COMPTE-RENDU DE L'AUDITION DE M. AHMET INSEL

Mercredi 15 juin 2016 - Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président.

La commission auditionne M. Ahmet Insel, économiste et politologue, sur la Turquie.

M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Monsieur Insel, soyez le bienvenu.

Le sujet dont vous venez nous parler aujourd'hui est pour nous très important, puisqu'il concerne la Turquie, dont vous êtes un spécialiste. Vous êtes économiste, politologue, vous avez dirigé le département d'économie de l'université francophone de Galatasaray et êtes vice-président de l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Vous êtes également l'un des animateurs d'une maison d'édition turque. Vous écrivez de nombreux articles sur la Turquie. Vous avez été promoteur d'une pétition d'intellectuels turcs demandant pardon pour le génocide arménien. Vous êtes très impliqué dans tous ces sujets et êtes donc un spectateur scientifique engagé.

Plusieurs sénateurs de notre commission préparant un rapport sur le sujet, nous voudrions connaître votre vision de l'évolution du régime turc et de ses relations avec l'Union européenne. Tout ceci est assez préoccupant dans un contexte de détérioration, parfois dépeint comme proche du chaos.

Je rappelle que cette audition est retransmise.

Vous avez la parole.

M. Ahmet Insel. - Merci, monsieur le président.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je vais tenter de vous indiquer quelques pistes de réflexion à partir de remarques très générales, afin de savoir pourquoi, d'une part, Tayyip Erdogan gagne toujours alors que, dans d'autres pays, plus d'un chef d'État ou plus d'un Premier ministre serait tombé, d'autre part ce qui explique la dérive autoritaire du régime. Au-delà de l'analyse psycho-politique de la personnalité de Tayyip Erdogan, je vais essayer de vous faire comprendre le fond sociologique et politique de cette dérive.

Tout d'abord, la dérive autoritaire que l'on constate en Turquie peut s'expliquer par des facteurs endogènes liés à la mouvance conservatrice, islamiste et nationaliste que l'on retrouve dans l'AKP. Il existe en outre des facteurs plus généraux qui dépassent le cadre de cette mouvance. Ce sont des facteurs exogènes, qui font partie de l'histoire de la société turque, que l'on retrouve également dans l'opposition.

Quels sont les facteurs propres à l'AKP ? Nous utilisons de plus en plus les termes d'autoritarisme démocratique, parfois même de « démocrature », c'est-à-dire un mélange d'autoritarisme exacerbé et de permanence des structures répondant à un minimum de démocratie. La participation électorale est très large, les élections sont libres, et aucune fraude significative ne dénature le résultat des élections, qui ont lieu régulièrement. 100 % des électeurs en âge de voter sont inscrits sur les listes électorales, et l'on enregistre 85 % à 87 % de participation, sans procuration ni vote par correspondance. C'est donc une mobilisation énorme de la population, qui tient beaucoup à ce vote.

Pourquoi les gens votent-ils massivement en faveur de l'AKP et de Tayyip Erdogan ? Tout d'abord, Tayyip Erdogan et son parti portent un projet de refondation civilisationnelle. Selon certains idéologues de l'AKP, la Turquie vit depuis un siècle une parenthèse de modernisation occidentaliste, et a perdu son identité et ses repères civilisationnels. Elle doit fermer la parenthèse et retrouver les fondements civilisationnels d'antan, avec des éléments d'un romantisme à la manière allemande remontant au XIXe siècle, idéologie qualifiée de « revivance » de l'ottomanisme, que soutenait l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoðlu.

Cette volonté de refondation civilisationnelle se manifeste d'abord par une réislamisation de la société turque, en grande majorité musulmane et pratiquante, qui vise à rendre les signes religieux plus visibles dans la vie publique.

Le grand projet que poursuit Tayyip Erdogan depuis trois ou quatre ans consiste à former et à éduquer une jeunesse pieuse et croyante, afin de combattre la déchéance morale de l'Occident.

L'AKP, avant d'être un parti islamiste, est un parti nationaliste, qui considère que l'islam traduit la supériorité de l'identité turque ottomane sur le reste du monde musulman. Cet islamisme est un islamisme de leadership, qui prétend représenter le monde musulman face à l'Occident et qui recourt à des images comme celle des croisades ou à ce genre de rhétorique. Ce nationalisme turc ne met pas l'accent sur la dimension ethnique, mais davantage sur la dimension culturelle historique et sur le passé turc ottoman qui a régné durant six siècles sur le monde de l'époque, et qui en a constitué la puissance dominante.

L'encerclement de Vienne par les Ottomans, qui a eu lieu à deux reprises, a laissé des traces des deux côtés : les Turcs pensent toujours que Vienne aurait dû tomber et que la Turquie aurait dû devenir la première puissance européenne, et les Européens sont persuadés que si Vienne était tombée, on aurait totalement changé de civilisation. Cette « angoisse de Vienne » travaille les deux anciens protagonistes. Je pense qu'il faudrait que la Turquie et les Européens oublient Vienne pour pouvoir trouver la paix.

La sociologie de la Turquie contemporaine, avec le problème kurde, constitue une équation insoluble pour Tayyip Erdogan. Il a essayé, il y a quelques années, de déclencher un processus de négociation avec le mouvement kurde pour pouvoir résoudre pacifiquement la question, ce qui était courageux de sa part, mais il s'est malheureusement rendu compte que la solution pacifique du problème kurde ne lui rapportait rien électoralement.

Les Kurdes, qui représentent à peu près 15 % de la population de Turquie, sont nombreux mais ne représentent que 20 millions de personnes. Ils ne pèsent donc pas d'un poids massif dans les décisions finales.

Les Kurdes conservateurs, qui votaient jusqu'à présent pour l'AKP, très heureux de la solution pacifique, se sont tournés vers le parti kurde qui siégeait à la table des négociations. Tayyip Erdogan, en résolvant le problème kurde, perdait donc ses électeurs kurdes.

Côté Turc, les nationalistes, qui votaient en faveur de l'AKP, ont fortement réagi et se sont tournés vers le parti d'extrême droite nationaliste.

C'est en grande partie ce qui explique que Tayyip Erdogan a perdu les élections de juin 2015.

Tayyip Erdogan est quelqu'un qui, comme beaucoup d'hommes politiques je suppose, dirige le pays à l'aide des sondages d'opinion hebdomadaires. La perte de perspective électorale a immédiatement entraîné l'arrêt des négociations. Il s'est rendu compte que la reprise d'une confrontation sur la question kurde ne le desservait pas face à la majorité des Turcs. Ce n'est donc pas simplement un comportement lié à l'aspect sanguinaire de Tayyip Erdogan, mais au fait que la majorité des Turcs, en Turquie, ont un problème vis-à-vis de la question kurde.

Tayyip Erdogan a donc dû résoudre l'équation suivante : continuer à intervenir dans sur le problème kurde en recourant à un affrontement violent et poursuivre la politique de répression intense tout en gagnant des voix, ou résoudre le problème kurde par la paix, passer dans l'Histoire, mais perdre les élections. Il a préféré rester au pouvoir coûte que coûte et s'est engagé dans la voie de l'autoritarisme, où la chute peut être très brutale pour les anciens autocrates. Il est donc dans une fuite en avant permanente.

Enfin, Tayyip Erdogan attise une confrontation confessionnelle au sein du monde musulman entre le sunnisme et l'alévisme, branche du chiisme anatolien. Son engagement sur la question syrienne n'était pas exempte de cette dimension confessionnelle, face à l'avancée des chiites en Syrie.

Tayyip Erdogan pratique un développement tous azimuts. Les économistes le critiquent beaucoup en disant qu'il construit partout des routes, des ponts, des ports, des aéroports, etc. - et des palais. L'économie turque est effectivement portée par la construction. C'est là une méthode keynésienne. En France, on dit que lorsque le bâtiment va, tout va. C'est une façon un peu ancienne de relancer la demande intérieure. La Turquie est un immense chantier qui peut, il est vrai, se justifier par le rattrapage des infrastructures. C'est ce qui explique aussi la popularité de Tayyip Erdogan, qui met en avant les services rendus à la population locale.

Enfin, Tayyip Erdogan a mis en place un régime hyperprésidentiel et voudrait réunir la totalité des pouvoirs entre les mains d'un homme, élu pour le moment, même si l'élection peut être remise en cause à long terme.

Il existe une demande d'autoritarisme par le bas dans la société turque. Tayyip Erdogan correspond à une tradition d'autoritarisme par le haut. Le kémalisme ancien se caractérisait déjà par un autoritarisme par le haut, qui ne correspondait pas tout à fait à la demande de la population.

La Turquie a vécu un autoritarisme par le haut, institutionnel - mode de vie occidentalisé, port de la cravate, changement d'alphabet, modernisation de la société. Aujourd'hui, on réislamise la société par le haut. L'autoritarisme par le haut continu donc à tout régir. Qu'il s'agisse de l'ancien régime ou de l'actuel, les modalités autoritaires sont restées les mêmes. Seule leur application a changé.

La modernité imposée autoritairement au pays par le haut a toujours rencontré une certaine résistance de la part de la partie majoritaire conservatrice et musulmane de la société. Aujourd'hui, la demande d'autoritarisme de la majorité des Turcs fait gagner des voix à Tayyip Erdogan.

Trois failles sociales majeures expliquent le chaos que vous avez évoqué.

Premièrement, il existe un affrontement violent principalement entre le PKK et le pouvoir. On recense en Turquie, depuis l'été dernier, 450 à 500 victimes du côté des forces de l'ordre, 200 à 300 civils et environ un millier de combattants du PKK. Ce bilan est celui d'une mini-guerre. En France, on a instauré l'état d'urgence pour un nombre de victimes du terrorisme bien moins élevé ! En Turquie, l'autoritarisme se trouve facilité par la violence et la terreur. Tayyip Erdogan, dans cet affrontement entre Kurdes et Turcs, est du côté des Turcs, qui représentent plus de 70 % de la population.

Le second affrontement est d'origine confessionnel et oppose les alévis aux sunnites. Les alévis demandent la reconnaissance de leur identité cultuelle et de leurs lieux de culte officiels.

Les sunnites le vivent comme l'ont vécu les chrétiens lors de la séparation de l'église entre catholiques et protestants. C'est pour eux un véritable schisme. Les alévis réagissent violemment et nous vivons donc une véritable guerre confessionnelle.

Enfin, il existe un affrontement majeur, qui dure depuis un siècle, entre deux modes de vie, deux organisations de la vie différentes. Le premier est le mode de vie occidental - égalité entre les hommes et les femmes, liberté vestimentaire, tolérance vis-à-vis de la consommation d'alcool, remise en cause du pouvoir religieux sur l'organisation de la vie sociale, promotion d'une éducation plus laïque, rationnelle et moderne. C'est ce que nous appelons le kémalisme historique, moderniste, qui est tourné vers l'Europe et l'Occident. Le second mode de vie est le mode de vie conservateur, musulman, nationaliste - même si l'autre tendance l'est également - qui a résisté au changement d'alphabet, à la libération sexuelle, à l'égalité entre les hommes et les femmes, au fait que les femmes puissent se libérer de plus en plus du joug des hommes, etc.

La confrontation oppose également le conservatisme que l'on retrouve dans les campagnes au modernisme de la ville. Tayyip Erdogan est du côté du conservatisme. 60 % à 65 % de la population en Turquie se déclare conservatrice. Tayyip Erdogan est donc à chaque fois du côté de la majorité et gagne régulièrement. Il n'a pas besoin de faire plus : mécaniquement, socialement, il représente la majorité dans les trois grandes confrontations sociales que vit la Turquie. En fait, ces trois confrontations génèrent une sorte de guerre civile et culturelle, à la manière du XIXe siècle en Allemagne. Cette « Kulturkampf », cette guerre culturelle fait que l'opposition est cantonnée à une minorité permanente.

Tout ceci explique le succès de Tayyip Erdogan, qui est à présent prisonnier de son autoritarisme. Plusieurs facteurs d'instabilité s'additionnent pour créer le chaos. Tayyip Erdogan essaye de se présenter comme un sauveur. Il a d'ailleurs dit, après les élections qu'il a perdues : « Vous avez choisi le chaos, vous l'aurez ! ». Le 1er novembre, une partie des électeurs a voté pour lui et pour sortir du chaos. Parmi les nombreux facteurs d'instabilité qui existent en Turquie, Tayyip Erdogan lui-même est le premier.

En utilisant la menace du chaos et en n'hésitant pas à le mettre en scène, il continue à recueillir le soutien de la moitié des électeurs environ, parce qu'il incarne la conjonction de deux autoritarismes ancrés dans l'histoire turque, l'autoritarisme populaire d'en bas et l'autoritarisme bureaucratique d'en haut.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup.

La parole est aux commissaires.

M. Claude Malhuret. - J'aimerais vous remercier pour la qualité de votre exposé et vous dire à quel point j'admire votre courage.

Nous étions il y a quelques semaines, avec Leila Aïchi, en Turquie. Nous y avons rencontré un certain nombre d'universitaires qui ont signé la pétition en faveur du Kurdistan, qui sont aujourd'hui chassés de leur poste, poursuivis, menacés. Vous faites partie des signataires. Nous avons compris les méthodes utilisées par le pouvoir turc vis-à-vis des universitaires et des journalistes.

Vous utilisez souvent le mot de « démocrature », à mi-chemin entre démocratie et dictature. C'est un débat sémantique dans lequel je ne veux pas entrer. Je pense quant à moi qu'on est plutôt du côté de la dictature que de la démocratie.

Le plus important est la réversibilité. Or, le changement de Constitution, la levée de l'immunité des parlementaires du HDP, qui va permettre à l'AKP de trouver une majorité pour changer ce qu'il veut et le fait que ces parlementaires vont probablement se retrouver condamnés, emprisonnés ou, pour certains, assimilés aux terroristes, sont le fait d'une véritable dictature. Partagez-vous mon sentiment sur le risque d'irréversibilité que présente le processus ?

En second lieu, une refondation civilisationnelle signifie une refondation des relations avec l'Europe. Quel est votre sentiment par rapport aux très longues et très anciennes négociations sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, à laquelle plus personne ne croit ? Faut-il continuer à discuter alors que tout le monde sait que cela ne mènera nulle part, d'autant qu'un référendum est prévu à la fin du processus et que l'on proposera aux Turcs, au prix d'une crise diplomatique, un partenariat privilégié ?

Côté turc, je me pose la même question. Vous avez parlé de réislamisation. Le néo-ottomanisme, c'est à la fois l'éloignement de l'Europe et le rapprochement avec le Proche-Orient et le monde musulman. Ces discussions continuent-elles du côté turc ? Y a-t-il une volonté - que l'on sent d'ailleurs assez mal dans les déclarations de Tayyip Erdogan - de continuer à jouer sur les deux tableaux, en cherchant à se rapprocher de l'Europe et, en même temps, du Proche-Orient ? On a l'impression que c'est en train de basculer : est-ce votre sentiment ou se situe-t-on entre deux eaux ?

S'agissant du problème kurde, aujourd'hui, pour Tayyip Erdogan, tout le monde est terroriste, jusqu'aux députés du HDP. Il existe en fait trois entités kurdes, le PKK, le HDP, et le PYD, en Syrie. Ceci nous amène à évoquer le problème syrien. La France et la Turquie sont dans l'OTAN. La plupart des alliés de l'OTAN soutiennent le PYD en Syrie, alors qu'il est l'ennemi juré de la Turquie. Quels sont les rapports entre le PKK, le HDP et le PYD ? Quelles sont les différences, qui sont difficiles à apprécier pour nous ? Comment voyez-vous évoluer la question kurde, à partir du moment où le PYD avance en Syrie et pourrait fort bien contrôler la partie Nord de ce pays d'ici quelque temps ?

M. Robert del Picchia. - L'ancien président de la république de Turquie, M. Gül, me laissait entendre que l'entrée de son pays dans l'Europe était une très bonne chose pour le peuple turc parce que cela fait avancer l'économie, mais que les Turcs eux-mêmes n'accepteront pas les conditions du contrat. Ce ne sont donc pas les Européens qui demanderont un accord particulier, mais les Turcs, et on le leur accordera bien entendu.

Cependant, la culture occidentale existe toujours en Turquie, où l'on compte des lycées comme Galatasaray ou des universités. J'ai visité une université privée gratuite, financée par des groupes bancaires. Cette université comptait, il y a deux ou trois ans, deux mille étudiants et était dotée d'un campus fantastique...

M. Ahmet Insel. - Elle en compte aujourd'hui trois mille !

M. Robert del Picchia . - L'occidentalisation du pays continue donc à être très présente.

Par ailleurs, vous n'avez pas parlé de l'armée, qui est très importante en Turquie. Elle a pris le pouvoir quand elle a estimé que les politiques n'étaient pas à la hauteur et l'a rendu à plusieurs reprises. L'armée a joué le rôle d'ascenseur social pendant longtemps en Turquie. Est-ce encore le cas ?

M. Jeanny Lorgeoux. - La faille sociale que vous avez identifiée - kémalistes, pro-occidentaux, laïques face au monde conservateur islamiste - recoupe-t-elle la faille entre la Turquie des villes et la Turquie rurale, ou cette distinction sociologique n'a-t-elle pas lieu d'être ?

Mme Josette Durrieu. - Je voudrais saluer votre courage ainsi que votre exposé remarquable.

Je crois bien connaître la Turquie, que j'ai labourée pendant cinq ans au titre du Conseil de l'Europe. Oui, on vote, en Turquie ! J'ai observé toutes les élections depuis 2006. Tout est toujours relatif, même dans nos pays. Oui, il y a un solide fondement de la pratique démocratique !

La Turquie, vous l'avez dit, est enfermée dans une dualité, entre la force du régime ottoman et sa culture kémaliste, qui est le ciment de ce pays qui conserve un grand sens de la démocratie. C'est pourquoi Tayyip Erdogan aura du mal à imposer la réforme du régime, même si sa force est de toujours finir par s'en sortir en ayant le droit pour lui.

En ce qui concerne les Kurdes, Tayyip Erdogan avait verrouillé la négociation. Tous les partis étaient représentés à parts égales afin de modifier la Constitution, et il fallait des réponses consensuelles impossibles à trouver. Je me suis demandé pourquoi il n'était pas allé jusqu'au bout, et je me suis fait la remarque que cela exploserait un jour sous ses pieds. C'est ce qui se passe à présent !

Quant à l'AKP, elle est bien plus diverse que vous ne l'avez dit. Vous n'avez pas insisté sur la faiblesse de l'opposition kémaliste, qui ne bouge pas. Vous avez raison de dire que les Kurdes ne sont même pas capables de s'emparer du problème. Toutefois, le parti kurde draine une partie de l'électorat de l'AKP. Qu'en est-il de tout cela ?

Enfin, s'agissant de l'hyper présidentialisation du régime, le peuple n'en veut pas !

Mme Hélène Conway-Mouret. - Je vous remercie pour votre présentation et je m'associe à mes collègues pour saluer vos actes de résistance pour préserver quelques pans de démocratie dans la « démocrature » que vous avez décrite.

Un récent remaniement ministériel a écarté l'un des artisans de l'AKP, Ahmet Davutoðlu, et j'aimerais savoir si, pour vous, ceci constitue une accélération de la présidentialisation du régime. Quelles sont les ambitions réelles du président Tayyip Erdogan ? Vous avez parlé de sondages et de quelqu'un qui adapte sa politique au gré des mouvements de population, mais a-t-il un but ou des objectifs clairs ?

Par ailleurs, je voudrais inverser les termes du débat et vous demander ce que la Turquie apporte à l'Europe. Nous avons en effet trop tendance à nous demander ce que l'Europe peut apporter à la Turquie et pourquoi la Turquie veut rejoindre l'Union européenne.

Mme Leila Aïchi. - Je m'associe à mes collègues pour saluer votre courage. En Turquie, avec Claude Malhuret, nous avons en effet rencontré beaucoup d'opposants qui vivent une situation extrêmement difficile.

Vous avez longuement parlé du chaos. Jusqu'où peut-il aller selon vous, et en quoi la guerre en Syrie peut-elle déstabiliser la Turquie ?

Concernant l'accord entre l'Union Européenne et la Turquie, dans l'hypothèse d'un échec, jusqu'où Tayyip Erdogan serait-il selon vous capable d'aller ?

M. Jean-Marie Bockel. - Je voudrais revenir sur les négociations avec les Kurdes que vous avez évoquées. Il se disait à l'époque que c'est au lendemain des élections législatives - qui se sont mal passées pour Tayyip Erdogan - que les accords auraient pu se conclure.

Cela n'a pas été le cas pour les raisons évoquées, mais le risque politique était limité par le fait que la démarche, déjà très engagée, devait être finalisée au lendemain de l'échéance, permettant à Tayyip Erdogan de rebondir et de percevoir les dividendes de la paix.

Cet aspect-là existe toujours. Des élections, il y en a régulièrement. Avez-vous le sentiment que, dans son esprit, et pour les raisons que vous avez dites, il a durablement abandonné la partie, ou l'idée d'entrer dans l'Histoire peut-elle resurgir - car il est assez mégalomane pour cela ?

M. Michel Billout. - Je suis rapporteur d'une mission d'information sur l'accord entre l'Union européenne et la Turquie.

Cet arrangement conclu au mois de mars de façon caricaturale a eu pour principal effet, dans les jours qui ont suivi sa conclusion, de stopper la vague de migration, ce qui a bien démontré la capacité des forces de sécurité turque d'ouvrir ou de fermer le robinet de l'immigration et d'agir plus ou moins efficacement vis-à-vis des réseaux de passeurs.

Cet accord a en outre été concédé avec de très lourdes contreparties demandées à l'Union européenne, celle-ci se trouvant elle-même en difficulté, notamment au sujet de la problématique des visas, qui constitue aujourd'hui sans doute la contrepartie la plus importante pour Tayyip Erdogan. Les fameuses soixante-douze conditions sont en grande partie remplies, mais les dernières sont essentielles, notamment en matière de loi sur le terrorisme.

Que pensez-vous du contenu de l'accord ? Croyez-vous que l'Union européenne a eu raison de s'engager dans ce type d'arrangement, au risque de voir se détériorer les relations entre l'Union européenne et la Turquie ? Avez-vous le sentiment, ainsi que vous l'a demandé Leila Aïchi, que cet accord a des chances de durer, sachant que nous avons relevé une différence d'appréciation entre Tayyip Erdogan et son ex-Premier ministre Ahmet Davutoðlu à ce sujet ?

Mme Christiane Kammermann. - Comme mes collègues, je vous félicite aussi, car vous le méritez.

Comment le peuple turc ressent-il la présence de nombreux réfugiés syriens dans les camps et dans le pays ? Que vont-ils en faire avec le temps ? Quels sont les projets ?

Cela va durer : j'ai visité de nombreux camps et j'ai été très touchée par l'impression carcérale qui s'en dégage. J'ai été très impressionnée par les barbelés qui les entourent. J'ai demandé la raison de leur présence au préfet qui m'accompagnait avec l'ambassadeur de France en Turquie, arguant du fait qu'il s'agissait de réfugiés et non de prisonniers. Le préfet m'a répondu que si l'on ne pratiquait pas ainsi, la Turquie serait un second Liban !

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous avez la parole.

M. Ahmet Insel. - M. Billout a fait remarquer qu'à partir du moment où l'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a été signé, le 18 mars, les vagues d'immigration clandestine en provenance des côtes turques vers les îles grecques se sont arrêtées brutalement.

Est-ce parce que les forces de l'ordre turques ont mis un certain holà à l'activité des passeurs clandestins ? Oui, en partie, mais la mesure la plus efficace réside dans le changement d'accueil en Grèce. Jusque-là, les migrants arrivés dans les différentes îles obtenaient immédiatement un laissez-passer et se dirigeaient ensuite directement vers le Pirée pour rejoindre les routes de Macédoine.

Dans la perspective d'un refoulement vers la Turquie, tous les migrants, à partir de cette date, ont déposé leur demande d'asile politique en Grèce. Cela signifiait pour eux qu'ils couraient le risque de rester des mois voire des années en Grèce, ce qui n'est pas leur objectif.

L'été dernier, j'ai traversé avec des migrants de Turquie vers Lesbos, pour voir comment les choses se passaient. Jusqu'à l'été dernier, les migrants arrivaient dans le cadre d'un accueil général et restaient trois ou quatre jours à Lesbos avant de prendre le bateau. Aujourd'hui, ils doivent être enregistrés dans les hotspots qui se trouvent dans quatre îles différentes. La plupart se rendent compte qu'ils sont condamnés à rester là des mois et des mois, le temps que leur dossier soit étudié.

Rester en Turquie dans l'attente d'une solution d'accès directe vers l'Europe devient plus intéressant. L'efficacité principale réside donc dans le changement de situation administrative de ces réfugiés en Grèce, notamment syriens.

Le contrôle par la police a donc des limites. Les côtes sont très larges - des centaines de kilomètres - et les îles très proches. La Turquie pourrait être évidemment plus efficace, d'autant que Tayyip Erdogan assume ouvertement la responsabilité de ce laxisme, ce qui signifie bien qu'il en a le contrôle.

Je pense que l'accord a été efficace sur cet aspect, mais non globalement. On compte déjà un million de réfugiés syriens en Allemagne et en Suède. Tous les réfugiés syriens que j'ai vus en Turquie qui attendent de partir en Europe à plus ou moins long terme ont un ami, un voisin, un proche parent, déjà installé.

En sociologie de l'immigration, on appelle cela les facteurs d'attraction. Ces facteurs d'attraction sont très importants. Ils ne vont pas n'importe où : j'ai dit à l'immense majorité des réfugiés que j'ai rencontrés qu'il existait des accueils en France. Ils ne veulent pas y venir, pas plus qu'en Espagne ou en Italie. Ils sont obnubilés par l'endroit où ils sont sûrs d'être accueillis par des proches. C'est un phénomène de grappes. C'est un problème allemand, autrichien, suédois, mais pas principalement européen.

Finalement, Tayyip Erdogan est gagnant sur tous les plans. Le rapport de la Commission européenne en date du 4 mai sur la réalisation des soixante-cinq conditions sur soixante-douze est quelque peu hypocrite, beaucoup étant seulement remplies sur le papier et non dans les faits.

Supposons que l'Union européenne donne son feu vert, que l'accord entre en application et que l'Union européenne accepte la suppression des visas à partir d'octobre. Beaucoup de pays résisteront, principalement la France et l'Autriche, et vont essayer de trouver des astuces pour demander des exceptions. Je vois difficilement la France accepter la suppression des visas six mois avant les élections présidentielles. Cela va servir Tayyip Erdogan, qui va dénoncer l'hypocrisie des Européens, alors qu'il apparaîtra quant à lui fier et droit dans ses bottes.

Si l'accord n'a pas lieu, cela n'a pas tellement de conséquences, les visas ne concernant que 15 % de la population turque. Qui va être pénalisé ? La majorité des Turcs qui partent à l'étranger ne sont pas des électeurs de l'AKP, mais des modernistes laïques. Ce sont eux qui subissent la pression des visas.

Dans les deux cas, Tayyip Erdogan est donc gagnant. C'est là le piège qu'il a installé : il a évincé Ahmet Davutoðlu et peut, en cas d'échec, le charger de toutes les responsabilités.

Il est vrai qu'Ahmet Davutoðlu résistait un peu à Tayyip Erdogan, en particulier au sujet de l'accélération en matière de changement constitutionnel. Ahmet Davutoðlu n'est pas pour le régime présidentiel - pas plus d'ailleurs qu'Abdullah Gül. Il y a dans l'AKP une vraie résistance à l'hyper présidentialisation du régime, ce qui fait enrager de plus en plus Tayyip Erdogan.

L'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a eu une troisième conséquence grave pour l'image de la démocratie, en particulier le fait que l'on puisse négocier un droit imprescriptible. On peut discuter de la qualité des autres ressortissants, mais je pense qu'il est impossible de remettre en cause la sincérité de la démarche des Syriens. Ils sont devenus l'objet d'un immense chantage entre la Turquie et l'Union européenne. Je travaille beaucoup avec des associations de droits de l'homme : l'image de l'Union européenne a été ébréchée par le discours général qui a été tenu. Nous sommes d'abord une zone basée sur les principes démocratiques imprescriptibles en matière de droits de l'homme. Il y a malheureusement eu à ce sujet une énorme perte de crédibilité.

On dénombre 2,5 millions de réfugiés en Turquie. C'est beaucoup. La Turquie, qui compte 78 millions d'habitants, a une capacité d'absorption bien plus grande que le Liban ou la Jordanie. Ces réfugiés se partagent en trois catégories : environ 300 000 d'entre eux se répartissent sont le long de la frontière syrienne, dans des camps qui sont tenus d'une manière militaire par une administration centrale.

Les conditions de séjour sont très correctes. Il est vrai que la Turquie a organisé des conditions que les gens du HCR trouvent remarquables sur le plan sanitaire, de l'organisation, de l'éducation, mais aussi très militaires, et ce pour deux raisons. On a reproché à la Turquie de laisser les combattants djihadistes utiliser ces camps comme bases arrières. Depuis, les sorties sont beaucoup plus contrôlées. Toutefois, l'immense majorité ne se trouve pas dans les camps : plus de 2 millions se débrouillent en effet par leurs propres moyens. Ils ont tous droit à l'accès aux soins primaires et à l'éducation, ainsi qu'aux aides municipales quand ils en ont vraiment besoin. C'est là un vrai problème.

Pour l'instant, la société a bien accueilli les réfugiés par rapport à ce choc démographique. Nous n'avons heureusement pas connu beaucoup de heurts racistes ou xénophobes - peut-être parce que les réfugiés sont en grande partie musulmans, comme la population. Je ne suis pas sûr que s'ils avaient tous été chrétiens, cela aurait été la même chose.

En revanche, une partie de ces réfugiés va définitivement rester en Turquie. On estime à environ 500 000, voire un million le nombre de réfugiés qui resteront en Turquie. Quoi que fasse l'Union européenne, même si elle installe des barrières en acier de cinq mètres de haut sur toute la frontière, ils creuseront ou apprendront à voler pour pouvoir arriver en Europe.

L'Allemagne a, de ce point de vue, une position hypocrite : elle n'est pas contre leur arrivée, mais pour une arrivée étalée dans le temps et organisée. Tout l'enjeu est de les maintenir quelques années en Turquie, même au prix d'une décrédibilisation politique.

La question kurde est évidemment la plus importante. Imaginez une société où l'on déplore plus de trois mille morts depuis six ou sept mois, et où les attentats ont tué des centaines de personnes depuis l'été dernier. Le Gouvernement réagit très violemment afin de réprimer une insurrection qui ne dit pas son nom, et rase certains quartiers en déplaçant 350 000 à 400 000 personnes. Il impose l'état de siège dans certains quartiers kurdes et un couvre-feu permanent durant des semaines.

Le problème vient du fait que le nationalisme turc n'est pas moins faible que le nationalisme kurde. Tayyip Erdogan arrive donc à mobiliser la fibre nationaliste. C'est à ce niveau qu'est intervenue la décision honteuse du parti républicain du peuple, le CHP, social-démocrate, membre de l'opposition et de l'Internationale socialiste, de donner consigne de voter en faveur de la suspension des immunités parlementaires afin que l'AKP ne puisse l'accuser de soutenir les terroristes.

La base du CHP n'est donc pas très claire sur la question kurde, et demeure sensible à l'accusation de soutien au terrorisme.

La revendication d'égalité citoyenne des Kurdes n'est pas simple. En France, les Corses ont également réclamé d'être reconnus comme un peuple à part entière par rapport à la nation française. Les majorités n'acceptent pas facilement ce genre de choses.

Dans le cas de la Turquie, l'angoisse provient également de Syrie. Depuis que le facteur kurde a surgi en Syrie, alors qu'il n'existait pas jusqu'en 2011, les militaires, les bureaucrates, les nationalistes turcs, de droite comme de gauche, ont surtout peur - à mon avis à tort - de la création d'entités politiques autonomes territoriales kurdes reconnues internationalement, à l'image de ce qui s'est passé en Irak du Nord. Les frontières avec les entités turques au Sud représentent environ 1300 km. Or, la Turquie abrite la plus grande diaspora kurde. On compte environ 40 millions de Kurdes dans le monde. En Turquie, ils sont entre 15 et 20 millions, contre 5 millions en Irak et 2 millions en Syrie.

Le centre de gravité démographique des Kurdes est en Turquie. Si l'on crée une immense zone kurde plus ou moins reconnue politiquement et internationalement, les nationalistes craignent que les Kurdes de Turquie n'aient tendance à s'installer au Sud.

L'Union européenne, de ce point de vue, offrait une occasion extraordinaire d'entraîner les Turques et les Kurdes de Turquie dans une dynamique de démocratisation tournée vers l'Union européenne. Le tropisme des Kurdes se serait alors manifesté différemment - mais nous avons raté le coche !

Les Turcs n'ont pas totalement tort d'avoir peur, mais les solutions qu'ils préconisent pour conjurer cette peur ne font qu'aggraver la situation et accélérer les choses. Il s'agit là dans d'un véritable cercle vicieux.

J'ai évoqué la fermeture d'une parenthèse. Le mouvement islamiste de l'AKP refuse l'occidentalisation par le haut depuis toujours. J'ai parlé de « Kulturkampf », de guerre culturelle. Nous la vivons depuis un siècle. Jusque-là, le pouvoir était du côté des occidentalistes. Même s'ils étaient minoritaires dans la population, ils contrôlaient l'État, surtout grâce au soutien de l'armée. L'armée a perdu la partie du fait des moyens juridiques exécrables utilisés par le groupe güleniste, mais elle a aussi perdu la partie parce qu'elle s'est trop immiscée dans la vie politique et s'est décrédibilisée.

De l'autre côté, il existe une autre minorité en Turquie, qui représente 30 % à 35 % de la population et aspire à un mode de vie occidental et aux acquis du kémalisme. C'est en ce sens que je parle de guerre civile culturelle. En Turquie, on peut vivre à l'occidentale dans les grandes villes, mais aussi à l'orientale ailleurs. La Turquie fait coexister trois images très différentes. C'est pourquoi elle ne constitue pas tout à fait une société et que les citoyens turcs ne se font pas confiance mutuellement.

Un sondage du Pew Research Center démontre que 11 % des Turcs font confiance à leurs ressortissants. Cela ne représente pas une société très solide mais une société qui a peur d'elle-même et de la violence interne.

Ceci entraîne une certaine résistance. Ainsi, depuis deux semaines, trente-cinq à quarante lycées d'élite publient des manifestes contre le « réactionnarisme » culturel de Tayyip Erdogan - même s'il s'agit là d'un barbarisme - et l'introduction de cours religieux à l'école, etc.

Une certaine résistance se met donc en place. C'est pourquoi je ne suis pas totalement pessimiste quant à l'avenir. Évidemment, Tayyip Erdogan dispose désormais de tous les pouvoirs. Il contrôle la justice, va probablement changer le statut de la Cour de cassation et du Conseil d'État, réduire le nombre de juges et faire nommer des personnes très proches du pouvoir. Il contrôle déjà la justice, ayant écarté les juges gülenistes, dont les pratiques demeurent.

En outre, Tayyip Erdogan a la haute main sur les administrations dans leur totalité. Quatorze ans de pouvoir ont suffi pour créer un État à la botte de l'AKP, dans un pays où les institutions sont autoritaires.

Tayyip Erdogan contrôle aussi la plus grande partie des universités et des médias. Les journaux ne comptent guère. La majorité de la population s'informe grâce à la télévision, qui est l'enjeu principal. Il contrôle surtout les télévisions. Seule la presse écrite arrive encore à résister. C'est là que Tayyip Erdogan est très fort.

La suppression de l'immunité parlementaire des députés, qui vise essentiellement les députés du parti démocratique du peuple, va aggraver les choses. Tayyip Erdogan veut criminaliser ces derniers.

Enfin, le mouvement kurde, en général, comprend le PKK, le HDP et certaines associations. Il n'existe pas de liens organiques entre le HDP et le PKK. Il peut certes y avoir des influences. De l'autre côté, le PYD est une émanation du PKK qui s'autonomise. Quoi qu'il en soit, les Kurdes de Syrie ne peuvent réclamer une hégémonie démographique politique, comme en Irak, et sont obligés de faire avec les autres composantes de la population, quoi qu'il arrive.

Le PKK conserve beaucoup de séquelles des années 1970, du discours et de l'univers marxiste-léniniste qui prône la violence et la lutte armée. Ce ne sont pas non plus des démocrates, mais ils sont très à cheval, dans une société extrêmement patriarcale, sur le sujet de la libération des femmes. Si, en Turquie, on a réalisé une véritable avancée en matière d'égalité entre les hommes et les femmes dans l'espace politique, c'est bien au mouvement kurde qu'on le doit.

Je pense qu'il existe une résistance pacifique en Turquie. Le parti d'opposition principal, le CHP, s'est inscrit malgré lui dans une logique confessionnelle. La majorité des alévis votent pour le CHP, mais ne représentent que 15 % de la population. Les sunnites considèrent de fait le parti kémaliste comme le parti des alévis, et ne s'approchent pas trop de lui. Les Kurdes, quant à eux, refusent totalement de regarder du côté du CHP. Le principal parti d'opposition est donc quasiment exclu des deux grands affrontements sociaux que connaît la Turquie et demeure cantonné au suivisme.

Cela peut-il changer ? Le HDP était porteur de cette potentialité. Tayyip Erdogan a bien vu le danger. Le projet de suppression de l'immunité parlementaire vise cinquante-six parlementaires de ce parti sur cinquante-neuf.

Pour Tayyip Erdogan, le danger principal vient de la création de cette opposition qui ne se cantonne pas simplement à la question kurde ou à la question des alévis, qui est véritablement démocrate et qui s'affranchit du nationalisme. Au moment des élections du 7 juin 2015, Tayyip Erdoðan n'a pas pris la parole durant trois jours. Le HDP, en arrivant à 13 % des voix, avait raflé 80 sièges et lui avait fait perdre la majorité parlementaire. On a alors vu Tayyip Erdogan disparaître trois jours, avant de réapparaître pour organiser de nouvelles élections.

Oui, il existe un risque d'irréversibilité après les élections. Les élections se passent correctement, mais la campagne électorale n'est pas égalitaire. L'instauration d'un seuil minimum de 10 % des suffrages crée énormément de problèmes dans la vie politique. Si l'AKP reste en un seul bloc, c'est aussi à cause de ce seuil : si une minorité quitte l'AKP, le parti n'est pas sûr d'atteindre 10 % des voix aux prochaines élections.

La date des dernières élections anticipées avait été fixée au 1er novembre, au moment d'un pont. En France, en cas d'élections anticipées, sans possibilité de vote par procuration ou par correspondance, on s'attend à ce que le taux de participation baisse significativement. En Turquie, le 1er novembre dernier, le taux de participation a augmenté de trois points par rapport au 1er juin. Les gens ont renoncé à leur week-end prolongé. La vie politique et les élections sont vécues comme la continuité de la guerre civile. Tout le monde veut participer et tout le monde est mobilisé. Il est difficile de tricher.

Cependant, une participation aussi importante n'est pas très saine, la vie politique étant hyperpolitisée et les positions plus passionnelles que rationnelles, où chacun défend son camp. C'est ce qui permet à Tayyip Erdogan d'intervenir en brandissant la menace du chaos, du terrorisme et du retour au pouvoir des anciennes élites qui, selon lui, feront fermer les moquées, interdiront les écoles d'imams et de prédicateurs, le port du foulard à l'université, etc. Malheureusement, cette menace fonctionne.

Cette passionnalisation des élections est à la fois une faiblesse et une force, la victoire devant être sanctionnée par les urnes. On peut en effet toujours tenter de convaincre certains électeurs de l'AKP de changer d'avis ou de quitter le parti, certains étant peu satisfaits de la dimension psychopathologique du pouvoir exercé par Tayyip Erdogan.

M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Merci beaucoup de ce passionnant exposé qui nous a apporté un certain nombre d'informations, mais qui a aussi provoqué quelques inquiétudes. La stratégie politique consistant à se placer systématiquement dans des situations favorables est à méditer. C'est une belle leçon pour tous ceux qui ont des ambitions ! En France, on pourrait appeler cela l'art du « culbuto » !

Les trois communautés, les trois clivages que vous avez décrits, dans la laïcité turque, sont extraordinairement intéressants sur le plan du mécanisme politique, même si l'on peut douter de l'esprit démocratique de celui-ci.

On vous a félicité pour votre engagement, on peut aussi le faire pour la clarté de votre pensée.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page