C. DE QUELQUES AUTRES CANAUX DE RÉPARATION
Avant même la création de la CIVS, divers canaux de réparation, dont certains subsistent aujourd'hui, ont pu être empruntés par les victimes. Il n'entre pas dans l'objet du présent rapport d'en exposer les tenants et aboutissants de manière exhaustive.
Cependant, quelques faits stylisés méritent d'être indiqués pour leurs liens avec la problématique de la réparation des spoliations telle qu'elle se présente encore aujourd'hui.
Par ailleurs, concomitamment à la création de la commission, la France a mis en oeuvre une forme de réparation singulière, mobilisant plusieurs contributeurs et en lien direct avec la thématique des spoliations « en déshérence ». Il s'agit de la dotation attribuée à la Fondation pour la mémoire de la Shoah, qui, pour avoir très heureusement incarné l'engagement fort pris par la France de soutenir l'action de mémoire et de solidarité envers les victimes, ne peut être considérée autrement que comme une forme de réparation collective, insusceptible en soi de satisfaire l'objectif de restauration des victimes dans leurs droits individuels.
La réparation des spoliations antisémites, spoliations aussi mondiales que le furent les événements de la Seconde guerre, n'a pas été un processus limité aux frontières de la France. Dans un contexte où elle a tardé à acquérir un statut international multilatéral, au demeurant trop embryonnaire et reposant sur des choix excessivement restrictifs (voir infra ), différents pays ont mis en oeuvre, plus ou moins rapidement, des législations particulières tendant à réparer les spoliations antisémites.
Certaines d'entre elles ont désormais épuisé leurs effets directs, tout en conservant un poids indirect sur la question de la réparation telle qu'elle se pose aujourd'hui, notamment en France. Dans l'ensemble, les législations nationales dévoilent un panorama de la réparation marqué par la très grande hétérogénéité des règles instituées.
Par ailleurs, il faut tenir compte en ce domaine de l'existence de principes plus généraux du droit de la réparation des préjudices subis par les populations persécutées qui conduisent à donner une étendue particulière aux actions ordinaires présentées aux tribunaux. S'il n'appartient pas au présent rapport d'exposer les détails d'un droit positif et jurisprudentiel qui conserve certaines complexités, il est, en revanche, opportun de souligner une conclusion d'une importance particulière tendant à faire valoir que la réparation des spoliations antisémites bénéficie, à ce jour, d'un ancrage juridique qui possède une forte potentialité de déploiement, en France mais aussi sur le plan international.
1. Un vide européen malgré l'existence de plusieurs législations nationales très hétéroclites
Alors que les spoliations antisémites ont été, par bien des aspects, un crime européen, l'Europe ne s'est jamais mise à même de disposer d'un arsenal coordonné de réparation de ces spoliations.
À ce jour, seule la Résolution 1205 du 4 novembre 1999 du Conseil de l'Europe peut être mentionnée au titre d'un engagement coordonné.
Cette déclaration très tardive est à l'évidence insuffisante. Quant aux initiatives nationales, elles ont été marquées par une très forte diversité des dispositifs témoignant d'un défaut d'harmonisation et suscitant des motifs justifiés d'insatisfaction pour nombre d'entre elles.
Observation n° 16 : alors que les spoliations antisémites se sont déroulées à l'échelle européenne, l'Europe ne s'est pas dotée d'un arsenal unifié pour les réparer, les États adoptant des règles de réparation hétéroclites à la portée très inégale. |
a) Une première initiative allemande dans les années cinquante : la loi BRüG
(1) La loi BRüg, une initiative allemande qui, malgré des évolutions bienvenues, peut être jugée restrictive
Dans le domaine des réparations des spoliations antisémites, la loi fédérale de restitution ( Bundesrückerstattungsgesetz dite « loi BRüG ») adoptée en 1957 48 ( * ) a constitué un premier moyen de réponse 49 ( * ) à l'exigence de réparation, qui a connu des évolutions au cours du temps dans le sens d'un élargissement du dispositif initial.
La loi avait pour objet premier la restitution des biens spoliés sur le territoire d'application de la loi c'est-à-dire sur le territoire allemand, choix d'emblée restrictif compte tenu de l'extension territoriale des spoliations commises par les responsables nazis et leurs affidés.
Néanmoins, la loi a pu concerner des spoliations exercées dans d'autres territoires, mais pour les seuls « biens de fortune identifiables » enlevés hors du territoire allemand et transférés sur ce territoire. Même si cette dernière condition pouvait conduire à exclure du régime de réparation un certain nombre de biens spoliés, elle était de nature à élargir l'accès aux droits alors ouverts par l'Allemagne.
Cependant, les difficultés pour apporter la preuve, cas par cas, que les oeuvres spoliées avaient effectivement été transférées sur le territoire allemand ne manquèrent pas et, devant elles, une commission fut instituée pour évaluer la probabilité de ce transfert.
Celui-ci devait exercer une grande influence sur le processus de réparation. En effet, le niveau de probabilité fixé pour chaque catégorie d'objets était appliqué à l'indemnisation, la valeur indemnisée étant calculée par le produit de la valeur du bien par le taux de probabilité du transfert vers l'Allemagne.
La mise en oeuvre de la loi BRüG et sa déclinaison aux oeuvres spoliées hors du territoire allemand a fait l'objet d'un accord entre la France et l'Allemagne signé à Bonn en 1959.
Le dispositif impliquait le Fonds social juif unifié (FSJU) par lequel transitaient en Allemagne les dossiers individuels remis par lui aux autorités en charge des indemnisations, les offices de restitution, ( Wiedergutmachunsgämter - WGA).
Il est notable qu'une partie des indemnités s'est trouvée prélevée au profit du FSJU au taux estimé par la Mission Mattéoli entre 6 % et 10 %. S'il était possible de présenter directement les demandes d'indemnisation sans passer par le FSJU celui-ci servait nécessairement d'intermédiaire entre le requérant et la commission instituée pour préparer les dossiers individuels d'indemnisation (l'examen de chaque dossier conduisant à l'établissement d'une sorte de recommandation d'indemnisation, selon un modèle qui présentait des traits analogues à celui suivi dans le cadre de la CIVS). Dans le cas où le requérant s'adressait directement aux autorités allemandes le prélèvement effectué, toujours au profit du FSJU, était un peu moins élevé (3 % du montant de l'indemnité) 50 ( * ) .
Les indemnisations prévues par la loi allemande ont été soumises à une stricte conditionnalité, avec des effets limitatifs importants.
Le bien devait avoir été confisqué par les autorités du III e Reich ou par des supplétifs agissant pour leur compte, les auteurs de spoliation « non autorisés » n'étant pas supposés engager la responsabilité reconnue par l'État allemand dans le cadre de la loi BRüG. Cette exclusion fermait d'emblée l'accès au dispositif de réparation à une série de demandes pouvant s'appuyer légitimement sur l'invocation de spoliations ayant bénéficié du concours des forces d'occupation et à certains de leurs responsables. En toute hypothèse, elle s'appliquait aux pillages et aux vols commis aux dépens des internés dans des camps placés sous autorité française dans la mesure où il ne pouvait pas être établi que leurs responsables agissaient sous l'autorité allemande.
Par ailleurs, la spoliation devait résulter d'une intention raciale, religieuse ou culturelle. Cette condition excluait, par exemple, les prélèvements opérés à titre des représailles.
L'objet devait, de plus, être identifiable, condition comprise comme nécessitant une certaine forme de matérialité. À ce titre, l'argent liquide n'était pas considéré comme entrant dans la catégorie des objets identifiables, au contraire des comptes-titres par exemple.
On relèvera aussi que les spoliations réalisées sur les territoires d'Alsace-Moselle obéissaient à un régime particulier, qui, en particulier, supposait que le bien spolié ait été transféré à un résident de ces territoires de nationalité allemande.
La loi a fort heureusement évolué.
En plus de l'assouplissement des conditions de preuve du transfert des objets spoliés sur le territoire allemand déjà mentionné, une « BRüG Novelle » est issue d'un amendement à la loi initiale intervenue en 1964. Il s'agissait de supprimer le plafond d'indemnisation prévu initialement et fixé à 1,5 milliard de marks, de lever la forclusion et, surtout, d'élargir le champ des indemnisations à l'ensemble des spoliations où qu'elles aient été commises dès lors qu'elles s'étaient accompagnées d'une « dureté particulière ». Enfin, après la réunification allemande, le dispositif d'indemnisation fut étendu aux spoliations commises sur le territoire de l'ex- République démocratique allemande.
(2) Une contribution à la réparation des préjudices liés aux spoliations difficile évaluer
Il apparaît impossible de déterminer avec précision le nombre de Français juifs indemnisés sur la base des dispositions successives de la loi BRüG , notamment parce que le ministère des Finances allemand n'a pas effectué un suivi statistique fin des indemnisations.
À l'échéance de septembre 1998, un montant total de 3,5 milliards de marks aurait été versé aux bénéficiaires du dispositif correspondant à 280 000 demandes .
Pour les ayants droit français , le nombre des dossiers se serait élevé à 40 000 pour une indemnisation estimée entre 450 et 500 millions de marks , soit 14,3 % des dossiers et du niveau des indemnisations globalement assurées dans le cadre du dispositif.
(3) Une réparation incomplète qui occasionne le prononcé de compléments d'indemnisation par la CIVS dans des conditions difficiles
L'incomplétude des réparations mises en oeuvre sur le fondement de la loi BRüG a contraint la France dans le cadre de la procédure de réparation ouverte depuis la création de la CIVS à prononcer des compléments d'indemnisation pour des montants très substantiels (voir infra ).
L'impossibilité d'accéder à des informations exhaustives et détaillées sur les indemnisations accordées ne doit pas être considérée comme un simple motif de frustration d'un légitime appétit de connaissance.
Si elle n'est pas telle qu'aucune information de cette sorte ne puisse être réunie, elle représente, malgré les mesures d'organisation qu'elle a mises en oeuvre (voir infra ), une difficulté importante pour l'oeuvre de réparation dont est chargée la commission d'indemnisation des victimes de spoliations dans la mesure où celle-ci a très justement considérée que le bon accomplissement de sa mission supposait d'éviter tout cumul d'indemnisations, mais aussi d'assurer en ce domaine les compléments imposés par le constat d'éventuelles insuffisances d'indemnisation de la part des autorités allemandes.
Observation n° 17 : les conditions dans lesquelles les spoliations antisémites ont été réparées par l'Allemagne, dans le cadre des dispositifs BRüG, n'ont pas permis de suivre avec suffisamment de rigueur les indemnités accordées et ont laissé à la France une charge élevée au titre des compléments d'indemnisation. |
b) Un vide européen mal comblé par des législations nationales hétéroclites
Le rapport d'activité de la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations de l'année 2015 dresse la liste des dispositifs adoptés en Europe en lien avec la réparation des spoliations antisémites.
Présentée sous un sous-titre intitulé, sans soute un peu rapidement, « Une préoccupation européenne », elle témoigne plutôt, comme le rapport l'énonce d'ailleurs explicitement, « de la diversité des réponses apportées par les gouvernements qui se sont succédé depuis 70 ans dans les pays où les Juifs ont été spoliés... » .
De fait, tant par le moment où elles sont intervenues que par leur contenu, les lois traitant des spoliations antisémites laissent apparaître une forte dispersion, qui est un trait caractéristique de l'état du sujet en Europe.
Plus encore, hormis certaines traces éparses 51 ( * ) , force est de constater que l'Europe ne s'est jamais intéressée spécifiquement au dossier des spoliations antisémites et de leur réparation.
On doit donc évoquer un vide européen sur le sujet de la réparation des spoliations.
Seule une Déclaration du Conseil de l'Europe datant de 1999 peut être comptée à l'Europe comme témoignage commun.
Un rapide balayage des différentes situations nationales conduit à mettre en évidence un haut degré d'hétérogénéité dans les régimes de réparation mis en place. Tantôt l'indemnisation est simplement collective, tantôt elle est à la fois collective et individuelle. Tantôt l'indemnisation individuelle n'envisage que l'état des personnes (la qualité d'interné ou de déporté par exemple) tantôt elle recouvre les spoliations. Tantôt l'ensemble des spoliations est envisagé, tantôt il ne s'agit que de certaines composantes (pertes de baux ou oeuvres d'art). Tantôt la restitution est mentionnée, tantôt seule une indemnisation des préjudices est prévue, souvent forfaitaire.
Globalement, le constat s'impose, au-delà d'une très grande diversité des régimes appliqués, de l'absence de toute unité européenne face à la question des réparations des spoliations antisémites, l'inharmonie des cadres nationaux s'accompagnant a fortiori d'un défaut complet d'une action européenne intégrée.
Pis encore, l'application des principes de Washington (voir ci-dessous) semble peu effective dans un assez grand nombre d'États européens, la France se distinguant par un fort niveau global d'implication, qui est à son honneur.
2. D'autres voies de réparation ont été mises en oeuvre et demeurent accessibles
a) L'ampleur des restitutions à l'amiable n'a sans doute pas été négligeable, mais est impossible à préciser
Les spoliations matérielles ont pu faire l'objet de réparations « amiables » plus ou moins spontanées à la Libération. Il en est allé de même pour des spoliations financières, dans des conditions parfois très tardives.
À titre d'exemple, il semble que ce ne soit qu'à partir de 1996 que la Caisse des dépôts et consignation (CDC) après des travaux déjà mentionnés sur son rôle dans les spoliations des Juifs en France et sur les restitutions intervenues à partir de la Libération, afin de s'assurer que les fonds consignés dans le cadre des mesures d'aryanisation avaient été restitués aux ayants droit ou bien versés au Trésor public, conformément à la règle de délai trentenaire, se soit engagée à restituer les sommes indûment conservées. En 2000, avant que n'intervienne la création de la CIVS, la CDC aurait ainsi traité plus d'un millier de demandes.
De façon générale, les réparations amiables n'ont pas fait l'objet d'un suivi systématique de sorte qu'il est impossible d'en avoir une vision précise.
C'est un angle mort supplémentaire pour l'évaluation de la réparation postérieure à la Libération.
b) Les voies de droit ordinaires peuvent être empruntées pour obtenir réparation des préjudices liées aux spoliations, le droit des États-Unis d'Amérique paraissant constituer un recours très puissant pour les réclamations visant à la réparation des spoliations
(1) Un principe d'imprescriptibilité, mais de quelle portée?
Les voies de droit ordinaire ont pu également être empruntées.
Les particularités conférées aux dommages causés par les actes antisémites et aux principes de leur réparation aboutissent à ce que la réparation de ces préjudices est toujours accessible. Ce principe est général même s'il a été décliné avec une particulière insistance dans le domaine des spoliations matérielles portant sur les objets d'art et de culture (voir infra ).
Sa mise en oeuvre peut toutefois se heurter à de sérieuses difficultés résultant des exigences propres aux procédures judiciaires, mais aussi à des obstacles tirés de législations particulières. En bref, le droit sur lequel reposent ces actions n'a pas toujours la clarté nécessaire et peut recevoir des interprétations plus ou moins favorables à l'admission des demandes de réparation formulées par les victimes.
La Déclaration du 5 janvier 1943 du Comité National Français et des dix-sept gouvernements alliés, la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme au plan international, diverses ordonnances, dont l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine et l'ordonnance du 21 avril 1945 (en particulier, son article 1 er ), au plan national, dessinent un ensemble de règles susceptibles de donner une extension particulière aux demandes présentées devant les tribunaux aux fins de voir réparés les préjudices causés par les spoliations antisémites, en particulier par le truchement de restitutions. Ces préjudices paraissent dans l'ensemble non prescriptibles.
Mais, un certain nombre de dispositions légales nationales dont le recensement et l'analyse devraient faire l'objet d'une étude systématique, semblent pouvoir, sinon s'opposer à ce que ces préjudices soient indemnisés, du moins faire obstacle à leur réparation sous forme de restitutions, en particulier dans le domaine des oeuvres d'art, soit que des motifs juridiques puissent être opposés à ces restitutions, soit qu'en pratique, elles se heurtent à des obstacles difficilement franchissables.
Recommandation n° 7 : faire l'analyse des dispositions pouvant faire obstacle, soit pour des raisons de droit, soit pour des raisons pratiques, à la mise en oeuvre des principes adoptés par la communauté internationale pour accomplir l'oeuvre de réparation des spoliations antisémites dans les différents pays engagés par ceux-ci. |
(2) Des voies de droit largement ouvertes en France, mais avec quelques incertitudes
Les voies juridictionnelles ordinaires sont naturellement ouvertes pour obtenir réparation des préjudices causés par les spoliations antisémites.
Dans ce domaine, la jurisprudence française offre de larges possibilités de réparation aux victimes, dans des conditions qui pourraient, toutefois, gagner à être précisées d'autant que la perspective d'un conflit de jurisprudence ne peut être totalement écartée.
Ainsi, la jurisprudence administrative française (voir en particulier, l'arrêt du Conseil d'État du 30 juillet 2014, Mmes D...et B...) ne manque pas de rappeler les termes de l'ordonnance d'avril 1945 et la nullité des actes de spoliation accomplis qu'elle prononce. Par ailleurs, elle indique qu'aucune prescription particulière ou de droit commun ne peut être opposée à une demande de restitution d'un bien spolié.
Néanmoins, elle semble réserver l'hypothèse de dispositions législatives contraires. Elle rappelle enfin que l'acquéreur de bonne foi a droit à indemnisation, celle-ci étant due par le cédant auprès duquel une demande de restitution du prix payé doit être formulée.
De son côté, la jurisprudence judiciaire (TGI de Paris ; 7 novembre 2017), paraît considérer que l'acquéreur ou les acquéreurs successifs d'une oeuvre spoliée (une oeuvre de Pissaro en l'espèce) doivent être considérés comme de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé.
Outre les incertitudes pouvant naître de la référence par la jurisprudence administrative à des prescriptions particulières, incertitudes partiellement levées par l'avis de l'Assemblée du contentieux du 16 février 2009 qui intéressait un cas bien particulier, on ne peut que souligner celles associées aux qualifications différentes employées par les deux ordres de juridiction pour désigner les acquéreurs d'un bien spoliés. Il n'est pas exclu que les deux ordres de juridiction, au-delà de différences sémantiques, s'inspirent de principes identiques, mais un doute légitime existe sur ce point.
Par ailleurs, la réponse transmise au questionnaire de votre rapporteur spécial selon laquelle « des objets d'art spoliés, acquis par des personnes privées pouvant se prévaloir des règles de prescription et de leur bonne foi, figurent... » crée un trouble au regard de la question de l'imprescriptibilité continue des préjudices causés par les spoliations antisémites, en semblant réserver l'inopposabilité de la prescription aux revendications formulées contre les seuls détenteurs de mauvaise foi.
Observation n° 18 : la France offre des voies de droit diversifiées pour obtenir réparation des spoliations, la congruence des jurisprudences administrative et judiciaire méritant d'être vérifiée, tandis que les règles d'imprescriptibilité doivent être une fois pour toutes stabilisées. |
(3) Les pratiques judiciaires des États-Unis d'Amérique ont toujours recelé de fortes potentialités de réparations judiciaires
Si elle n'est isolée sur ce point, la pratique judiciaire des États-Unis d'Amérique paraît offrir des ressources importantes aux plaignants.
La large admission des actions de groupe aux États-Unis doit être relevée dans la mesure où elle est susceptible de conforter les actions des victimes. Il convient d'ajouter sur ce point que des actions concernant des biens en déshérence semblent pouvoir d'autant mieux être reçues dans ce cadre que les groupes de demandeurs constitués sont en mesure assez aisément d'établir leur intérêt à agir, au titre de la réparation morale en particulier.
Par ailleurs, même quand l'action est dirigée contre un État étranger ou un organisme public en relevant, les États-Unis admettent qu'elle peut être reçue dans le domaine qui nous occupe au nom de l'Alien Tort Claims Act qui permet de poursuivre devant des tribunaux américains des actes de violation des droits de l'homme et d'y faire juger des demandes de responsabilité civile associées à tous actes délictuels même commis en dehors du territoire des États-Unis d'Amérique.
Il existe certes des conditions particulières complexes, parmi lesquelles la possibilité pour le Gouvernement des États-Unis de faire valoir les intérêts diplomatiques du pays, mais l'immunité réservée en outre par le Foreign Sovereign Immunities Act peut être surmontée dans certains cas, parmi lesquels l'atteinte à la propriété des plaignants.
En toute hypothèse, tant les recours formés à la fin des années 1990 contre certaines banques européennes, qui, on l'a indiqué, ont constitué l'un des éléments de contexte de la relance de la réparation contre les spoliations que les recours plus récemment instruits contre la SNCF, paraissent démontrent que l'inaction n'est pas une option.
Observation n° 19 : le « forum judiciaire » des États-Unis recèle de fortes potentialités pratiques d'action judiciaire qui ont été largement utilisées dans le dossier des spoliations antisémites. |
3. Une réparation collective exemplaire, la dotation attribuée à la Fondation pour la mémoire de la Shoah
Conformément à l'une des recommandations de la mission Mattéoli, une fondation privée reconnue d'utilité publique, la Fondation pour la mémoire de la Shoah a été créée concomitamment à l'institution de la CIVS.
Elle assume une mission dont il n'est pas nécessaire de souligner l'importance, les thèmes de son action allant de la mémoire et transmission à l'accomplissement d'une oeuvre de solidarité.
Elle finance ses interventions à partir des produits tirés de la dotation qui lui a été accordée, qui lui permettent de disposer d'un budget de l'ordre de 25 millions d'euros par an.
La mission Mattéoli avait recommandé que les biens spoliés en déshérence soient transférés à la fondation.
Compte tenu de la création de la CIVS, dont l'objet principal est précisément de réduire le périmètre des biens en déshérence en procédant aux indemnisations et restitutions individuelles que leur situation justifie, cette recommandation aurait pu être de nature à reporter sine die l'apport à la fondation d'une dotation nécessaire à sa mission, si elle avait été trop strictement mise en oeuvre.
Le versement, par plusieurs parties versantes, d'une dotation de 393 millions d'euros à la fondation ne correspond ainsi pas strictement à la recommandation de la mission Mattéoli.
Pour autant, la somme n'est pas sans liens avec les constats dressés sur le niveau des biens en déshérence au moment de la constitution de la fondation.
La fixation du montant de la dotation ainsi que la détermination des différents contributeurs traduisent ces liens.
À titre d'illustration, les produits retirés des cessions d'objets d'art et de culture par l'État au début des années 50 ont été manifestement inclus dans le calcul de la dotation. De la même manière, la contribution des sociétés d'assurance à la dotation dévolue à la fondation (de l'ordre de 60 millions d'euros) a pu s'inspirer, plus ou moins étroitement, des travaux entrepris par le secteur et exposés plus haut dans le présent rapport. Il en fut de même pour d'autres contributeurs.
Dans ces conditions, la création de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, le statut qui lui a été accordé, la dotation qui lui a été attribuée, constituent différentes expressions d'un acte majeur dans le processus de réparation des spoliations antisémites.
Pour autant, cette forte décision ne saurait être considérée comme équivalente à la réparation individuelle des préjudices subis par les victimes, ce dont d'ailleurs témoigne assez l'existence de la CIVS.
Observation n° 20 : pour avoir constitué un acte majeur de la réparation des spoliations antisémites, la création de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, qui a pu bénéficier d'une dotation de 393 millions d'euros, ne saurait être considérée comme équivalant à la réparation individuelle des spoliations antisémites. |
Par ailleurs, dans le contexte du renouvellement des enjeux présentés par une pleine élucidation de la dette de réparation, qui, évidemment non exclusive de la poursuite prioritaire d'une réparation fondée sur le rétablissement de la justice envers les victimes et leurs ayants-droit, pourrait conduire à devoir se résoudre au constat de l'impossibilité de mettre en oeuvre cette forme prioritaire de réparation, la question du devenir des biens reconnus comme devant être intégrés à cette dette de réparation devra être abordée.
Il ne serait certes pas illégitime de se remémorer les voies par lesquelles la France, au détour des années 1990 et 2000, a apporté une contribution forte à l'indispensable oeuvre de mémoire 52 ( * ) , mais il serait également tout à fait justifié que la collectivité nationale fasse très directement oeuvre de mémoire en créant, avec le concours de tous ceux qui se consacrent à ce devoir, un nouveau lieu propre à cette oeuvre.
* 48 La loi n'est plus en vigueur.
* 49 L'Allemagne a mis en place ultérieurement un dispositif spécifiquement consacré aux spoliations d'oeuvres d'art qui fait l'objet de développements dans la suite du présent rapport.
* 50 L'intermédiation du FSJU et son régime financier sont d'interprétation difficile. D'un côté, on peut les considérer comme ayant une justification pratique. D'un autre côté, ils peuvent être vus comme instillant dans la procédure de réparation une dimension collective, en plus de sa dimension individuelle. Au demeurant, les deux niveaux de réparation ont très souvent coexisté dans les pays qui ont mis en place des mécanismes de réparation des préjudices causés par les spoliations.
* 51 Il s'agit essentiellement de la prise en compte des spoliations par l'organisation européenne, au sens large, Europol et, plus indirectement, des directives successives relatives à la restitution des biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d'un État membre, en particulier de la directive 2014/60/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014.
* 52 Voir, en particulier, les développements relatifs aux parts réservées.