II. LE RÉINVESTISSEMENT DES PUISSANCES GLOBALES
A. LA RUSSIE S'APPUIE DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES SUR UN RENFORCEMENT DE SA PRÉSENCE MILITAIRE ET SUR UN RENOUVELLEMENT DE SES INSTRUMENTS D'INFLUENCE POUR ACQUÉRIR UNE POSITION CENTRALE EN MÉDITERRANÉE
1. Depuis 2015, les interventions militaires directes et indirectes de la Russie autour du bassin méditerranéen ont consolidé la présence des forces armées russes en Méditerranée
La politique russe en Méditerranée est traditionnellement orientée par la volonté de la Russie de s'assurer un accès pérenne aux mers chaudes, au nom de laquelle la première expédition russe en mer Égée a été organisée dès le XVIII e siècle sous l'autorité de l'impératrice Catherine II. L'importance des flux commerciaux et énergétiques transitant par le bassin méditerranéen en fait une zone stratégique pour la Russie : avant le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022, les détroits turcs entre la mer Noire et la mer Méditerranée servaient de lieu de transit à un flux de 3 M de barils de pétrole par jour exportés depuis la Russie et la mer Caspienne, soit 3% du commerce mondial 127 ( * ) .
Cette importance stratégique explique le renforcement considérable de la présence militaire russe en Méditerranée depuis plusieurs années. Alors que les navires russes disposent de facilités navales dans plusieurs ports méditerranéens notamment au nord de l'Afrique en Algérie (Annaba), en Libye (Tobrouk) et en Égypte (Alexandrie), le réinvestissement de la Méditerranée par l'armée russe s'est traduit par un déploiement conséquent des forces russes dans la zone. À l'été 2022, l'armée russe disposait à ce titre dans la zone Méditerranée de 13 000 militaires, dont 40% sous le statut de mercenaire du « groupe Wagner », de 40 chasseurs-bombardiers, de quatre frégates et de deux sous-marins associés à plusieurs sites de missiles antiaériens, antinavires et de frappe contre la terre 128 ( * ) . La présence massive des forces armées russes, permise notamment par le retrait relatif des forces américaines, résulte notamment de l'intervention de la Russie dans plusieurs conflits armés intervenus récemment autour du bassin méditerranéen dont en particulier les conflits syrien et libyen.
En premier lieu, en Syrie, l'opération militaire directe des forces armées russes à partir de 2015 au soutien du régime de B. Al Assad s'est traduite par une implantation militaire durable de la Russie en Méditerranée orientale. En permettant au régime de B. Al Assad de multiplier par quatre la superficie des territoires sous son contrôle entre 2015 et 2017, l'intervention militaire en Syrie a placé la Russie dans une position centrale pour le règlement politique du conflit civil syrien et a renforcé l'influence du processus de paix dit « d'Astana », placé depuis 2017 sous l'égide de la Russie, de l'Iran et de la Turquie. Il est par ailleurs à relever que le rôle joué par la Russie dans ce conflit a été rendu possible par la prise de contrôle par la Russie de la Crimée en 2014, eu égard au rôle central joué par la base de Sébastopol en mer Noire qui a servi, entre 2015 et 2016, à l'acheminement de 700 000 tonnes d'armes, de munitions et d'équipement militaire à travers la mise en place du « Tartous Express », voie maritime de 2 150 km reliant la Crimée aux côtes syriennes en traversant les détroits turcs des Dardanelles et du Bosphore.
Cette intervention militaire d'ampleur, qui a mobilisé entre 2015 et 2019 plus de 63 000 militaires russes et a impliqué 1 500 combattants employés par le « groupe Wagner », société militaire privée entretenant des liens importants avec les autorités russes, a permis à la Russie de consolider sa présence militaire sur le territoire syrien. Dans le domaine aérien, l'armée russe a conservé et a agrandi sa base aérienne de Hmeimim et elle a signé un accord en août 2015 avec le régime syrien prévoyant le déploiement d'un groupe aérien pour une période indéfinie sur cette base. Dans le domaine naval, alors que le port de Tartous sert d'ancrage opérationnel à la marine russe depuis septembre 2013, l'intervention militaire dans le conflit syrien s'est traduite par la signature le 18 janvier 2017 d'un accord entre la Russie et le régime de B. Al Assad prévoyant l'installation d'une base navale russe à Tartous pouvant accueillir en Syrie 11 navires de guerre, y compris des navires à propulsion nucléaire, pour une durée de 49 ans avec une option de prolongation pour 25 ans supplémentaires 129 ( * ) . Enfin il est à relever que l'opération militaire russe en Syrie a permis aux forces russes de tester 231 types de matériels dont des avions, des missiles de croisière et des systèmes sol-air.
En second lieu, l'intervention indirecte de la Russie dans le conflit libyen illustre la volonté de Moscou de jouer un rôle stratégique dans l'ensemble du bassin méditerranéen. Cette intervention indirecte, analysée dans la première partie de ce rapport, a permis à la Russie de jouer un rôle de médiateur dans le règlement du conflit libyen en s'appuyant sur des moyens limités à l'intervention de 1 200 mercenaires du groupe Wagner qui ont toujours conservé leur autonomie opérationnelle vis-à-vis de l'Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar et ont efficacement défendu les intérêts de la Russie notamment en se concentrant prioritairement sur les installations pétrolières et en investissant à l'été 2020 le champ pétrolifère de Sharara 130 ( * ) .
Source : FMES, 2022, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, (c) P. Orcier
2. Le dynamisme de la diplomatie russe autour de la Méditerranée a renforcé sa capacité d'influence dans l'ensemble du bassin méditerranéen dans la période récente
Parallèlement au réinvestissement militaire de la Méditerranée par les forces armées russes, la diplomatie russe a également renforcé son influence autour du bassin méditerranéen en préservant la relation bilatérale avec la Turquie, essentielle à l'accès des navires de guerre russe à la Méditerranée depuis la mer Noire, et en exerçant sa diplomatie d'influence sur les pays des deux rives de la Méditerranée.
Malgré leurs oppositions sur plusieurs théâtres d'opérations autour de la Méditerranée (Syrie, Libye, Haut-Karabakh), la Russie et la Turquie entretiennent depuis plusieurs années une relation complexe et ont toujours maintenu un dialogue qui leur a permis de défendre leurs intérêts communs. La qualité de la relation avec la Turquie constitue un enjeu stratégique essentiel pour la Russie du fait du statut des détroits turcs des Dardanelles et du Bosphore, voie d'accès à la Méditerranée depuis la mer Noire, qui est fondé sur le traité de Montreux de 1936 en application duquel en temps de paix la libre circulation des navires de commerce est garantie en temps de paix, les navires de guerre devant être notifiés aux autorité turques, tandis que la Turquie conserve la possibilité de fermer unilatéralement les détroits en temps de guerre si elle s'estime menacée. Le rapprochement diplomatique entre la Russie et la Turquie s'est accéléré depuis la tentative de coup d'État contre le président R. T. Erdogan en juillet 2016 131 ( * ) .
Sur le plan énergétique, ce rapprochement s'appuie notamment sur deux importants projets d'infrastructures particulièrement importants eu égard au fait que la Turquie importe 72% de l'énergie qu'elle consomme 132 ( * ) . Le premier est le gazoduc TurkStream , construit par la société russe Gazprom et inauguré en janvier 2020, reliant la Russie à la Turquie sous la mer Noire. Le second est la centrale nucléaire d'Akkuyu, première centrale nucléaire civile turque construite par la société russe Rosatom à partir de 2018 et qui doit entrer en service en 2023.
Sur le plan capacitaire, les pressions exercées par les États-Unis qui a suspendu la livraison d'avions de combat F-35 n'ont pas dissuadé la Turquie d'acquérir en 2019 le système de défense anti-aérien russe S-400.
Sur le plan diplomatique enfin, la Russie et la Turquie coopèrent pour défendre leurs intérêts mutuels autour du bassin méditerranéen et notamment dans le cadre du conflit syrien pour le règlement duquel la Russie et la Turquie supervise avec l'Iran, depuis 2017, le processus de paix d'Astana.
En complément de son rapprochement avec la Turquie, la diplomatie russe exerce depuis plusieurs années pour défendre ses intérêts dans l'ensemble du bassin méditerranéen une diplomatie d'influence offensive qui s'appuie notamment sur des instruments de manipulation de l'information.
En premier lieu, dans les pays du sud de l'Europe, la diplomatie d'influence vise prioritairement les pays du bassin méditerranéen au premier rang desquels l'Italie, qui a reçu le soutien de la Russie en 2020 face à l'épidémie de covid-19, et Chypre où est apparu à l'automne 2017 le parti russophone Ego o Politis .
En deuxième lieu, dans les Balkans occidentaux, la stratégie russe a un effet déstabilisateur notamment en Serbie où elle dispose de relais d'influence efficace pour diffuser un discours de remise en cause de la crédibilité de l'action de l'Union qui s'appuie notamment sur la lenteur du processus d'adhésion des pays de cette région. La portée de ces campagnes est illustrée par le fait que des sondages réalisés en Serbie avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, estimait les opinions positives vis-à-vis de la Russie à 60% dans la population serbe contre seulement 27% pour l'Union européenne 133 ( * ) .
En troisième lieu, au Maghreb, la Russie s'appuie sur sa relation de proximité avec les autorités algériennes avec lesquelles elle a passé un accord de partenariat stratégique en 2001. Cet accord est intervenu dans un contexte de proximité de l'Algérie avec les industriels de défense russes, la Russie d'une part ayant construit six sous-marins de classe « Kilo » pour la marine algérienne entre 1987 et 2019 et d'autre part représentant 67% des importations d'armement de l'armée algérienne 134 ( * ) . Il est enfin à relever que la capacité d'influence de la Russie sur les pays du Maghreb a été illustrée par le fait qu'en avril 2022, lors du vote à l'Assemblée générale des Nations unies sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l'homme qui est intervenu quelques jours après la révélation des exactions commises par l'armée russe à Boutcha, la Libye est le seul État du Maghreb ayant voté en faveur de la résolution, la Tunisie s'étant abstenu, le Maroc n'ayant pas pris part au vote et l'Algérie s'étant prononcée contre la suspension de la Russie.
* 127 T. Bruyère-Isnard, 2021, « Le retour de la Russie en Méditerranée orientale » in Les Cahiers de la Revue Défense Nationale
* 128 P. Ausseur, été 2022, « La Méditerranée et la guerre en Ukraine : la rupture est aussi au sud » in Revue Défense Nationale, n°852
* 129 A. Pouvreau, été 2019, « La stratégie de la Russie en Méditerranée » in Revue Défense Nationale, n°822
* 130 A. Mohammedi, automne 2021, « Stratégies russes en Libye : le déploiement d'une politique étrangère multifacette » in Confluences Méditerranée, n°118
* 131 A. Pouvreau, mars 2017, « La perspective d'évolution des relations russo-turques dans le nouvel environnement géostratégique » in Revue Défense Nationale, n°798
* 132 N. Rebière, printemps 2018, « Les relations russo-turques au prisme des enjeux énergétiques » in Confluences Méditerranée, n°104
* 133 F. Marciacq, septembre 2021, « L'Union européenne et les Balkans occidentaux. Convergence sur fond de rivalité de puissance » in IFRI, septembre 2021, RAMSES 2022. Au-delà du Covid
* 134 FMES, A. Mohammedi, 2 décembre 2020, « Russie-Algérie : un partenariat flexible et pragmatique »