C. UNE CONCURRENCE ENTRE ÉTABLISSEMENTS, INTERNE À L'ENSEIGNEMENT AGRICOLE MAIS SURTOUT AVEC L'ÉDUCATION NATIONALE, QUI FRAGILISE LE RÉSEAU
1. L'enseignement agricole supérieur long s'est restructuré
Une réforme de l'enseignement agricole supérieur public a été lancée par le ministère de l'agriculture en 2003 afin de renforcer les liens avec l'enseignement technique agricole, de mettre les formations aux normes européennes et internationales et de développer une politique contractuelle entre l'État et les établissements. Dans son rapport public annuel de 2016, la Cour des comptes relevait que « le processus mis en oeuvre pour répondre aux objectifs fixés par le ministre de l'agriculture a consisté à procéder à des fusions d'établissements, dont les finalités n'étaient pas clairement définies, sinon celle d'éviter une perte de spécificité et de conserver la tutelle sur ces établissements » .
De fait, on a assisté à une recomposition du paysage des établissements d'enseignement agricole supérieur public, marqué en particulier par :
- la création en 2007 d'AgroParisTech, regroupant cinq campus universitaires, le centre européen de biotechnologie et de bioéconomie (CEBB de Reims) ainsi que la ferme de Grignon ;
AgroParisTech : établissement public leader des sciences du vivant
AgroParisTech a été créé en janvier 2007 suite au rapprochement entre l'École nationale du génie rural, des eaux et des forêts, l'École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires et l'Institut national agronomique Paris-Grignon. L'établissement a fait le choix de rejoindre et porter dans son identité la marque ParisTech.
Il est membre fondateur de l'université Paris-Saclay, et conduit une stratégie de collaboration de ses implantations en France : avec l'université de Lorraine, les universités de Montpellier, de Clermont Auvergne, des Antilles et de Guyane, de Reims Champagne Ardenne.
AgroParisTech est implanté sur dix centres :
• 8 campus universitaires ;
• franciliens d'une part (Paris Claude Bernard, Paris Maine, Massy, Grignon) qui ont vocation à être regroupés sur un seul campus à Palaiseau en 2022 ;
• et régionaux d'autre part (Nancy, Montpellier, Clermont-Ferrand, Kourou) ;
• le centre européen de biotechnologie et de bioéconomie (CEBB) à Reims ;
• la ferme de Grignon.
Source : réponse au questionnaire de la rapporteure
- la création en 2010 de VetAgro Sup, issue de la fusion de l'École nationale vétérinaire de Lyon, de l'École nationale des services vétérinaires et de l'École nationale d'ingénieurs des travaux agricoles de Clermont-Ferrand ;
- la création en 2020 de l'Institut Agro (institut national d'enseignement supérieur pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement), regroupant Montpellier Sup Agro et Agrocampus Ouest ;
- La création de l'alliance Agreenium, début 2021, afin de rassembler, sur la base de volontariat, la majeure partie des établissements publics d'enseignement supérieur et des organismes de recherche placés sous tutelle du ministre chargé de l'agriculture. Si aujourd'hui elle n'a pas vocation à structurer l'enseignement supérieur agricole public à l'échelle nationale, des personnes auditionnées se sont interrogées sur l'évolution de son rôle en la matière.
Pour Emmanuel Delmotte, doyen de l'Inspection de l'enseignement agricole, la création d'AgroParisTech et de l'Institut Agro a permis l'émergence de marques puissantes dans le domaine des sciences du vivant, de l'ingénierie ou de l'agronomie. Cette structuration a permis une visibilité grandissante des établissements, et une meilleure reconnaissance à l'international, également recherchée par les écoles nationales vétérinaires qui viennent de déposer à l'Institut national du patrimoine (INP) une marque commune « écoles nationales vétérinaires de France ».
Si l'enseignement supérieur agricole privé n'était pas concerné par cette démarche de restructuration, la mission constate qu'il s'est également adapté, comme en témoigne la fusion, au sein de Junia à Lille, de trois écoles d'ingénieurs (HEI, ISEN et ISA Lille), afin de devenir une « école des transitions » contribuant à répondre à certains grands enjeux : nourrir la planète, développer la transformation numérique et industrielle, accélérer la transition énergétique et urbaine, renforcer les technologies de la santé et du bien-vivre.
2. Le maillage de l'enseignement technique agricole souffre d'une concurrence entre établissements, à la fois interne à l'enseignement agricole et avec l'Éducation nationale
La diminution précédemment évoquée de 11 % du nombre d'élèves en formation initiale générale et technologique, enregistrée entre 2011 et 2020, met sous tension le réseau des établissements de l'enseignement technique agricole.
Outre les enjeux de valorisation de l'enseignement agricole évoqués précédemment, plusieurs facteurs semblent devoir être pris en considération.
a) Une concurrence interne à l'enseignement agricole
Pour la FEP-CFDT, « l'implantation des filières s'est faite pendant de très nombreuses années sans analyse et directive du ministère de l'agriculture et de l'alimentation, ce qui a entraîné l'ouverture de formations identiques à quelques kilomètres les unes des autres. Toutes les voies de formations (temps plein, apprentissage, formation continue) aussi bien pilotées par le ministère de l'agriculture et de l'alimentation que par le ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports dans des établissements publics et privés auraient dû être étudiées . »
La concurrence des formations est réelle avec l'Éducation nationale ( cf . infra), mais elle vaut également au sein de l'enseignement agricole. Comme l'a indiqué le CNEAP dans sa réponse au questionnaire de la rapporteure, « une certaine concurrence peut exister entre les établissements agricoles privés à l'échelle d'un bassin de recrutement. Cela s'explique souvent par l'histoire de nos établissements : les anciennes écoles ménagères, par exemple, qui proposaient des formations du domaine des « services » sur des secteurs géographiques proches, ont été intégrées au Ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation (MAA) et ont souvent continué à offrir des formations sur le domaine de compétences qu'elle maitrisait le mieux. Nous devons amplifier le travail de réorganisation des structures pédagogiques pour favoriser une meilleure polyvalence des établissements et limiter au mieux, le plus possible, cette concurrence territoriale ». Le CNEAP souligne également que cette concurrence existe également entre MFR et lycées agricoles publics ou privés, « car ces établissements peuvent se retrouver sur des territoires relativement proches les uns des autres (quelquefois les 3 « familles » peuvent se trouver sur un rayon de 15 à 20 kms...). Avec une carte de formation du MAA qui est relativement réduite, ces établissements se retrouvent vite concurrents pour une ou plusieurs formations, même si les modalités de formation peuvent être différentes (alternance / temps plein) ».
La mission a pu constater sur le terrain les inquiétudes manifestées par certains établissements, y compris de grands établissements publics, sur le devenir de certaines antennes situées en particulier en milieu très rural, du fait de la trajectoire d'effectifs, des contraintes budgétaires et des suppressions d'emplois. Dans une interview accordée au Café pédagogique en septembre 2021, Frédéric Chassagnette, co-secrétaire général du SNETAP-FSU, auditionné par la mission, pointe le risque de fermetures à venir : « En réalité le ministère ne sait plus faire sans que ces suppressions d'emplois se voient. Jusque-là ils ont évité les fermetures d'établissements et gardé le maillage des structures. Mais ils préparent le quinquennat d'après où il y aura des fermetures ».
Cette question du maillage territorial est toutefois essentielle et ne peut être évaluée sans prendre en compte la réelle concurrence qui existe sur le terrain avec l'Éducation nationale.
b) Une concurrence réelle avec l'Éducation nationale sur le terrain, en dépit d'une coopération qui se renforce entre les ministères au niveau national
(1) Une concurrence réelle
Au cours des auditions menées par la mission, la question de l'existence d'une concurrence entre les formations proposées par l'Éducation nationale et celles de l'enseignement agricole a été posée.
Force est de constater la forte similitude, du point de vue des élèves ou des parents au moment du choix de l'orientation en troisième , entre le baccalauréat professionnel SAPAT de l'enseignement agricole et le bac ASPP (accompagnement, soins et services à la personne) de l'Éducation nationale. D'ailleurs, pour le CNEAP, « lors de la rénovation de la voie professionnelle (Bac pro en 3 ans), l'éducation nationale a totalement ignoré que les établissements du ministère de l'agriculture et de l'alimentation proposaient déjà sur les territoires des formations dans le domaine des services aux personnes, déjà bien implantées et reconnues par les structures professionnelles » . Plusieurs contributions adressées à la mission ont également souligné cette concurrence concernant le bac pro SAPA, comme celle des MFR des Deux-Sèvres et de la Vienne.
Certes, comme l'ont souligné plusieurs intervenants, lorsque l'on examine de près les contenus de ces deux formations, il existe des différences importantes. Ainsi, le bac pro SAPAT (service aux personnes et aux territoires) a une dimension axée sur les territoires beaucoup plus forte, et une période de stage en entreprise un peu plus longue. Mais pour des personnes peu aux faits de l'ensemble des filières existantes 38 ( * ) , ces différences ne sont pas forcément évidentes d'autant plus si :
- seule une des deux formations est présentée au moment des heures d'orientation au collège, par méconnaissance de l'existence du bac SAPAT par la communauté éducative de l'Éducation nationale. La mission d'information a d'ailleurs appris, au cours des auditions, que, jusqu'à il y a encore peu, le pourcentage d'élèves restant dans les filières de l'éducation nationale était pris en compte dans la notation des chefs d'établissement. Si cette pratique a disparu depuis peu, elle n'a pas contribué à inciter les chefs d'établissement des collèges à s'intéresser de près à ce baccalauréat SAPAT et de manière générale aux formations proposées par l'enseignement agricole ;
- les premiers résultats sur les moteurs de recherche pour les termes « bac services à la personne » renvoient principalement aux formations de l'Éducation nationale, celles de l'enseignement agricole n'apparaissant qu'au milieu de la seconde page de résultats.
D'autres formations récemment créées par l'Éducation nationale interrogent : tel est notamment le cas des CAP crémiers fromagers, spécialité créée en 2017, ou maraîchers primeurs, créée en 2016. Cela pose la question de l'indispensable répartition des champs professionnels entre le ministère de l'éducation nationale et celui de l'agriculture et de l'alimentation. Dans sa contribution écrite, le CNEAP estime que « le ministère de l'agriculture et de l'alimentation n'a sans doute pas été suffisamment précurseur dans la mise en place de nouvelles formations, d'identifier les métiers émergents en lien avec les grands défis sociétaux, et a laissé la place au ministère de l'éducation nationale des domaines qui auraient pu être ceux du ministère de l'agriculture et de l'alimentation (ex : valorisation des déchets (rudologie), nouvelles énergies, pollution de l'air...) ».
Cette concurrence, bien que le ministère de l'agriculture et de l'alimentation réfute ce terme au profit d'une « marge de progrès en matière de coordination », est sur certains territoires renforcée par le contexte de baisse démographique du nombre d'élèves et, de manière prosaïque, de « classes à remplir ».
(2) Une volonté de rapprochement entre le ministère de l'éducation nationale et le ministère de l'agriculture qui se met difficilement en place au niveau local
La mission d'information constate, ces dernières années, une volonté de rapprochement entre les deux ministères. Une première convention est ainsi signée en février 2018 entre la DGER et la DGESCO sur la place de l'enseignement agricole au sein du service public d'éducation et de formation, afin notamment de renforcer la communication sur l'enseignement agricole, prévoir des concertations plus régulières entre les deux ministères, et de mettre en place une formalisation des conventions en régions entre DRAAF/DAAF et rectorats. En effet, comme le répète régulièrement Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, tous les élèves de l'enseignement agricole sont au départ des élèves de l'Éducation nationale.
Ainsi, en avril 2019, le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports et le ministre de l'agriculture et de l'alimentation ont signé une lettre interministérielle relative à l'information et à l'orientation vers l'enseignement agricole. Dans celle-ci, les deux ministres rappellent aux principaux des collèges, aux proviseurs de lycée général, technologique et professionnel de l'éducation nationale et de l'enseignement agricole, que les « diplômes [de l'enseignement agricole] présentent de bons taux de succès aux examens ainsi que d'excellents taux d'insertion professionnelle », les invitent à « valoriser auprès des familles et des jeunes tout l'intérêt d'un parcours de formation dans l'enseignement agricole, que ce soit sous statut scolaire, d'apprenti ou d'étudiant » et soulignent « qu'il est nécessaire de faire connaître ce dispositif de formation plein d'atouts pour les jeunes, qui offre en outre une bonne capacité d'accueil ».
Doivent notamment être mis en place :
- des temps d'information des professeurs principaux de collèges et de lycées sur les filières de formation de l'enseignement agricole ;
- la participation systématique des professeurs principaux des établissements de l'enseignement agricole aux réunions de concertation 3 ème -seconde ;
- un partage de l'information entre les autorités académiques de l'Éducation nationale et les DRAAF ;
- une présentation et valorisation aux élèves des parcours de l'enseignement agricole dans les mêmes conditions que les formations proposées par l'éducation nationale ;
- l'utilisation des appellations officielles des formations proposées telles que données par les DRAAF au lieu de dénominations jugées stigmatisantes telles que « 2nde agricole » ou « 4 ème -3 ème agricoles » sur la base Affelnet-lycée - qui permet aux élèves d'indiquer leur souhait d'orientation - ainsi qu'un rattachement correct aux nomenclatures nationales ;
- la diffusion simultanée des résultats de l'affectation pour tous les élèves, quel que soit l'établissement d'origine et d'accueil ;
- l'intégration des offres de formation proposées par les établissements privés sous contrat agricole dans le traitement d'Affelnet-lycée .
Enfin, le 19 mai dernier a été publiée la feuille de route « éducation nationale/enseignement agricole » pour les années 2021 et 2022 . Elle a pour but de valoriser les formations et métiers liés à l'agriculture et soutenir les actions d'éducation au développement durable dans les écoles et établissements d'enseignement.
La feuille de route « éducation nationale/enseignement agricole » 2021-2022
Cette feuille de route prévoit quatre actions principales :
- un renforcement de la découverte des métiers, « au travers d'actions éducatives avec les lycées et collèges pour favoriser la découverte d'exploitations agricoles proches, notamment dans le cadre de la campagne de communication du plan France Relance sur les métiers de l'Agriculture, de l'Agroalimentaire, de la Pêche, de la Forêt et des Paysages qui sera lancée avant l'été » ;
- la participation d'établissements de l'enseignement agricole aux campus des métiers ;
- la mise en place de partenariats entre collèges et lycées de l'enseignement agricole et de l'éducation nationale à travers des échanges de connaissances, d'expériences et de projets entre éco-délégués de classes, d'établissements des deux systèmes ;
- un label commun E3D (« établissement engagé dans une démarche globale d'éducation au développement durable ») entre les deux ministères.
La mission d'information salue cette volonté de coordination pour promouvoir l'enseignement agricole au niveau national. Néanmoins, des rapprochements entre les deux ministères restent parfois difficiles au niveau local, comme l'a souligné le CGAAER. Le ministère de l'agriculture et de l'alimentation, par la voix de la directrice générale de l'enseignement agricole, le reconnait d'ailleurs : « vous évoquiez une compétition avec l'Éducation nationale. Pour ma part, je parlerais de connaissance à renforcer. Il y a encore des progrès à faire. Les retours sont très variables selon les établissements et les régions. Dans notre plan d'action, nous devons renforcer notre capacité à nous faire connaître et reconnaître à l'échelle du département, car les directeurs académiques des services de l'Éducation nationale (DASEN) interviennent à cette échelle ».
* 38 « La visibilité des formations portées par le ministère de l'éducation nationale est beaucoup plus forte que celle des formations proposées par le ministère de l'agriculture et de l'alimentation et mises en avant par les prescripteurs de l'orientation », contribution écrite du CNEAP.