II. UN DÉBAT QUI S'EST TRÈS LARGEMENT RENOUVELÉ AVEC LE CYBERHARCÈLEMENT
A. LE CYBERHARCÈLEMENT VIENT GRAVEMENT PERTURBER LE MILIEU SCOLAIRE MÊME S'IL S'EN ÉCHAPPE RAPIDEMENT
1. Une amplification du harcèlement et de ses conséquences : un continuum de violences
a) Un cyberharcèlement issu de l'enceinte scolaire
Le cyberharcèlement peut se définir comme le « fait d'utiliser les technologies d'information et de communication pour porter délibérément atteinte à un individu de manière répétée dans le temps » 84 ( * ) . La répétition est une caractéristique forte de ce cyberharcèlement, qui permet, selon Nicole Catheline, de le différencier de la cyberviolence : « le cyberharcèlement se répète à plusieurs reprises, alors que la cyberviolence est un acte qui se produit une fois » 85 ( * ) .
Les liens entre harcèlement scolaire et cyberharcèlement entre élèves sont très forts : hors cas particulier, le cyberharcèlement prend souvent naissance dans le harcèlement scolaire. Mais, spécificité de celui-ci, il s'échappe rapidement du milieu scolaire pour l'amplifier de façon démesurée.
Le harcèlement scolaire ne se limite donc plus à l'enceinte et aux abords de l'école : il se prolonge et rompt les barrières temporelles et de lieux. Franck Chaulet, directeur adjoint de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ), l'explicite ainsi : « il n'y a plus de nuit, plus de jour, plus de repas. Le mineur, auteur ou victime, est seul » 86 ( * ) .
b) Le risque d'une persécution « en continu »
Avec l'usage d'internet, des téléphones portables et des réseaux sociaux, le harcèlement est sorti des murs de l'école.
Le domicile n'est plus pour la victime le domaine jusqu'alors protégé des agressions. Un élève peut être persécuté « en continu », chez lui, dans sa sphère la plus intime. La constitution d'un continuum entre ces différents environnements est d'ailleurs l'une des grandes difficultés de la lutte actuelle contre le harcèlement scolaire. Comme le souligne Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire, « dans ma génération, il y avait une pause, en rentrant chez soi. Aujourd'hui, cela poursuit l'enfant jusque chez lui. Le plus souvent les deux phénomènes se superposent, au moins en partie » 87 ( * ) .
À la possibilité d'un harcèlement permanent de l'enfant ou de l'adolescent s'ajoutent d'autres spécificités dramatiques du cyberharcèlement, qui contribuent à renforcer son intensité et ses conséquences sur la jeune victime .
Tout d'abord, on constate, sur les réseaux sociaux, des propos très durs qui souvent ne seraient pas prononcés en face de la personne physique. Votre mission d'information partage pleinement cette analyse de Franck Chaulet : il existe un « vrai sujet philosophique avec l'abolissement de la frontière entre la pensée et la verbalisation sur les réseaux sociaux. Nous avons le droit d'avoir des mauvaises pensées, personne ne nous poursuivra si nous ne les exprimons pas ou si nous ne les mettons pas en oeuvre. Sur les réseaux sociaux, cette frontière est abolie, et quand la frontière entre la pensée et l'expression est abolie, la frontière entre l'expression et l'acte s'efface à son tour » 88 ( * ) .
c) Des dégâts de plus en plus forts, voire irrémédiables
Les dégâts causés dans le monde virtuel sont bien concrets, et sont d'autant plus importants chez les jeunes publics où la frontière entre les modes réel et cyber du harcèlement scolaire est particulièrement poreuse. Pour Thierry Jadot, ancien président de Dentsu Aegis Network et contributeur aux travaux de l'Institut Montaigne, lors de son audition par votre mission d'information, « parmi les adolescents, 80 % considèrent que leur vie digitale ne se distingue pas de leur vie réelle. Nous savons également que la cyberviolence se prolonge souvent dans des situations de violence réelle en milieu scolaire » 89 ( * ) .
Les phénomènes de « sexting » et de « revenge porn » démontrent les liens entre les mondes virtuel et réel dans le cadre du harcèlement scolaire.
Le
sexting
et le
revenge
porn
:
les problématiques les plus préoccupantes du
cyberharcèlement
Le « revenge porn » et le « sexting » constituent des points particulièrement préoccupants du harcèlement dans l'espace cyber. En effet, selon Jean-Pierre Bellon, « le sexting est la forme la plus dangereuse et la plus inquiétante du cyberharcèlement. Il nous montre en très gros ce qui apparaît en plus petit dans le harcèlement » 90 ( * ) .
L'universitaire américaine Elizabeth Ryan distingue en 2010 deux formes de sexting : le « sexting primaire » quand une personne diffuse elle-même une photographie à caractère intime la représentant ; et le « sexting secondaire » quand la photographie est sortie du cadre privé et est transmise à des personnes qui n'en étaient pas initialement les destinataires.
Lors de son audition par votre mission d'information 91 ( * ) , Aude Métivier, major de police, responsable de la mission « Prévention et partenariat » à la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) du Val d'Oise, faisait part de la récurrence du phénomène de « revenge porn » ou de « nudes » dans les cas de harcèlement scolaire : « dans les remontées quotidiennes de l'Éducation nationale, nous trouvons toujours un cas qui relève d'une problématique avec les réseaux sociaux, comme des moqueries, la publication de photos ou de nudes » .
L'anonymat, la viralité des faits, le harcèlement en meute, l'absence de limites temporelles et de lieux, la difficulté à communiquer avec ses parents, en particulier dans des cas de sexting , renforcent le sentiment de solitude absolue de la victime .
De ce fait, et plus encore qu'avant, il est important de réagir très vite.
Les propos d'Éric Debarbieux lors de son audition sont en effet lourds de sens : en quinze jours le mal peut être irrémédiablement fait , entraînant des conséquences « très lourdes » et « fatales » dans ce laps de temps.
2. Un harcèlement « cyber » avec des caractéristiques dramatiques spécifiques
Bien que le cyberharcèlement intègre les trois mêmes caractéristiques que le harcèlement physique - Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette parlent d'ailleurs de « parenté » entre les deux types de harcèlement - il présente néanmoins des caractéristiques bien distinctes car il morcèle et démultiplie les rôles .
Avec le cyberharcèlement, s'il y a bien répétition, celle-ci n'est pas nécessairement le fait des mêmes auteurs. Il est possible de harceler quelqu'un en n'agissant qu'une seule fois à l'échelle individuelle, et ce sont d'autres internautes qui se « chargeront » de la répétition.
a) Une prolifération facilitée par l'anonymat
Il s'effectue dans une relation marquée par l'anonymat . Tandis que le harcèlement classique possède toujours un visage précis, le cyberharcèlement, lui, n'en a pas toujours un - ce qui accroît considérablement le profond sentiment d'insécurité chez les victimes. Cette notion d'anonymat renforce les risques de cyberharcèlement. Lors de son audition par votre mission d'information, le directeur général de l'enseignement scolaire a ainsi mis en lumière le « grand sentiment d'impunité » que provoque cet anonymat 92 ( * ) .
Il démultiplie le défaut d'empathie déjà présent dans le cadre du harcèlement « classique ». Comme le précisaient Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette, « plus la victime est lointaine, plus la répugnance à lui faire du mal tend à s'amoindrir » 93 ( * ) . En 2009, Michel Walrave le décrivait alors en ces mots : « le cyberharceleur derrière l'écran de son ordinateur n'est pas conscient de la réaction émotionnelle de sa victime. Cela conduit à prendre une position ne laissant aucune place à la pitié face à sa victime, et à montrer une absence totale d'empathie » 94 ( * ) .
Il concerne surtout les élèves du secondaire . Les travaux de Bertrand Gardette et Jean-Pierre Bellon, que ce dernier a présentés devant votre mission d'information, montrent qu'un tiers des collégiens ont été confrontés à du cyberharcèlement et que 13,2 % d'entre eux ont jugé ses conséquences importantes.
Si on se base sur la cyberviolence, qui recoupe mais va aussi plus loin que le cyberharcèlement, car elle englobe non seulement la diffusion de rumeurs, de photos ou d'informations personnelles, mais également l'accès à des contenus violents, 56 % des jeunes de 11 à 20 ans estiment avoir été attaqués sur internet au moins une fois et 35 % plusieurs fois . 13 % d'entre eux disaient avoir été victimes de rumeurs, 9 % de menaces, et 5 % disaient avoir déjà eu des images intimes d'eux mises en ligne sans leur consentement 95 ( * ) .
b) Une diffusion désormais jusque dans le primaire
Plus alarmant encore, votre mission d'information note que le cyberharcèlement se diffuse désormais dans l'enseignement primaire - jusque-là relativement épargné - avec l'abaissement de l'âge de possession du premier portable et de celui de l'inscription sur les réseaux sociaux. C'est donc dès le plus jeune âge qu'il faut sensibiliser à la prévention du cyberharcèlement et aux bons usages des outils numériques .
Spécificité du cyberharcèlement, et parce qu'il comporte souvent une connotation sexuelle ou en rapport avec le corps, les jeunes filles y sont cinq à six fois plus confrontées que les garçons. Pour Nicole Catheline, alors que les filles sont les premières victimes du sexting , celui est très insuffisamment pris en compte 96 ( * ) . La connotation sexiste ou sexuelle forte du cyberharcèlement a d'ailleurs été mise en avant par notre collègue député Erwan Balanant dans la mission qui lui a été confiée par le Gouvernement. Dans son rapport, est notamment présentée une étude réalisée par l'Observatoire Universitaire International Éducation et Prévention (OUIEP - Université Paris-Est), coordonnée par le Centre Hubertine Auclert auprès de 1 200 élèves de collèges et lycées en Île-de-France en 2016. Elle met en exergue l'exposition bien plus importante des filles à des formes spécifiques de cyberviolences à caractère sexiste et sexuel 97 ( * ) .
La lutte contre le cyberharcèlement doit se faire au même titre et avec la même intensité que celle contre le harcèlement scolaire : il en constitue le prolongement et en alourdit les conséquences. Votre mission d'information en a la conviction : ce serait une erreur de penser que le cyberharcèlement n'a pas de lien avec l'institution scolaire, et ne doit donc pas être combattu par l'école. Mais, parce que tout comme le harcèlement scolaire, le cyberharcèlement remet en cause le vivre-ensemble, ce combat doit être mené avec la plus grande force par l'ensemble de la société .
* 84 « Guide pratique pour lutter contre le cyberharcèlement entre élèves », http://media.education.gouv.fr/file/09_septembre/38/5/guide-cyberharcelement-eEnfance_190385.pdf
* 85 Audition du jeudi 24 juin 2021.
* 86 Audition du jeudi 17 juin 2021.
* 87 Audition du mercredi 2 juin 2021.
* 88 Audition du jeudi 17 juin 2021.
* 89 Audition du mercredi 30 juin 2021.
* 90 Audition du jeudi 24 juin 2021.
* 91 Audition du jeudi 17 juin 2021.
* 92 Audition du mercredi 2 juin 2021.
* 93 « Harcèlement et cyberharcèlement à l'école - une souffrance scolaire en réseau », Jean-Pierre Bellon, Bertrand Gardette, 2017.
* 94 Cyberharcèlement : risque de virtuel, impact dans le réel, Michel Walrave, observtoire des droits de l'internet, 2009.
* 95 « Internet, le péril jeune ? », Institut Montaigne, 2020.
* 96 Audition du jeudi 24 juin 2021.
* 97 Rapport 2016, « Cybersexisme chez les adolescents (12-15 ans) étude sociologique dans les établissements franciliens de la 5 e à la seconde », Centre Hubertine Auclert.