CONCLUSION
DE M. JEAN-PIERRE RAFFARIN,
PRÉSIDENT
DE LA COMMISSION
Chine-USA : la guerre de la croissance est déclarée
Attention aux apparences. Le récent voyage du Président Xi Jinping aux États Unis s'est bien passé.
Cela avait été ainsi décidé par les Chinois... il y a plusieurs mois. Commencer par Seattle avec la visite des usines puis l'achat de 300 Boeings, c'était afficher l'apaisement dès le départ. La presse chinoise, dont le China Daily , avait préparé l'opinion à ce succès. Puis, sa présence soutenue à New York, à l'assemblée générale de l'ONU, a permis au Président Xi de prendre de la hauteur par rapport au bilatéral sino-américain. Au total, l'événement a été maitrisé.
Longtemps, la Chine a cherché à retarder toute forme de rivalité pour pouvoir poursuivre en paix son propre développement, son émergence. Aujourd'hui, c'est plus difficile : on constate que la Chine a plus de mal à rester discrète en économie plutôt qu'en diplomatie. Il faut dire qu'en diplomatie cet automne, on pouvait rester en deuxième ligne, Poutine et les autres ayant réservé les premiers rangs. Cette stratégie chinoise du « potentiel de situation », c'est à dire de la non-agression, reste en théorie la bonne, mais elle est quelque peu dépassée par les événements. On l'a noté à propos des cyberattaques, le silence peut être une réponse à la mauvaise foi, mais pas à la défiance. La Chine est de plus en plus interpellée. Elle est entrée, nécessairement, dans le grand match mondial.
La dynamique de Pékin ne peut plus s'afficher comme locale ou régionale. C'est aussi vrai pour les parades militaires que pour les variations monétaires. La Chine a repris sa place aux premiers rangs des nations du monde. Sa présence saute aux yeux. La puissance chinoise est mondiale, globale, même si « l'ambition asiatique » reste prioritaire.
Cette nouvelle donne apparaît au moment où le monde est en crise, une crise mondiale de la croissance. Le pays qui apportera de la croissance aux autres sera le nouveau leader. Ainsi, avec les USA, la bataille du leadership de la croissance est bien engagée.
La question est, alors, celle de la « nouvelle croissance » chinoise, sujet qui n'appartient plus seulement à la Chine, cette question est mondiale. Tout le monde est corrélé à la croissance chinoise.
Comme la communauté internationale lui a « demandé », la Chine change son modèle de développement, trop massif, trop quantitatif, trop menaçant pour la planète, selon les experts occidentaux. La Chine, qui n'aime pas être accusée, n'apprécie pas d'apparaître comme « le mouton noir » de l'environnement. Ainsi, elle s'est mise à la recherche d'une « nouvelle normalité » mondialement compatible. Signalons pour sourire que l'Occident, il y a peu, avait peur de la croissance accélérée et maintenant il craint la croissance ralentie ! Dès le XII e plan, le projet de croissance qualitative et inclusive a été fixé par les autorités chinoises comme prioritaire. Le constat avait été fait, la situation bien comprise, le modèle de ses dernières années n'était plus viable : pollution, surcapacité industrielle, dettes des entreprises, bulle boursière et immobilière, conscience populaire des enjeux, le changement est donc engagé. À la chinoise, rapidement !
Ce changement sera douloureux pour les Chinois et nombre de leurs partenaires. Il arrive dans une période où le monde va mal. Les réformes sont sévères : les dépenses publiques ont déjà été massivement réduites, de 20 % ces deux dernières années. Les pressions sur les entreprises publiques comme privées sont lourdes. La Sasac, l'agence qui gère les participations de l'État, va bouleverser des dizaines de milliers d'entreprises pour de meilleures performances. Les vieilles usines sont fermées pour pouvoir en ouvrir de nouvelles. C'est le prix des objectifs du « double centenaire » et notamment celui du doublement du revenu moyen d'ici 2020. La lutte contre la corruption et la modernisation du parti sont les leviers par lesquels le pouvoir cherche à conserver un soutien populaire malgré l'impact sévère des réformes. En Chine, aussi, la confiance est un paramètre de la gouvernance.
Parallèlement aux efforts de rigueur, des initiatives sont prises pour soutenir la croissance. L'intense stimulation de l'innovation et de la recherche, le soutien à la consommation, la promotion des investissements à l'étranger, la sinisation de l'économie autour de champions et de leurs marques, le lancement de projets fédérateurs et mobilisateurs (« One belt, one road », banque des BRICS,...), le rayonnement de la culture chinoise... sont des forces que les Chinois vont déployer pour soutenir la croissance, enjeu vital pour la Chine.
Vitale, la croissance chinoise, elle l'est, car c'est donc le nouveau terrain de la compétition Chine - USA. Le match est maintenant lancé. La stratégie de discrétion de la Chine n'est plus possible. Xi Jinping est devenu un leader mondial dont les déclarations et les manifestations sont observées par tous et partout. Son visage est connu dans le monde entier. Quand Shanghai manque d'oxygène, les bourses du monde entier s'essoufflent. Le dollar n'est plus le maître unique, l'internationalisation de la monnaie chinoise s'accélère. La banque des BRICS ou celle des infrastructures asiatiques (AIIB), avec plus de 70 pays partenaires, sont devenues des outils financiers mondiaux concurrents de ceux que les Américains étaient les seuls jusqu'ici à piloter (Banque mondiale, FMI,..).
La Chine conteste aussi la suprématie américaine dans le digital avec ses champions qui n'ont mis que quelques années pour atteindre la taille mondiale. L'e-commerce représente déjà en Chine 16 % du « retail ». Les investissements militaires s'ils sont en retard vis-à-vis des USA en stocks, affichent en revanche des flux de croissance impressionnants.
Même en ce qui concerne les modèles de gouvernance, les Chinois ne sont pas effrayés par les comparaisons internationales en termes d'efficacité et de stabilité... La campagne électorale américaine ne les convainc pas vraiment !
La Chine entend ainsi devenir d'ici à 10 ans une puissance globale capable de jouer les règles traditionnelles du jeu international, mais aussi de se permettre les initiatives que s'autorisent les Américains et les grandes puissances.
Au final, le vrai match se joue sur la croissance. Avec une perspective de long terme de 5/6 %, selon la Banque mondiale, la Chine tente de placer la barre de croissance à un niveau inaccessible pour l'Amérique. Là est pour la Chine le principal ressort de son attractivité. Tant que sa croissance sera leader dans le monde, la Chine attirera les entrepreneurs, leurs technologies, leurs marques et leurs projets. La cohésion sociale du pays dépend aussi des niveaux quantitatifs et qualitatifs de sa croissance. L'enjeu interne comme externe explique les multiples et diverses rumeurs que la croissance chinoise inspire.
La compétition est engagée sur tous les continents. Avec un sens poussé de l'intérêt national, les jeunes Chinois sont bien décidés à profiter du superbe cadeau offert par Barack Obama, un visa de 10 ans, pour apprendre outre-atlantique et, tels des Ulysse, revenir puissants à la maison. Alvin Toffler avait vu juste quand il annonçait aux Américains il y a plus de 10 ans : « La Chine est en nous ». Elle se disperse mais elle reste elle-même.
Connecté au monde, le soft power chinois sera celui de la croissance, celui de l'intelligence ajoutée. C'est en effet le pays où ce paramètre relève le plus, encore, de la puissance publique. Le pilotage de la croissance est encore politique en Asie alors, qu'à l'Ouest, les gouvernements ne sont souvent que spectateurs des flux économiques. Les plus velléitaires chez nous sont les commentateurs... du marché, voire des cycles qu'ils attendent.
Aussi, cette « guerre » avec l'Amérique ne se limitera pas à la confrontation des pouvoirs, des moyens et des institutions, elle laissera une part d'incertitude au marché. Un arbitre capricieux, mais pacifique. Alors si le match est lancé, irrémédiablement, le jeu restera ouvert mais asymétrique.
Cette tension ouvre des perspectives opérationnelles pour la France et l'Europe, pour peu qu'elles soient fidèles à leur tradition d'indépendance. Engagée sans retour possible dans son match avec l'Amérique, la Chine se refusera à réduire son influence à la « Chinamerica ». Des partenariats seront ouverts, des opportunités émergeront. Avec la Chine, les partenaires trouveront leur destin autour des valeurs de fiabilité et de diversité. La montée en puissance de la Chine forcera le monde à mieux maîtriser les équilibres. Dans ce monde multipolaire en création, le destin de l'Europe est d'assumer son indépendance mais sa culture occidentale ne doit pas oublier qu'elle est « un cap » à l'ouest de l'Asie.