II. LES RÉPARATIONS CONSÉCUTIVES À LA LIBÉRATION, UN PROCESSUS TROP INCOMPLET

On peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles, malgré les mesures de réparation prévues après le Libération, il est apparu justifié d'instituer une nouvelle procédure visant le même objectif près de 45 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale.

La réponse tient dans l'incomplétude des réparations alors mises en oeuvre , tant en France que, plus tardivement, de la part de l'Allemagne, qui ont laissé inabouti l'accomplissement du devoir minimal de justice, la restauration des spoliés dans leurs droits, envers les victimes des spoliations.

Cet échec n'a pas été total et il n'a pas eu le même poids dans tous les domaines de la spoliation, mais, soit que les affres subies par les victimes aient alors constitué un obstacle mal mesuré, soit que les circuits de réparation n'aient pas été dessiné comme il l'aurait fallu, force est de constater que la période de la Libération avait laissé en héritage une dette de réparation qu'il était impératif de reconnaître.

Il n'appartient pas au présent rapport de dessiner avec exhaustivité les contours de cette dette . Au demeurant, et c'est un constat majeur des analyses auxquelles a procédé votre rapporteur spécial à partir de la littérature existante et des témoignages recueillis auprès des personnes auditionnées, ceux-ci demeurent incertains . Et ce constat lancinant appelle, à l'évidence, des analyses et recherches complémentaires.

Elles sont indispensables pour le pilotage de la politique de réparation. Pour user d'une métaphore empruntée à la navigation aérienne, si, avec la mission Mattéoli on a pu passer d'une navigation à vue à un pilotage aux instruments, on n'a pas suivi, en la matière, les avancées ultérieures de la technologie.

À cet égard, le rappel par Mme Claire Andrieu 32 ( * ) d'une estimation des biens en déshérence pouvant se monter à quelque 351 millions d'euros à l'aube des années 2000 constitue une borne utile, mais elle ne peut être considérée comme définitive. En effet, elle se base sur des appréciations des assiettes de la spoliation, mais aussi des réparations, entourées de très fortes incertitudes, alimentées, notamment par le constat que certains objets des spoliations et certaines de leurs modalités n'ont jamais été pleinement pris en compte. Enfin, des défaillances pouvant avoir caractérisé certaines voies de réparation sont apparues depuis les travaux de la mission Mattéoli avec plus de netteté.

L'étendue des spoliations, encore insuffisamment connue comme il a été indiqué, suggère que des pans importants ont été négligés dans les processus de réparation mis en oeuvre, mais aussi dans l'analyse de ces derniers.

Par exemple, pour ce qui concerne le mieux connu, les réparations apportées aux spoliations financières et celles qui ont porté sur certaines oeuvres d'art et de culture, le panorama ressort comme particulièrement contrasté : plutôt satisfaisant pour certains actifs financiers, mais pas pour tous, critiquable sur un grand nombre de points pour les oeuvres d'art et de culture.

La réparation des spoliations, une préoccupation de principe très tôt exprimée, une déclinaison pratique immédiatement confrontée à des limites, la déclaration d'avril 1941 et l'ordonnance du 9 août 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine

Les spoliations ont été très rapidement envisagées et le principe de réparation tout autant.

Mais, dès Paris libéré, la déclinaison pratique des fermes principes réaffirmés avec constance au cours du conflit mondial s'est annoncée sous des auspices plus complexes, ce dont ont pu témoigner les conditions dans lesquelles a vu le jour l'ordonnance du 9 août 1944, dont il n'est pas nécessaire de rappeler qu'elle ne traitait pas exclusivement le problème de la réparation des préjudices liés aux spoliations.

C'est ainsi très tôt que les bases juridiques de la restitution ont pu faire l'objet de débats pouvant conduire à des interprétations aboutissant à limiter la portée du principe sur lequel elle s'est appuyée.

C'est dès le mois d'avril 1941, sur les ondes de la BBC, que le principe de la restitution des biens spoliés a été affirmé . Ce principe a été constamment rappelé par les Alliés et le Comité français de libération nationale a, en novembre 1943, adopté une ordonnance sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi ou sous son contrôle . Le recours au concept juridique de nullité tendait à déclarer nuls et non avenus les transferts de propriété consécutifs aux actes de spoliation, instituant ainsi un régime de présomption irréfragable d'absence de « vie juridique » des objets spoliés, susceptible de s'accompagner de la dévolution d'effets de droit portant sur ces objets. Retour donc à la situation ex ante (avant spoliation) pour les biens spoliés.

Pourtant, la portée pratique de cette déclaration de nullité a été rapidement nuancée par l'effet de l'exposé des motifs de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, et par ses dispositions mêmes.

Quant à l'exposé des motifs, celui-ci apportait d'emblée une nuance au principe de nullité en indiquant que « des considérations d'intérêt pratique conduisent à éviter de revenir sans transition aux règles de droit en vigueur à la date susdite du 16 juin 1940 et à observer dans ce but soit une période transitoire comportant le maintien provisoire de certains effets de droit, soit même la validation définitive de certaines situations acquises dont le renversement apporterait au pays un trouble plus considérable que leur confirmation » .

Quant au texte même de l'ordonnance, si son article 12 prononce en son premier alinéa la nullité de tous les actes publics (sur toute la hiérarchie des normes) intervenus depuis le 16 juin 1940, il est aussitôt précisé (alinéa 2) que cette nullité doit être expressément constatée. L'article suivant (article 3 de l'ordonnance) semble dans ce contexte lever toute incertitude en déclarant expressément constatée la nullité des (actes) « qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif » .

Encore faut-il observer que l'annulation rétroactive ainsi consacrée portait sur des dispositifs de droit public , les seuls visés par l'ordonnance, ce qui pouvait laisser pendants une série de problèmes relatifs aux situations juridiques subséquentes déterminées par des conventions privées dont l'indépendance par rapport aux actes annulés peut, factuellement, être source de disputes juridiques.

Source : Mission Mattéoli

Bien conscient des limites trop restrictives du champ envisagé ici, qui ne doit pas conduire à négliger l'existence de domaines de la réparation marqués par une forte présomption d'incomplétude, comme c'est le cas des spoliations immobilières ou de celles liées à l'aryanisation économique, votre rapporteur spécial entend illustrer les incomplétudes des circuits de la réparation à partir de deux d'entre eux : la réparation des spoliations financières (qui permettra d'évoquer également certains aspects de la réparation consécutive à l'aryanisation économique) et celle des spoliations d'objets d'art et de culture.

A. LA RÉPARATION FINANCIÈRE APRÈS LA LIBÉRATION, UN PROCESSUS SOUVENT POUSSIF ET INCOMPLET

Les conditions dans lesquelles les spoliations financières ont été réparées après la Libération ont laissé substantiellement insatisfait le devoir de justice envers les personnes spoliées.

Différents circuits de restitution ont été organisés dont ce n'est pas le propos du présent rapport d'offrir une présentation détaillée, au demeurant fort complètement documentée dans le rapport de la mission Mattéoli 33 ( * ) .

Certaines procédures furent à dominante administrative, souvent empreintes d'une tentative de mettre en oeuvre des restitutions amiables, d'autres se fondèrent sur l'intervention de la justice.

Cette superposition des procédures, en soi, ne facilitait pas la vie des victimes, d'autant qu'une « optimisation réglementaire » fut parfois pratiquée par les entités comptables des restitutions au gré des avantages comparatifs qu'elles présentaient pour la défense de leurs intérêts.

En tout cas, aucune des voies de restitution ménagées après la Libération ne peut être vue comme exempte de défectuosités. Pour l'illustrer, on se concentrera particulièrement sur la grande ordonnance de réparation du 21 avril 1945, en faisant ressortir en quoi celle-ci s'est révélée souvent inadaptée à un contexte d'après-guerre encore très marqué par les situations de l'Occupation.

Mais, l'essentiel est bien que les historiens s'accordent pour conclure à l'incomplétude des réparations des spoliations de l'époque immédiatement postérieure à la Libération.

1. Les restitutions financières de la Libération en France, un processus parfois poussif et inachevé

Les études réalisées dans la seconde moitié des années 1990, en particulier celles de la mission Mattéoli, mais aussi les différentes contributions ultérieures généralement issues de travaux d'historiens, ont débouché sur un consensus autour du constat, que malgré une certaine efficacité dans des domaines particuliers, des défectuosités ont assombri la politique de réparation conduite après la Libération .

Les historiens tendent à faire valoir que, si des restitutions ont été prévues et mises en oeuvre, elles furent incomplètes et que les différents obstacles dressés sur le parcours des victimes ont malheureusement éloigné cette politique de la juste préoccupation de réparer des préjudices dont l'exceptionnelle gravité n'a pas toujours été immédiatement reconnue.

Les raisons de l'incomplétude des mesures de réparation mises en oeuvre après la Libération ne peuvent être ici appréhendées dans leur diversité. Les difficultés à reconnaître les préjudices subis par les personnes considérées comme juives en tant qu'appelant une sollicitude particulière ont joué, dans un contexte marqué par des difficultés politiques économiques et sociales majeures.

Cependant, il faut aussi tenir compte des défectuosités de la gestion administrative de la réparation.

Les circuits de réparation postérieurs à la Libération ont été d'emblée complexes , les procédures alors successivement instaurées se trouvant spécialisées en fonction de l'objet des spoliations, du lieu de la spoliation, de l'identité du spoliateur etc.

Le rapport de la mission Mattéoli a ainsi pu évoquer un morcellement de la restitution « courtelinesque » .

Il a trouvé son prolongement dans la diversité des organismes pouvant intervenir .

Les mesures adoptées pour que les spoliés retrouvent leurs biens ont été mises en oeuvre, pour l'essentiel, par le ministère des Finances qui abritait le service de Restitution , celui de la Justice qui avait reçu mission de contrôler les administrateurs provisoires et de nommer des séquestres pour les biens non revendiqués , des Affaires étrangères pour les biens emportés en Allemagne, et de la Reconstruction et de l'Urbanisme pour les dommages de guerre qui incluaient les pillages d'appartements.

À cette superposition labyrinthique des organes mais aussi des procédures, certaines administratives, d'autres judiciaires, il faut ajouter les conditions peu réalistes imposées à la prise en compte des demandes de réparation , tant au regard des délais que des conditions de preuves exigées.

De fait, l'expiration du délai des demandes en nullité d'actes de spoliation avait été fixée par l'article 2 de l'ordonnance du 21 avril 1945 à une date très rapprochée, compte tenu des événements de l'époque, celle du 20 décembre 1947 34 ( * ) , sauf impossibilité matérielle d'agir.

La rigueur des conditions à remplir, en termes de preuve , a certainement été amplifiée dans ses effets restrictifs sur les réparations alors accordées par les défauts concomitants, et choquants, des obligations effectives d'investigation mises à la charge des acteurs de la spoliation .

Avant les législations mentionnées, une première mesure de restitution avait été prise, mais qui n'avait pas couvert l'ensemble des spoliations financières.

Elle fut de lever le blocage des fonds 35 ( * ) . Ce déblocage, qui ne pouvait profiter qu'aux déposants susceptibles d'en bénéficier pratiquement, ne pouvait s'appliquer qu'aux avoirs ni aliénés, ni prélevés, ni soumis au processus d'aryanisation. Dans ces conditions, il ne pouvait nullement équivaloir à la restitution effective des actifs spoliés.

En ce qui concerne la restitution des titres , la situation était encore plus complexe. La mission Mattéoli a bien montré qu'une difficulté majeure se présentait lorsque les titres avaient été négociés en bourse. Souvent, la vente s'y était faite sans indication de la contrepartie, c'est-à-dire sans mise en relation des noms du vendeur et de l'acquéreur. On estime que près de la moitié du montant des ventes avaient été réalisées dans ces conditions.

Pour ces titres, deux solutions se présentaient : soit le spolié parvenait à identifier l'acquéreur et faisait jouer l'ordonnance du 21 avril 1945 pour obtenir la restitution en nature, soit il n'y parvenait pas, et il percevait le remboursement en numéraire tel que consigné à la Caisse des dépôts et consignations.

Malgré les efforts entrepris pour identifier les acquéreurs, l'essentiel de la restitution de ces titres dont les acquéreurs étaient inconnus, s'est opérée en numéraire. À l'instant où ces restitutions ont été mises en oeuvre, cette solution pouvait généralement présenter un avantage pour les spoliés dans la mesure où la valeur des titres s'était amplement repliée depuis le moment où ils avaient été cédés.

Pour l'autre moitié du montant des titres vendus sous l'Occupation, correspondant à des cessions directes effectuées au moment de l'amende 36 ( * ) , les acquéreurs étaient connus. L'ordonnance du 21 avril 1945 donnait aux spoliés le droit d'exiger la restitution en nature de ces titres.

L'ordonnance du 21 avril 1945 n'avait, toutefois, pas réglé la question des prélèvements opérés sur les consignations .

Cette question devait se heurter à des difficultés significatives en raison des craintes exprimées sur les effets des éventuelles restitutions sur la situation budgétaire de l'État ainsi que sur les équilibres économiques du moment par l'administration du ministère de l'économie et des finances.

En novembre 1944, une note interne de la direction du Budget avait même envisagé l'idée, pour l'exclure finalement, « de poursuivre le recouvrement sur les propriétaires juifs » des prélèvements de « 10 % » et de « 5 % », qui avaient en partie servi à des oeuvres de solidarité en faveur des juifs indigents.

Ces prélèvements étaient, dans l'ordre d'importance, l' »amende du milliard » imposée par les Allemands, les prélèvements du CGQJ (voir supra ), les « 2 % » de la direction des Domaines et les « 5 % » destinés à l'UGIF.

Ils furent remboursés en deux temps.

En décembre 1945, l'Assemblée nationale constituante vota l'article 133 de la loi de finances , qui prescrivait le remboursement du prélèvement de 2 % au bénéfice de l'administration des Domaines. L'arrêté du 22 février 1946 en organisa la restitution « d'office ». Sa rédaction ne mentionnait, curieusement, comme destinataires des courriers recommandés avec accusé de réception, que les acquéreurs subrogés dans les droits du spolié. Les spoliés eux-mêmes, qui avaient pu récupérer le montant de la vente de leurs titres à la Caisse des dépôts et consignations, et qui attendaient donc la restitution des 2 %, n'étaient pas cités dans l'arrêté. Cette anomalie reste inexpliquée. Quoi qu'il en soit, les frais de régie auraient été remboursés à hauteur de 99,9 % de leur montant.

Mais la masse la plus importante à restituer concernait l'amende. La décision de mettre en oeuvre le principe - acquis dès 1944 - du remboursement par l'État, fut finalement déclenchée par les actions en justice de quelques spoliés. Des actionnaires dépossédés par l'intermédiaire de l'Omnium français d'études et de participation (OFEPAR) attaquèrent cette société en justice sur la base de l'ordonnance du 21 avril 1945. En 1945-1946, six ordonnances de référé les déboutèrent au motif que l'OFEPAR n'avait pas été acquéreur des titres mais seulement mandataire des Domaines. Ces décisions devaient être confirmées par les juridictions de niveau supérieur.

Pour autant, les articles 44 à 52 de la loi portant aménagements fiscaux du 16 juin 1948 ménagèrent la possibilité d'effectuer le remboursement de l'amende pour les spoliés et pour les acquéreurs subrogés qui avaient restitué les titres, ainsi que celui des prélèvements des « 10 % » au profit du CGQJ et des « 5 % » au profit de l'UGIF.

2. Une incomplétude des réparations, mais pour quels montants ?

La mission Mattéoli a pu établir que les réparations accordées à l'issue de la Libération correspondant à diverses catégories de spoliations économiques à dominante financière ont été incomplètes.

Elle a de surcroît proposé des estimations des préjudices non réparés au terme d'un effort remarquable, qui, pour avoir eu l'immense mérite de déboucher sur des ordres de grandeur « argumentés », ne sauraient toutefois être considérées comme susceptibles de rendre un compte définitif des préjudices alors réparés, d'où, une fois confrontés aux spoliations correspondantes, l'on pourrait déduire une évaluation indépassable de la dette de réparation rémanente.

a) Aperçu global sur la réparation des confiscations des avoirs bancaires

Sur la base des seuls éléments envisagés par la mission Mattéoli, qui distinguent les restitutions correspondant aux prélèvements effectués sur les avoirs afin d'acquitter les différentes charges (amende du milliard, prélèvements au profit du CGQJ...) imposées aux Juifs du déblocage des avoirs confisqués par les établissements , la balance des blocages et des restitutions s'établirait ainsi que suit.

- Pour les seuls prélèvements :

Objet

Montant (MF) prélevé

Non-restitution maximale

Non-restitution minimale

Taux maximal

Montant (MF)

Taux minimal

Montant (MF)

Comptes-espèces hors amende

20

16%

3,2

0,7%

0,1

Comptes-titres hors amende

824 à 934

5%

47,1

1%

9

Comptes-espèces amende

118

25%

29,5

-

(29,5)

Comptes-titres amende

856

7%

59,9

-

(59,9)

2%

38

-

(0,048)

0,1%

0,048

5%

5

89%

4,45

86%

4,3

CGQJ

92 à 100

20%

18,6

-

(18,6)

Total

2 071 (hypothèse haute)

8%

162,8

5,9%

121,5

- Pour les comptes bloqués :

Avoirs déposés en zone occupée : 7 250 millions de francs

- dont 71 % probablement réactivés : 5 147,50 millions de francs

- et 2 % prescrits : 145 000 francs.

- Solde : 1 958 millions de francs.

En « zone de non connaissance »: 1 957,50 millions de francs , soit 27 % des avoirs de la zone occupée ;

Solde : non déterminable

Total : 9 207 millions de francs de 1998 dont au minimum 1 958 millions de francs non restitués (près de 528,7 millions d'euros 1999, année de la création de la CIVS)

Au total, les estimations proposées par la mission Mattéoli conduisaient à évaluer à un minimum de 562 millions d'euros de 2000 (600 millions d'euros de 2017) la non indemnisation des spoliations assises sur les avoirs bancaires confisqués aux Juifs, du fait de la non restitution des prélèvements et du défaut de recouvrement effectif des comptes.

Cette estimation n'incluait pas les avoirs localisés en zone non occupée, non plus, apparemment, que ceux des départements d'Alsace et de Moselle.

b) Des estimations résultant d'un travail approfondi mais qui ne peuvent être considérées comme indépassables

On a pu s'interroger plus haut sur les motifs pouvant justifier les écarts entre diverses estimations de la spoliation financière.

Ces questionnements pèsent sur la représentativité des estimations concernant le solde des spoliations financières non indemnisées. Mais, il faut leur ajouter les incertitudes sur le périmètre des réparations mises en oeuvre après la Libération.

(1) La restitution des prélèvements

En ce qui concerne les prélèvements, dont le remboursement est intervenu tardivement 37 ( * ) , le taux de non restitution estimé oscille entre 8 % et 6%, soit entre 162,8 millions de francs et 121,5 millions de francs.

Il apparaît ainsi que, selon le rapport de la mission Mattéoli, la restitution aurait été assez complète en valeur.

On relève qu'un bilan dressé au 31 décembre 1954 suggérait encore que l'État avait dépensé, à ce titre, 3,107 milliards correspondant, pour moitié, aux remboursements dus aux déchus de la nationalité.

Cependant, il s'agit là d'estimations nécessairement incertaines au vu des difficultés considérables que présente toute comparaison entre l'assiette de l'indemnisation et celle de la spoliation.

D'ailleurs, l'analyse compte à compte des remboursements conduit à faire ressortir une assez forte disparité des indemnisations des prélèvements, qui, n'étant pas totalement expliquée 38 ( * ) , peut suggérer un processus d'indemnisation mité.

Par exemple, si, en nombre de comptes concernés, le pourcentage de restitution de l'amende s'élève à environ 63 % pour les comptes-espèces, et à 62 % pour les comptes-titres, s'agissant des indemnisations en valeur, le taux de restitution de l'amende aurait été de 75 % pour les espèces et de 93 % pour les titres.

On relève que les taux de réparation diffèrent selon les prélèvements concernés. Les différences observées font l'objet de considérations hypothétiques, parmi lesquelles est citée la lassitude des spoliés prélevés pour l'amende, qui, pour certains, auront finalement attendu dix ans, de 1944 à 1954, le retour de leurs avoirs.

(2) L'or, les devises et les valeurs étrangères

S'agissant de l'or, des devises et des valeurs étrangères, l'identification des restitutions laisse un peu perplexe, dans un contexte où la seule quasi-certitude retirée des travaux disponibles réside dans l'application d'une réfaction correspondant à la proportion de l'or transféré en Allemagne qui a pu être retrouvé à l'issue de la guerre (la moitié de l'or distrait par l'Allemagne), un complément de restitution au taux de 12,5 % ayant été mis en place en 1958.

(3) Le recouvrement des comptes bloqués

En ce qui concerne le recouvrement des droits sur les confiscations bancaires, le processus de réparation est essentiellement appréhendé à travers une estimation des comptes de nouveau rendus accessibles à leurs titulaires pour lesquels il existe des indices de réactivation (voir le tableau exposé au point suivant).

Le bilan des travaux de la mission repose sur un décompte au terme duquel 71 % des avoirs bloqués ont été recouvrés (5,1 milliards de francs à rapporter à un blocage de 7,2 milliards de francs).

On doit toutefois souligner la discordance entre la proportion des comptes ayant présenté un indice de réactivation après la Libération, qui apparaît très faible (de 19 à 36 %), et les estimations, en montant, des avoirs débloqués qui ressortent comme beaucoup plus élevées.

La réconciliation entre ces données divergentes fait valoir que les titulaires de petits comptes ont particulièrement souffert de l'extermination, mais mériterait une présentation plus circonstanciée.

(4) Les assurances

On mentionnera, par exemple, les résultats de la contribution du comité de surveillances des assurances, qui conclurent à une dette de réparation de 40 millions d'euros au jour de l'élaboration du rapport, soit à la fin des années 1990.

(5) Des estimations difficiles à lire, comment isoler la réparation de l'aryanisation ?

Les conclusions de la mission Mattéoli présentent des difficultés de lecture.

Il est admis que les chiffrages avancés par la mission pour les spoliations bancaires non réparées pouvaient comporter quelques chevauchements avec d'autres chiffrages proposés par la commission comme ceux concernant l'aryanisation des entreprises.

Au terme de ses recherches, la mission Mattéoli avait ici abouti à une estimation de la non-restitution comprise entre 243 millions de francs et 477 millions de francs, en francs de l'époque, fourchette pour le moins large.

Cette estimation prenait en compte au titre de la spoliation initiale les 150 millions de francs prélevés sur les comptes-espèces pour l'amende du milliard, les titres vendus par les Domaines, les sommes consignées à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) à la suite des ventes et liquidations d'entreprises et d'immeubles et celles détenues par les notaires. Il s'y ajoutait les frais divers : honoraires et prélèvements d'administrateurs provisoires, frais de régie des Domaines, versements à la Treuhand. Au titre de la restitution, l'estimation intègre les sommes reversées par les notaires ou les administrateurs provisoires, les déconsignations de la CDC et les remboursements effectués par l'État au titre de la loi du 16 juin 1948. Les biens sont considérés comme restitués s'ils sont revenus dans les mains de leur légitime propriétaire, à la suite d'une décision de justice ou à l'amiable, ou encore quand leur vente a fait l'objet, après-guerre et souvent renégociation du prix, d'un accord entre le spolié et l'acquéreur.

Au total, sous ces conditions d'évaluation, la spoliation rémanente dans ce domaine se serait élevée à la veille de la création de la CIVS entre 5 % et 10 % du montant total des biens spoliés en valeur, mais un quart de leur nombre total.

D'où il faut conclure que les biens non récupérés auraient eu une valeur sensiblement inférieure à ceux qui ont été recouvrés. Une fois encore, s'impose une discordance entre les indices en volume et les contreparties en valeur, qui, pour pouvoir s'expliquer, appelle une plus complète élucidation. Mais, l'essentiel réside sans doute ailleurs.

L'on sait que les travaux réalisés sur l'aryanisation devaient mettre en évidence tant les limites des estimations portant sur le périmètre des spoliations que celles concernant les réparations. Les mesures de ces deux phénomènes effectuées à travers des sources divergentes, les unes administratives (les données tenues par le SCAP), les autres financières (les données tenues dans le cadre des consignations), d'autres enfin d'ordre judiciaire, les décisions rendues par les juridictions après la Libération, sont par nécessité diverses et peinent à appréhender l'ensemble des spoliations et des restitutions ayant échappé aux procédures officielles.

Sur un autre point, celui des remboursements des prélèvements, il est difficile de réconcilier certaines données. La mission avait pu établir qu'un très faible pourcentage des spoliés (moins de 10 %, soit 5 101 personnes) avait présenté des demandes de remboursement dans le cadre de la loi de 1948 qui portait sur l' « amende du milliard ». Or, ce constat ne trouve pas ses prolongements dans les estimations concernant les taux de non-restitution, que le rapport situe à un très bas niveau.

(6) La question de la délimitation territoriale

Enfin, le régime particulier de restitution appliqué aux avoirs prélevés en Alsace-Moselle signale des enjeux financiers certes importants (les décisions favorables impliquaient un montant de 1,06 milliard de francs), mais aussi un taux de rejet des demandes de réparation particulièrement élevé (32 % contre 1 % dans le reste du territoire).

(7) Un fort regret

Au total, à l'issue des analyses de la mission Mattéoli, on disposait d'estimations de la dette de réparation persistante fondées sur des analyses systématiques.

Néanmoins, il ne s'agissait que d'estimations partielles, qui, à ce titre, auraient dû être affinées et élargies.

Ce ne fut le cas que ponctuellement de sorte que manque un travail de mise à jour systématique des conclusions de la mission Mattéoli, et, par-là, un instrument de pilotage indispensable à la mise en oeuvre de la politique de réparation.

3. Des insuffisances qui ont eu l'incidence malheureuse de prolonger les effets des spoliations de l'Occupation alourdissant la dette rémanente de réparation

Les insuffisances de la politique de réparation des spoliations correspondant à des avoirs bancaires, quelle que soit l'origine de leur confiscation (blocages des comptes des particuliers ou aryanisation économique) mise en oeuvre après la Libération, ont eu pour effet de prolonger l'incidence des spoliations.

C'est toute la thématique des comptes en déshérence qui est ici concernée.

Elle a conduit à alourdir la dette de réparation par rapport à sa situation immédiatement postérieure à la Libération.

a) Dans le champ des avoirs financiers

Il est entendu que les mesures de restitution, n'ont pas permis de restaurer les droits des spoliés. Même la première mesure, celle appliquant le déblocage des comptes a priori la plus porteuse d'effets en raison de l'absence d'obstacles juridiques à sa mise en oeuvre, n'a nullement abouti à la récupération complète des avoirs sur lesquels elle portait du fait de l'impossibilité dans laquelle se trouvaient nombre de spoliés de faire valoir leurs droits.

Ainsi, une partie des avoirs bloqués furent conservés dans les ressources des établissements où ils se trouvaient du fait de l'application de la spoliation.

La mission Mattéoli a présenté quelques estimations de ce phénomène à travers le tableau ci-après, qui évalue les comptes réactivés après la Libération d'où se déduit le pourcentage de comptes supposés en déshérence.

Les comptes réactivés après la Libération

Nombre de déposants 1941

Nombre de déposants présentant au moins un indice de réactivation

Pourcentage de réactivation connue en nombre de déposants

Montant bloqué en 1941

Montant bloqué des comptes présentant un indice de réactivation

Pourcentage de réactivation connue/blocage en montant

BA

852

116

14%

46 479 745

14 271 943

31%

BDF

2 646

794

30%

717 123 168

394 956 540

55%

BNP

6 905

1 734

25%

734 079 847

455 732 189

62%

BPPB

245

172

70%

253 305 999

251 159 833

99%

CCF

1 619

626

38,7%

198 572 456

168 396 418

85%

CENCEP

3 118

576

18,5%

4 892 718

2 031 595

42%

CFF

234

108

46%

59 975 928

50 422 322

84%

CIC

2 814

1 885

67%

312 359 218

292 778 732

94%

CL

10 225

3 698

36%

906 439 525

66 329 840

74%

CCP et CNE

26 432

663

2,5%

18 588 725

4 758 413

26%

SG

8 166

1 885

23%

596 406 419

158 980 546

27%

Total

63 256

12 257

19% à 36%

3 848 223 748

2 459 818 371

64% à 71%

Source : Mission d'étude sur la spoliation des juifs de France : La spoliation financière sous la direction de Mme Claire Andrieu

Force est de constater que la déshérence a pu concerner un nombre important de comptes.

Même si, apparemment, ces comptes n'étaient pas les mieux garnis, leur déshérence a, en soi, produit des effets préjudiciables qui ont, d'une certaine manière, prolongé les préjudices nés de la spoliation.

Observation n° 9 : un nombre considérable de comptes bancaires confisqués pendant l'Occupation semblent être demeurés en déshérence après la Libération, ce qui a prolongé les effets des spoliations bancaires en procurant des avantages sans cause aux établissements concernés.

Un certain nombre des comptes ont été prescrits tandis que les fruits de ces comptes ont pu l'être également, deux régimes de prescription distincts étant appliqués, l'un trentenaire avec versement à l'État, l'autre quinquennal avec extinction de la créance de fruits pour le titulaire du compte.

Sur ce point, des estimations très approximatives ont pu être avancées par la mission.

Comptes bloqués en 1941 et prescrits entre 1962 et 1998

Établissement

Dates extrêmes des sources

Comptes-espèces
et livrets.
Nombre

Comptes-espèces et livrets.
Montant 1

Comptes-titres.
Nombre

Comptes-titres.
Nombre
titres ou [frs]

Barclays

1962-1985

3

40,20

3

50

BDF

1965-1998

35

18 771

14

390

BNP 2

1974-1997

24

42 956

22

-

CCF 3

1963, 1972-1973

18

-

8

-

CENCEP

1951-1987

91

-

s.o.

s.o.

CFF

1982-1998

0

0

0

0

CIC

1972-1995

23

210 820

4

57

CL 4

1971-1998

44 à 51

232 712 à 250 211

65 à 92

1 604 à 1 926

CCP et CNE

-

-

-

-

BPPB

1997-1999

0

0

0

0

SG

1985-1996

0

0

1

[5 490 frs]

CDC

1976

19

1 318

404

[90 821 frs]

1 Montant prescrit en francs courants.

2 Sources lacunaires. Les correspondances sur les critères nom prénom ne peuvent être considérées comme certaines. Un client sur une liste de versement aux Domaines peut correspondre à plusieurs clients sur la liste des clients de 1941 : 53 pour les 24 comptes-espèces versés aux Domaines, 158 pour les 22 comptes-titres versés aux Domaines.

3 Source : successions vacantes

4 Compte tenu des incertitudes d'identification, l'analyse est présentée en hypothèses basse et haute.

Source : Mission d'étude sur la spoliation des juifs de France : La spoliation financière sous la direction de Mme Claire Andrieu

Ces estimations peinent à restituer l'ampleur des sommes concernées, mais également à se fonder sur des sources solides. En effet, les bordereaux de versement des avoirs au service des Domaines ont été perdus et les archives correspondantes n'ont pas été conservées par les établissements.

Par ailleurs, les versements finalement effectués se sont trouvés minorés des différents frais prélevés par les teneurs de comptes qui ont pu réduire à très peu de chose les sommes finalement dues au titre de l'article 539 du code civil.

On estime qu'un compte ouvert au Crédit Lyonnais ayant un solde positif de 100 francs en 1960 aurait présenté un solde nul en 1967 après prélèvements des commissions dues .

Il est évident que d'autres préjudices n'ont pas été indemnisés après la Libération.

Par exemple, en ce qui concerne les titres, les conditions dans lesquelles la réparation dut intervenir, qui a privilégié l'indemnisation en numéraire, a pu présenter quelques avantages financiers dans la mesure où la valeur des titres au moment de la restitution se pouvait trouver inférieure à celle qu'ils avaient au moment de la spoliation. Néanmoins, elle a eu pour effet de priver les personnes bénéficiant de la restitution de leur éventuelle influence sur les sociétés dont ils avaient acquis les titres. Il est vrai qu'il faut aussi considérer la faculté dont certains pouvaient peut-être user d'acheter à nouveau les titres dont ils avaient été spoliés. À cet égard, il faut d'abord mentionner les résultats mitigés des enquêtes réalisées auprès du secteur bancaire à l'initiative de René Pleven , alors ministre des Finances et dont les archives, qui ont été perdues en presque totalité, semblent manifester de la part des rares établissements dont les témoignages ont pu être conservés, une attitude globale d'obstruction.

Les circonstances factuelles ont également pu jouer. En dehors même des désordres de la période postérieure à la Libération, on doit relever que, même si le lien entre déportation et spoliation a semble-t-il été globalement distendu, les spoliations les plus significatives s'étant exercées à l'encontre des personnes qui ont pu échapper à la déportation, la disparition de victimes de la spoliation à la suite des déportations qu'elles ont eu à endurer demeure une cause à considérer pour rendre compte de l'absence d'indemnisation des spoliations.

Au-delà même des effets des crimes alors commis contre les victimes des spoliations, l'une des raisons pour lesquelles les mesures de réparation mises en oeuvre à la Libération ont été très loin d'épuiser les préjudices subis par les victimes doit être attribuée au fait qu'une partie importante des Juifs présents en France durant l'Occupation, de nationalité étrangère, ont choisi un exil qui se prolongeait au moment où les restitutions et indemnisations se sont produites.

En revanche, les établissements qui ont conservé les placements des spoliés n'ont pas manqué d'en tirer un profit, lui-même impossible à évaluer, avant d'en constater la prescription.

Observation n° 10 : en dépit de son apparente simplicité, la restauration des droits des spoliés sur leurs comptes de dépôts n'a pas été totalement assurée par les mesures prises après la Libération tandis que des difficultés importantes ont pu faire obstacle à la restitution des comptes de titres ; l'incomplétude des restitutions a permis aux établissements de faire des profits sur les comptes en déshérence avant que ceux-ci ne soient frappés de prescription.

b) Dans le champ des assurances

Au vu des très grandes incertitudes entourant les spoliations dans le secteur des assurances, la portée des réparations effectuées à la Libération par rapport au patrimoine spolié ne peut être que sujette à caution , d'autant que l'ampleur des restitutions effectuées après la Libération dans le domaine des assurances, reste entourée de beaucoup d'inconnues, au point que le rapport de la mission Mattéoli a pu faire l'aveu suivant :

« Si un légalisme pointilleux a pu conduire les sociétés et la Caisse nationale à participer à la spoliation, le rétablissement de la légalité républicaine en 1944 aurait dû éveiller chez elles, sous l'empire du droit nouveau, un même souci de réparer les torts causés et de vérifier que les victimes étaient rentrées dans leurs droits et dans leurs biens. À ce jour, les traces nous manquent d'une telle politique de réversion de la spoliation ».

Et de conclure : « Il n'est pas possible à ce jour de chiffrer la totalité des pertes subies dans le cadre de leurs contrats d'assurance par les victimes de la politique de spoliation....Pour l'après-guerre, le nombre de contrats finalement réglés et les modalités de ces règlements ne sont pas connus, ni les circonstances de reprise des contrats réduits » .

À cet égard, il convient de distinguer deux étapes dans l'élucidation des préjudices portés aux personnes juives pendant l'Occupation dans le domaine particulier des assurances : la période directement consécutive à la Libération et la période concomitante aux travaux de la Mission Mattéoli.

Selon le rapport établi par celle-ci, trois initiatives prises au début de l'année 1945 peuvent être signalées, mais aucune n'a reçu de suite notable.

Le premier geste du gouvernement fut, comme pour les banques, de faire une enquête auprès des sociétés d'assurances. Au début du mois de janvier 1945, le ministre des Finances René Pleven en adressa la demande au commissaire provisoire du Comité d'organisation des assurances. Comme pour les établissements de crédit, l'enquête portait sur deux points : les opérations traitées depuis le mois de juin 1940 « avec ou pour le compte des Allemands », et « les conditions dans lesquelles les sociétés d'assurances ont pu prendre des participations dans les entreprises israélites, acquérir des biens juifs, notamment des immeubles, ou, d'une façon générale, intervenir dans les opérations liées aux liquidations de biens juifs ». Les réponses des sociétés, réparties assez sommairement entre « négatives » et « positives », arrivèrent au ministère jusqu'au mois de mai. Au mois de mars 1945, dans une concordance parfaite avec ce qui se décidait pour les banques, le ministre constitua une « commission pour l'examen des opérations traitées par les sociétés d'assurances ». Il ne semble pas qu'à cette période la Caisse des dépôts et consignations ait été l'objet d'une même enquête. En toute hypothèse, les archives de la commission d'examen, si elle a eu une activité, semblent avoir disparu.

Le ministère des finances prit une deuxième initiative en faveur de la restitution. L'impulsion vint du professeur Terroine, chef du service de Restitution. Il demandait si le montant des indemnités était resté bloqué dans les compagnies ou s'il avait été versé à la Caisse des dépôts et consignations ou à un organisme allemand, et s'interrogeait sur le montant des condamnations judiciaires dues par les compagnies aux spoliés, condamnations qui visaient sans doute les cas de condamnation des compagnies par les tribunaux de zone sud, qui n'avaient pas toujours reconnu la législation de la zone occupée. Enfin, le chef du service de Restitution demandait quelles étaient les formalités exigées des personnes spoliées pour la reprise d'effet des contrats suspendus par suite de non-paiement des primes à leur échéance. Les réponses se firent attendre puisque le commissaire provisoire du Comité d'organisation dut écrire à trois reprises en des termes identiques au président de la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA).

Une dernière initiative peut être signalée, celle du directeur des Assurances dont l'attention avait été attirée par un spolié sur les modalités de règlements par les compagnies des sommes dues et non versées sous l'Occupation. En novembre 1944, l'Abeille-vie proposait au spolié qui n'avait pu être joint en 1941, le versement du capital brut, sans y adjoindre d'intérêts. Le directeur des Assurances estimait que les compagnies « qui n'ont pu régler sous l'Occupation aux bénéficiaires israélites de contrats parvenus à expiration les sommes qu'elles leur devaient, sont tenues de verser à ces bénéficiaires les intérêts de ces sommes ». Il proposait comme taux celui servi par la Caisse des dépôts et consignations, soit 2 %, puisque l'article 21 de la loi du 22 juillet 1941 prévoyait que « toutes les sommes dont les propriétaires sont juifs devaient être versées à cette Caisse ». Transmise à la Réunion des compagnies d'assurances sur la vie, cette prise de position suscita apparemment une vive réaction.

L'étude du comité de surveillance des assurances réalisée à la fin des années 90 constitue, à ce jour, la seconde étape du travail d'inventaire des restitutions effectuées après la Libération.

Elle ne comporte aucune information précise sur les indemnisations des préjudices subis par les Juifs spoliés, se contentant d'indiquer une évaluation des contrats d'assurance sur la vie pouvant être considérés comme en déshérence après la phase de normalisation qui aurait vu le règlement d'une certaine proportion des contrats ayant pour titulaire des personnes spoliées 39 ( * ) , ou leurs ayants-droit, et d'indiquer que pour les contrats en capitalisation les mécanismes de la prescription ont conduit les sommes en déshérence dans les caisses du Trésor Public, les contrats d'assurance de dommages ayant sans doute échappé à tout dédommagement, du fait des caractéristiques de cette activité.

L'étude concède cependant que « les entreprises d'assurance sur la vie ne se sont pas, au lendemain ou dans les années qui ont suivi la guerre, interrogées sur l'opportunité de changer, pour prendre en considération le cas particulier des victimes du conflit en général et des déportations en particulier, la règle et le pratique professionnelle qui veulent qu'un règlement ou un paiement n'intervienne que sur la demande de l'assuré ou du bénéficiaire » .

C'était évoquer, sans plus de précision, l'enrichissement sans cause des entités débitrices d'assurance s résultant de la déshérence des obligations portées aux contrats.

Dans ce cadre, toutefois, une dette de réparation de 40 millions de francs de 1945 supposée correspondre au tiers des capitaux garantis par les contrats attribués aux personnes déportées (estimés à 120 millions de francs) est admise qui, augmentée par une contribution des sociétés d'assurance de dommage et d'une certaine actualisation, est considérée comme susceptible d'être versée dans le cadre d'une formule de réparation collective (voir ci-dessous) sans que le versement correspondant ne soit exclusif « du traitement de toutes les demandes individuelles fondées sur les débuts de preuve qui pourraient parvenir aux société d'assurance ou leur être transmises par l'instance mise en place par la Mission » , (la CIVS).

De fait, une somme de l'ordre de 60 millions d'euros réunie auprès des entreprises d'assurances a pu venir abonder la dotation de la Fondation pour la mémoire de la Shoah alors instituée.

Au total, les non restitutions de la période de l'immédiat après-guerre ont alourdi, dans des proportions qu'il conviendrait de mieux apprécier, la dette de réparation telle qu'elle pouvait se trouver constituée à la Libération, en l'augmentant des préjudices résultant de la déshérence des avoirs non restitués.


* 32 « En France, deux cycles de politique publique : restitutions (1944-1988) et réparations (1997-...), Claire Andrieu

* 33 On en trouve une présentation sommaire dans l'annexe n° 2 du présent rapport.

* 34 Cette échéance a été reportée à plusieurs reprises sans que ces reports puissent être considérés comme susceptibles d'avoir suffisamment pris en compte les circonstances historiques. En tout état de cause, le trop grande brièveté des délais prévus pour assurer l'oeuvre de réparation fut un trait dominant des procédures alors prévues, qui se retrouve, en particulier, dans la loi du 28 octobre 1946 sur les dommages de guerre, dont le délai de forclusion, initialement fixé au 1 er janvier 1947, fut finalement reporté au 5 juillet 1952.

* 35 À l'exception temporaire de l'or.

* 36 Elles concernaient la Caisse des dépôts et consignations pour 503 millions, la Banque de France pour 81 millions, la Banque de Paris et des Pays-Bas pour 39 millions. Il faut ajouter à cette liste 31 millions acquis par la BNCI.

* 37 Retard en soi préjudiciable.

* 38 Ces écarts entre les taux de restitution demeurent, encore à ce jour, à mieux documenter.

* 39 L'étude ne se fonde pas sur des observations mais sur une estimation du nombre des contrats d'assurance sur la vie qui auraient pu être détenus par des Juifs en faisant l'hypothèse simplificatrice que les 75 000 personnes déportées à ce titre auraient été assurées comme le reste de la population. Elle aboutit à un total théorique de 6 000 contrats, mais laisse entendre que cette estimation est supérieure à ce qu'a dû être la réalité. On rappelle que la population juive en France en 1939 est estimée à environ 300 000 personnes.

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