C. LES ÉTATS MEMBRES LARGEMENT FAVORABLES À LA DIRECTIVE ET NOTAMMENT À LA PRÉSOMPTION LÉGALE, LA FRANCE SE DÉMARQUANT PAR SON APPROCHE PAR LES DROITS

1. Un grand nombre d'États membres est favorable au mécanisme de présomption légale

En amont de la publication par la Commission européenne de la proposition de directive, cinq ministres du travail de l'Union européenne (Yolanda Díaz (Espagne), Pierre-Yves Dermagne (Belgique), Ana Mendes Godinho (Portugal), Hubertus Heil (Allemagne) et Andrea Orlando (Italie)) demandaient, dans une lettre ouverte33(*) datée du 1er décembre 2021 à la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de présenter une initiative législative « ambitieuse ».

Une fois publiée, cette proposition de directive a donc bénéficié du support de plusieurs États membres. Ainsi, un groupe assez important d'États membres s'est montré clairement favorable à la présomption légale de salariat (Belgique, Bulgarie, Allemagne, Danemark, Espagne, Finlande, Croatie, Italie, Luxembourg, Lettonie, Pays-Bas, Pologne, Portugal), même si une grande partie de ces États se pose des questions sur la mise en oeuvre pratique du mécanisme de présomption et de son renversement.

L'Autriche, la Hongrie et la Suède semblent les plus réfractaires, tandis que la République tchèque, l'Estonie, la Grèce, l'Irlande, la Lituanie et la Slovaquie ont une opinion réservée, voire assez négative. Les pays de l'Est semblent craindre pour leur avantage comparatif en matière sociale, l'Estonie, pour son champion Bolt, et les Scandinaves pour leur modèle de négociation collective.

Il est intéressant de noter que la République tchèque, assurant actuellement la présidence du Conseil de l'UE, en a fait une priorité de sa présidence sans exprimer de position tranchée sur le texte.

2. L'approche de la Commission « par le statut » semblait heurter l'approche française par « les droits »...

La France partage les objectifs de la Commission, en particulier la juste qualification des relations de travail entre plateformes et travailleurs et l'amélioration de leurs conditions de travail ainsi que de leurs droits sociaux.

Elle soutient ainsi les dispositions du texte visant à établir les droits et obligations en matière de gestion algorithmique, de transparence et de droit au recours applicable à tous types de travailleurs de plateformes.

Toutefois, l'approche de la Commission « par le statut » semblait heurter l'approche par les droits, mise en place depuis 2016 en France. Le Gouvernement estimait que ce texte posait en l'état trois difficultés majeures pour la France :

- tout d'abord, en distinguant les « personnes exerçant sur les plateformes » et les « travailleurs des plateformes », pour lesquels elle instaure une présomption de salariat, la proposition de directive introduit un risque vis-à-vis de notre cadre juridique national, qui identifie les « travailleurs des plateformes » de manière indistincte, sans préjuger des relations contractuelles entre travailleurs et plateformes ;

- de plus, le champ des plateformes concernées, incluant le travail sur plateformes donnant lieu à des prestations tant physiques que dématérialisées, dépasserait celui des plateformes ayant une responsabilité sociale tel que prévu dans le code du travail français, pour concerner des entreprises qui ne sont pas considérées comme des plateformes dans le droit national mais comme de simples sous-traitants ;

- enfin, le mécanisme proposé par la Commission (cumul de deux critères vérifiés entraînant de facto une présomption de salariat) rend l'approche de la Commission plus stricte que celle du juge français qui utilise, compte-tenu de l'absence de définition légale du contrat de travail en droit français, la théorie du faisceau d'indices qui est au fondement de la construction jurisprudentielle justifiant la qualification.

Ainsi, la présomption de salariat (pour les seuls travailleurs de plateforme) serait en contradiction avec la présomption d'indépendance plus large posée par l'article L. 8221-6 du code du travail. Toutefois, il convient de noter que certaines professions spécifiques bénéficient déjà d'une présomption de salariat, comme les représentants, les journalistes ou les mannequins (art. L. 7313-1 du code du travail).

Par ailleurs, la France considère qu'il existe un risque que le juge prenne en compte les critères de la présomption instaurés au niveau européen dans des décisions nationales de requalification concernant ce secteur, ce qui modifierait indirectement la définition du salariat, de nature essentiellement jurisprudentielle en France.

Impact estimé de la directive en France, par la DGE

Une étude d'impact de la directive sur les plateformes, les travailleurs et les consommateurs est en cours de réalisation. Toutefois, selon la DGE, les premières analyses suivantes peuvent être faites :

- en moyenne, les travailleurs devraient voir leur niveau de revenus augmenter, notamment pour les livreurs qui, aujourd'hui, semblent être rémunérés en-dessous du SMIC horaire. L'écart des revenus entre les travailleurs devrait se réduire, bénéficiant aux travailleurs les moins actifs mais au détriment des plus productifs ;

- de manière globale, un passage au salariat des travailleurs aurait certainement pour conséquence de réduire le niveau d'emploi. Si l'effet devrait être limité pour le secteur VTC, en raison des spécificités de l'activité (source principale de revenus, rémunérations plus élevées, assiduité des travailleurs, temps de travail important...), tel ne serait pas le cas pour les livreurs dont les effectifs diminueraient de manière importante. En effet, l'activité de livraison est souvent réalisée à temps partiel, comme source secondaire de revenus et son attractivité repose sur la flexibilité du temps de travail ;

- les plateformes supporteraient des coûts bien supérieurs (estimés à 4,5 milliards annuels par la Commission) expliqués par plusieurs facteurs : paiement de la TVA, des cotisations et contributions sociales, des congés payés ; recrutement important de professionnels RH ; hausse des rémunérations des travailleurs. Les plateformes devraient également repenser l'intégralité de leurs modèles d'affaires fondés aujourd'hui sur le recours aux indépendants et qui, post-directive, devraient prendre en compte la gestion de flottes de salariés plus difficilement mobilisables lors des pics de demande. En outre, les plateformes seraient obligées de modifier leurs algorithmes d'allocation des prestations aux travailleurs. Pour ces raisons, il est probable que l'offre de service ne puisse plus répondre, aussi bien en quantité qu'en qualité, à la demande formulée par les consommateurs finaux ;

- les surcoûts engendrés pour les plateformes seraient vraisemblablement répercutés, à la hausse, sur le prix des prestations facturées aux clients.

Source : réponse au questionnaire de la DGT/DGE

3. ...mais la France s'est finalement ralliée à la majorité des États, en soutenant le mécanisme de présomption légale

Il s'agit effectivement d'un changement majeur du côté français. La France - jusqu'alors opposée au mécanisme de présomption légale pour les raisons évoquées ci-dessus - s'est finalement ralliée à la majorité des États membres, à la suite des nouvelles propositions faites par la présidence tchèque début septembre.

La présidence tchèque avait ainsi mis trois options relatives au mécanisme de présomption sur la table des négociations : l'option A consistant en une présomption automatique, c'est-à-dire qui ne serait conditionnée à aucun critère (comme proposé par la rapporteure du Parlement européen), l'option B correspondant à une présomption reposant sur des critères européens et l'option C correspondant à une présomption reposant sur des critères nationaux.

Au vu des deux options A et C trop radicales, la France s'est donc ralliée à l'option B, à condition que des ajustements soient apportés à la liste des critères. Le fait que la majorité des États membres soutienne le mécanisme de présomption légale, et le contexte des « Uber files » ont certainement contribué à ce changement de position.

La France reconnaît désormais l'intérêt de ce mécanisme pour améliorer la protection des travailleurs de plateforme, tout en considérant que des ajustements sont nécessaires sur les critères (cf. infra), qui doivent être proportionnés afin de ne pas « capter » les vrais indépendants.

4. Les négociations au sein du Conseil, débutées sous présidence française, se poursuivent activement sous présidence tchèque

Les groupes des questions sociales organisés pendant la PFUE ont permis une première lecture de l'ensemble de la proposition de directive. La présidence française a produit un texte de compromis, en mai dernier, sur les chapitres 1 et 2.

La présidence tchèque - qui vise une orientation générale pour le Conseil « Emploi, politique sociale, santé et consommateurs » (EPSCO) de décembre - en a fait une de ses priorités.

La présidence est ainsi très active sur le sujet. Plusieurs réunions des groupes de questions sociales ont lieu en septembre, et un texte de compromis a été diffusé le 19 septembre et examiné les 26 et 27 septembre derniers (cf. infra, partie III).

Toutefois, si la présidence tchèque ne parvenait pas à faire aboutir les négociations, la présidence suivante (suédoise) ne devrait pas être très active sur ce texte pour lequel elle a déjà marqué à plusieurs reprises sa forte réticence, pour des questions de respect de son modèle national de négociation collective. En revanche, la présidence espagnole (deuxième semestre 2023), très avancée au niveau national sur le sujet, pourrait choisir de le faire évoluer.


* 33 https://www.etuc.org/en/document/open-letter-president-european-commission-ursula-von-der-leyen-ambitious-european