenté, mais une partie notable de la population s'enfonce dans la pauvreté.
2. Un premier scénario « noir » : la misère ignorée
« S'ils sont dans la misère, c'est de leur faute ; ils n'ont qu'à saisir les chances que la société leur donne. » Voilà le leitmotiv de l'opinion publique dominante, laquelle ignore les causes structurelles de la misère. L'État se désinvestit du social. Pour faciliter la croissance, dans le modèle ultralibéral « à l'américaine », les cotisations sociales des entreprises sont réduites et le droit du travail revu à la baisse.
La Charte européenne qui a été adoptée réaffirme les valeurs de l'Union mais elle n'est pas contraignante. La droite libérale a remporté une large majorité aux élections européennes.
La grande pauvreté est criminalisée et la justice, comme les services d'éducation, fonctionne à deux vitesses. Au nom de l'égalité devant l'école, les zones d'éducation prioritaires sont abandonnées. Dans les quartiers les plus défavorisés, l'obligation de scolarité n'est plus assurée. Des initiatives locales de solidarité foisonnent pour pallier un peu une protection sociale lacunaire mais le mouvement social manque de forces.
Le budget européen est réduit sauf pour ce qui concerne la sécurité intérieure commune. Le taux de chômage moyen diminue beaucoup et la croissance économique se poursuit à un niveau satisfaisant. Mais la richesse est concentrée dans les mains d'une minorité.
De nombreux salariés ont un revenu de misère et le nombre de personnes sans protection sociale croît dans tous les pays de l'Union.
3. Un second scénario « noir » : la gestion nationaliste de la misère
L'Union européenne éclate sous l'effet de ses tendances centrifuges et les pays vivent un repli nationaliste. « À chacun ses pauvres et les étrangers chez eux » : c'est l'opinion dominante sur la grande pauvreté.
La droite connaît une forte poussée aux élections européennes, ce qui conduit à des politiques de stricte fermeture à l'égard des immigrants et des demandeurs d'asile. Les immigrés illégaux sont reconduits aux frontières et leurs pays d'origine économiquement sanctionnés. Les immigrés clandestins s'enfoncent dans une misère durable, tandis que des dispositifs de requalification des chômeurs nationaux de longue durée sont mis en place.
C'est à l'occasion des discussions sur le budget que l'éclatement a lieu. L'aide publique au développement n'a jamais été aussi basse. Les ex-pays de l'Union, en récession, entrent dans le cercle vicieux de l'instabilité, avec son cortège d'émeutes de la faim, de conflits ethniques et de guerres endémiques.
4. Un scénario « vertueux » : la misère hors-la-loi
L'opinion dominante considère la misère comme une violation des droits de l'homme. Le corps politique place la misère hors-la-loi et son éradication devient l'un des objectifs prioritaires des traités européens et des législations nationales. Des arrêts de la Cour de justice européenne obligent un certain nombre de pays à changer leurs législations sur des problèmes tels que le placement d'enfants ou les expulsions locatives.
Pour mettre en oeuvre un modèle social spécifique, le Conseil européen décide d'accroître nettement le budget de l'Union. Des fonds structurels sont affectés aux régions les plus pauvres, notamment à l'Est. Des facilités de trésorerie sont accordées aux pays candidats. De nouvelles normes comptables plus sociales et plus écologiques sont étudiées et mises en oeuvre dans les administrations et les entreprises.
La présence des associations de lutte contre la pauvreté au Conseil économique et social européen permet de nouvelles synergies. La Confédération européenne des syndicats prend l'initiative de rénover profondément le code du travail.
L'accès pour tous aux apprentissages fondamentaux - lire, écrire, compter, s'exprimer - et à une qualification professionnelle devient une priorité. Salariés et chômeurs non qualifiés bénéficient de crédits de formation de longue durée.
En matière d'immigration et de droit d'asile, l'Union et les États membres ratifient la convention des Nations unies sur les droits de tous les salariés migrants et des membres de leurs familles. Sur le plan international, l'Union européenne accroît le montant de l'aide publique au développement. Les marchés européens sont plus favorables aux produits du Sud. Le président des États-Unis ouvre des possibilités pour une coopération internationale rénovée. L'ONU étudie et propose des dispositions spécifiques pour favoriser le développement durable et, quelques années plus tard, engage un processus de rénovation des institutions internationales : conseil mondial de sécurité économique et sociale, représentation des pays du Sud dans les instances du Fonds monétaire international et de l'Organisation mondiale du commerce.
Si la grande pauvreté n'est pas éradiquée dans l'Union européenne, la mise en oeuvre des droits fondamentaux pour tous a très vigoureusement progressé dans l'ensemble des pays.
5. Conclusion
À l'époque de la conduite de cette étude, ses auteurs concluaient ainsi : le scénario n° 1, c'est-à-dire la prolongation des tendances observées, est le plus probable ; scénario de rupture, le scénario n° 2 se révèle peu crédible à court terme mais, à moyen terme, les sirènes libérales et leur peu de goût pour les droits sociaux peuvent être tentantes ; le scénario n° 3 représente aussi une tentation récurrente, d'autant plus forte qu'elle reçoit l'appui des impérialismes d'États dominants, même si les États-Unis sont aussi une démocratie...
Comme le soulignait Jean-Pierre Dupuy 7 ( * ) à l'occasion de ce travail : « L'un des quatre scénarios a pour titre "La misère hors-la-loi". Il n'est pas interdit d'espérer et de vouloir ! »
Le scénario n° 4, en effet, est le seul scénario de rupture vertueuse, en cohérence avec les valeurs dont se réclament bruyamment les démocraties européennes. Trop beau pour être tout à fait vraisemblable, il a le mérite d'indiquer la direction à suivre.
B. À L'ÉCHELLE DU TERRITOIRE
Lors d'un déplacement en Loire-Atlantique, Patrick Mareschal 8 ( * ) et Emmanuelle Gelebart-Souilah, respectivement président et directrice du Conseil de développement de Loire-Atlantique (CDLA), ont présenté les éléments pris en compte en termes d'action sociale et de lutte contre la pauvreté dans le cadre de l'exercice de prospective « Loire-Atlantique 2030 » 9 ( * ) .
1. Présentation du Conseil de développement
Le CDLA se veut « un lieu d'expression de l'intelligence collective sur l'avenir du département » . Mis en place en 2005, il constitue une instance de réflexion prospective, un espace de concertation et de co-création, qui favorise les rencontres, les échanges et la mutualisation des connaissances sur des sujets qui conditionnent à moyen ou long terme l'avenir de la Loire-Atlantique.
Il formule, auprès des élus du conseil général, des avis et des propositions pour chaque thème abordé.
2. L'exercice « Loire-Atlantique 2030 »
« Loire-Atlantique 2030 » est un exercice de prospective qui a été mené sur trois années, de 2010 à 2013.
Il a eu pour ambition, au travers de la constitution de plusieurs groupes de prospective représentatifs des différents acteurs socio-économiques du département, d'organiser une vision commune à l'horizon de vingt ans et d'apporter une contribution à la construction de l'avenir du territoire.
Sont détaillés ci-dessous les principaux éléments ressortis des échanges dans les groupes concernant la pauvreté et l'action sociale.
3. Le constat
a) La pauvreté n'est pas seulement dans les poches, elle est aussi dans les têtes
L'exercice de prospective laisse apparaître très nettement que la pauvreté n'est pas qu'une affaire économique, même si celle-ci est éminemment importante, l'aspect social, voire sociologique, dépassant les préoccupations financières. Les données ne disent souvent pas grand-chose des souffrances au regard de la multiplicité des signes de pauvreté, parmi lesquels on peut mentionner : la mauvaise santé ; la faiblesse ou l'absence de revenu ; une éducation insuffisante ; un logement précaire ; un travail difficile ; le désengagement politique ; la sous-alimentation ; un environnement dégradé ; l'insécurité physique.
b) Le peu de fiabilité des indicateurs
Dans la mesure où les indicateurs actuels sont bien éloignés de la réalité et ne suffisent pas à englober les « différents visages de la pauvreté » et son caractère multidimensionnel, il serait souhaitable de les revoir.
4. Qui seront les « pauvres de demain » ?
Comme le souligne la note du CDLA, « ils ressembleront sans doute à ceux d'aujourd'hui » .
La part des seniors en situation de pauvreté sera sans doute plus importante dans la mesure où ils seront sensiblement plus nombreux en 2030 et qu'ils subiront parallèlement une réduction des allocations de retraite.
Il est également apparu que le nombre de jeunes pauvres pourrait diminuer, sous la double réserve que les gouvernements successifs continuent de faire de la jeunesse une priorité et que le système éducatif adopte une vision plus large de son offre de formation. Ainsi la jeune génération trouvera-t-elle peut-être sa place dans l'économie de demain.
5. Les leviers d'action identifiés
a) Gérer la pauvreté en amont
Dans ce cadre est mise en avant l'importance de la prévention appliquée à la lutte contre la pauvreté. Les cinq grands objectifs recensés sont les suivants :
• promouvoir l'éducation, par une offre de formation plus riche et diversifiée, par une revalorisation des métiers manuels porteurs, par une meilleure connaissance du monde du travail, par le développement de l'enseignement numérique ;
• concilier vie familiale et vie professionnelle de manière plus efficace, pour permettre notamment aux mères de famille qui le souhaitent de garder leur emploi plutôt que d'être contraintes d'accepter un travail précaire à temps partiel ;
• repenser le fonctionnement de Pôle emploi, afin que les usagers puissent accéder à d'autres plateformes d'annonces d'emplois ;
• créer un accompagnant pédagogique, chargé de suivre les élèves en difficulté et de développer la culture du droit à l'erreur auprès de ceux qui sont enfermés dans des orientations qui ne leur correspondent pas ;
• améliorer la qualité de l'emploi et faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, en limitant notamment les horaires atypiques pour permettre aux familles en difficulté de consacrer plus de temps à l'éducation des enfants.
b) Gérer la pauvreté en aval
Un consensus s'est dégagé pour affirmer que, « même avec la meilleure volonté du monde, la pauvreté ne pourra jamais sans doute être complètement éradiquée ». Mais plusieurs pistes d'amélioration ont été dégagées. Il s'agit :
• de développer l'accès aux technologies de l'information et de la communication, car Internet est devenu aussi important que le téléphone ;
• de présenter l'innovation sociale comme un vecteur de lutte contre la pauvreté ;
• de promouvoir de nouvelles pratiques dans le secteur du logement, axées sur davantage de solidarité entre les générations et de mixité sociale ;
• de promouvoir collectivement une culture de la prévention dans le domaine de la santé ;
• de faciliter l'accès aux droits en fluidifiant l'information et en simplifiant les procédures.
II. ANALYSE CRITIQUE ET CHOIX D'UNE MÉTHODE
A. LE SCÉNARIO TENDANCIEL EST LUI-MÊME UN SCÉNARIO NOIR
Des deux exercices de prospective qui viennent d'être présentés, il ressort que c'est bien le scénario tendanciel, donc une prolongation de la situation actuelle, qui semble l'emporter . Autrement dit, on continuerait à se déculpabiliser « par des gestes compassionnels fugaces à l'égard des pauvres » de demain, lesquels « ressembleront sans doute à ceux d'aujourd'hui » .
Un tel scénario « au fil de l'eau » n'est finalement pas plus satisfaisant que les scénarios noirs mis en avant par Futuribles. Car il est l'illustration que rien n'aura bougé. C'est d'ailleurs le scénario qui se répète depuis très longtemps. Rétrospectivement, il suffit de se référer aux observations figurant dans le rapport 10 ( * ) de Joseph Wresinski 11 ( * ) , publié en 1987 au nom du Conseil économique et social 12 ( * ) , ou même au texte de l'appel de l'Abbé Pierre, dont on vient de célébrer le soixantième anniversaire, pour constater la lente mais inexorable « institutionnalisation » de la pauvreté en France. Car il faut le dire, à force de se voiler la face, de se mettre la tête dans le sable, on ne peut plus l'ignorer : la pauvreté, en France, est devenue une « institution républicaine ».
B. UNE DÉMARCHE POLITIQUE
L'hypothèse de voir se prolonger les tendances actuelles est tout aussi inacceptable que celle qui consiste à imaginer les pires scénarios.
Par conséquent, c'est le volontarisme qui domine dans la démarche entreprise ici. Sans volonté de rendre impossible que la situation actuelle perdure, aucune amélioration ne pourra être attendue.
Ce travail de prospective, parce qu'il est engagé au nom du Sénat, privilégie une approche politique, tant dans le constat qui est fait que dans les préconisations qui sont formulées.
C. LE DÉFI DU TEMPS
Combien de temps encore continuera-t-on à « refuser la qualité humaine à une partie de l'espèce » , pour reprendre l'expression utilisée par Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques ?
Si la persistance du phénomène de la pauvreté et de l'exclusion sociale montre l'urgence qu'il y a à agir, la double prise en compte de la réflexion prospective et de la complexité du sujet invite à une certaine retenue. L'équilibre à trouver se révèle complexe. Qui plus est, le temps est une composante essentielle dans l'accompagnement des personnes en situation de pauvreté, lequel obéit à des rythmes et à des contraintes spécifiques.
En cela, la fixation d'un horizon temporel ne peut être que théorique, d'autant que les deux exercices auxquels il a été fait référence s'appuient sur des temporalités différentes, 2015 pour le premier, 2030 pour le second.
L'idéal serait que les préconisations formulées dans ce rapport trouvent une concrétisation dans les dix années à venir. Certaines sont à appliquer rapidement, d'autres prendront plus de temps, mais il n'est pas envisageable qu'en 2025 on soit amené à faire le même constat d'échec qu'aujourd'hui.
D. LES TROIS OBJECTIFS RECHERCHÉS
1. Prendre conscience
En 1991, dans son ouvrage La disqualification sociale, essai sur la nouvelle pauvreté, le sociologue Serge Paugam écrit : « Rendre la pauvreté invisible et se rendre invisible, voilà un projet commun au pauvre et à la société pour laquelle la pauvreté est perçue de façon uniquement négative, symbole d'un échec social dans une société qui érige le succès individuel en valeur suprême. »
C'est justement pour éviter pareil écueil qu'une prise de conscience s'impose. Elle passe par un rappel de la juste réalité, par un état des lieux suffisamment précis pour que la société dans son ensemble se sente concernée.
2. Instaurer la confiance
On l'a vu, la perspective d'un prolongement des tendances actuelles est inenvisageable, parce que inacceptable. Le refus de la fatalité jalonnera donc l'ensemble de ce rapport. Il suppose un choc de confiance : c'est par le renversement des principes qui prédominent actuellement, où la méfiance et le soupçon généralisés semblent être la norme, qu'il sera possible de lutter efficacement contre la pauvreté et l'exclusion sociale.
3. Oser la fraternité
Enfin, pour reprendre le titre de ce rapport, il importe d'« oser la fraternité » pour enrayer le cycle de la pauvreté. Cela passe par promouvoir davantage de solidarité, en recherchant la plus grande efficacité possible sans méconnaître les responsabilités des uns et des autres.
DEUXIÈME PARTIE : PRENDRE CONSCIENCE
Toutes les analyses convergent pour souligner l'ampleur de la pauvreté dans notre pays, la complexité de ce phénomène et son caractère multidimensionnel . La pauvreté étant une et multiple, la définir n'en est que plus ardu. On citera, pour mémoire, la définition donnée au niveau européen en 1984, qui entend, par personnes pauvres, « les individus, les familles et les groupes de personnes dont les ressources (matérielles, culturelles et sociales) sont si faibles qu'elles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables dans l'État membre où ils vivent » 13 ( * ) .
En France, aujourd'hui, pour reprendre l'expression du sociologue Nicolas Duvoux 14 ( * ) , « les pauvres sont de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres » 15 ( * ) .
Dresser l'état des lieux de la juste réalité de la pauvreté en France constitue un préalable indispensable à toute démarche prospective. La situation hexagonale, pour être appréciée le plus exhaustivement possible, appelle des comparaisons internationales, notamment au niveau européen. Savoir et faire savoir, tels sont les objectifs recherchés, car c'est d'une prise de conscience de la gravité de la situation qu'il est question ici.
Ce tableau général, qui ne prétend aucunement être un recueil statistique, servira à montrer toute la difficulté et l'ambiguïté de la mesure de la pauvreté, d'autant que la publication des statistiques accuse un retard de deux années préjudiciable 16 ( * ) , et soulignera que, en l'absence d'une volonté politique partagée, il ne sert à rien d'attendre des progrès.
I. LES DIFFÉRENTS VISAGES DE LA PAUVRETÉ EN FRANCE
Si la pauvreté ne frappe pas au hasard - les jeunes, les femmes, les immigrés sont les plus touchés -, elle a tendance à s'étendre et se diversifier. Après une baisse dans les années soixante-dix et quatre-vingt, puis une stagnation dans les années quatre-vingt-dix, elle connaît, depuis les années deux mille, une augmentation inquiétante et, surtout, une banalisation tragique.
Pour décrire l'ampleur du phénomène, il faut passer aussi bien par une description quantitative que par une analyse qualitative. Étant donné la multiplicité des publics touchés et l'impossibilité de recouvrir tous les champs du sujet, il a été procédé à une sélection qui, pour être subjective, se veut aussi synthétique que possible.
A. LA TRAGIQUE BANALISATION DE LA PAUVRETÉ
Aujourd'hui, en France, la pauvreté, l'exclusion sociale et la précarité affectent un nombre grandissant de personnes.
D'après l'Insee 17 ( * ) , le taux de pauvreté en France, calculé par rapport à un seuil fixé à 60 % du niveau de vie médian 18 ( * ) , a atteint, en 2011 19 ( * ) , 14,3 % de la population, en hausse de 0,3 point par rapport à 2010 et son plus haut niveau depuis 1997 . Elle touchait alors 8 729 000 personnes, soit 200 000 de plus qu'en 2010. En 2011, le niveau de vie médian s'est élevé à 19 550 euros annuels, soit 1 630 euros par mois. Le seuil de pauvreté à 60 % s'établit donc à 977 euros mensuels. Le niveau de vie médian des personnes pauvres s'élève, lui, à 790 euros par mois.
L'Insee calcule également un seuil de grande pauvreté, fixé à 50 % du revenu médian, et un seuil de très grande pauvreté, égal à 40 % du revenu médian. En 2011, on comptait 4 856 000 personnes en grande pauvreté, et 2 158 000 en très grande pauvreté.
Indicateurs de pauvreté
|
Dans l'un des pays les plus riches du monde, des millions de personnes connaissent donc la misère et subissent des conditions de vie finalement assez proches de celles que connaissent les habitants des pays en voie de développement. En effet, l'intensité de la pauvreté 20 ( * ) , si elle reste stable, aux alentours de 19 %, est significative.
Et c'est de moins en moins souvent un « accident de la vie » - perte d'emploi, deuil, séparation,... - et de plus en plus une insuffisance chronique des ressources couplée à un accroissement des charges qui pousse les personnes à faire appel aux associations caritatives, lesquelles sont plus que jamais des « généralistes de la pauvreté » 21 ( * ) .
Au demeurant, le Secours catholique, qui a publié les résultats d'une enquête Regards sur 10 ans de pauvreté, note, par la voix de Brigitte Alsberge 22 ( * ) , responsable du département « Solidarités familiales », qu'il y a beaucoup plus de situations durables que de situations de basculement, ce qui vient confirmer le double phénomène d'intensité et de persistance de la pauvreté. De plus en plus de personnes sont « prises au piège de la pauvreté », ce que confirme Olivier Berthe 23 ( * ) , le président des Restos du coeur, quand il souligne la part de plus en plus faible des primo-inscriptions.
Comme le montre le tableau ci-dessous, jamais le nombre de personnes en situation de pauvreté n'avait été aussi élevé depuis 1970.
Nombre de personnes pauvres en France (en milliers)
Année |
Seuil à 60 % |
Seuil à 50 % |
Seuil à 40 % |
1970 |
8 649 |
5 785 |
- |
1975 |
8 491 |
5 194 |
- |
1979 |
7 454 |
4 359 |
- |
1984 |
7 235 |
4 154 |
- |
1990 |
7 848 |
3 751 |
- |
1996 |
8 179 |
4 550 |
2 030 |
1997 |
8 042 |
4 433 |
2 007 |
1998 |
7 873 |
4 257 |
1 671 |
1999 |
7 745 |
4 109 |
1 540 |
2000 |
7 838 |
4 165 |
1 579 |
2001 |
7 757 |
3 984 |
1 507 |
2002 |
7 495 |
3 746 |
1 340 |
2003 |
7 578 |
4 078 |
1 493 |
2004 |
7 382 |
3 896 |
1 461 |
2004 |
7 766 |
4 270 |
1 917 |
2006 |
7 828 |
4 188 |
1 867 |
2007 |
8 035 |
4 281 |
1 855 |
2008 |
7 836 |
4 272 |
1 910 |
2009 |
8 173 |
4 507 |
2 023 |
2010 |
8 617 |
4 755 |
2 128 |
2010 1 |
8 520 |
4 677 |
2 087 |
2011 1 |
8 729 |
4 856 |
2 158 |
1 : à partir de 2010, les estimations de revenus financiers mobilisent l'enquête Patrimoine 2010.
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Sources : Insee-DGI, enquêtes Revenus fiscaux 1970 à 1990 ; Insee-DGI, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux rétropolées 1996 à 2004 ; Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2011.
1. L'hérédité de la pauvreté
« Trop souvent, on naît pauvre, on le reste, on ne le devient que plus rarement. » Tel est le sinistre postulat que posait, en 2008, la mission commune d'information sénatoriale sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, dont le rapporteur fut Bernard Seillier. Il arrive que des jeunes en détresse incarnent la troisième, voire la quatrième génération de familles en situation de pauvreté.
Voilà un échec patent de notre société . À l'hérédité de la pauvreté répond d'ailleurs l'hérédité de la richesse. La pauvreté touche en premier lieu les enfants, les adolescents et les jeunes adultes. Les moins de vingt-cinq ans représentent 42 % de la population pauvre, estimée au seuil de 60 % du revenu médian, alors qu'ils ne forment que 30 % de la population totale.
a) Les enfants
Jean-Michel Charbonnel 24 ( * ) , enseignant en sciences sociales, rappelle que la pauvreté des enfants est une question qui a brutalement surgi en France en 2004, à la suite de la publication d'un rapport du Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Cerc). 25 ( * ) Jusqu'alors, elle n'avait pas fait l'objet d'un examen attentif. « Serait-ce que la pauvreté touche très peu les enfants dans notre pays ? » , s'interrogeait le Cerc. « À l'évidence, non, puisque le taux de pauvreté des enfants est, en France, plus élevé que le taux de pauvreté dans l'ensemble de la population. » , faisait-il lui-même remarquer.
L'augmentation de la pauvreté des enfants est sans doute le fait le plus marquant de la période récente. Aujourd'hui, un enfant sur cinq, soit près de trois millions d'enfants, est pauvre. Dans les territoires relevant de la politique de la ville, c'est le cas d'un enfant sur deux.
Le taux de pauvreté des moins de dix-huit ans a augmenté de plus de deux points entre 2008 et 2011, pour se situer à 19,5 %. En 2010, la pauvreté des enfants contribuait le plus fortement à la hausse de la pauvreté générale.
Comme l'ont souligné les membres de l'atelier « Familles vulnérables, enfance et réussite éducative », réunis dans le cadre de la conférence nationale contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale des 10 et 11 décembre 2012, « la pauvreté des enfants d'aujourd'hui est l'exclusion de demain, elle affaiblit la France » .
Pour Fabienne Quiriau 26 ( * ) , directrice générale de la Convention nationale des associations de protection de l'enfant (Cnape), « il faut revenir à l'esprit de la loi de 2007 27 ( * ) et tout mettre en oeuvre pour intervenir en amont et développer la prévention ».
b) Les jeunes adultes
Les jeunes adultes - dix-huit à vingt-neuf ans - ne sont pas mieux lotis : le taux de pauvreté les concernant s'accroît de 1,7 point en 2011 pour atteindre 19,4 % de cette tranche d'âge, et leur niveau de vie médian diminue de 2,6 % après être resté stable en 2010.
En 2011, les jeunes adultes sont proportionnellement plus souvent au chômage ou inactifs. On utilise, pour les désigner, l'acronyme anglais NEET, qui signifie « ni à l'école, ni en emploi, ni en formation ». Ceux qui occupent un emploi sont davantage en contrat à durée limitée ou à temps partiel que l'année précédente.
La précarisation professionnelle des jeunes adultes a été largement démontrée par les résultats de l'enquête « Génération 2007 » du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq), communiqués en avril 2012. Au printemps 2010, le Céreq avait interrogé quelque 25 000 jeunes sortis pour la première fois de formation initiale au cours ou à la fin de l'année scolaire 2006-2007, soit trois ans auparavant.
Sur la base de cet échantillon représentatif, un jeune sur six quitte la formation initiale pour entrer dans la vie active sans aucun diplôme - proportion constante depuis le milieu des années quatre-vingt-dix -, 17 % avec un diplôme de niveau CAP ou BEP, et 23 % avec le baccalauréat comme diplôme le plus élevé.
Les diplômés de l'enseignement supérieur représentent 42 % du total, 190 000 possédant un diplôme de niveau licence ou supérieur, avec un succès non négligeable des licences professionnelles.
Au sortir de leur formation initiale, 62 % des jeunes commencent par une période de chômage dont la durée dépend fortement du niveau du diplôme : en trois ans, 56 % des non-diplômés, 27 % des diplômés du secondaire et 9 % des diplômés du supérieur ont connu une durée de chômage supérieure à un an.
Pour ceux qui travaillent, la précarité tend à devenir la norme, puisque seules 31 % des premières embauches se font sur des emplois à durée indéterminée.
Enfin, pour la majorité des jeunes qui trouvent un emploi stable, ce dernier ne correspond pas à leur formation, ce qui conduit le Céreq à s'interroger sur la pertinence de formations trop pointues prétendument adaptées aux débouchés.
La génération Y La jeunesse actuelle définie comme la génération née entre les années quatre-vingt et les années deux mille est aussi appelée « génération Y », ou génération Peter Pan, enfants de la « génération X » des baby-boomers. Si les avis sont partagés sur la réalité sociologique de cette génération Y, différentes valeurs communes peuvent toutefois être mises en avant, notamment la maîtrise des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Pour la première fois en période de paix, les conditions d'existence d'une génération sont moins favorables que celles de la génération précédente. Les jeunes affichent des parcours de vie très divers, même parmi les plus éloignés des dispositifs. Les situations sont plurielles entre les jeunes décrocheurs, les scolarisés, ceux qui sont déjà en emploi, ceux qui sont devenus chefs de famille. Leur conscience aiguë de l'état dégradé du marché du travail et de la place qui leur est réservée aujourd'hui peut engendrer une certaine forme de résignation dans leurs démarches. Les difficultés scolaires couplées aux difficultés d'intégration au marché de l'emploi provoquent une perte de confiance. Source : Mission régionale d'information sur l'exclusion en Rhône-Alpes |
c) La place de la famille
Si des enfants sont pauvres, c'est parce qu'ils vivent dans des familles pauvres, lesquelles sont de plus en plus souvent monoparentales.
Cette remarque vaut également pour les jeunes adultes, mais nombre d'entre eux subissent la pauvreté et l'exclusion du fait également de l'éclatement des solidarités familiales. Livrés à eux-mêmes, ignorant les dispositifs officiels par méconnaissance, défiance ou rejet des systèmes de solidarité collective, ils développent des stratégies alternatives et privilégient la « débrouille » et les solidarités « de proximité ».
2. La monoparentalisation de la pauvreté
Par ce néologisme, Julien Damon 28 ( * ) , consultant et professeur associé à Sciences Po, relève un changement notable dans la constitution sociale des ménages pauvres en France : désormais, depuis 2006, le nombre de personnes pauvres vivant dans des familles monoparentales est supérieur au nombre de pauvres vivant dans des familles nombreuses , composées de trois enfants ou plus. Pascal Noblet 29 ( * ) , chargé de mission « Analyse stratégique, synthèses et prospective » à la direction générale de la cohésion sociale, fait d'ailleurs remarquer que la question des familles monoparentales était, voilà une vingtaine d'années, « quasiment taboue en France mais très présente aux États-Unis : entre ce qui est fait et ce qui pourrait l'être, il y a un gouffre ».
En 2010, 34,5 % des familles monoparentales, soit plus de 1,8 million de personnes, disposaient de revenus inférieurs au seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian contre 11,2 % des personnes vivant en couple. Si l'on abaisse ce seuil à 50 % du revenu médian, les taux de pauvreté étaient respectivement de 21,7 % pour les familles monoparentales et de 5,9 % pour les couples.
À la tête des familles monoparentales, on trouve essentiellement des femmes , qui subissent une double précarisation, du fait de la sous-qualification des emplois, de temps partiels contraints, morcelés et peu rémunérés, et de la faiblesse, voire de l'absence, de versement de la pension alimentaire par le père.
Ci-dessous figure un exposé éclairant de Christine Kelly, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel, présidente de la fondation K d'urgences, sur la situation de ces femmes seules avec enfants.
Intervention de Christine Kelly lors de l'atelier de
prospective
« Je n'oublierai jamais les femmes que j'ai rencontrées, comme cet agent de police à Nanterre, Agnès, trente-trois ans, vivant seule avec un enfant de sept ans, gagnant 1 100 euros par mois et heureuse d'avoir un emploi. Sa garde d'enfant coûtait 750 euros par mois, parce qu'elle travaillait en horaires décalés et habitait loin de son lieu de travail. Il lui restait 450 euros pour vivre. Voilà la réalité vécue par cette femme, qui est pourtant fonctionnaire. « En France, les familles monoparentales représentent un cinquième, voire un quart des familles. Elles sont composées, pour 85 % d'entre elles, de femmes. Elles sont au total deux millions de familles, un chiffre qui a presque triplé en l'espace de quarante ans. « Tout le monde ici connaît au moins une famille monoparentale. Mais personne n'en parle. J'ai commencé à mener ce combat il y a trois ans pour mettre un terme à ce silence. Plus je creusais la réalité du terrain, plus je découvrais qu'il fallait agir. Pour rejoindre le sujet qui nous réunit aujourd'hui, les enfants des familles monoparentales feront, eux aussi, la France de demain. Bien sûr, tous ne sont pas dans des situations de détresse. On peut réussir lorsque l'on a grandi dans une famille monoparentale. Toutefois, comme je l'ai écrit dans mon ouvrage Le scandale du silence , ces familles sont les premières victimes de la crise, de la pauvreté et du surendettement. Comme personne n'en parlait, j'ai dû mener des enquêtes, des recoupements, pour faire état de ces réalités. « Selon les experts, la séparation d'un couple met un enfant en difficulté pendant deux ans. S'il est bien accompagné, l'enfant a de très bonnes chances de s'en sortir. Toujours selon les experts, il importe de mettre un terme à la féminisation à outrance de l'enseignement en maternelle et au primaire. Pour aider la femme qui élève seule son enfant, il serait souhaitable que davantage d'hommes enseignent à ces niveaux. L'enfant est souvent uniquement entouré de femmes jusqu'à son entrée en sixième. « Ce n'est pas parce qu'il grandit dans une famille monoparentale qu'un enfant deviendra délinquant. Néanmoins, la plupart des délinquants sont issus de familles monoparentales. L'enfant a besoin d'autorité, de repères, qu'il va parfois chercher dans les gangs. « Dans ce contexte, le système de scolarisation est essentiel. Les familles monoparentales connaissent souvent des histoires familiales complexes, qui influencent le quotidien de l'enfant. « La fondation que j'ai créée il y a trois ans concentre son action sur la garde d'enfants. En effet, les familles monoparentales ont trois sources de revenus : la pension alimentaire, les aides et l'emploi. Or, 40 % des pensions alimentaires décidées par les tribunaux ne sont pas payées. Par ailleurs, les aides ne vont pas aux personnes les plus défavorisées. Concernant l'emploi, son premier frein réside dans la garde d'enfants. « Les horaires atypiques complexifient encore plus la garde d'enfants et l'organisation du quotidien, donc, in fine , l'avenir de l'enfant. J'ai le souvenir de cette femme seule, au chômage, trouvant finalement un emploi à horaires décalés, dont la petite fille faisait ses devoirs dans une cabine téléphonique en face de l'école en attendant que sa mère vienne la chercher, à vingt et une heures trente. Je me suis employée à trouver les moyens d'assurer la prise en charge de son enfant jusqu'à son retour. Il s'agit d'une réalité dont on ne parle pas. De tels cas sont pourtant nombreux. « Ma fondation agit concrètement. Lors de la Journée internationale des familles, j'ai organisé divers ateliers pour aider les femmes à obtenir des conseils dans de multiples domaines : aide au CV, entretien avec un psychologue, un avocat, mais aussi atelier maquillage, etc. « J'agis et j'agite les pouvoirs publics, avec le livre que j'ai évoqué précédemment, ou en intervenant régulièrement dans des colloques. J'ai également élaboré récemment un rapport, qui comporte dix propositions d'actions pour aider les familles monoparentales à sortir de l'impasse. Je l'ai remis au Président de la République, au Premier ministre et à tous les membres du gouvernement. « Pour conclure, j'énoncerai tout simplement ma deuxième proposition : "Instaurer des horaires atypiques pour les modes de garde". » |
3. La pauvreté laborieuse
Si avoir un emploi reste la meilleure garantie contre la pauvreté et l'exclusion, le travail ne protège plus de la pauvreté . La segmentation du marché du travail persiste et s'y ajoute un manque de qualité de l'emploi. Le développement de formes précaires d'emploi, qui créent souvent une nette distinction entre hommes et femmes, a contribué à la persistance de niveaux élevés de pauvreté parmi les salariés. En raison du développement du travail temporaire, du travail à temps partiel, notamment du temps partiel non choisi, et parfois de la stagnation des salaires, le nombre de personnes ayant de faibles revenus annuels a augmenté.
Dans la lignée des travaux de Robert Reich 30 ( * ) , cités par Bertrand de Kermel 31 ( * ) , et le sociologue Camille Peugny 32 ( * ) , nombreuses sont les analyses qui mettent en évidence une « polarisation croissante sur le marché du travail, et par conséquent parmi les salariés » . Le fossé s'est creusé entre les professions hautement qualifiées et les emplois peu ou pas qualifiés, autrement dit entre les « salariés à fort potentiel » et les « perdants de la mondialisation », ces derniers formant autant de « gisements de pauvres ». Il s'agit, à l'évidence, d'une vraie remise en cause du contrat social.
Julien Lauprêtre souligne l'arrivée dans les permanences, depuis trois ou quatre ans, de nouveaux profils : « des petits commerçants, artisans, des petits patrons en faillite dont les comptes bancaires sont bloqués » .
Les travailleurs pauvres seraient entre 1,9 et 3,3 millions en France, une fourchette large car les experts peinent à cerner le phénomène.
Le schéma présenté à la page suivante détaille les mécanismes d'appauvrissement des salariés liés à la crise.
Glossaire des sigles utilisés : PSE : plan de sauvegarde de l'emploi ; DV : départ volontaire ; HS : heures supplémentaires.
Source : Antoine Rémond, Sonia Hacquemand, Mathieu Malaquin. Crise et pauvreté : une analyse sectorielle qualitative. Rapport du groupe Alpha, Centre études & prospective, janvier 2010.
4. La grande pauvreté
a) Une dégradation continue
La pauvreté aux extrêmes est elle aussi en augmentation. Les plus pauvres et les plus précaires ont vu leur situation s'aggraver encore davantage.
De 2008 à 2011, le taux de pauvreté monétaire au seuil de 50 % a augmenté de 0,8 point, passant de 7,1 % à 7,9 %. Depuis 2009, le niveau de vie médian par rapport à ce seuil ne cesse de baisser, pour s'établir à 814 euros par mois en 2011.
Pour ce qui est de l'extrême pauvreté, la hausse du taux de pauvreté au seuil de 40 % illustre également la détérioration régulière de la situation depuis 2002 : en 2010, 2,1 millions de personnes vivaient avec un niveau de vie mensuel égal ou inférieur à 642 euros.
Les deux maraudes effectuées avec les équipes du Samusocial de Paris ont permis de constater à quel point les personnes sans-abri cumulaient les difficultés, au-delà même de la question de l'insuffisance des ressources. Elles souffrent souvent de problèmes psychiatriques lourds qui, faute de places disponibles dans les établissements, ne sont pas suffisamment traités. Étienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), rappelait ainsi le 26 novembre 2013 devant la délégation : « À des degrés variant selon le temps déjà passé dans la rue, 60 % des personnes sans domicile relèveraient aujourd'hui de la psychiatrie selon Xavier Emmanuelli, fondateur du Samu social de Paris. »
C'est l'occasion de souligner également l'importance cruciale de la parole et de l'échange. Plus que tout autre, les personnes à la rue ont besoin de chaleur humaine et pas seulement d'espèces sonnantes et trébuchantes. La société, collectivement, doit se sentir responsable, porter un autre regard, dépasser la gêne, ne pas s'interdire de faire l'effort d'aller vers elles, car ce sont des citoyens comme les autres.
b) Un regard particulier sur les familles à la rue
Il suffit de rencontrer deux présidents successifs du Samusocial de Paris, de s'entretenir avec les équipes de la plateforme du 115 et d'effectuer deux maraudes de nuit, l'une en été, l'autre en hiver, pour observer non seulement la réalité du terrain mais également les évolutions marquantes au cours des dernières années. L'augmentation des familles à la rue , qui conjuguent souvent le double handicap d'être monoparentales et migrantes, justifie que l'on y porte un regard particulier.
Présentation du Samusocial de Paris Le groupement d'intérêt public Samusocial de Paris assure, entre autres, la gestion du 115 de Paris, dont l'une des spécificités tient en ce que les limites administratives de la ville sont aussi celles du département. Comme tous les autres 115 de France, il met en oeuvre les cinq missions pour lesquelles le numéro national départementalisé a été créé : écoute, évaluation, information, orientation et hébergement. Via son activité 24h/24h tous les jours de l'année, le 115 de Paris doit apporter une réponse immédiate aux personnes qui appellent. Pour ce faire, les équipes sont organisées en trois pôles afin d'optimiser le traitement des demandes et assurer la meilleure accessibilité du numéro : - le « pôle généraliste » traite en priorité les appels des personnes seules ou en couple sans enfant ; - le « pôle famille » s'occupe des familles avec un ou plusieurs enfants mineurs ainsi que des femmes enceintes de plus de trois mois ; - le « pôle infirmier » gère les demandes d'attribution des cent soixante-dix lits halte soin santé (LHSS), les seuls à ouvrir la nuit. Les cinq à neuf équipes mobiles d'aide se rendent chaque nuit tout au long de l'année à la rencontre des personnes sans-abri sur le territoire parisien. Elles sont renforcées durant la période hivernale par des équipes partenaires : Brigade d'assistance aux personnes sans abri, Croix-Rouge française, Ordre de Malte France, Transports automobiles municipaux, Protection civile et Restos du coeur. Les équipes du dispositif Maraudes assument trois fonctions dans le cadre de leur activité : la maraude « signalements » (traitement des signalements des associations, institutions ou des particuliers parvenant au numéro d'urgence 115 de Paris), la veille sanitaire et sociale des usagers connus en situation de rue et une fonction de maraude qualifiée de « pure », qui permet d'aller à la rencontre des personnes qui n'ont plus la capacité de recourir aux différents dispositifs. Les équipes mobiles d'aide sont composées d'un chauffeur accueillant social, d'un travailleur social et d'un infirmier diplômé d'État. Des maraudes ont également lieu en journée et sont davantage axées sur une relation d'aide et d'accompagnement. Source : Samusocial de Paris - Baromètre 115 de la Fnars |
(1) Les ordres de grandeur
À Paris, comme le rappelle Emmanuelle Guyavarch 33 ( * ) , directrice de l'Observatoire du Samusocial de Paris, les familles - définies comme au moins un adulte accompagné d'au moins un enfant mineur - prises en charge dans le dispositif d'aide aux sans-domicile sont de plus en plus nombreuses. En 1999, les familles ne disposant pas d'un logement représentaient à peine 10 % des appels téléphoniques passés au 115. Aujourd'hui, elles sont à l'origine de plus de la moitié d'entre eux, et un quart des sans-abri sont des mineurs.
Éric Molinié 34 ( * ) , ancien président du Samusocial de Paris, signale que « 80 % des nuitées hôtelières sont accordées à des familles sans hébergement, dont le nombre connaît une croissance exponentielle » . Ainsi le nombre de nuitées hôtelières accordées aux familles est-il passé de dix mille voilà cinq ans à seize mille aujourd'hui. À ses yeux, l'irruption des familles dans le dispositif du Samusocial est un véritable « choc culturel » .
En outre, la durée de la prise en charge ne cesse de s'allonger. Alors que la durée moyenne d'un hébergement à l'hôtel est de dix-huit mois, « certaines familles » , précise Emmanuelle Guyavarch, « sont hébergées à l'hôtel depuis sept, huit, voire neuf ans. » Mais, poursuit-elle, « une famille qui appelle le 115 a neuf chances sur dix d'être hébergée en dehors de Paris, donc "délocalisée", ce qui pose nombre de problèmes, notamment en termes de scolarisation des enfants ».
Éric Molinié va même plus loin en considérant que l' « errance hôtelière » des familles à la rue engendre de la « sur-précarité », des enfants étant laissés seuls la journée par des parents partis travailler. « Si cela continue, on pourrait voir des enfants traîner dans la rue, comme à Manille ou à Bogota » , se désole-t-il.
Cela met en lumière l'importance qu'il y aurait à prévoir un numéro spécifique - un 115 « enfants » - pour les signalements d'enfants dans la rue.
Dans les trente-huit départements observés par le baromètre de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (Fnars) 35 ( * ) , en septembre 2013, sur les 68 282 demandes d'hébergement, 41 587 provenaient de personnes en famille ; 78 % des demandes d'hébergement n'ont pu être satisfaites, marquant ainsi la plus forte dégradation du dispositif d'urgence depuis quelques mois.
(2) L'enquête sur les enfants et les familles sans logement
Pourtant, de ces enfants et de ces familles, on ne sait presque rien. Afin d'améliorer l'état de la connaissance et de mesurer l'impact du sans-abrisme sur le développement des enfants, l'Observatoire du Samusocial de Paris a lancé une enquête, actuellement en cours, sur ces familles, dont la composition - essentiellement monoparentale, avec une mère chef de famille - et l'origine géographique - parents nés pour la plupart à l'étranger - les rapprochent, d'après l'Observatoire, « plutôt des familles pauvres vivant sur le territoire national. Toutefois, les familles sans-domicile composent une pauvreté originale, associant monoparentalité et immigration ».
L'enquête sur les enfants et les familles sans logement comporte deux volets :
• d'une part, caractériser cette population, ses trajectoires sociales et ses conditions de vie, à partir d'un échantillon représentatif de familles sans-domicile franciliennes, avec un regard tout particulier sur les conditions de développement des enfants, sur le plan cognitif, émotionnel et social ;
• d'autre part, étudier le cadre de prise en charge et décrire l'offre de services adaptée à ces familles.
5. La pauvreté des personnes âgées
La France vieillit, et il est indéniable qu'une grande partie du phénomène est liée à la hausse de la proportion des personnes les plus âgées dans la population totale. Ainsi la proportion des soixante-quinze ans et plus devrait-elle doubler et passer de 8 % à 16 % entre 2010 et 2060. Celle des quatre-vingt-cinq ans et plus passerait de 2 % à 7 %.
Une grande incertitude pèse sur le revenu des personnes âgées, ce qui fait dire à Jean-Michel Charbonnel que « la pauvreté des personnes âgées va s'accroître quasi inéluctablement » . D'ores et déjà, les associations caritatives signalent une augmentation des retraités parmi les publics auxquels elles s'adressent.
Si l'évolution de la pauvreté des personnes âgées peut sembler modeste en comparaison de celle qui touche les plus jeunes, elle masque l'effet de facteurs contradictoires. D'un côté, l'instauration du minimum vieillesse en 1956 et l'élévation du taux d'activité des femmes à partir des années cinquante ont permis de diminuer substantiellement la pauvreté des aînés. De l'autre, l'arrivée à l'âge de la retraite de personnes qui auront connu, à partir du milieu des années soixante-dix, la crise du marché de l'emploi entraînera une dégradation de leur situation. Sans compter qu'avec l'augmentation du coût du logement, nombreux sont ceux qui n'auront pas eu les moyens d'accéder à la propriété et devront continuer à débourser un loyer.
Toutes ces raisons concourent à une grande vulnérabilité des personnes âgées .
6. La pauvreté en ville et à la campagne
a) En ville
Une étude 36 ( * ) , publiée en janvier 2014, par le Centre d'observation et de mesure des politiques d'action sociale (Compas), révèle les taux de pauvreté ville par ville pour l'année 2011.
(1) Les villes les plus touchées
Ce classement fait ressortir des communes de localisation très diverse. L'étude précise : « La pauvreté est aussi bien ancrée dans des villes du Sud, comme Béziers, Perpignan, Avignon ou Nîmes, que du Nord et de l'Est, comme Roubaix, Calais ou Mulhouse. Certaines métropoles importantes comme Marseille, Montpellier ou Lille figurent aussi parmi les territoires où le taux de pauvreté est le plus élevé. On trouve bien entendu des communes de la banlieue Nord de Paris (Aubervilliers, Pantin, Sarcelles, Épinay-sur-Seine...) où la pauvreté atteint ou dépasse le tiers de la population. Seul l'Ouest, de tradition moins inégalitaire et moins marqué par la crise, est moins représenté. »
L'étude propose un regard spécifique sur Paris et Marseille. Si Paris compte en moyenne 14 % de pauvres, le taux de pauvreté y atteint plus de 20 % dans des arrondissements qui regroupent 200 000 habitants. À Marseille, le taux de pauvreté peut aller jusqu'à 75 % dans certains quartiers, soit trois fois plus que la moyenne de la ville.
(2) Un obstacle persistant : le coût du logement
Selon Christophe Robert 37 ( * ) , délégué général adjoint de la Fondation Abbé Pierre, les difficultés de logement ont tendance à s'enraciner sur l'ensemble des territoires. Deux tendances sont à l'oeuvre : tandis qu'apparaissent des formes diversifiées de mal-logement, se révèle une accentuation des écarts, au niveau d'une même agglomération, entre les quartiers populaires et les autres.
Le coût du logement a connu une augmentation sans précédent, avec, en dix ans, un doublement du prix d'achat et une hausse de moitié de celui du loyer. En incluant l'accroissement de 60 % à 70 % des dépenses d'énergie en huit ans, on obtient, aux dires de Christophe Robert, un « cocktail explosif » .
La question du logement et du foncier n'a pas du tout été appréhendée de la même manière en Europe. D'où une évolution des prix bien différente, et un impact sur le pouvoir d'achat, énorme en France, moindre ailleurs. D'ailleurs, toujours selon Christophe Robert, si la précarisation des emplois a pu se faire en Allemagne, c'est en partie en raison de la faiblesse du coût du logement.
Source : Fondation Abbé Pierre
Dans le même temps, les dispositifs censés atténuer les difficultés de logement ont été fragilisés, notamment les aides personnalisées au logement, qui sont pourtant le plus puissant outil de solvabilisation des ménages.
Bénéficiaires des aides personnalisées au logement
parmi l'ensemble des ménages
Source : Fondation Abbé Pierre
Un troisième graphique montre la dichotomie qui existe entre les problèmes de logement à Paris et dans les grandes villes à bas prix.
Source : Fondation Abbé Pierre
b) À la campagne
(1) Une pauvreté loin d'être un phénomène marginal
Alors que la tentation existe souvent de les rattacher aux seuls « quartiers » dont s'occupe la politique de la ville, la pauvreté, la précarité et l'exclusion n'ont pas élu résidence uniquement au sein des banlieues. Loin des cités périphériques dont le mal-être est plus médiatisé, vivent en milieu rural des populations fragilisées par les conséquences de la crise économique.
Le milieu rural reste une figure marginale des études contemporaines sur la pauvreté. Pourtant, 35 % des pauvres habitent en milieu rural, et, selon certains, le taux de pauvreté y serait plus important qu'en milieu urbain. Une diagonale du vide traverse d'ailleurs la France du Nord-Est au Sud-Ouest, de la Meuse aux Landes, et montre des zones durement touchées par l'exode rural, où les densités de population sont très faibles par rapport au reste de la France.
Pour autant, les situations ne sont bien évidemment pas similaires selon le degré d'enclavement, la nature du tissu économique local et le dynamisme de la démographie. C'est ce que montre la carte présentée à la page suivante.
(2) Figures types des populations concernées
Un rapport conjoint de l'Inspection générale des affaires sociales et du Conseil général de l'agriculture, de l'alimentation et des espaces ruraux 38 ( * ) a défini plusieurs figures types caractéristiques des populations touchées par la pauvreté et la précarité. Elles comprennent aussi bien les « ruraux d'origine » que les « nouveaux arrivants ».
Une première catégorie regroupe les agriculteurs dont l'exploitation dégage des revenus insuffisants ; des personnes victimes de la désindustrialisation ; des personnes âgées, isolées et mal logées au faible pouvoir d'achat ; ainsi que des jeunes sans qualification et parfois en rupture familiale. Peu font valoir leurs droits.
Dans une seconde catégorie figurent les néo-ruraux, installés à la campagne en raison d'un moindre coût du logement mais confrontés à des difficultés à la fois en termes financiers et d'isolement ; des familles urbaines en situation de pauvreté s'installant en milieu rural ; et des personnes « en errance ». Pour tous ces publics, le milieu rural a parfois été idéalisé, sans que soient prises suffisamment en compte les contraintes telles que l'accès aux transports publics et leur coût, ou l'organisation de la garde des enfants.
Cela fait dire aux auteurs du rapport : « Les migrations de ménages venant de l'espace urbain tendent à accentuer la part de la population faiblement qualifiée. Le rôle des migrations dans ce contexte pourrait être positif. L'observation de la nature des migrations ne laisse pourtant guère planer à cet égard de doute sur sa médiocre contribution à un "rééquilibrage" de la composition socioprofessionnelle de la population rurale. "L'exode urbain" est pour une grande part une migration de pauvreté. »
La pauvreté en milieu rural est rarement montrée car, à force de se cacher, elle en devient invisible et donc de plus en plus difficile à identifier.
B. UNE HAUSSE CONTINUE DES INÉGALITÉS
Pauvreté et inégalités sont indissolublement liées. Les deux dernières décennies ont été marquées par une augmentation à la fois des inégalités de revenus et du nombre de pauvres. Des forts écarts de niveau de vie perdurent, voire s'accentuent, dans l'Hexagone.
Par conséquent, la lutte contre la pauvreté ne peut s'exonérer d'une réflexion sur les inégalités. Entre 2009 et 2011, d'après l'Insee, pratiquement toutes les catégories de population ont subi une baisse de leur niveau de vie ; seul celui des 5 % de personnes les plus aisées s'est amélioré. Les chiffres font, aux dires de Christophe Robert, « froid dans le dos » : les 10 % les plus riches accaparent 50 % de la fortune nationale ; les 50 % les moins fortunés s'en partagent 7 %.
Les 10 % de Français les plus pauvres ont vu leur pouvoir d'achat reculer de 3,4 % entre 2008 et 2011. À l'inverse, les 5 % les plus riches ont vu le leur augmenter de 3,5 %. Par rapport aux 20 % les plus pauvres, les 20 % des Français les plus riches gagnaient en moyenne 4,3 fois plus en 2008, et 4,6 fois plus en 2011, du jamais vu depuis 1996. Dit plus simplement, « les pauvres sont plus pauvres et les riches plus riches. »
Le fait que la montée de la pauvreté s'accompagne d'une progression des inégalités montre que la question de la pauvreté n'a pas fait l'objet d'une réflexion politique globale sur ce qui est juste et acceptable en termes de répartition des richesses. Or c'est de la manière dont ces dernières sont réparties et dont la population juge cette répartition que dépend en grande partie la cohésion sociale d'un pays.
Pour les décideurs, la tentation a souvent été grande de dissocier pauvreté et inégalités. C'est ainsi qu'a prédominé une approche caritative de la pauvreté.
La fiscalité : un levier encore disponible Il ne paraît pas illégitime d'envisager de mobiliser les leviers fiscaux encore disponibles au service d'une cause comme la pauvreté. À cet égard, dans une tribune publiée en mars 2009 dans Libération et intitulée Roosevelt n'épargnait pas les riches , l'économiste Thomas Piketty souligne que la taxation confiscatoire des revenus exorbitants est non seulement possible, mais souhaitable. Il apporte une analyse précieuse, dont il convient ici de faire part : « En 1932, quand Roosevelt arrive au pouvoir, le taux de l'impôt fédéral sur le revenu applicable aux plus riches était de 25 % aux États-Unis. Le nouveau président décide de le porter immédiatement à 63 %, puis 79 % en 1936, 91 % en 1941, niveau qui s'appliqua jusqu'en 1964, avant d'être réduit à 77 %, puis 70 % en 1970. « Pendant près de cinquante ans, des années trente jusqu'en 1980, jamais le taux supérieur ne descendit au-dessous de 70 %, et il fut en moyenne de plus de 80 %. Cela n'a pas tué le capitalisme et n'a pas empêché l'économie américaine de fonctionner. Pour une raison simple : ces taux ne s'appliquaient qu'à des revenus très, très élevés. En 1941, Roosevelt fixe le seuil du taux de 91 % à 200 000 dollars de l'époque, soit 1 million de dollars d'aujourd'hui (770 000 euros). Or à ces niveaux de revenus, ce ne sont pas les compétences ou le dynamisme que l'on rémunère : ce sont la rapacité, le court-termisme et des prises de risque excessives. « Il ne s'agissait donc pas de matraquer n'importe quel cadre supérieur ou entrepreneur sortant du lot, ce qui aurait été dévastateur économiquement. En France, comme dans la plupart des pays développés, le taux supérieur atteint 90 % pendant l'entre-deux-guerres, puis se stabilisa autour de 70 % pendant les Trente Glorieuses - ce qui n'a pas empêché des taux de croissance économique de l'ordre de 4 % à 5 % par an tout au long de cette période. » |
II. LA PAUVRETÉ EN EUROPE ET AU SEIN DE L'OCDE
A. EN EUROPE
En 2012, d'après Eurostat 39 ( * ) , 124,5 millions de personnes, représentant 24,8 % de la population, étaient menacées de pauvreté ou d'exclusion sociale dans l'Union européenne, contre 24,3 % en 2011 et 23,7 % en 2008. Ces personnes étaient ainsi confrontées à au moins l'une des trois formes d'exclusion suivante :
• à risque de pauvreté ;
• en situation de privation matérielle sévère ;
• ou vivant dans des ménages à très faible intensité de travail.
1. Les personnes à risque de pauvreté
Les personnes à risque de pauvreté sont celles qui vivent dans un ménage disposant d'un revenu disponible équivalent-adulte inférieur au seuil de pauvreté, fixé à 60 % du revenu disponible équivalent-adulte médian national après transferts sociaux. Le revenu équivalent-adulte est calculé en divisant le revenu total du ménage par sa taille, déterminée par l'application des pondérations suivantes : 1 au premier adulte, 0,5 aux autres membres du ménage âgés de quatorze ans ou plus et 0,3 à chaque membre du ménage âgé de moins de quatorze ans.
En 2012, 17 % de la population était à risque de pauvreté. Les taux de risque de pauvreté les plus élevés se situaient en Grèce et en Roumanie - 23 % chacun -, en Espagne - 22 % -, en Bulgarie et en Croatie - 21 % chacun -, et les plus bas en République tchèque et aux Pays-Bas - 10 % chacun - ainsi qu'au Danemark, en Slovaquie et en Finlande - 13 % chacun.
Il convient de noter que le taux de risque de pauvreté est une mesure relative de la pauvreté et que le seuil de pauvreté varie considérablement d'un État membre à un autre. Le seuil évolue également dans le temps et, en raison de la crise économique, a diminué au cours des dernières années dans un certain nombre de pays.
2. Les personnes en situation de privation matérielle sévère
Les personnes en situation de privation matérielle sévère ont des conditions de vie limitées par un manque de ressources et sont confrontées à la privation d'au moins quatre des neuf éléments suivants : être en mesure de payer un loyer, un prêt immobilier ou des factures courantes à temps ; être en capacité de chauffer correctement le domicile ; faire face à des dépenses imprévues ; consommer de la viande, du poisson ou un équivalent de protéines tous les deux jours ; s'offrir une semaine de vacances en dehors du domicile ; posséder une voiture personnelle ; un lave-linge ; un téléviseur couleur ; ou un téléphone, y compris un téléphone portable.
En 2012, 10 % de la population étaient dans cette situation. La proportion de personnes en situation de privation matérielle sévère différait fortement selon les États membres, variant de moins de 5 % au Luxembourg et en Suède, aux Pays-Bas, au Danemark et en Finlande ainsi qu'en Autriche, à 44 % en Bulgarie, 30 % en Roumanie et 26 % en Lettonie et en Hongrie.
3. Les personnes vivant dans des ménages à très faible intensité de travail
Les personnes vivant dans des ménages à très faible intensité de travail sont les personnes âgées de 0 à 59 ans vivant dans des ménages dans lesquels les adultes, âgés entre 18 et 59 ans, ont utilisé en moyenne moins de 20 % de leur potentiel total de travail au cours de l'année passée. Les étudiants sont exclus.
Les plus fortes proportions de personnes vivant dans des ménages à très faible intensité de travail se situaient en Croatie - 16 % -, en Espagne, en Grèce et en Belgique - 14 % chacun -, et les plus faibles au Luxembourg et à Chypre - 6 % chacun.
Le nombre total de personnes à risque de pauvreté ou d'exclusion sociale est inférieur à la somme des personnes comptabilisées dans chacune des trois formes de pauvreté ou d'exclusion sociale, car certaines personnes sont affectées simultanément par plus d'une de ces formes.
4. Des tendances similaires à la France
La pauvreté en Europe touche plus particulièrement les femmes, les enfants, les jeunes et les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans. On recense ainsi plus de 45 millions d'enfants pauvres.
Jérôme Vignon 40 ( * ) , président de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES), précise que la France occupe, depuis les années soixante-dix, une place intermédiaire, loin d'un premier groupe de pays qui rassemble l'Autriche, la République tchèque, les Pays-Bas et les pays scandinaves. S'agissant de ces derniers, Jean-Michel Charbonnel, enseignant en sciences sociales, et Nicolas Duvoux, sociologue, insistent sur les adaptations extrêmement vigoureuses qui ont été consenties en vue de préserver le système de retraite, celles-ci s'appuyant sur une retraite beaucoup plus individualisée et calculée par points.
En Allemagne, ce sont les réformes du marché du travail, dites « réformes Hartz », qui ont marqué, entre 2003 et 2005, le mandat du chancelier Gerhard Schröder. Si elles ont produit d'indéniables améliorations, l'analyse ci-dessous en donne une lecture plus ambiguë.
Les failles du modèle allemand Nathalie Versieux Berlin, journaliste au quotidien suisse Le Temps a publié le 10 septembre 2013 un article dans lequel elle pointe les failles du modèle allemand. En voici des extraits : « [Il est une] nouvelle pauvreté qui se développe à grands pas en République fédérale depuis l'entrée en vigueur des réformes d'inspiration libérale du gouvernement Schröder. À la pauvreté des chômeurs et des retraités s'ajoute une nouvelle classe de salariés pauvres, dont les revenus sont si faibles - en l'absence de salaire minimum dans le pays - qu'ils ne leur permettent pas de vivre décemment. Selon l'Agence pour l'emploi, 1,6 million de salariés touchent en Allemagne un complément de revenus de l'État, pour ne pas passer sous le seuil de pauvreté. « "Au cours des dernières années, l'Allemagne est devenue une société très inégalitaire", explique Gustav Horn, le président de l'institut IMK. D'après les calculs de cet organisme proche des syndicats, les ressources à la disposition des plus riches ont progressé de 12,4 % depuis 1991. Au cours de la même période, les moyens à la disposition des plus pauvres baissaient de 11,2 %. "Avant, on pouvait dire que l'Allemagne était une société plutôt égalitaire. Ce n'est plus le cas", estime l'économiste. « Gustav Horn n'est pas seul avec sa théorie des vases communicants : voilà deux ans, l'OCDE constatait pour l'Allemagne un accroissement des inégalités supérieur à la moyenne des pays développés. "C'est entre 2000 et 2005 que l'écart s'est le plus creusé", souligne Gustav Horn. Ce sont précisément les années où les réformes sociales sont entrées en vigueur. La plus connue de ces mesures, Hartz IV, s'est traduite par une diminution considérable du montant des allocations de fin de droit pour les chômeurs de longue durée. Un adulte vivant du minimum social dispose de 382 euros par mois pour vivre (345 euros pour le conjoint ; 255 à 289 euros pour les enfants selon leur âge). Le loyer et le chauffage sont également pris en charge par la collectivité. "Angela Merkel n'a rien changé à l'Agenda 2010 adopté par [Gerhard] Schröder", souligne Gustav Horn. "Pourtant, on sait aujourd'hui que l'accroissement des disparités sociales représente l'un des principaux risques d'instabilité d'une économie donnée. Lorsqu'un fort volume de capital est à la recherche du placement idéal, c'est le possible détonateur d'un dérapage des marchés financiers!". » |
B. AU SEIN DE L'OCDE
Il est à noter que l'OCDE 41 ( * ) définit la pauvreté de revenu par référence à un seuil fixé à 50 % du revenu médian de chaque pays.
1. Un niveau record d'inégalités
Dans un rapport sur les inégalités de revenus intitulé Toujours plus d'inégalité et publié en 2011, l'OCDE fait le constat que, dans ses pays membres, le fossé entre les riches et les pauvres n'a cessé de se creuser au cours des trois décennies précédant 2008, jusqu'à atteindre un niveau record.
Les pays nordiques et ceux d'Europe centrale affichent la plus faible inégalité de revenu disponible, tandis que les inégalités sont élevées au Chili, au Mexique, en Turquie, aux États-Unis et en Israël.
D'autres indicateurs de l'inégalité de revenu aboutissent à des classements analogues. L'écart entre les revenus moyens des 10 % les plus riches et des 10 % les plus pauvres de la population était proche de 10/1 en 2010, variant d'environ 5/1 au Danemark à près de six fois plus (29/1) au Mexique.
2. Les publics fragilisés
L'OCDE souligne que les tendances de la pauvreté varient d'un groupe de population à un autre.
Depuis 2007, la pauvreté des jeunes a ainsi considérablement augmenté dans dix-neuf pays. Entre 2007 et 2010, la pauvreté de revenu relative est passée de 12,8 % à 13,4 % chez les enfants et de 12,2 % à 13,8 % chez les jeunes.
Dans le même temps, la pauvreté a reculé chez les personnes âgées, passant de 15,1 % à 12,5 %. Un tel schéma confirme, selon l'OCDE, les tendances décrites dans ses précédentes études, à savoir que les jeunes adultes et les enfants remplacent les personnes âgées en tant que groupe courant un plus grand risque de pauvreté de revenus au sein de l'OCDE.
3. Les risques à venir
En 2013, l'OCDE publie de nouveaux résultats issus de sa base de données sur la distribution des revenus. Ceux-ci révèlent que la crise économique mondiale a amoindri les revenus du travail dans la plupart des pays. En excluant l'effet modérateur que l'État-providence, par le biais de la fiscalité et des transferts sociaux, a pu exercer sur ce phénomène, on constate que pendant la période de trois ans qui s'est achevée à la fin de 2010, les inégalités se sont creusées davantage qu'au cours des douze années précédentes.
L'OCDE en conclut : « Grâce aux systèmes d'impôts et de transferts, renforcés par des politiques de relance budgétaire, il a été possible d'absorber la majeure partie de cet impact et d'en atténuer une partie des chocs. Mais alors que la crise économique, notamment la crise de l'emploi, persiste, et que l'assainissement budgétaire s'affirme, le risque augmente que les personnes les plus vulnérables de la société soient frappés plus durement à mesure que le coût de la crise augmentera. »
Les données fournies par l'OCDE ne concernant que le début de la crise, elles décrivent, de fait, l'évolution des inégalités de revenus ainsi que de la pauvreté relative jusqu'en 2010 seulement. La reprise économique a été très faible dans un certain nombre de pays de l'OCDE, et quelques-uns sont retombés dans la récession. En même temps, beaucoup d'individus ont épuisé leurs droits à des allocations de chômage, et les gouvernements ont réorienté leur politique budgétaire au profit de l'assainissement. L'Organisation met en garde : « Si la lenteur de la croissance persiste et si les mesures d'assainissement budgétaire sont mises en oeuvre, la capacité des systèmes d'impôts et de transferts à alléger les niveaux élevés (et potentiellement croissants) de l'inégalité et de la pauvreté des revenus du travail et du capital pourrait être remise en question. »
III. LE SENS DE LA MESURE
En 2008, la mission commune d'information sénatoriale sur la lutte contre la pauvreté et l'exclusion a consacré son titre premier à la mesure de la pauvreté et de l'exclusion sociale, en posant la question : « Quels indicateurs ? » . Les développements qui y figurent sont toujours aussi éclairants et on pourra utilement s'y reporter 42 ( * ) .
En France, outre l'Insee, nombreux sont les organismes qui fournissent des analyses précises sur la pauvreté et font de pertinentes observations sur les évolutions souhaitées en matière d'indicateurs. L'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale 43 ( * ) ainsi que l'Observatoire des inégalités, une association qui se propose de « fournir une vision plus claire sur les inégalités » 44 ( * ) , sont particulièrement en pointe dans ce domaine.
A. UN CONCEPT DIFFICILEMENT DÉFINISSABLE ET MESURABLE
Comme le rappelle Didier Gelot 45 ( * ) , secrétaire général de l'ONPES, « la mesure de la pauvreté est tributaire des conventions retenues pour mesurer ce phénomène. Or, compte tenu de ses multiples dimensions, il n'existe pas de définition unique et consensuelle de la pauvreté que ce soit parmi les économistes, les sociologues ou les responsables administratifs et politiques. » 46 ( * )
Déjà, en 1997 47 ( * ) , dans la revue Économie et statistique , Nicolas Herpin et Daniel Verger dressaient le constat suivant : « Alors que tout un chacun est persuadé de pouvoir reconnaître un pauvre dans la rue quand il le croise, le statisticien semble incapable de dénombrer [la pauvreté] ! La pauvreté est, en fait, un phénomène d'une grande complexité. Un premier indice de celle-ci apparaît dans la multiplicité des termes employés dans le discours social et politique, et dont le nombre n'est pas dû uniquement à un désir de trouver des euphémismes : pauvreté, misère, quart-monde, situations défavorisées, précarité, grande pauvreté, nouvelle pauvreté, galère, groupes marginaux, bas revenus, exclusion sont parmi les termes qui sont le plus souvent utilisés et dont l'emploi est sujet à des phénomènes de mode. D'acceptations différentes bien que proches, ces expressions ne parviennent pas toujours à fixer leurs limites respectives. » Ces auteurs prennent clairement parti : la pauvreté a de multiples facettes et ne saurait être résumée à un seul chiffre .
B. UN DÉBAT ENCORE VIF
Julien Damon 48 ( * ) résume ainsi le débat : « Des écoles s'opposent encore, entre une mesure absolue et une mesure relative de la pauvreté, mais également entre une approche monétaire et une approche capacitaire, entre des appréciations relevant d'abord des biens premiers (à la John Rawls) ou des capacités (à la Amartya Sen) [...] Pour Rawls, une société juste est d'abord une société qui assure l'égale liberté des uns et des autres. C'est ensuite une société juste si elle répartit les "biens premiers" (droit de vote, liberté de penser, avantages socioéconomiques, etc.) de manière équitable entre ses membres. »
Pour Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998, la pauvreté ne correspond pas simplement à un manque d'argent, mais elle empêche en outre d'avoir la « capabilité » de réaliser entièrement son potentiel d'être humain. Le concept de capabilité est la pierre angulaire de la pensée d'Amartya Sen, qu'il définit comme « un ensemble de vecteurs de fonctionnements, qui reflètent la liberté dont dispose actuellement la personne pour mener un type de vie ou un autre » 49 ( * ) . La capabilité désigne l'ensemble des capacités qui peuvent librement s'actualiser, à volonté. Une telle approche cherche à saisir le degré de bien-être permis par le monde dans lequel la personne évolue à un instant donné : il s'agit d'un indicateur d'état.
C. LA PAUVRETÉ MONÉTAIRE
1. La pauvreté monétaire
a) La pauvreté monétaire relative
En France, en Europe et dans la plupart des pays développés, le nombre de personnes en situation de pauvreté est évalué sur la base des revenus des ménages et d'un seuil de pauvreté monétaire défini en termes relatifs, comme proportion - 60 % le plus couramment - du revenu médian de l'ensemble des ménages.
À défaut d'indicateur parfait, la pauvreté monétaire reste un indicateur de référence. C'est celui qui a servi de base à la plupart des données présentées ici.
Selon Julien Damon 50 ( * ) , le seuil de 60 % du revenu médian, retenu parce qu'il est proche du Smic, « ne correspond pas forcément à la perception qu'ont les Français de la pauvreté. » Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités, renchérit : « On incorpore dans la pauvreté des situations sociales très diversifiées, qui vont de l'extrême dénuement aux milieux sociaux très modestes. Or, à force d'élargir le concept de pauvreté, celui-ci change de sens. Par ailleurs, comment peut-on justifier que le montant du revenu de solidarité active soit quasiment deux fois inférieur à ce seuil de pauvreté ? » 51 ( * ) . Pour Noam Leandri 52 ( * ) , la fixation d'un seuil à 60 % du revenu médian est « inappropriée » . Jusqu'à récemment, rappelle-t-il, la France utilisait le seuil de 50 % du revenu médian. Il souligne le risque qu'il y a, « à utiliser un indicateur large, de noyer et de décrédibiliser le message » . En effet, poursuit-il, avec une telle méthode de calcul, « on traite les personnes à la frange, à la lisière du seuil. Or il faut s'intéresser à la grande pauvreté, à la misère, donc aux personnes au-dessous du seuil de 50 % ou même de 40 % du revenu médian » .
Dans un ouvrage paru en 2007, l'économiste Alessio Fusco met en évidence un paradoxe intéressant : « D'un côté, les études approfondies autour du paradigme monétaire ont permis de faire des avancées conséquentes, et désormais bien établies, au niveau de sa mesure. Cependant, parallèlement aux progrès méthodologiques réalisés, des limites théoriques concernant les concepts sous-jacents à l'approche monétaire ont été avancées, entraînant le développement de théories alternatives. Ainsi, alors que la méthode d'analyse monétaire est aujourd'hui relativement bien en place, sa pertinence théorique dans le traitement des questions liées à la pauvreté et aux inégalités est montrée du doigt. Le paradoxe est que, d'un autre côté, bien que la multidimensionnalité de la pauvreté soit aujourd'hui largement reconnue d'un point de vue théorique, tout en souffrant de l'absence d'une méthode adéquate et reconnue de mesure, la plupart des travaux continuent de la mesurer de manière unidimensionnelle à partir du revenu ou des dépenses de consommation. » 53 ( * )
b) La pauvreté monétaire absolue
La pauvreté absolue désigne une situation dans laquelle les personnes ne disposent pas des biens et services de première nécessité - nourriture, eau potable, logement, habillement, accès aux soins - qui assureraient leur survie. Cet indicateur est utilisé par les pays en développement ainsi que par les États-Unis.
Le taux de pauvreté ancré dans le temps En 2007, Nicolas Sarkozy, nouvellement élu Président de la République, avait pris l'engagement de faire baisser la pauvreté d'un tiers d'ici à la fin de son quinquennat. Fut alors mis en place un indicateur spécifique - le taux de pauvreté « ancré dans le temps » - qui privilégiait une mesure semi-absolue de la pauvreté, en se référant à un seuil de pauvreté fixé à 60 % du revenu médian en 2006, puis revalorisé chaque année pour tenir compte de l'inflation. Selon ses promoteurs, il était censé permettre de « mesurer les évolutions de la population vivant sous le seuil de pauvreté, indépendamment des variations année après année du revenu médian de la population » 54 ( * ) . Alors que l'Insee présentait un taux de pauvreté monétaire relative passé de 13,1 % en 2006 à 13,5 % en 2009, le gouvernement annonçait un taux de pauvreté ancré dans le temps passé de 13,1 % en 2006 à 11,8 % en 2009. La hausse s'était transformée en baisse... Fortement contesté par les associations, cet indicateur fut par la suite abandonné. |
2. La pauvreté au prisme des titulaires des minima sociaux
En 2011, un peu plus de 3,7 millions de personnes étaient allocataires de l'un des neuf minima sociaux 55 ( * ) . L'Observatoire des inégalités indique que, en comptabilisant les ayants droit, on recense plus de six millions d'individus qui vivent de telles allocations. Mais il souligne l'incidence de la législation sur le nombre de pauvres ainsi calculé, puisque un durcissement ou un allègement des règles peut le faire évoluer tant à la hausse qu'à la baisse.
D. LA PAUVRETÉ NON MONÉTAIRE
1. La pauvreté en conditions de vie
La pauvreté ne se résume pas seulement à l'aune des revenus. Elle recouvre aussi les difficultés matérielles que rencontrent les ménages dans l'accès au logement, à la santé, à l'éducation, ainsi que l'ensemble des privations auxquelles un ménage déclare être confronté. Le droit au logement consacré en 1990 56 ( * ) , puis l'instauration en 2007 57 ( * ) d'un droit au logement opposable (Dalo), la couverture maladie universelle (CMU) ont ainsi pour objectif de garantir les droits des plus pauvres en contribuant à leur inclusion sociale.
À côté de cette approche fondée uniquement sur des critères monétaires, une autre mesure, la « pauvreté en conditions de vie », est apparue au milieu des années quatre-vingt-dix. L'Insee la définit comme un manque global d'éléments de bien-être matériel, mesuré à l'échelle du ménage. Un ménage (ainsi que les individus qui le composent) est dit pauvre lorsqu'il cumule au moins huit privations ou difficultés parmi vingt-sept relatives à l'insuffisance des ressources, aux retards de paiement, aux restrictions de consommation et aux difficultés liées au logement.
Les données concernant les vingt-sept privations ou difficultés retenues pour mesurer le taux de pauvreté en conditions de vie proviennent du panel sur les ressources et conditions de vie (SRCV), partie française du système de statistiques communautaires (SILC). Chaque année, environ dix mille ménages sont interrogés sur leur revenu, leur situation financière et leurs conditions de vie.
Les privations ou difficultés de référence se situent synthétiquement de la façon suivante dans chacun des quatre domaines retenus :
• l'insuffisance de ressources : remboursements d'emprunt élevés par rapport aux revenus, découvert bancaire, revenus insuffisants pour équilibrer le budget du ménage, « puiser dans ses économies pour équilibrer le budget », « ne disposer d'aucune épargne », « considérer sa situation financière comme difficile » ;
• les retards de paiement : « avoir été dans l'impossibilité de payer des factures d'électricité ou de gaz, des loyers, ses impôts » ;
• les restrictions de consommation : impossibilité de maintenir le logement à la bonne température, de se payer une semaine de vacances, de remplacer des meubles, d'acheter des vêtements chauds, d'acheter de la viande, de recevoir parents ou amis, d'offrir des cadeaux au moins une fois par an, de posséder deux paires de chaussures, « ne pas faire de repas par manque d'argent » ;
• les difficultés de logement : surpeuplement, pas de salle de bains, pas de toilettes, pas d'eau chaude, pas de système de chauffage, logement trop petit, difficulté à chauffer, humidité, bruit.
L'ONPES 58 ( * ) a ainsi démontré qu'entre 2004 et 2008 « 36 % de la population ont été touchés par la pauvreté monétaire ou en conditions de vie au moins une année, souvent de façon transitoire », et que « le noyau dur de ceux qui connaissent ces deux formes d'exclusion - 4,9 % - reste important et nous alerte sur l'importance des cumuls de difficultés » .
2. La pauvreté subjective ou ressentie
La mesure de la pauvreté ressentie permet de constater que les Français se sentent plus pauvres qu'ils ne le sont réellement. Interrogés en 2012 sur leur « situation sociale personnelle » par l'institut de sondage CSA 59 ( * ) , ils étaient près d'un sur deux à se considérer comme pauvre ou sur le point de le devenir.
IV. RENDRE L'APPAREIL STATISTIQUE PLUS RÉACTIF
A. POUR MESURER LA PAUVRETÉ
1. Des retards injustifiables
Au-delà de la question de la définition et de la mesure de la pauvreté, de la panoplie des différents indicateurs proposés ou utilisés, c'est le retard avec lequel les statistiques sont publiées qui interpelle véritablement .
Parce qu'elle se fonde sur les déclarations de revenus, récoltées l'année n+1 , l'Insee fournit les statistiques officielles avec deux ans de retard, puisqu'il lui faut encore une année supplémentaire pour compiler les données. C'est la raison pour laquelle les chiffres présentés dans ce rapport remontent à 2011. Voilà qui n'est pas justifiable lorsqu'il s'agit de prendre conscience de la juste réalité, surtout dans un contexte de crise financière aux conséquences dramatiques.
La France pâtit non seulement du manque de statistiques récentes, fiables, simples et compréhensibles, mais aussi de suivis au long cours, notamment en ce qui concerne la pauvreté des enfants. L'accélération de la production de données est un impératif. On mesure bien l'évolution de l'inflation tous les mois. Pourquoi n'en serait-il pas de même avec la pauvreté ?
2. Les promesses de la microsimulation
À l'occasion d'un déplacement à Bruxelles au siège de la direction générale Emploi, affaires sociales et inclusion, Georg Fischer, directeur « Analyse, évaluation, relations extérieures », Isabelle Maquet-Engsted 60 ( * ) , chef d'unité adjoint et Olivier Bontout, administrateur, ont présenté les avantages de la microsimulation, qui permet de faire des estimations avancées sur les tendances de l'emploi et de modéliser l'impact des réformes politiques.
La Commission européenne est en train de développer le projet Euromod, « une sorte d'indicateur avancé de la pauvreté » , selon Isabelle Maquet-Engsted, dont l'objectif est de pouvoir donner une estimation de la pauvreté de l'année courante. Pour l'instant, seuls treize pays sont parties prenantes du projet. Les autres États membres, dont la France, restent encore à convaincre. Pourtant, les premières études pilotes réalisées démontrent la pertinence d'un tel outil.
L'ambition ultime est que cette microsimulation de la pauvreté soit publiée en même temps que les chiffres du Pib et du chômage.
B. POUR MESURER LA RICHESSE
La réflexion sur la mesure et les indicateurs de la pauvreté, parce qu'elle est indissociable d'une réflexion sur les inégalités, doit s'accompagner d'une meilleure approche de la richesse.
1. Les limites du produit intérieur brut
À la question « croissance économique et baisse de la pauvreté vont-elles de pair ? », il faut répondre « non ». En effet, la croissance économique, pas plus que la baisse du chômage d'ailleurs, n'a d'impact automatique sur la réduction de la pauvreté dans les pays riches .
C'est ce que démontre Marion Englert, chercheuse à l'Université libre de Bruxelles (ULB) et auteure en 2012 d'une étude Impact de la croissance sur la pauvreté et l'inégalité .
D'après elle, la « croyance » selon laquelle la croissance s'accompagnerait d'une réduction systématique de la pauvreté est fondée sur un postulat, très présent dans les discours politiques et économiques : « La maximisation de la taille du "gâteau" (le Pib) implique un accroissement de chacune de ses parts (le revenu des différentes couches de la population), ce qui induirait une réduction de la pauvreté. Bien que cet argument paraisse à première vue relever du bon sens, il se trouve invalidé pour deux raisons, à savoir, d'une part, la pertinence supérieure de la notion de pauvreté relative par rapport à celle de pauvreté absolue, d'autre part, l'absence de lien systématique entre le niveau du Pib et la capacité de redistribution des revenus des économies. »
Discours de Robert Kennedy sur le Pib, prononcé
le 18 mars 1968,
« Notre Pib prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l'air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. « Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. « Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes. « Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants. « En revanche, le Pib ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. « Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. « Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l'intégrité de nos représentants. « Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. « Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. « En un mot, le Pib mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue ». |
2. Un indicateur à faire évoluer
Le Pib constitue l'instrument de mesure de l'activité économique le plus largement utilisé, mais il s'agit d'un indicateur global, qui ne prend pas en compte la répartition des nouvelles richesses créées, et donc les inégalités.
Bertrand de Kermel 61 ( * ) , président du comité Pauvreté et politique critique la pertinence du Pib et cite le rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, remis en 2009, sur la mesure de la performance économique et du progrès social, laquelle a souligné : « Le Pib mesure essentiellement la production marchande, même s'il est souvent traité comme s'il s'agissait d'une mesure du bien-être économique. La confusion entre ces deux notions risque d'aboutir à des indications trompeuses quant au niveau d'aisance de la population et d'entraîner des décisions politiques inadaptées. »
Partant de ce constat, la commission a proposé d'élargir le champ des indicateurs traditionnels en matière de mesure du progrès économique et d'inclure des mesures de la qualité de vie, des inégalités et du bien-être, ainsi que de mieux prendre en compte le développement durable et l'environnement.
V. L'IMPORTANCE DU PORTAGE POLITIQUE
Cela a déjà été souligné et le sera encore à maintes reprises dans ce rapport, l'intérêt d'une démarche prospective est d'ouvrir la voie à des futurs souhaitables. Mais ce qui est vrai dans tous les domaines l'est encore davantage pour ce qui est de la lutte contre la pauvreté : sans portage politique point de salut.
A. LE PLAN PLURIANNUEL DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ ET POUR L'INCLUSION SOCIALE
Le Gouvernement a réuni, les 10 et 11 décembre 2012, une conférence nationale contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale. Sept groupes de travail préparatoires ont été constitués et ont remis leur rapport avant la conférence. Ces travaux ont servi de base à l'élaboration d'un plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale, présenté par le Premier ministre et adopté lors du comité interministériel de lutte contre les exclusions (Cile), le 21 janvier 2013. C'était la première fois, faut-il le noter, que le Cile se réunissait depuis 2006.
La méthode privilégiée à cette occasion est prometteuse, car fondée sur la concertation entre représentants d'associations et de structures publiques, élus locaux, experts et personnes en situation de pauvreté. Cette méthode avait d'ailleurs déjà été expérimentée à l'occasion de la grande conférence sociale, qui s'était tenue les 9 et 10 juillet 2012 au Palais d'Iéna.
Selon Michel Dinet, président du conseil général de Meurthe-et-Moselle, la consultation a permis de dessiner une « approche transversale de la lutte contre la pauvreté » .
1. Les principales mesures adoptées
Le communiqué de presse du Premier ministre du 21 janvier 2013 fixait la feuille de route suivante :
• Engagement d'un rattrapage du niveau du RSA socle, de 10 %, hors inflation, d'ici à 2017, avec une première revalorisation de 2 % en septembre 2013 ;
• Hausse simultanée, en septembre 2013, du plafond de la CMU complémentaire, de façon à faire entrer 750 000 personnes de plus dans ce dispositif et celui qui l'accompagne, l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé (ACS) ;
• Instauration d'une « garantie jeunes » pour les 18-25 ans qui ne sont ni en emploi, ni en formation, en situation d'isolement et de grande précarité. Ce contrat, qui ouvre droit à un accompagnement intensif, à des propositions adaptées de formation ou d'emploi, et à une allocation d'un montant équivalent au RSA, sera lancé en septembre 2013 sur dix territoires, avant généralisation ;
• Aide aux familles monoparentales ou nombreuses en situation de pauvreté, au travers d'une augmentation du montant de l'allocation de soutien familial (ASF) et une majoration du complément familial (CF) ;
• Investissement substantiel dans l'hébergement et l'accès au logement, avec des mesures d'urgence (neuf mille places de plus - hébergement classique et accueil des demandeurs d'asile -, pour en finir avec la gestion « au thermomètre » de l'hébergement d'urgence) et des mesures structurelles d'accès au logement, qui bénéficieront d'un effort budgétaire équivalent ;
• Allongement de la durée des contrats aidés, qui devra tendre vers une durée moyenne de douze mois, pour donner plus de souplesse et, quand cela est nécessaire, plus de temps aux parcours d'insertion des personnes éloignées de l'emploi durable ;
• Lancement d'une réforme du RSA activité, qui souffre d'un taux de non-recours record (68 %), en articulation avec la prime pour l'emploi ;
• Renforcement de l'accès aux crèches pour les enfants de familles en situation de pauvreté : ces enfants devront représenter au minimum 10 % du public accueilli dans les structures d'accueil collectives ;
• Création d'un registre national des crédits aux particuliers (dit « fichier positif ») pour participer à la lutte contre le surendettement, et d'un observatoire de l'inclusion bancaire, qui appréciera publiquement les pratiques des banques envers leurs clients en difficulté financière.
2. Une première évaluation
Une mission d'évaluation du suivi de la mise en oeuvre de ce plan a été confiée à François Chérèque, inspecteur général des affaires sociales et président de l'Agence du service civique, avec le soutien de Simon Vanackere, inspecteur des affaires sociales.
Leur rapport, remis en janvier 2014, formule trois types de recommandations : des recommandations en matière de pilotage de plan ; des recommandations « mesure par mesure » ; des recommandations plus prospectives, concernant en particulier la simplification des procédures et la généralisation du principe de participation des personnes en situation de pauvreté ou de précarité.
Les principales recommandations du rapport
d'évaluation
• Programmer, à mi-parcours du plan, un temps d'échange et de débat autour des deux premières années de mise en oeuvre, afin de procéder aux ajustements nécessaires (décembre 2014 / janvier 2015). • En vue de l'évaluation du plan en 2014, élargir le travail à d'autres inspections pour permettre un travail plus précis sur certaines thématiques du plan. • Envisager de fixer, dès 2014, des cibles chiffrées de réduction du non-recours, lorsque cela est possible. • Prendre position sur la réforme du RSA activité, définir un calendrier d'action précis ainsi que les moyens nécessaires à une réforme efficace. • Apporter une attention particulière au déploiement de la convention d'objectifs et de gestion (Cog) de la Cnaf et notamment à la montée en charge des « rendez-vous des droits ». • Poursuivre la mise en oeuvre de la « garantie jeunes » et associer le plus en amont possible les dix territoires de la deuxième étape de la phase pilote. • Amplifier les efforts engagés en vue d'une sortie de la gestion « au thermomètre » de l'hébergement d'urgence. • Desserrer la contrainte de l'urgence sur la politique d'hébergement en apportant des réponses structurelles à la question de la demande d'asile. • Faire des diagnostics à 360° un élément clé de la mise en oeuvre du plan en 2014 pour la thématique « hébergement-logement ». • Permettre une plus grande souplesse dans l'utilisation des fonds dédiés pour éviter une trop grande rigidité de la gestion des projets. • Faire émerger progressivement un cadre d'action pluriannuel permettant la contractualisation avec les associations partenaires et la fixation d'objectifs de long terme. • Faire des États généraux du travail social l'un des temps forts de l'année 2014. • Aux niveaux national et territorial, continuer à mobiliser les services de l'État en interministériel pour la mise en oeuvre du plan. • Distinguer un pilotage stratégique (à l'échelon régional) d'un pilotage opérationnel (à l'échelon départemental). • En ce qui concerne l'État, mobiliser le préfet de région, les préfets de département, et garantir la cohérence de l'action d'ensemble des services de l'État au travers du comité d'administration régionale. • Assurer le co-portage du plan entre l'État et les conseils généraux, tant au niveau régional que dans les départements. • Veiller à l'association de l'ensemble des parties prenantes, notamment des associations et des bénéficiaires. • Pour les personnes bénéficiaires de l'Aspa, automatiser l'accès à l'ACS. • Examiner les possibilités d'automatisation pour d'autres prestations. • Faire évoluer le Répertoire national commun de la protection sociale en vue de la détection de cas de non-recours. • Faire de la fluidité des parcours et de la coordination des acteurs un chantier prioritaire au sein du « club des expérimentateurs ». • Procéder en régime de croisière à l'évaluation du recours aux principales prestations (RSA, CMU-C, etc.) • Pour les prestations souffrant d'un non-recours important, engager des recherches-actions permettant d'identifier les causes de ce non-recours. • Améliorer le processus de prise de décision publique en organisant la territorialisation de certaines statistiques. Mobiliser à cet effet les plateformes régionales d'observation sanitaire et sociale. • Engager une réflexion, en 2014, sur les implications pratiques, y compris les moyens financiers, d'une généralisation du principe de participation. • Engager une réflexion générale pour une meilleure prise en compte des « zones rurales isolées » dans les politiques de solidarité. |
Tout en se félicitant de la « grosse mobilisation » des acteurs, « les trente rencontres territoriales organisées par la mission ayant réuni plus de six mille personnes », François Chérèque 62 ( * ) souligne qu'une telle évaluation n'en est qu'à ses débuts et qu'il existe « d'importantes marges de manoeuvre » .
B. LA STRATÉGIE EUROPE 2020
1. Une première étape au travers de la stratégie de Lisbonne
Lors du lancement de la stratégie de Lisbonne en mars 2000, le Conseil européen a invité les États membres et la Commission à prendre des mesures pour donner « un élan décisif à l'élimination de la pauvreté » d'ici à 2010 et a posé les bases d'une convergence entre États membres en matière de lutte contre l'exclusion ou, pour reprendre l'expression communautaire, d'« inclusion sociale ».
En 2001, lors du Conseil européen de Laeken, les chefs d'État et de gouvernement ont approuvé un premier ensemble de dix-huit indicateurs statistiques communs ainsi qu'une « méthode ouverte de coordination » 63 ( * ) , pour diffuser les bonnes pratiques des États et instaurer une évaluation des plans d'actions nationaux en matière de pauvreté et d'exclusion sociale. Au côté d'indicateurs traditionnels de pauvreté monétaire, des indicateurs structurels ont été retenus dans le domaine de l'emploi, de la santé et de l'éducation. Enrichis depuis, la liste comprend à l'heure actuelle une vingtaine d'indicateurs dont l'un est relatif aux travailleurs pauvres.
2. Les objectifs affichés en 2010
« Europe 2020 » est le nom de la stratégie de croissance de l'Union européenne adoptée le 17 juin 2010. Il s'agit d'un cadre qui doit permettre à l'Union de tirer parti de l'ensemble de ses instruments et politiques, et aux États membres de coordonner davantage leur action. Elle énonce cinq objectifs ambitieux à atteindre d'ici à 2020 en matière d'emploi, d'innovation, d'éducation, d'inclusion sociale et d'énergie (ainsi que de lutte contre le changement climatique), parmi lesquels « favoriser l'inclusion sociale, en particulier en réduisant la pauvreté, en s'attachant à ce que vingt millions de personnes au moins cessent d'être confrontées au risque de pauvreté et d'exclusion » .
À cette occasion a été mise en place une « plateforme européenne contre la pauvreté et l'exclusion sociale » pour soutenir les initiatives prises afin d'atteindre l'objectif fixé. Elle promeut notamment une meilleure utilisation des fonds - 20 % du Fonds social européen devraient être alloués à la lutte contre la pauvreté - et la coordination renforcée des politiques des États membres.
Malgré tout, l'objectif de sortir vingt millions de personnes de la pauvreté paraît aujourd'hui s'être bien éloigné puisque, entre-temps, comme le rappelle Pierre Baussand 64 ( * ) , directeur de Social Platform 65 ( * ) , le nombre de pauvres en Europe, au lieu de se réduire, a augmenté, depuis 2010, de sept millions.
Si l'ambition affichée récemment de compléter le tableau de bord des indicateurs sociaux dans le cadre du semestre européen 66 ( * ) va dans le bon sens, force est de constater l'absence réelle de coordination, les politiques sociales restant de la responsabilité de chaque État membre. C'est ce qui fait dire à la directrice du Réseau européen anti-pauvreté, Barbara Helfferich 67 ( * ) , que « la pauvreté en Europe est trop souvent considérée comme un "dommage collatéral" » .
Il n'est pas inutile de rappeler à ce propos un dernier chiffre. Selon le tableau de bord des aides d'État de la Commission européenne portant sur l'année 2011, le volume des aides publiques en faveur du secteur financier dont ont effectivement bénéficié les banques entre le début de la crise, en octobre 2008, et le 31 décembre 2011, s'est élevé au total à quelque 1 600 milliards d'euros, soit 13 % du Pib de l'Union européenne, constitué à 67 % de garanties publiques sur le financement des banques.
On constatera que, lorsque la volonté et le portage politiques sont là, on sait trouver les moyens.
Envoyer un message fort en faisant aboutir le projet de
pénaliser
La vingt-septième Journée mondiale du refus de la misère, le jeudi 17 octobre dernier, a été l'occasion de mettre l'accent sur la lutte contre la discrimination fondée sur la précarité sociale. Il convient de soutenir l'initiative prise par ATD Quart Monde et également relayée par le Défenseur des droits visant à ajouter à l'article 225-1 du code pénal un vingtième critère de discrimination « pour précarité sociale », au même titre, notamment, que l'âge, sexe, l'origine, l'orientation sexuelle, ou l'appartenance, réelle ou supposée, à une ethnie, race ou religion. |
TROISIÈME PARTIE : INSTAURER LA CONFIANCE
L'intérêt d'une démarche prospective est de s'attacher à penser l'avenir en termes de pluralité de devenirs possibles, de futurs ouverts et non prédéterminés. En ce sens, elle traduit un refus de la fatalité.
Il ne saurait être question de se résigner à l'irréversibilité de la pauvreté. Quand bien même l'objectif d'éradiquer totalement le phénomène paraîtrait par trop ambitieux, la situation actuelle est suffisamment grave pour qu'on le garde à l'esprit.
Ce refus de la fatalité ne peut trouver sa traduction que par un choc de confiance et un renversement du principe de suspicion qui a trop tendance à prévaloir actuellement.
La stigmatisation est inacceptable : les personnes en situation de pauvreté sont d'abord et avant tout des victimes , et donc, de ce point de vue, des ayants droit, jamais des assistés.
C'est ce message qu'il convient de défendre pour combattre la défiance, laquelle résulte du fonctionnement d'un modèle social français qui forge et entretient des a priori, des idées reçues qu'il faut encore et toujours battre en brèche.
Dès lors que les pauvres ont des droits, il importe non seulement de les reconnaître mais également de les appliquer. Deux leviers essentiels pourraient alors utilement être mobilisés : l'universalité des aides et l'individualisation de l'accompagnement.
I. UN MODÈLE SOCIAL À REPENSER
Élaboré au cours des Trente glorieuses, le modèle social français repose, comme l'explique le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) 68 ( * ) , sur trois types de transferts : « Des assurances sociales collectives financées par des cotisations assises sur le travail et gérées paritairement par les représentants des salariés et des employeurs ; des prestations d'assistance généralement sous conditions de ressources, financées par l'impôt et par des taxes, et gérées par l'État et les collectivités territoriales ; des services publics gratuits et universels (éducation et santé) financés et organisés par l'État. »
A. UN MODÈLE AUX RÉSULTATS INDÉNIABLES
1. Un rôle de stabilisateur encore performant
En 2013, toujours selon le CGSP, la France reste le pays de l'OCDE dont la part des dépenses de protection sociale dans le Pib est la plus élevée : 33 % contre 26,2 % en Allemagne, 28,6 % en Suède et 23,8 % au Royaume-Uni.
La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) du ministère des affaires sociales et de la santé fait la démonstration de la performance du modèle social français pour ce qui est de la réduction des inégalités de niveau de vie 69 ( * ) : « En 2010, les transferts fiscaux et sociaux ont pour effet direct de diminuer le taux de pauvreté monétaire de 8 points. Les prestations familiales et les allocations logement contribuent à cette baisse à hauteur de 2 points chacune tandis que les minima sociaux diminuent le taux de pauvreté de 1,5 point. L'impact des minima sociaux est particulièrement marqué sur l'intensité de la pauvreté 70 ( * ) , qu'ils réduisent de 6 points, alors que les prestations familiales et allocations logement la diminuent de respectivement 5 et 4 points. »
2. Un élément structurant pour l'opinion publique
Point important : les Français témoignent encore d'un attachement très prononcé envers leur modèle social. Selon un récent sondage cité par le CGSP 71 ( * ) , 90 % d'entre eux considèrent qu'il existe un modèle social spécifique à notre pays. Ils y voient un élément positif de protection sociale - à 90 % -, un élément structurant de l'identité nationale - à 86 % -, et s'y déclarent attachés à 82 %.
B. MAIS UN MODÈLE PROMPT À STIGMATISER
Qu'est-ce qui fait alors que la défiance et la stigmatisation semblent être devenues la norme aujourd'hui ? Si la crise a un indéniable effet sur la dégradation du climat social, elle n'explique pas tout.
1. Un modèle figé dans des représentations dépassées
a) Sur la famille
La politique familiale française, conçue après la Libération, a eu pour objectif premier de soutenir la natalité. Les mesures redistributives concernaient donc l'ensemble des familles et ne ciblaient pas les enfants pauvres et leurs familles. En réalité, les mesures redistributives en faveur des familles pauvres se sont donc longtemps confondues avec les transferts au bénéfice des familles nombreuses.
Certes, on peut créditer cette politique du taux de natalité particulièrement élevé observé en France, mais on déplorera aussi qu'elle soit demeurée fondée sur un modèle dépassé, celui de la famille nombreuse, comptant deux parents et dont l'un reste au foyer. De fait, elle est très éloignée des réalités et ne peut plus convenir au modèle contemporain.
En l'espace d'une quinzaine d'années, l'environnement familial des enfants s'est en effet profondément modifié. Les évolutions socio-démographiques observées depuis les années soixante-dix ont fait sentir tous leurs effets dans les années quatre-vingt puis quatre-vingt-dix : déclin de la famille nombreuse, diminution du nombre d'enfants et montée de la monoparentalité.
Le système social s'est construit sur la solidarité familiale. Dès lors que celle-ci se dissout, il ne permet plus d'atténuer les effets de la pauvreté.
b) Sur le monde du travail
Julien Damon 72 ( * ) développe l'analyse suivante : « L'État-providence français est un système de protection sociale qui protège d'abord ceux qui le sont déjà et qui a bien du mal à prendre en charge ceux qui ne le sont pas (les jeunes qui ne trouvent pas à s'insérer sur le marché du travail) ou ceux qui ne le sont plus (les chômeurs). Très efficace pour les "insiders" 73 ( * ) , le modèle social français est moins performant pour les "outsiders" 74 ( * ) . En gros, sont bien protégés des aléas d'une économie internationalisée ceux qui sont bien insérés, et depuis longtemps ; sont exposés aux chocs de la mondialisation (concurrence des coûts et des espaces) ceux qui ne sont pas encore ou pas totalement intégrés sur le marché du travail. »
Le sociologue Nicolas Duvoux 75 ( * ) résume la situation en soulignant que « le système continue de protéger les emplois stables des personnels masculins » .
Sans compter que le culte de la performance est lui aussi devenu une norme indépassable. Pour Alain Ehrenberg, sociologue 76 ( * ) , « le culte de la performance a opéré le passage de cette liberté privée à une norme pour la vie publique en faisant la synthèse de la compétition et de la consommation, en mariant un modèle ultra-concurrentiel et un modèle de réalisation personnelle. » La société moderne s'est elle-même piégée dans la spirale du culte de la performance, lequel, couplé à la concurrence forcenée et à la maximisation des forces, a un corollaire : le mépris des plus faibles, de ceux que l'on considère comme des « perdants ».
Il n'est pas si loin le temps où un ministre de la République dénonçait les supposées « dérives de l'assistanat » , « cancer » , selon lui, « de la société française » . La stigmatisation, c'est la culpabilisation, alors que les hasards de la vie, pas toujours les hasards d'ailleurs, ont pu provoquer la pauvreté. Pauvre n'est pas un choix de vie. À la précarité matérielle s'ajoute donc une stigmatisation organisée ou simplement tolérée par la société.
2. La peur du déclassement
a) De l'oeuf au sablier
Pendant longtemps, la société a pris la forme d'un oeuf 77 ( * ) : en haut, une catégorie limitée de gens fortunés, en bas, une catégorie également limitée de gens très pauvres ; au milieu, des classes moyennes constituant la majorité de la population. Si, depuis les années soixante-dix, le nombre de Français se déclarant appartenir aux classes moyennes n'avait cessé d'augmenter, force est de constater aujourd'hui un mouvement de reflux. Ainsi, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès 78 ( * ) , depuis 2010, environ 6 % des Français ont eu le sentiment de basculer des classes moyennes vers les couches « modestes » ou « défavorisées ». Ce phénomène est aussi connu sous le nom de « démoyennisation ».
La société tend donc à prendre la forme d'un sablier : en haut, des gens fortunés plus nombreux ; en bas, davantage de personnes pauvres, rejointes dans leur condition par des catégories sociales qui pensaient jusqu'à présent être préservées de la pauvreté.
Cette tendance s'inscrit dans une spirale récessive : la majorité des Français sont convaincus de vivre moins bien que la génération de leurs parents, qu'eux-mêmes vivront moins bien dans dix ans qu'aujourd'hui et que la génération de leurs enfants vivra moins bien que la leur.
b) Les pauvres se font la guerre entre eux
Le sociologue Olivier Schwartz 79 ( * ) , cité par Nicolas Duvoux, souligne l'émergence d'un phénomène de « tripartition de la conscience sociale » dans les catégories modestes, situées à la frontière des classes populaires et des classes moyennes salariées. Dans le cadre d'une enquête menée auprès des conducteurs de bus de la RATP, il remarque qu'un certain nombre d'entre eux privilégient, en lieu et place de la représentation binaire de la société entre les « ouvriers » et les « patrons », une conscience sociale triangulaire, avec « le sentiment d'être non pas seulement soumis à une pression venant du haut, mais aussi à une pression venant du bas, venant de plus bas qu'eux » . « Cette pression venant du bas » , précise Olivier Schwartz, « c'est par exemple l'idée qu'il y a trop de chômeurs qui non seulement n'ont pas d'emploi mais qui n'en cherchent pas, qui vivent du revenu minimum ou des aides sociales, qui se dispensent par conséquent de chercher du travail, et qui peuvent s'en dispenser parce que d'autres paient des impôts pour eux » .
Les classes moyennes fragilisées, par crainte du déclassement, cherchent alors à marquer leur distance avec les exclus, accusés de se complaire dans l'« assistance ». De là découle le développement de la dénonciation d'un supposé assistanat, dénonciation qui, selon Nicolas Duvoux, est une caractéristique assez forte de la représentation sociale et idéologique.
Il est d'ailleurs surprenant de découvrir l'estimation du montant minimum dont les Français estiment avoir besoin chaque mois pour vivre : 1 490 euros. Tel est le résultat d'une enquête réalisée en février 2014 par l'institut BVA à la demande de la Drees. Si le sentiment général est qu'il faut atteindre un tel niveau de revenu pour vivre décemment, comment justifier la stigmatisation de personnes qui survivent sous le seuil de pauvreté ?
D'ailleurs, pourquoi le système n'éclate-t-il pas ? L'explication revient au sociologue Camille Peugny 80 ( * ) : « Si une relative paix sociale semble encore exister, c'est parce que les "perdants" de la mondialisation se font la guerre entre eux. »
3. L'école et la reproduction des inégalités
a) Le poids des déterminismes sociaux
Les inégalités ne sont pas que financières. La France apparaît comme l'un des pays où l'origine familiale et sociale des élèves pèse le plus lourdement sur leur réussite scolaire. Résultat : d'un côté, sept enfants d'ouvriers sur dix sont ouvriers ; de l'autre, sept enfants de cadres sur dix sont cadres. Loin de corriger les déterminismes sociaux, l'école ne fait, dans l'ensemble, que les aggraver. Ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Charbonnel, « c'est à l'école que l'enfant fait l'expérience de la pauvreté » .
Camille Peugny montre bien que la massification scolaire apparue dans les années soixante 81 ( * ) ne s'est pas accompagnée d'une démocratisation de l'école. « Au cours du dernier quart de siècle » , explique-t-il, « l'intensité de la reproduction sociale a très peu diminué » 82 ( * ) , sous l'effet conjoint d'un mouvement de « reproduction par le bas » et d'un mouvement de « reproduction par le haut ».
En France, tout est figé très tôt et le système éducatif n'est à aucun moment capable de réduire les inégalités. Comparé aux autres pays de l'OCDE, la France y consacre à peu près la même part de budget, mais dépense 15 % de plus pour un élève de secondaire et 17 % de moins pour un élève de primaire 83 ( * ) . Ce qui fait dire à Jérôme Vignon, président de l'ONPES : « Le constat est partagé que, malgré des dépenses d'éducation de grande ampleur par enfant et par jeune, les résultats de notre pays du point de vue de la sortie de l'appareil scolaire en termes de diplôme ou de qualification ne sont pas bons et ne s'améliorent pas depuis une vingtaine d'années. »
On le sait, l'école maternelle et élémentaire constitue une étape déterminante pour assurer à chaque enfant les mêmes chances de réussite. Un premier pas a d'ailleurs été fait en ce sens au travers de la loi du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République.
b) L'enquête Pisa et la place de la France
Depuis 2000 et tous les trois ans, l'OCDE mène une enquête Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves), auprès de jeunes de quinze ans dans les trente-quatre pays membres de l'OCDE et dans de nombreux pays partenaires.
Pisa évalue l'acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire. Les tests portent sur la lecture, la culture mathématique et la culture scientifique et se présentent sous la forme d'un questionnaire de fond. Lors de chaque évaluation, un sujet est privilégié par rapport aux autres. Le classement pour 2012 a été rendu public en décembre 2013.
Plutôt que la maîtrise d'un programme scolaire précis, Pisa teste l'aptitude des élèves à appliquer les connaissances acquises à l'école aux situations de la vie réelle. Les facteurs conditionnant leurs performances ainsi que leur potentiel pour l'apprentissage tout au long de la vie font également l'objet d'une analyse au moyen de questions portant sur l'approche de l'apprentissage et le milieu social des élèves. Grâce à un questionnaire complété par les proviseurs, Pisa prend également en compte les particularités d'organisation des écoles.
Dans chacun des pays participants, entre 4 500 et 10 000 élèves remplissent le questionnaire de fond pour chaque évaluation. Les étudiants sont sélectionnés à partir d'un échantillon aléatoire d'établissements scolaires - publics ou privés - ainsi que sur un critère d'âge - entre quinze ans et trois mois à seize ans et deux mois au début de l'évaluation -, et non en fonction de leur classe.
Par ailleurs, les élèves sélectionnés dans chaque pays doivent passer des tests écrits avec des questions ouvertes ou à choix multiples. À chaque évaluation, un temps d'épreuve plus long est prévu pour le sujet principal par rapport aux autres sujets. L'élaboration et la mise en oeuvre du test sont réalisées par un consortium international qui travaille en étroite collaboration avec les directeurs nationaux de projet. Le consortium communique ses résultats au secrétariat de l'OCDE, qui gère le projet, ainsi qu'au Comité directeur du Pisa, qui élabore ses orientations politiques.
Au total, environ 510 000 élèves, représentatifs des quelque 28 millions d'élèves âgés de quinze ans scolarisés dans les soixante-cinq pays et économies participant, ont passé les épreuves Pisa en 2012.
Selon le classement 2012, comme le montre le tableau présenté ci-dessous, la France recule et tombe dans la moyenne des pays de l'OCDE alors qu'elle figurait auparavant dans le groupe de pays affichant des supérieurs à la moyenne.
Elle n'arrive notamment qu'en vingt-cinquième position en « culture mathématiques », vingt et unième position en « compréhension de l'écrit » et vingt-sixième position en « culture scientifique ».
Culture mathématique |
Compréhension de l'écrit |
Culture scientifique |
||||||
Score moyen |
Pourcentage d'élèves peu performants |
Pourcentage d'élèves très performants |
Variation annualisée |
Score moyen |
Variation annualisée |
Score moyen |
Variation annualisée |
|
France |
495 |
22,4 |
12,9 |
-1,5 |
505 |
0,0 |
499 |
0,6 |
Moyenne OCDE |
494 |
23,1 |
12,6 |
-0,3 |
496 |
0,3 |
501 |
0,5 |
Source : OCDE, base de données Pisa 2012
Sur la base de ces résultats, l'OCDE dresse le constat suivant : « Le système d'éducation français est plus inégalitaire en 2012 qu'il ne l'était neuf ans auparavant et les inégalités sociales se sont surtout aggravées entre 2003 et 2006 (43 points en 2003, contre 55 en 2006 et 57 points en 2012). En France, lorsque l'on appartient à un milieu défavorisé, on a clairement aujourd'hui moins de chances de réussir qu'en 2003. »
Le combat contre la stigmatisation passe également par la dénonciation des idées reçues.
II. DES IDÉES REÇUES À BALAYER
Sur ce sujet, on se référera avec intérêt à l'ouvrage d'ATD Quart Monde, En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté 84 ( * ) , que Jean-Christophe Sarrot, l'un des co-auteurs, est venu présenter à la délégation à l'occasion de l'atelier de prospective qui s'est tenu le 19 février 2014.
A. LA VÉRITÉ SUR LA FRAUDE SOCIALE
1. Fraude aux prestations et fraude aux prélèvements
Il convient tout d'abord de préciser que nul n'est besoin de pousser des cris d'orfraie à l'évocation de la « fraude sociale ». Oui, ce type de fraude existe : quelles raisons justifieraient que ceux qui perçoivent des prestations soient les seuls à être épargnés par l'erreur, le manque de jugement ou l'envie de frauder ?
Selon la Cour des comptes 85 ( * ) , la fraude aux prestations représenterait entre 2 milliards et 3 milliards d'euros pour le régime général. Un rapport parlementaire paru en 2011 l'évalue plutôt à 4 milliards d'euros 86 ( * ) . Ce montant appelle deux remarques.
D'une part, il s'agit bien de la fraude aux prestations. Pour ce qui est de la fraude aux prélèvements, c'est-à-dire principalement les cotisations Urssaf qui ne sont pas versées, notamment du fait du travail au noir, le montant global du manque à gagner se situe entre 13,5 milliards et 15,5 milliards d'euros, à en croire le Conseil des prélèvements obligatoires et l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale.
D'autre part, la fraude sociale est sans commune mesure avec la fraude fiscale .
2. Fraude sociale et fraude fiscale
La fraude fiscale est le fait des contribuables qui contournent volontairement la loi pour éviter le paiement d'une imposition obligatoire. Il s'agit là d'un comportement délictuel délibéré qui présente un caractère pénal. Ce phénomène, très circonscrit juridiquement, est par nature difficile à évaluer.
En 2012, le Sénat a créé une commission d'enquête, dont votre rapporteur a été membre, sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales.
Selon les informations qu'elle a pu collecter 87 ( * ) , la fraude, à l'échelle de l'Union européenne, représente entre 2 % et 5 % du Pib, soit environ 40 milliards d'euros pour la France. Dans un rapport de 2007 88 ( * ) , le Conseil des prélèvements obligatoires situait la fraude fiscale dans une fourchette comprise entre 29 milliards et 40 milliards d'euros chaque année. Le syndicat national unifié des impôts estime quant à lui que la fraude fiscale oscille entre 42 milliards et 51 milliards d'euros. D'autres sources avancent même 60 milliards d'euros, ce qui correspond peu ou prou à l'ensemble des dépenses que l'État consacre au paiement des intérêts de sa dette. Voilà qui est d'une tout autre ampleur que le niveau estimé de la fraude sociale.
B. LA PAUVRETÉ, ÇA COÛTE CHER AUX PAUVRES EUX-MÊMES
1. La « double peine » de la pauvreté : « cela devient cher d'être pauvre »89 ( * )
« Faut-il être riche pour pouvoir être pauvre en France ? ». Cette question, absurde en apparence, illustre pourtant la situation paradoxale dans laquelle se trouvent les personnes en situation de pauvreté . Celles-ci sont en effet fréquemment contraintes de payer l'unité de consommation de biens ou de services à un prix supérieur à celui des consommateurs plus aisés 90 ( * ) . Ce phénomène est connu sous le nom de « pénalité de pauvreté » ou de « double peine ».
À la demande de la chaire Social business d'HEC et l'Action-Tank Entreprise et Pauvreté , le Boston consulting group a réalisé en 2011, sur la base des données statistiques disponibles, une étude en se concentrant sur sept postes importants parmi les « dépenses contraintes et nécessaires » : logement, alimentation, transport, assurances, crédit, communication et santé 91 ( * ) .
Les conclusions de l'étude sont sans appel. La double peine varie de 3 % pour les assurances à 20 % pour les prêts à la consommation. En moyenne, par rapport au reste de la population, les ménages pauvres payent une pénalité annuelle de 500 euros, ce qui représente un surcoût de 2,5 % et peut aller jusqu'à 8 % pour certains profils de ménages. À l'échelle du pays, le coût annuel est estimé à près de 2 milliards d'euros.
La loi de l'offre et de la demande contribue à faire augmenter les prix des biens et services consommés en petites quantités, le marché étant plus tendu sur les petits volumes.
Le cas de la téléphonie mobile est à cet égard exemplaire. N'ayant pas la possibilité de souscrire un abonnement téléphonique les engageant sur le long terme, les personnes en situation de pauvreté optent pour des cartes afin d'échelonner leurs achats. Or, la minute de communication par téléphone mobile coûte 15 % à 30 % plus cher en cartes prépayées que dans le cadre d'un forfait.
Autre exemple : le logement. Les petites surfaces, traditionnellement plus recherchées par les ménages défavorisés, sont en proportion plus coûteuses à la location que les plus grandes. Leur prix au mètre carré est ainsi renchéri en moyenne de 5 %. Sans compter le coût des dépenses d'énergie dues à des habitations mal isolées : la Fondation Abbé Pierre estime que la France compte près de quatre millions de logements qui se révèlent de véritables « passoires thermiques » et dans lesquels vivent surtout des ménages modestes.
2. L'envers de la fraude sociale92 ( * ) : le non-recours aux droits et services
L'attribution des droits sociaux n'a rien d'automatique. Elle est soumise à des critères d'admissibilité, et des démarches administratives conditionnent l'ouverture et le renouvellement des droits.
a) Le non-recours aux prestations
Pour Philippe Warin 93 ( * ) , directeur de recherche au CNRS et responsable scientifique de l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), le non-recours « renvoie à toute personne qui, en tout état de cause, ne bénéficie pas d'une offre publique, faite de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre » . Il souligne qu'un tel phénomène d'ampleur, à la fois sur le plan statistique et financier, s'applique non seulement à des prestations financières mais également à d'autres dispositifs, comme ceux qui prévoient un accompagnement.
Le tableau ci-dessous présente les trois formes possibles du non-recours telles qu'identifiées par l'Odenore en 2010 : la non-connaissance, lorsque l'offre n'est pas connue ; la non-demande, lorsque l'offre est connue mais pas demandée ; la non-réception, lorsque l'offre est connue, demandée, mais pas obtenue. Il est à noter que celles-ci, bien souvent, ont tendance à se combiner.
Trois formes possibles du non-recours
Non-connaissance |
Une personne éligible est en non-recours, du fait : - d'un manque d'information sur son existence ou son mode d'accès ; - d'une non-proposition du prestataire. |
Non-demande |
Une personne éligible et informée est en non-recours car elle n'a pas demandé par choix, conséquence : - d'une non-adhésion aux principes de l'offre ; - d'intérêts divers ; - d'un manque d'intérêt pour l'offre (coût/avantage) ; - de l'estime de soi ; - d'alternatives. Une personne éligible et informée est en non-recours car elle n'a pas demandé par contrainte, à la suite : - d'un découragement devant la complexité de l'accès ; - de difficultés d'accessibilité (distance, mobilité) - d'un dénigrement de son éligibilité, de ses chances ou de ses capacités ; - de raisons financières ; - de difficultés à exprimer des besoins ; - de la crainte d'effets induits ; - de la crainte de stigmatisation ; - d'un sentiment de discrimination ; - d'un dénigrement de ses capacités ; - de la perte de l'idée d'avoir (droit à) des droits. |
Non-réception |
Une personne éligible demande, mais ne reçoit rien ou qu'une partie (non-recours frictionnel), après : - un abandon de la demande ; - une non-adhésion à la proposition ; - un arrangement avec le prestataire ; - une inattention aux procédures ; - un dysfonctionnement du service prestataire ; - une discrimination. |
b) Les données chiffrées
En France, les taux de non-recours oscillent entre 10 % et 90 % en fonction de l'offre considérée - prestation financière et aide sociale, dispositif d'accompagnement ou de médiation -, alors que la moyenne varie entre 20 % et 40 % selon les pays de l'OCDE.
Dans une enquête dont les résultats ont été publiés en décembre 2011 94 ( * ) , l'Odenore évalue l'ampleur du non-recours au revenu de solidarité active et fournit des comparaisons avec les données disponibles pour d'autres dispositifs.
Ainsi, pour les trois types de RSA - RSA « socle », RSA « activité », RSA « socle + activité » -, le taux de non-recours s'élève à 50 %.
Taux de non-recours |
Effectifs estimés |
|
RSA socle |
36 % |
390 000 |
RSA activité |
68 % |
824 000 |
RSA socle + activité |
33 % |
113 000 |
Source : Odenore - Enquête sur le RSA, phase téléphonique, Dares 2011
Les non-recourants représentent donc 68 % de la population éligible au RSA activité, soit une non-dépense évaluée à 5,3 milliards d'euros . Le taux peut même dépasser 80 %, comme c'est le cas pour le non-recours à l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé (ACS).
L'Odenore précise : « Ces taux élevés de non-recours ne sont pas propres au RSA. De très nombreuses études ont calculé ou estimé des taux de non-recours à divers dispositifs et programmes sociaux, que ce soit dans les domaines de la santé (assurance sociale, services de soins primaires, services de santé mentale), du logement, de la formation, de l'insertion professionnelle, des prestations sociales financières, des services à la personne, des services de garde de jeunes enfants, etc. Elles portent souvent sur des dispositifs de protection ou d'assurance sociale, mais aussi d'assistance. La consultation de ces données éparses indique que les taux de non-recours se situent en moyenne un peu au-dessous de 40 %. »
Dans le cas de la couverture maladie universelle (CMU), ce sont 700 millions d'euros qui n'ont pas été versés à leurs destinataires, et 378 millions d'euros dans le cas de l'aide à l'acquisition d'une complémentaire santé.
Par ailleurs, Philippe Warin rappelle que, s'agissant des allocations familiales, « pour 1 euro d'indu ou de trop versé, on a 3 euros de rappel de droits, c'est-à-dire de sommes non versées en temps et en heure » .
Tout cela fait dire à Étienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), à propos du montant total des non-dépenses consécutives au non-recours : « Rendez-vous compte, selon un calcul approximatif, si tout le monde faisait les recours nécessaires, cela coûterait 10 milliards d'euros à la collectivité. Je l'ai dit au Premier ministre : il convient, bien sûr, de lutter contre le non-recours mais il importe de prévoir en parallèle un abondement des budgets de l'État et des collectivités territoriales. » 10 milliards d'euros, c'est autant d'économies pour un État qui, lui aussi, ne parvient pas à boucler ses fins de mois...
c) Le renoncement aux soins
En septembre 2013, Aline Archimbaud 95 ( * ) , sénatrice de la Seine-Saint-Denis et nommée parlementaire en mission auprès de Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé, remettait son rapport au Premier ministre, intitulé L'accès aux soins des plus démunis - 40 propositions pour un choc de solidarité . Il lui avait en effet été demandé « d'établir les raisons pour lesquelles les personnes malades se détournent des prestations auxquelles elles peuvent prétendre » et d'étudier les moyens de « favoriser l'accès aux soins des plus démunis et de lutter efficacement contre le non-recours aux droits sociaux et de santé » .
Le constat dressé par Aline Archimbaud sur le renoncement aux soins des personnes précaires est éclairant : « Les difficultés matérielles d'ordre existentiel (logement, emploi, alimentation) contribuent à reléguer la santé au second plan : les restes à charge élevés et l'application variable de la dispense d'avance de frais (tiers payant) favorisent le renoncement financier aux soins. Les personnes précaires sont ainsi victimes d'une "triple peine" : plus exposées à la maladie, elles sont aussi les moins réceptives aux messages de prévention et celles qui ont le moins recours au système de soins. »
Son travail fait autant état des renoncements aux soins, qui concernent 20,4 % des bénéficiaires de la CMU-c et 33 % des personnes sans protection complémentaire en santé, que des refus de soins, en citant une étude de Médecins du monde selon laquelle les bénéficiaires de la CMU s'étaient vu opposer un refus de soins dans 35,3 % des cas.
Selon une enquête du Centre d'études et de connaissances sur l'opinion publique et de l'institut CSA publiée en octobre 2012 et consacrée à la relation des Français à leur système de santé, un Français sur cinq renonce « plus souvent » aux soins ou les retarde, principalement pour des raisons financières. Interrogées sur les raisons qui les ont amenées à renoncer à se faire soigner ou à différer des soins, 57 % des personnes ont répondu « par manque d'argent » , 41 % « parce que le remboursement aurait été insuffisant » , 22 % « par impossibilité d'avoir un rendez-vous auprès du médecin ou du spécialiste », 18 % « parce qu'il n'y avait pas de prise en charge des soins », 12 % « parce que le médecin ou le spécialiste était trop loin de chez moi », et 8 % « par absence de place dans l'établissement de santé où je pouvais aller » .
d) Une remise en cause de l'efficacité et de la pertinence des politiques publiques
Des personnes connaissant leurs droits mais n'y ayant pas recours, pour de multiples raisons qui peuvent aller du désintérêt à la crainte de la stigmatisation, voilà un type de comportement qui interroge directement la pertinence de l'offre de droits et le sens des politiques publiques, lesquelles, en l'occurrence, manquent manifestement leurs destinataires. Parfois même, c'est la méconnaissance des professionnels devant des dispositifs trop complexes y compris pour eux qui est à l'origine du non-recours.
Christophe Fourel 96 ( * ) , chef de la mission Analyse stratégique, synthèses et prospective (Massp) à la direction générale de la cohésion sociale, signale que le non-recours révèle dans certains cas « le développement d'une forme de rejet du système, notamment chez les jeunes, qui privilégient la "débrouille" et d'autres stratégies, de nouvelles formes de solidarité » .
En tout état de cause, c'est la cohésion sociale dans son ensemble qui est remise en question. Philippe Warin renchérit : « De la réalisation pleine et entière des droits sociaux dépendent non seulement le bien-être des populations mais aussi la possibilité d'une cohésion sociale fondée sur la protection de tous. Par conséquent, si la fraude aux prestations est le fait intentionnel d'individus, le non-recours relève de la responsabilité publique. C'est en cela que le non-recours est l'envers de la fraude. » Il affirme alors la nécessité d'entrer « avec volontarisme dans une politique générale ayant pour objectif de réduire à la fois la fraude et le non-recours, la dépense non justifiée et la non-dépense injuste. Car le droit juste est un juste droit » .
C. LA PAUVRETÉ COÛTE CHER À LA SOCIÉTÉ
1. Un difficile exercice d'estimation
Le coût total de la pauvreté est plus élevé que ne le pense un grand nombre de personnes. Si le coût direct de la pauvreté est mesurable, qu'il s'agisse du montant des aides sociales ou des différentes politiques mises en place pour lutter contre le phénomène, son coût indirect est bien difficile à quantifier : manque à gagner sur la consommation, moindres recettes fiscales, conséquences de la pauvreté sur la santé, voilà autant d'éléments qui montrent que, en ne réglant pas les problèmes de pauvreté à la source, la collectivité dépense beaucoup d'argent à la mauvaise place.
2. L'exemple canadien
C'est au Canada que l'évaluation du coût indirect de la pauvreté a fait l'objet de travaux suffisamment précis pour pouvoir en mesurer la portée. Dans un rapport datant de 2011 97 ( * ) , le Conseil national du bien-être social canadien estime que les conséquences de la pauvreté coûtent annuellement 25 milliards de dollars, alors qu'il n'en faudrait que la moitié pour que tous les Canadiens puissent vivre au-dessus du seuil de la pauvreté . L'office canadien en conclut que le fait d'investir dans l'élimination de la pauvreté engendre moins de coûts que de la laisser persister.
L'organisme cite comme exemple les coûts élevés associés à l'itinérance : refuges, banques alimentaires, soins de santé, services policiers, frais juridiques. À Calgary, une place dans un refuge pour itinérants coûte annuellement 42 000 dollars au gouvernement et l'hébergement en prison ou en hôpital psychiatrique s'élève à 120 000 dollars par personne. Or il ne faut que 15 000 dollars par an pour subventionner une place dans un logement supervisé et la moitié pour un logement à prix modique. Le Conseil national relève que, pour une personne incapable de payer une amende de 150 dollars, les frais d'incarcération s'élèvent à 1 400 dollars.
Par ailleurs, les familles qui ne peuvent se payer des médicaments se rendent plus souvent aux urgences, l'un des services de santé les plus onéreux.
Plus prosaïquement, les personnes en situation de pauvreté contribuent aussi moins à l'économie. Un individu dans l'incapacité de se loger ou de manger à sa faim doit dépenser beaucoup d'énergie simplement pour survivre. Il lui est plus difficile de chercher un emploi, de reprendre des études ou d'entreprendre une formation pour améliorer sa situation.
III. DES AYANTS DROIT, PAS DES ASSISTÉS
A. FAIRE CONFIANCE : AUTOMATISER LE VERSEMENT DES PRESTATIONS
Il s'agit d'inverser la donne et de passer, enfin, d'un principe de méfiance à un principe de confiance . Comme c'est le cas en matière d'impôt sur le revenu, le contrôle en matière de prestations sociales devrait se faire a posteriori et non a priori . Ce n'est pas parce que les personnes en situation de pauvreté ne paient pas d'impôt qu'elles ne sont pas des citoyens comme les autres.
En privilégiant l'automaticité, les fraudeurs de demain seront toujours moins nombreux que les non-recourants d'aujourd'hui.
B. MIEUX ACCOMPAGNER
1. Les familles : les allocations familiales dès le premier enfant
On l'a vu, alors que la société française a profondément évolué, on constate, pour le déplorer, que le système des prestations familiales et plus encore celui des allocations familiales n'ont été que très peu modifiés.
N'est-il pas temps de réfléchir à une modification de l'article L. 521-1 du code de la sécurité sociale pour ouvrir droit au versement des allocations familiales dès le premier enfant ?
2. Les jeunes
a) Faire coïncider majorité légale et majorité sociale
Aujourd'hui, en France, une large part de la jeunesse vit dans un état d'insécurité sociale généralisée. Les 18-25 ans, qu'ils soient étudiants, salariés, stagiaires, chômeurs, sont les personnes les plus pauvres, en masse.
Près de quarante ans après l'acquisition de la majorité à dix-huit ans 98 ( * ) , François Chérèque 99 ( * ) souligne l'absence d'adéquation entre majorité civile et majorité légale. Les jeunes sont toujours exclus de la solidarité nationale. « La faute » , explique le sociologue Camille Peugny, « en est à la barrière des vingt-cinq ans, curieusement centrale dans notre société, qui conditionne à un âge minimal l'accès à un certain nombre d'allocations ou de protections » .
Un militant d'ATD Quart Monde a raconté sa propre expérience d'une prise en charge au titre de l'aide sociale à l'enfance. Placé enfant, comme tous ses frères et soeurs, dans une famille d'accueil, balloté de foyer en foyer, il s'est retrouvé, à dix-huit ans, à la rue, car, désormais majeur, il était considéré comme capable de se débrouiller tout seul. Alors qu'aucun droit ne lui était ouvert, toutes les portes se sont refermées 100 ( * ) .
L'objectif est désormais de respecter un principe d'universalité et d'égalité de tous les citoyens, quel que soit leur âge, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Par exemple, le RSA est prétendument ouvert aux jeunes depuis le 1 er septembre 2010, mais les conditions d'éligibilité sont si contraignantes que très peu les remplissent pour y avoir effectivement accès.
Les jeunes peu ou pas diplômés sont les laissés-pour-compte des politiques publiques. L'amélioration du recours à leurs droits sociaux passe évidemment par l'alignement de la majorité sociale sur la majorité légale. Au Danemark, par exemple, l'ensemble des droits sociaux est ouvert à l'âge de dix-huit ans.
b) L'exemple danois des « bons mensuels de formation »
Quand on sait que près d'un quart des jeunes sont sans emploi et que 150 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire sans aucun diplôme, la problématique de la formation n'en devient que plus prégnante 101 ( * ) .
Le sociologue Camille Peugny prône un « dispositif universel d'accès à la formation », qui permettrait au plus grand nombre de « fréquenter, à un moment ou à un autre de la vie, l'enseignement supérieur. Cela instituerait un vrai "droit à la formation", tout en transformant en profondeur l'accès de la jeunesse à l'autonomie et à l'âge adulte » .
Il cite l'exemple du Danemark, où les personnes se voient offrir la possibilité de bénéficier de soixante « bons mensuels de formation », chacun d'un montant de 750 euros. Autrement dit, elles ont droit à cinq années de formation. Ce système, très astucieux, ne fonctionne évidemment pas sans de solides contreparties : l'assiduité à la formation est strictement contrôlée, et la responsabilisation des bénéficiaires favorisée.
Camille Peugny y trouve un avantage évident : « Il permet de soutenir les jeunes des classes populaires qui seraient tentés de renoncer aux études supérieures pour des raisons financières. Au-delà, un tel dispositif permettrait d'adoucir la transition entre les études et l'emploi. »
3. Réinterroger l'accompagnement : le référent unique
a) Le nécessaire respect de la dignité
La pluralité des acteurs, le cloisonnement des dispositifs posent clairement la question de l'efficacité de l'accompagnement. Cet empilement des structures oblige la personne en situation de pauvreté à répéter maintes et maintes fois son histoire, son parcours de vie, ses difficultés à des interlocuteurs différents, ce qui n'est respectueux ni de sa dignité, ni de son droit légitime à l'estime de soi. Imposer une telle obligation à se répéter ne fait que renforcer l'isolement, donc l'« invisibilité sociale », des personnes concernées.
Le respect de la dignité passe également par un changement de regard sur l'image que renvoie une personne en détresse. En la matière, la socio-esthétique joue un rôle non négligeable : d'après le Secours populaire français, elle aurait des effets positifs, dans 97,5 % des cas, sur ceux qui en bénéficient dans le cadre de la réinsertion sociale et/ou professionnelle, en restaurant la confiance en soi et l'estime de soi.
b) Un bouleversement des habitudes
Comme il y a un médecin référent en matière de santé, ne serait-il pas pertinent d'instituer une personne référente en matière de solidarité , qui servirait à la fois de pilote et de relais ? L'accompagnement s'en trouverait amélioré, simplifié et humanisé. À l'évidence, cela ne manquera pas de bousculer les pratiques et de questionner le rôle des travailleurs sociaux. Des États généraux du travail social sont annoncés : que cette occasion soit saisie pour au moins aborder le problème.
Du reste, comme le souligne Étienne Pinte, président du CNLE, les travailleurs sociaux sont souvent « amenés à s'occuper de beaucoup trop de personnes et ne peuvent assurer un accompagnement efficace. [Ils] sont là pour appliquer la loi et les règlements. Ils ont face à eux des hommes et des femmes en situation de grande pauvreté ou de grande précarité et qui n'en peuvent parfois plus. Ils ont énormément de mal à gérer tous ces problèmes faute de pouvoir leur proposer des solutions propres à répondre à leurs attentes et à soulager leurs difficultés. Ce devrait être un aspect important de la formation des travailleurs sociaux » .
On en revient à l'importance du temps dans l'accompagnement des personnes en situation de pauvreté. Une métaphore tirée du Manifeste contre la pauvreté 102 ( * ) est particulièrement éclairante à cet égard : « Tout le monde vous le dira, sortir quelqu'un du pétrin, cela prend un temps considérable, parfois des années. Nous, on prend souvent l'image des dominos en plastique que l'on pose les uns à côté des autres pour faire de belles figures. Une pichenette dans un domino et toute la rangée chute... Mais pour les remonter, il faut les poser délicatement, un à un. » Pour Thierry Kuhn 103 ( * ) , administrateur d'Emmaüs France, il faut accepter que l'accompagnement puisse durer « trois mois pour quelqu'un et trois ans pour un autre » .
c) Un consensus à trouver
Ce référent unique pourrait être un professionnel ou un bénévole, travailler dans un bureau d'aide sociale, à la Caf, à Pôle emploi, dans une association, etc. Il ne serait donc pas issu de la même structure selon le profil des publics concernés. L'essentiel est qu'il fasse consensus autour de sa personne. C'est un sujet très délicat mais ô combien facteur de progrès.
Si la formation des travailleurs sociaux mérite d'être revue, celle des bénévoles n'est pas à ignorer. Olivier Berthe, président des Restos du coeur, rappelle que nombreuses sont les personnes en situation de pauvreté qui « sont en rupture avec le système. Elles n'y croient plus, n'osent plus aller vers les travailleurs sociaux, se rendre à l'hôpital, rencontrer les enseignants de leurs enfants, par rejet ou repli devant ce qui peut représenter une certaine autorité » . C'est là, précise-t-il, que le bénévole « peut faire la passerelle, recréer du lien, ramener les gens dans le système, car il est souvent le dernier recours » . Il indique que, tous les ans, les Restos du coeur forment un tiers de leurs 66 000 bénévoles sur la façon de conduire les entretiens d'inscription.
d) Une situation d'accompagnement qui existe déjà
Bernard Seillier 104 ( * ) indique ainsi que l'association Solidarités nouvelles face au chômage, fondée en 1985 sur l'initiative de Jean-Baptiste de Foucauld, met à la disposition du demandeur d'emploi un binôme d'accompagnateurs.
Et il n'est pas inutile de rappeler que le principe d'un tel référent unique existe déjà dans le cadre de l'accompagnement des bénéficiaires du RSA.
Article L. 262-27 du code de l'action sociale et des familles Le bénéficiaire du revenu de solidarité active a droit à un accompagnement social et professionnel adapté à ses besoins et organisé par un référent unique. Pour l'application de la présente section, les mêmes droits et devoirs s'appliquent au bénéficiaire et à son conjoint, concubin ou partenaire lié par un pacte civil de solidarité, qui signent chacun le projet ou l'un des contrats mentionnés aux articles L. 262-34 à L. 262-36. Le bénéficiaire, lorsqu'il n'est pas tenu aux obligations définies à l'article L. 262-28, peut solliciter chaque année un rendez-vous auprès des organismes mentionnés à l'article L. 262-29 pour évoquer les conditions permettant l'amélioration de sa situation professionnelle. |
Aux yeux de Gilles Ducassé 105 ( * ) , délégué adjoint de la branche économie solidaire et insertion d'Emmaüs France, l'échec de la mise en place du référent unique en matière de RSA vient de ce que la loi n'a pas été suffisamment claire à ce sujet en ne déterminant pas qui était le pilote principal.
QUATRIÈME PARTIE : OSER LA FRATERNITÉ
La lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale mobilise une multitude d'acteurs qui se caractérisent par des modes d'organisation et de gouvernance spécifiques : État ; collectivités territoriales, en particulier les conseils généraux, chefs de file de l'action sociale, mais également les communes et les intercommunalités ; organismes de protection sociale et associations.
Du fait de l'enchevêtrement de leurs compétences et d'un millefeuille de dispositifs devenus illisibles, dixit le sociologue Camille Peugny, nombreuses sont les inefficacités constatées sur le terrain, qui peuvent même avoir pour conséquence une aggravation des situations d'exclusion.
Oser la fraternité n'est absolument pas antinomique avec la recherche de l'efficacité .
L'accent étant davantage mis aujourd'hui sur la responsabilité des individus, il est temps d'impliquer l'ensemble des acteurs concernés, nationalement, localement, collectivement.
Une meilleure efficacité, cela passera aussi, bien sûr, par une simplification et une fluidification des procédures .
Afin d'atteindre cet objectif, il faudra non seulement oser l'expérimentation mais aussi accepter son nécessaire corollaire, l'évaluation.
I. RESPONSABILISER À TOUS LES NIVEAUX
A. AU NIVEAU NATIONAL
1. L'État garant de l'égalité de traitement partout sur le territoire
La décentralisation a permis d'obtenir un traitement de proximité des personnes vulnérables sans doute plus efficace et il est exclu de la remettre en cause. Mais force est de constater que le poids croissant des départements dans le domaine de l'action sociale, l'émergence d'un « département-providence », pour reprendre l'expression utilisée dès 2004 par l'universitaire Robert Lafore, constitue un puissant vecteur d'accroissement des inégalités de traitement entre les bénéficiaires.
L'équilibre à trouver entre l'égalité des droits et l'adaptation au territoire est ardu. Mais sans une coordination suffisante, on court le risque d'une « défausse collective » , comme le souligne Christophe Robert 106 ( * ) , délégué général adjoint de la Fondation Abbé Pierre.
François Chérèque 107 ( * ) , chargé de suivre l'évaluation du plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale, note une « grosse mobilisation des préfets » et une « vraie volonté de travailler en commun » . Ce serait tant mieux, car l'État donne le sentiment de ne plus jouer son rôle.
En 2010, Jean-Pierre Hardy 108 ( * ) , chef du service Politiques sociales de l'Assemblée des départements de France (ADF), explique ainsi que, désormais, « l'État n'intervient plus qu'à titre subsidiaire » et que l' « on n'est plus du tout dans une logique de développement social, mais dans l'"urgentisme" » . Dès lors, le risque est d'aboutir à un traitement différencié selon les départements. Une double question se pose : l'État est-il encore capable de réduire l'inégalité des territoires ? La solidarité nationale n'est-elle pas en train d'être remplacée par un « chacun chez soi territorial », selon les termes de Laurent Davezies 109 ( * ) ?
Source : ADF-Dexia, Comptes administratifs, Cas & DGCS (Les politiques de cohésion sociale - acteurs et instruments - mars 2013).
En tout état de cause, l'État se doit d'être le garant du lien social et de l'unité territoriale.
2. De l'État « infirmier » à l'État « investisseur »
a) Le paradoxe de la redistribution
Le système de protection sociale français n'a pas su faire face aux nouveaux visages de la pauvreté. Crise après crise, voilà trente ans que les effets négatifs s'additionnent et se transmettent de génération en génération. Le système ne peut plus se limiter à la seule réparation a posteriori.
Autre problème des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, que pointe le sociologue Nicolas Duvoux 110 ( * ) : « Elles sont ciblées sur la pauvreté et ne s'adressent qu'à celles et ceux qui sont tombés dans la pauvreté : c'est le "paradoxe de la redistribution". » Pour être efficaces, les politiques sociales doivent être les plus universelles possibles et s'adresser à l'ensemble de la population et non à telle ou telle catégorie.
b) Considérer la protection sociale comme un investissement
Pour cela, comme le souligne Martin Hirsch 111 ( * ) , « il importe de ne pas opposer l'intervention de l'État, des professionnels et des agents publics. L'engagement des uns ne doit pas entraîner le désengagement des autres. L'objectif est le co-engagement des différents acteurs » .
Pascal Noblet 112 ( * ) , chargé de mission à la Massp 113 ( * ) , détaille ainsi les enjeux : « Du point de vue de la cohésion sociale, la thématique de la prévention trouve sans doute sa plus grande pertinence dans l'approche du social comme investissement. Les travaux du chercheur danois Gøsta Esping-Andersen, relayés en France par Bruno Palier, selon lesquels il importe de passer d'un État-providence essentiellement infirmier à un État-providence investisseur, font ici référence. Ils conduisent notamment à mettre fortement l'accent sur l'importance des politiques en direction de la petite enfance tant du point de vue de la croissance économique (travail des femmes) que du devenir des enfants. »
Passer de la réparation a posteriori à la prévention a priori , voilà un objectif essentiel.
3. L'État responsable : l'exemple du traitement des demandes d'asile
Les enjeux de l'accueil des demandeurs d'asile tels que nous les connaissons aujourd'hui remontent au milieu des années quatre-vingt-dix. Selon la convention de Genève 114 ( * ) , ratifiée par l'ensemble des grandes démocraties, la France s'engage à protéger, accueillir toute personne victime de persécutions dans son pays d'origine.
Pour obtenir la qualité de réfugié, les demandeurs d'asile qui se trouvent sur le territoire national, ont l'obligation de déposer un dossier auprès des autorités et juridictions françaises, c'est-à-dire l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), puis, dans le cas d'un appel, la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Ces deux organismes sont chargés d'examiner le bien-fondé de la demande.
a) L'encombrement et le coût des procédures
Le dispositif actuel est encombré par la masse des demandes à examiner, qui ont augmenté de 72 % en cinq ans pour atteindre 62 000 en 2012. La durée totale moyenne de l'examen des dossiers dépasse deux années. Or plus le temps passe et plus il est compliqué par la suite d'assurer le retour dans leur pays des déboutés du droit d'asile, lesquels ont tissé des liens en France et scolarisé leurs enfants.
C'est ce que souligne en ces termes Étienne Pinte, président du CNLE 115 ( * ) : « La France est, après les États-Unis, le pays qui reçoit chaque année le plus de demandes de statut de réfugié politique : plus de 60 000 demandes, parmi lesquelles seules 15 % à 20 % sont satisfaites. Dans la mesure où il faut au moins deux ans pour prendre une décision définitive, il est évident qu'entre-temps ceux dont le statut n'est finalement pas reconnu se sont insérés, ont appris la langue, ont scolarisé leurs enfants, se sont même parfois mariés. Nous nous retrouvons donc dans des situations terriblement difficiles. »
Évolution de la demande d'asile et du nombre de
demandeurs ayant droit
hébergés entre 2008 et 2012
Lecture : HU : hébergement d'urgence ; CADA : centre d'accueil de demandeurs d'asile
Source : L'organisation des structures d'accueil pour demandeurs d'asile en France - Étude réalisée par le point de contact français du réseau européen des migrations - octobre 2013.
À l'encombrement s'ajoute un problème de coût. L'accueil des demandeurs d'asile représente une dépense d'un demi-milliard d'euros, en hausse continue.
L'hébergement des demandeurs d'asile constitue également un véritable « casse-tête » pour les pouvoirs publics. Si les capacités des centres d'accueil de demandeurs d'asile ont vu leur nombre doubler depuis 2002, passant de 10 000 à 20 000, les places disponibles sont encore insuffisantes, ce qui contraint l'État à installer certaines familles dans des hôtels. L'augmentation du volume de la demande d'asile a abouti à une saturation des capacités d'accueil.
b) L'impérieuse nécessité de raccourcir les délais d'examen
Il paraît raisonnable et humain d'enserrer la procédure de demande d'asile, via l'Ofpra et la CNDA, dans des délais stricts ne dépassant pas six mois au total , pour que le rapatriement du demandeur d'asile débouté soit assez rapide et ne perturbe pas à l'excès l'équilibre de sa famille.
Au demeurant, n'est-il pas pleinement légitime de rompre avec les pratiques actuelles et de restaurer la logique initiale d'un dispositif qui s'est éloigné de sa vocation première ? Il faut savoir que 80 % des demandeurs d'asile sont déboutés et que seuls 20 % se révèlent être réellement des réfugiés.
L'enjeu n'est pas mince : revenir aux sources du droit d'asile authentique, pour se concentrer sur la protection des victimes de persécutions et éviter les détournements de procédure et l'encombrement du dispositif.
Étienne Pinte le rappelait : « Tant qu'il n'y aura pas un minimum de coopération européenne dans des matières aussi sensibles que celle-là, nous ne nous en sortirons pas. Il n'y a pas de solidarité européenne sur le plan social, sur le plan humain. »
La France est le premier pays d'accueil des demandeurs d'asile en Europe depuis 2004, dans la mesure où ses modalités d'accueil et sa jurisprudence sont plus favorables qu'ailleurs. Une réforme s'impose même si la France peut s'enorgueillir de défendre le droit d'asile et qu'elle a des obligations en la matière.
B. AU NIVEAU LOCAL
1. Une exigence de proximité
Brigitte Alsberge, du Secours Catholique, résume ainsi toute la complexité du système : « Il existe aujourd'hui un empilement de dispositifs multiples et divers qui parfois même se contredisent et font que cela devient extrêmement compliqué. J'irai jusqu'à dire que c'est un boulot à temps plein d'être pauvre. »
La multiplicité des acteurs couplée à une coordination et une coopération insuffisantes aboutit à un cloisonnement préjudiciable , comme l'ont fait remarquer la majeure partie des personnes auditionnées. Le maillage territorial présente de nombreux avantages - on le verra par la suite. Mais sans une véritable volonté « d'aller chercher les pauvres là où ils sont », les dispositifs n'atteindront pas leurs cibles. D'autant que, comme le souligne Jérôme Jumel, directeur « Solidarité-Insertion » au conseil général de Loire-Atlantique 116 ( * ) , un département qui s'est engagé dans la recherche-action contre le non-recours aux prestations sociales, l'administration est souvent perçue comme un « grand tout » par les usagers.
C'est tout l'enjeu des relations entre les différentes structures au niveau local. Il faut bien le reconnaître, il existe énormément d'organismes ou d'associations qui « vivent » de la pauvreté et aucun d'eux n'a envie de perdre sa spécificité ni ses financements. Résultat : il est parfois bien difficile de réunir tout le monde autour de la même table, alors même qu'une partie des financements publics sert à financer des instances de coordination.
Or, en matière de lutte contre la pauvreté, il est primordial de sortir d'une logique de guichet pour privilégier une logique de projet.
2. Deux exemples prometteurs
a) L'exemple de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur
Pour illustrer l'objectif à atteindre en matière de collaboration entre l'État et les collectivités territoriales, Didier Gelot 117 ( * ) , secrétaire général de l'ONPES, cite en exemple le dispositif qui a été mis en place dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (Paca). Face au constat d'un manque statistique et scientifique sur les phénomènes locaux de pauvreté et de précarité, l'État et la région Paca ont souhaité se doter d'un outil partagé : c'est dans ce contexte que le dispositif régional d'observation sociale (Dros) a été créé en 2003, pour mieux appréhender la complexité sociale de la région, avec une gestion confiée à la Caf des Bouches-du-Rhône.
Un comité de pilotage, associant l'État, le conseil régional, les conseils généraux et la Caf, se réunit une fois par an et permet de recueillir les attentes et les besoins des partenaires, de définir les orientations et le programme de travail annuel.
Outil d'aide à la décision, le Dros a pour vocation de fournir des éléments objectifs et fiables sur les phénomènes de pauvreté et de précarité, pour éclairer au mieux les institutions dans la définition et l'évaluation des politiques sociales.
Le Dros s'est vu confier deux missions principales :
• d'une part, apporter des éléments d'aide à la décision aux institutions et accompagner les acteurs de terrain dans leurs initiatives pour renforcer l'efficacité des politiques de solidarité et de maintien de la cohésion sociale ;
• d'autre part, animer une réflexion partenariale et favoriser la coordination de l'observation sociale afin de croiser le regard d'experts et d'acteurs de terrain, améliorer la lecture des phénomènes sociaux et mener une réflexion collective.
Élaboré chaque année depuis 2008, le baromètre social permet de disposer d'éléments objectifs, fiables et territorialisés et de croiser ces données avec les regards d'experts et d'acteurs de terrain, afin de rendre compte du caractère multidimensionnel de ces phénomènes.
b) La déconcentration des services en Loire-Atlantique
Depuis le 4 novembre 2013, six délégations, concentrant 70 % du personnel total du département, soit plus de trois mille agents, ont ouvert leurs portes aux habitants de Loire-Atlantique et incarnent une nouvelle organisation visant à garantir à tous des services publics de qualité.
Sur chaque bassin de vie, les délégations regroupent les services dédiés à la solidarité, l'aménagement et au développement local. Ainsi que le souligne Hervé Bocher 118 ( * ) , vice-président du conseil général délégué aux équilibres territoriaux et à l'action foncière, « ces délégations ont une pleine autonomie d'action au niveau des territoires qu'elles couvrent et témoignent d'une réelle volonté d'aller au plus près des citoyens et des différents interlocuteurs. »
Source : conseil général de Loire-Atlantique
C. AU NIVEAU COLLECTIF : PROMOUVOIR LA PARTICIPATION
Dans son rapport sur l'évaluation des politiques publiques de lutte contre la pauvreté 119 ( * ) , Geneviève Anthonioz-de Gaulle, alors présidente d'ATD Quart monde, constatait : « Ceux qui élaborent des politiques générales n'ont pas toujours une connaissance suffisante des réalités vécues par les personnes en situation de grande pauvreté. Ces politiques se révèlent, de ce fait, souvent inadaptées ou insuffisantes. »
L'un des constats de plus en plus souvent mis en avant pour expliquer l'efficacité limitée des nombreux dispositifs d'aide existant est que ceux-ci n'intègrent pas suffisamment les personnes directement concernées. D'où les multiples problèmes qui en résultent, notamment d'accès réel aux aides, de pertinence des aides par rapport aux besoins, voire d'effets plus pervers amenant ces dispositifs à se révéler, au final, contre-productifs.
L'un des enjeux essentiels pour contribuer à améliorer la lutte contre la pauvreté est de rechercher de nouvelles pistes permettant de combler les fossés séparant nos concitoyens les plus pauvres du reste de la société, les privant de l'accès à leurs droits, et donc de l'exercice de leur citoyenneté.
Prétendre aider quelqu'un sans lui demander son avis paraît absurde. C'est pourtant ce qui a longtemps prévalu dans le domaine de la pauvreté, comme dans bien d'autres d'ailleurs. On considérait alors que les personnes en situation précaire n'avaient pas le recul ou les moyens pour y trouver des solutions et que ceux qui la constataient, quand ils ne l'engendraient pas eux-mêmes, n'avaient guère d'autres préoccupations que de conserver leurs acquis et ne voyaient pas l'intérêt de s'y intéresser.
1. Les expériences pionnières
a) ATD Quart Monde
Le mouvement ATD Quart Monde a été créé en 1957 par le père Joseph Wresinski avec des familles vivant dans un camp de relogement à Noisy-le-Grand, en banlieue parisienne, sur la base d'une certitude qui ne cessera de l'animer : « La misère est l'oeuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire. »
Dès les années soixante, la participation est posée comme un principe fondateur. Pour ATD Quart Monde, reconnaître les personnes en situation de pauvreté comme des acteurs à part entière est le préalable de la lutte contre la misère et l'exclusion : ceux qui subissent cette situation doivent être les premiers acteurs de leur propre promotion.
ATD Quart Monde fut donc le pionnier de la participation en France, avec, notamment, la fondation des Universités populaires en 1971 et le « croisement des savoirs et des pratiques ».