Des mobilisations indispensables sur le terrain

TABLE RONDE ANIMÉE PAR ANNE SOUYRIS
SÉNATRICE DE PARIS

Chères collègues et chers collègues, nous essayons en effet de terminer cette matinée sur une tonalité positive, ou du moins combative, en mettant l'accent sur les actions concrètes menées par de nombreuses associations et organisations au niveau mondial.

Il existe des organisations qui remettent en cause la liberté d'accès à l'IVG de même que les questions d'évolution du genre dans le monde, mais une lutte est organisée, bien qu'il soit nécessaire aussi de mieux l'organiser, afin de renforcer les droits des femmes dans le monde. J'insiste évidemment sur les pays qui interdisent ou restreignent fortement le droit à l'avortement pouvant conduire à un amoindrissement de la santé des femmes et de leur liberté, mais aussi à la mort. Vous l'avez dit, ces questions sont des questions de vie ou de mort.

Face à des législations restrictives et à des barrières sociales, économiques et culturelles, des structures se mobilisent pour fournir des informations essentielles sur les droits reproductifs, faciliter l'accès à des services d'avortement sûrs et soutenir les femmes avant, pendant et après l'avortement.

Il est essentiel de savoir comment faire connaître ces structures, comment soutenir ces organisations au niveau où nous nous trouvons, d'autant que leurs membres mettent parfois leur sécurité en jeu pour défendre le droit des femmes à l'avortement.

Nous entendrons ce matin des témoignages de trois organisations qui agissent sur le terrain et qui pourront nous faire part à la fois des difficultés qu'elles rencontrent, mais aussi des solutions qu'elles mettent en oeuvre.

Je souhaite ainsi la bienvenue à :

- Sandrine Simon, directrice Santé et Plaidoyer chez Médecins du monde. La présidente de Médecins du monde, le docteur Florence Rigal, avait signé l'année dernière une tribune dans Le Monde, mettant en garde face aux menaces qui pèsent sur les droits et la santé des femmes et appelant à « désobéir à des lois injustes et dangereuses ». Sandrine Simon témoignera des difficultés rencontrées par les équipes de Médecins du monde et des actions que celles-ci mènent pour soutenir le droit de toute personne d'accéder à une IVG légale et sans risque, à la fois par des services de santé sur le terrain et par des actions de plaidoyer à l'international ;

- Nedjma Ben Zekri, directrice régionale Afrique centrale et Afrique de l'Ouest francophone chez DKT International, organisation privée à but non lucratif spécialisée dans la santé reproductive. Elle évoquera les solutions possibles pour offrir des méthodes d'avortement sécurisées et des pilules abortives dans des pays où la réglementation est restrictive. Elle interviendra par visioconférence depuis Dakar ;

- Pauline Diaz, spécialiste des droits sexuels et reproductifs et d'innovation e-santé, directrice de safe2choose.org, organisation basée en Afrique, qui fournit des conseils en ligne aux femmes souhaitant accéder à des informations et des services d'avortement sûr dans le monde.

Merci à vous pour votre participation ce matin et pour votre engagement.

Il va sans dire que notre colloque a une visée mobilisatrice.

Dresser un panorama mondial des restrictions au droit et à l'accès à l'avortement est l'occasion pour nous de réfléchir à la conjonction de contextes nationaux et d'une conjoncture internationale.

Un vent mauvais souffle sur les droits des femmes, comme nous avons pu le constater aujourd'hui, pas seulement aux États-Unis ou ailleurs, mais aussi en Europe, peut-être même plus encore ailleurs.

Je vois ce colloque comme un appel à l'action et à la solidarité mondiale. Une question me tient à coeur : comment créer des réseaux, des pratiques et des actions de plaidoyer qui aident les femmes, quel que soit le pays dans lequel le hasard les a fait naître ?

Je laisse sans plus tarder la parole à Sandrine Simon de Médecins du monde.

INTERVENTION DE SANDRINE SIMON
DIRECTRICE SANTÉ ET PLAIDOYER CHEZ MÉDECINS DU MONDE

Merci pour cette invitation. C'est un plaisir d'être ici pour évoquer les enjeux que nous affrontons chaque jour sur nos différents terrains d'intervention.

Nous avons beaucoup parlé du droit ce matin. C'est légitime et essentiel. J'aimerais tout de même introduire mon propos en rappelant que l'avortement est d'abord un soin de santé primaire et un enjeu de santé publique. Évidemment, il est normal de l'aborder ainsi de mon point de vue d'ONG médicale, mais il me semblait important de rappeler que c'est avant tout la santé des femmes qui est en jeu.

Nous avons parlé de quelques chiffres ce matin.

Une femme meurt toutes les neuf minutes dans le monde en raison d'un avortement pratiqué dans de mauvaises conditions. Nous avons beaucoup parlé des décès mais pas des conséquences et des complications possibles.

Chaque année, d'après l'OMS, sept millions de femmes sont hospitalisées à la suite des conséquences d'un avortement pratiqué dans de mauvaises conditions. Il est important de dire qu'une personne qui souhaite avorter le fera. Simplement, le fera-t-elle de manière sécurisée, ou non ? Je me souviens de mon expérience sur le terrain, au Mozambique, où j'ai eu plusieurs fois à traiter des femmes dans des états de septicémie grave parce qu'elles s'étaient introduit toutes sortes de produits dans le vagin pour mettre fin à une grossesse qu'elles ne pouvaient mener à terme à ce moment de leur vie. Aux dépens de leur santé, elles peuvent recourir à des gestes extrêmes.

Les lois anti-avortement sont profondément inégalitaires. Une femme qui a les moyens trouvera toujours une solution sécurisée pour avoir accès à l'avortement. Ce sont souvent les personnes les plus précaires qui vont recourir à des moyens dangereux pour leur santé et pour leur vie. Je prends pour exemple un de nos projets en Uruguay. Il était assez stupéfiant de constater que certains praticiens étaient objecteurs de conscience dans le système public mais n'avaient pas de problème à pratiquer l'avortement dans le système privé. Nous rencontrons ce type de situation sur le terrain.

Nous l'avons déjà évoqué, légaliser l'avortement n'est pas incitatif. Cela réduit les avortements non sécurisés. Bien souvent, les politiques qui permettent l'accès à l'avortement sont accompagnés de politiques de droits et santé sexuels et reproductifs (DSSR) plus globales, dans un continuum de soins et de services en santé sexuelle et reproductive. Elles permettent un meilleur accès à la planification familiale, à l'éducation sexuelle, à la sexualité, réduisant finalement le nombre d'avortements. Bien entendu, des femmes en auront toujours besoin, mais il est hypocrite de se dire que légaliser l'avortement incitera les femmes à y recourir davantage.

L'OMS reconnaît bien cet enjeu de santé publique et a inscrit l'avortement dans ses recommandations pour la santé mondiale comme un soin de santé primaire. Elle préconise la décriminalisation complète de l'avortement, la disponibilité de l'avortement à la demande de la femme sans une quelconque autorisation, la protection de l'accès à l'avortement contre les obstacles créés par la clause de conscience et la promotion d'approches d'autogestion - par exemple, l'auto-prise en charge des processus d'avortement médicamenteux.

Je voudrais aussi dresser un petit focus sur les contextes de crise, qui sont aussi des contextes extrêmement importants, dans lesquels l'accès à l'avortement est un soin essentiel pour les femmes. On constate bien souvent sur nos terrains d'intervention - malheureusement, ils sont souvent situés en contexte de crise en ce moment - les conséquences sur la santé et sur la vie des femmes qui peuvent subir des ruptures contraceptives ou le non-accès à l'avortement. À l'approche de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, j'insiste sur ces contextes dans lesquels les violences sexuelles sont accrues.

Permettez-moi d'expliquer de manière plus détaillée l'approche de Médecins du monde sur le terrain.

Nous agissons dans une quinzaine de pays dans le monde sur les droits sexuels et reproductifs autour de trois piliers :

- l'accès aux soins des personnes et le renforcement de l'offre de soins en santé sexuelle et reproductive, y compris l'accès à l'avortement sécurisé pour les femmes ;

- une approche communautaire, au plus près des populations, pour bien comprendre les déterminants, les enjeux et les obstacles qui font que les femmes n'accèdent pas aux services de santé, même quand ce serait possible selon la loi ;

- le plaidoyer pour accompagner les sociétés civiles qui veulent que leurs droits soient respectés et inscrits dans la loi.

Nous travaillons énormément en partenariat avec les initiatives locales, les acteurs locaux. Ils sont nombreux. En tant qu'ONG médicale qui oeuvre à l'international, nous avons parfois plus de facilité à intervenir. Nous prenons peut-être moins de risques que des acteurs locaux, qui reçoivent peu de financement et ont peu de capacité d'action. Ainsi, notre rôle est vraiment de les renforcer et, parfois, de leur donner accès aux sphères de pouvoir. C'est en quelque sorte une contradiction, mais il est parfois plus facile pour nous d'avoir accès aux sphères de pouvoir dans les pays où nous intervenons que les organisations locales elles-mêmes. Nous essayons donc de créer une forme d'organisation de ces acteurs locaux, pour qu'ils puissent exprimer leurs souhaits dans les sphères de pouvoir de leur pays.

Nous avons beaucoup parlé de blocages ce matin. Ils sont parfois internes. Cela fait plus de dix ans que Médecins du monde s'est engagé pour le droit à l'avortement. Finalement, nous nous sommes rendu compte que ce n'était pas si simple pour nous non plus d'offrir un soin complet à l'avortement dans les pays. Nous avons mené un travail d'introspection pour identifier les blocages internes qui nous empêchaient de fournir un accès à l'avortement et de répondre aux besoins de femmes partout, dans tous nos pays d'intervention.

Les blocages sont multiples, je n'y reviendrai pas. Ils sont la raison pour laquelle nous avons renouvelé nos engagements internes et externes sur ce droit fondamental. Il est important de renouveler régulièrement nos engagements et de ne pas rester sur nos acquis. Inscrire un positionnement ne suffit pas. Nous devons ensuite le mettre en pratique. C'est vrai pour chacun d'entre nous, en tant qu'acteurs. Cela passe aussi par l'accompagnement des équipes, la sensibilisation, la formation.

S'agissant de l'offre de soins, nous travaillons avec les systèmes de santé locaux dans les pays où nous intervenons. Une première étape consiste à accompagner les systèmes de santé pour qu'ils fassent tout ce qui est possible dans le cadre de la loi. Je me souviens d'un atelier que nous avons tenu au Burkina Faso il y a quelques années. Un juriste burkinabè est venu parler à nos équipes et à nos professionnels de santé nationaux qui affirmaient qu'ils étaient dans l'illégalité s'ils pratiquaient l'avortement. Il leur a indiqué qu'ils étaient plutôt dans l'illégalité s'ils ne permettaient pas aux femmes d'avoir accès à l'avortement, puisque la loi le permet au moins dans certaines conditions. Il était intéressant de recevoir ce rappel et d'envisager toutes les solutions à mettre en oeuvre dans le cadre de la loi.

Partout dans le monde, les soins post-avortement sont possibles. Il est donc primordial d'y former les professionnels de santé. C'est une première étape essentielle. Quand on sait prodiguer des soins post-avortement, on sait aussi réaliser un avortement. Ensuite, chaque professionnel de santé, en conscience, agira au mieux pour la patiente qui est en face de lui.

Le premier pilier de notre action vise donc à renforcer l'accès aux médicaments, au matériel, à améliorer la formation. Nous travaillons sur l'avortement comme nous le faisons pour l'accès à tous les soins de santé.

Nous travaillons aussi beaucoup au niveau communautaire, en appui aux acteurs locaux. En République démocratique du Congo, nous appuyons une organisation locale, Afia Mama, qui pratiquait déjà des avortements, qui accompagnait les femmes au niveau communautaire. Nous avons renforcé ses compétences, lui avons permis d'avoir accès à du Misoprostol de meilleure qualité.

Comment créer un réseau de pharmacies sûres dans les pays où on sait que le Misoprostol et la Mifépristone sont parfois difficiles à obtenir ?

Le Misoprostol est tout de même facilement accessible dans beaucoup de pharmacies du monde. Pour autant, comment s'assurer que ce réseau sera sûr et que les pharmaciens sont en capacité de donner la bonne information aux femmes ? Nous faisons finalement de petits pas dans les pays, en connaissant bien les contextes pour adapter nos actions aux réalités et aux acteurs en présence qui permettent, dans la confidentialité, de répondre aux besoins des personnes et qui leur donnent la bonne information.

Nous avons beaucoup parlé de désinformation, c'est donc un enjeu essentiel. Il faut pouvoir dire aux femmes concernées que si elles rencontrent un souci à la maison, lorsqu'elles pratiquent un auto-avortement, les soins post-avortement sont accessibles partout. Elles devraient pouvoir se rendre dans le système de santé sans crainte. Tous les professionnels de santé devraient pouvoir réaliser un soin post-avortement dans de bonnes conditions, sans questionner les femmes qui viennent pour cela.

Je ne détaillerai pas la question de l'information aux femmes, parce que je pense que mes collègues en parleront plus largement.

Pour finir, notre plaidoyer est construit sur la réalité de terrain que nous rencontrons. Il vise à faire prendre conscience de la réalité des femmes, mais aussi des personnes, des familles. Il ne faut pas penser que les femmes sont seules à prendre la décision. Celle-ci repose parfois sur le couple, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Comment leur permettons-nous de rendre visible cette réalité de terrain ? Comment la faisons-nous entendre dans les sphères de décisions ? C'est le premier enjeu de notre plaidoyer. Comment faisons-nous en sorte que les acteurs de terrain, au plus proches des populations et des femmes, y soient entendus ? Voilà la démarche de plaidoyer que nous essayons de mettre en oeuvre dans les pays où nous intervenons, en coalition. En effet, comme les anti-choix, nous essayons d'être en coalition. À plusieurs, on est plus forts et on peut se faire entendre plus efficacement.

Parfois, nous mettons en place des recherches opérationnelles sur nos terrains d'intervention de manière à rendre plus visibles tous ces blocages, tous ces déterminants qui limitent l'accès à l'avortement, et toute la réalité des personnes qui ont besoin, à un moment de leur vie, d'y recourir. Ce n'est pas marginal, comme on peut parfois l'entendre. C'est une réalité forte, qui peut mener à des conséquences catastrophiques pour la santé ou la vie des femmes, mais aussi des communautés. Une femme qui meurt, c'est tout un système social qui se délite. Peuvent en découler des impacts dramatiques sur une société.

Enfin, si la France faisait un pas vers la constitutionnalisation de l'IVG, elle enverrait un signal fort aux citoyens et citoyennes qui se battent pour le droit à l'avortement, notamment dans les pays où il est interdit ou restreint.

Anne Souyris. - Je vous propose de laisser la parole à Nedjma Ben Zekri, directrice du bureau régional d'Afrique de l'Ouest et centrale francophone de l'ONG DKT International.

INTERVENTION DE NEDJMA BEN ZEKRI
DIRECTRICE DU BUREAU RÉGIONAL AFRIQUE DE L'OUEST ET CENTRALE FRANCOPHONE (FWACA) DE L'ONG DKT INTERNATIONAL

Bonjour à tous. Merci de m'avoir permis de participer à cette table ronde sur ce sujet qui m'est très important.

Je représente DKT International, organisation à but non lucratif créée en 1989, qui porte une mission de marketing social. Notre mission principale vise à offrir aux couples des options abordables et sûres en matière de planification familiale, de prévention du VIH et du sida, et d'avortement sécurisé. Nous sommes l'un des premiers distributeurs mondiaux de moyens de contraception, de produits et d'accès à l'avortement sécurisé, notamment dans les pays émergents. Nous opérons dans trente-cinq pays du sud, avec un focus sur le secteur privé. Nous distribuons essentiellement ces méthodes dans les pharmacies, mais aussi dans les cliniques et officines.

Je suis personnellement basée au Sénégal, à Dakar. Je couvre un programme d'Afrique de l'Ouest et centrale francophone, soit treize pays d'Afrique subsaharienne où l'accès à la santé de la reproduction reste un enjeu majeur en matière de santé publique. Aujourd'hui, la législation en Afrique francophone est très restrictive. Environ 92 % des femmes de 15 à 49 ans habitent dans des pays où la juridiction est fortement ou modérément limitée. Dans la zone dans laquelle nous opérons, seul le Bénin autorise aujourd'hui l'accès à l'avortement sécurisé, et ce depuis fin 2021. Ce droit reste encore fragile dans ce pays, puisque l'avortement est très peu pratiqué par les prestataires de santé, notamment pour des raisons religieuses et de stigmatisation.

Aujourd'hui, la région représente la plus grande proportion estimée d'avortements non sécurisés dans le monde, du fait de sa restriction légale et de sa stigmatisation. Elle présente également le plus haut taux de mortalité lié à l'avortement. On compte environ 185 décès maternels pour 100 000 avortements. Ce taux reste en faible baisse, il me paraît important de le noter, notamment depuis les années 2000 grâce aux divers efforts consentis par les organisations, sociétés civiles et certains ministères. Il est important de souligner ces impacts et avancées pour le droit des femmes dans la région d'Afrique subsaharienne.

En 2003, l'Union africaine a adopté le protocole de Maputo. Il amène les États signataires à garantir les droits des femmes, notamment le droit de participer au processus politique, l'égalité sociale et politique avec les hommes, et une autonomie améliorée dans leurs décisions en matière de santé. Son article 14 stipule que l'avortement doit être autorisé pour sauver la vie d'une femme et préserver sa santé physique ou mentale, ainsi qu'en cas de viol, d'inceste ou de malformation foetale grave. Depuis lors, sept pays subsahariens ont réformé leur législation pour satisfaire, voire dépasser, dans le cas du Bénin, ces critères minimaux. Il reste de nombreux pays l'ayant signé, mais pas encore ratifié. C'est notamment le cas du Sénégal, pays dans lequel je vis et où est basé notre bureau régional, où l'avortement est totalement interdit, y compris en cas de danger pour la santé de la femme.

Le rôle de DKT International dans cet environnement et ce contexte peu favorables consiste à mettre à disposition des populations des médicaments d'avortement sécurisés, mais aussi à former les prestataires de santé aux soins post avortement. Il existe deux types de médicaments. Le Combipack est un mélange de Mifépristone et de Misoprostol. Sa seule indication, aujourd'hui, est l'interruption volontaire de grossesse médicalisée. Ensuite, le Misoprostol a pour première indication la prévention de l'hémorragie post-partum. Il est aujourd'hui beaucoup plus facile d'accès et beaucoup plus disponible dans les pays d'Afrique subsaharienne. Sachez tout de même que depuis 2017, DKT International est parvenu à enregistrer le Combipack dans dix pays d'Afrique de l'Ouest et centrale, des pays où ce produit n'existait pas, où nous constations un manque de connaissances accru. Au Sénégal, par exemple, nous distribuons le Misoprostol, ce qui nous permet d'assurer une méthode disponible pour l'auto-avortement, même s'il est fortement encadré en pharmacie. Nous sommes confrontés à un rejet de plus en plus important de servir les populations, malgré les prescriptions présentées.

Hormis le défi d'opérer dans des environnements juridiques contraignants, nous avons dû faire face à une quasi inexistence de l'utilisation des produits et à un manque de connaissance accrue. Pour cette raison, nous avons créé en 2018 un programme de formation pour les sages-femmes. Il nous a permis de former plus de 50 000 prestataires de santé, et ainsi d'améliorer les connaissances d'utilisation du Combipack à plus large échelle, ainsi que des produits utilisés dans le cadre de l'avortement sécurisé. Il n'existe pas que des pilules abortives, mais aussi un kit d'aspiration manuel intra-utérin, largement utilisé en cas de fausse couche et disponible dans ces pays.

Sur le terrain, une équipe promeut l'utilisation de ces différentes méthodes auprès des gynécologues. Les prestataires de santé dans le secteur privé et public constituent notre première cible. Nous agissons en collaboration et partenariat avec les associations de gynécologues ou de sages-femmes. Nous avons pour objectif d'intégrer dans les cursus universitaires de ces formations des modules sur l'utilisation de ces méthodes. Ensuite, les actions auprès des populations restent primordiales et critiques. Notre stratégie consiste à nous concentrer sur la lutte contre la stigmatisation et à sensibiliser les femmes aux risques de l'avortement clandestin. En effet, nous savons pertinemment que si l'avortement est interdit dans ces pays, de nombreuses femmes ont recours à des méthodes clandestines qui exposent leur vie. C'est ce qui explique le taux de mortalité très élevé dans notre région.

Nous créons donc des campagnes éducatives avec les femmes et pour les femmes, et notamment les prestataires de santé, pour les sensibiliser aux options d'avortement sans risque, en particulier dans les zones les plus reculées, pauvres et rurales. Nous avons mis en place un système de « pairs ». Des jeunes femmes vont parler et sensibiliser les femmes dans les villages, dans les pays. Elles sont aujourd'hui des points focaux sur tous les sujets de santé et de reproduction. Elles nous assurent une présence au niveau national, en complément des canaux de sensibilisation connus que sont la radio, les réseaux sociaux ou Internet.

Grâce à ses différentes actions au niveau mondial, DKT a permis d'éviter neuf millions d'avortements non sécurisés. Nous avons vendu environ six millions de Combipack à l'échelle globale. En Afrique de l'Ouest, nous en avons vendus environ 500 000 depuis que nous l'avons enregistré. Nous disposons des autorisations de mise sur le marché (AMM) depuis cinq ans, mais nous sommes confrontés à des difficultés de renouvellement. Sans ces AMM, nous ne pourrons continuer la distribution du médicament, ce qui constitue un réel défi.

Nous avons pour objectif d'accroître le nombre de formations et notre présence au niveau national, notamment dans certains pays où la stabilité politique et sécuritaire est aussi un challenge. Nous souhaitons également lancer une pilule abortive, un Combipack pré-qualifié par l'OMS. Nous espérons que ce produit pourra être listé comme médicament essentiel dans certains pays, notamment au Bénin. Les médicaments essentiels sont mis à disposition des populations par l'État dans les divers centres de santé. Généralement, ces produits pré qualifiés par l'OMS sont mieux reconnus par le secteur public et bénéficient d'un système rapide d'enregistrement.

Je pense qu'il est important de notifier qu'à ce jour, pour démarrer la commercialisation et la distribution d'un médicament, il faut avant tout l'enregistrer auprès des directions pharmaceutiques locales. Ce processus peut prendre jusqu'à deux ans, ce qui présente un impact considérable : en attendant, le besoin est toujours présent et les femmes ont recours à des avortements clandestins.

Nous avons également décidé d'accroître notre champ d'action et d'initier des partenariats avec différentes organisations, notamment féministes, de la région. Elles sont de plus en plus présentes, et portent leur voix en Côte d'Ivoire, au Burkina Faso ou au Bénin. Nous cherchons à promouvoir l'autogestion dans des pays comme le Bénin, mais aussi grâce à d'autres systèmes en ligne. Je pense notamment à celui qui sera présenté par ma collègue Pauline Diaz. Le counseling online ou des contact centers permettent aux femmes d'accéder à une information en temps réel et gratuitement et de récupérer certaines prescriptions auprès de prestataires de santé pour ensuite être en mesure d'effectuer cette manipulation, cet avortement sécurisé, à la maison ou dans un endroit où elles se sentent en sécurité.

Anne Souyris. - Merci pour cet exposé ! Je vous propose de laisser la parole à notre prochaine intervenante. Vous pourrez ensuite répondre aux questions.

INTERVENTION DE PAULINE DIAZ
DIRECTRICE DE SAFE2CHOOSE.ORG, SPÉCIALISTE DES DROITS SEXUELS ET REPRODUCTIFS ET D'INNOVATION E-SANTÉ

Bonjour, et merci de m'avoir invitée. Je précise que Safe2choose est une plateforme internationale qui donne des informations sur les services d'IVG sécurisés et qui oriente vers des professionnels de santé sur le terrain. J'étais personnellement basée en Afrique pendant dix ans, mais je dirige aujourd'hui la plateforme depuis la France. Toute l'équipe de Safe2choose est basée à distance, dans plus de vingt pays.

Safe2choose est tout d'abord un site Internet traduit dans plus de dix langues. Il donne des informations sur toutes les méthodes d'avortement sécurisées, que ce soit l'avortement médicamenteux, par aspiration, chirurgicale, ou les soins post-avortement. Y sont intégrés différents contenus et formats de diffusion, des témoignages, des blogs, des vidéos de protocoles, par exemple. Il permet la connexion avec une équipe de conseillères répondant par tchat ou par e-mail à toutes les questions que les personnes enceintes partout dans le monde pourraient se poser sur l'avortement. La plateforme a été lancée en 2015. Depuis, nous avons reçu plus de 17 millions de visites du monde entier. Nous avons pu soutenir en direct plus de 250 000 personnes, par tchat ou par e-mail. Nous avons pu en orienter plus de 54 000 vers des professionnels de santé sur le terrain.

La vraie force de Safe2choose réside dans son équipe de dix conseillères. Elles sont basées dans dix pays différents et parlent plus de dix langues. Elles répondent toute la journée à des questions sur l'avortement sécurisé et orientent vers des professionnels de santé si besoin. Elles peuvent couvrir une étendue horaire large, mais aussi répondre aux questions dans la langue maternelle de celles qui la posent, avec la sensibilité de leur culture.

Permettez-moi de vous projeter la carte du Center for reproductive rights.

Critères légaux d'accès à l'avortement dans le monde

Source : Center for reproductive rights (Centre pour les droits reproductifs)

Nous y voyons que l'hémisphère sud est bien plus restrictif, légalement. Ce sont principalement dans ces zones que nous travaillons, bien que les États-Unis, par exemple, figurent dans le top 10 des pays qui nous contactent, surtout depuis le revirement jurisprudentiel de 2022. Notre coeur de métier consiste tout de même à travailler dans les pays où l'avortement n'est pas accessible, ou du moins où il est restreint. Si quelqu'un nous contacte depuis la France par exemple, nous allons directement le réorienter vers le Planning familial.

Nous travaillons avec des ONG aux États-Unis ou au Mexique, permettant d'envoyer les pilules abortives aux américaines.

Nous soutenons les personnes enceintes dans trois situations.

Dans la majorité des cas, les personnes qui nous contactent disposent déjà des pilules abortives. Ensemble, avec les conseillères, nous discutons pour nous assurer qu'il n'y a pas de contre-indication médicale, à l'aide d'une doctoresse de l'équipe. Nous vérifions également si les pilules sont de bonne qualité, si elles ne sont pas périmées, et si les protocoles qui peuvent avoir déjà été utilisés sont les bons. Nous conseillons les personnes par tchat ou e-mail dans l'utilisation de ces pilules, pour assurer un avortement médicamenteux autogéré. Je ne vais pas rappeler tous les bénéfices de l'avortement médicamenteux, mais il permet d'effacer des barrières de localisation, de budget, de choix. Avoir accès à cette méthode constitue un réel avantage.

Dans le deuxième cas, nous référons ou réorientons les personnes vers des professionnels de santé sur le terrain, pour un avortement médicamenteux si elles n'ont pas les pilules abortives ou pour un avortement par aspiration chirurgicale. Une discussion est menée avec ces personnes pour savoir ce qui est le plus adapté à leur situation, en termes de délai, mais aussi en fonction de leur choix. Nous avons enregistré 54 000 réorientations vers des professionnels de l'avortement, qu'ils soient médecins, pharmaciens, infirmiers, doulas, sages-femmes...

Les personnes enceintes sont elles-mêmes expertes de leur avortement dans son autogestion. Ainsi, le spectre des professionnels de l'avortement est assez large. Nous les recrutons, les filtrons et les formons. Le recrutement est opéré en direct, avec notre équipe de partenariats, ou en collaboration avec d'autres ONG telles que DKT, Marie Stopes International ou la Fédération internationale pour la planification familiale (IPPF). Elles mettent à notre disposition leurs listes de professionnels dans chaque pays. Nous travaillons avec des organisations féministes partout. Nous avons créé une base de données cryptées, uniquement utilisée par Safe2chose, parce que ces informations sont assez sensibles. Nous formons également ces professionnels par le biais de sessions en ligne pour les professionnels de l'humanitaire, les pharmaciens, les étudiants en médecine... La prise en charge de l'avortement n'est en effet pas étudiée dans beaucoup d'écoles de médecine.

Nous avons également pour but de renforcer les capacités locales, parce que nous sommes une petite équipe et travaillons avec des personnes sur le terrain. Nous demandons à toutes les personnes que nous avons réorientées de nous adresser un retour à la suite de leur expérience, de manière à nous assurer que les professionnels de notre base de données sont toujours pro-choix et assurent toujours le niveau de qualité que nous attendons.

Le troisième cas se pose dans les pays où nous n'avons pas de contacts. Nous travaillons avec Women on web ou Women help women pour envoyer les pilules par la poste.

Je reviens rapidement sur l'avortement médicamenteux, qui peut faire l'objet de deux protocoles : le Combipack, composé de Misoprostol et de Mifépristone, et le Misoprostol seulement. Le Misoprostol est plus facile à trouver, parce qu'il est également indiqué en cas d'ulcères, par exemple. Il peut être acheté sans ordonnance assez facilement. Dans des pays au sein desquels l'accès à l'avortement est restreint, nous travaillons beaucoup avec ce deuxième protocole.

La Mifépristone est un peu menacée aux États-Unis, même si nous attendons depuis un an et demi. Lorsque nous avons reçu la nouvelle, nous avons travaillé avec des ONG américaines pour recréer tous les protocoles qui n'étaient pas très utilisés dans le pays. Nous utilisons surtout la Mifépristone, mais nous avons créé des vidéos pour nous préparer au cas où elle serait interdite. Il est bon de savoir qu'il existe plusieurs options en cas de pénurie des pilules.

Venons-en à la législation française. La télémédecine a été autorisée pour l'IVG durant la crise sanitaire. Elle l'est toujours jusque neuf semaines, alors même que l'OMS recommande une autogestion et une démédicalisation de l'avortement médicamenteux jusque douze semaines. Nous travaillons avec ces protocoles. Nous sommes donc un peu en retard en France.

Enfin, comment parlons-nous d'avortement en ligne ? En tant que plateforme internationale digitale, nous pouvons le faire. Nous n'allons pas diffuser un spot télévisé sur le sujet. Nous essayons de communiquer de manière attractive et positive. Une équipe de designers incroyables crée du contenu plus attractif, et surtout dé-stigmatisant. Nous sommes présents sur tous les réseaux sociaux. Nous adaptons le contenu à chaque plateforme, mais aussi à la recherche d'information dans chaque région du monde. On ne parle pas d'avortement de la même manière en Afrique francophone ou en Amérique latine. Nous essayons de nous adapter. Parmi nos supports, je peux par exemple citer une plateforme d'informations sur un jeu Nintendo.

Du fait que nous sommes un acteur international et que nous ne sommes pas implantés dans un pays en particulier, nous pouvons parler d'avortement plus librement, et orienter vers des professionnels de santé qui sont quant à eux bridés et qui ne peuvent pas tout dire dans certains pays.

Malheureusement, parler en ligne d'avortement n'est pas libre. Nous sommes sans cesse soumis à la censure. Nous avons perdu notre compte YouTube à plusieurs reprises, la dernière datant de la période du renversement de Roe v. Wade. Nous perdons assez régulièrement nos comptes Facebook ou Instagram à la suite de signalements massifs de groupes anti-choix aux États-Unis ou au Brésil. Parfois, ce sont les algorithmes Google qui changent, amenant notre site à la dixième page des recherches. Parfois, les attaques sont ciblées. Nous devons y être attentifs et adopter une vraie stratégie digitale, comme n'importe quel site Internet.

Nous devons également faire attention à la prolifération des fausses informations. Jeanne Hefez évoquait plus tôt les Pregnancy crisis centers. Tout ce qu'il se passe sur le terrain se passe également en ligne : les investissements massifs des groupes anti-choix sur les publicités Internet et sur les faux sites Internet, les Pregnancy Crisis Centers ont des sites Internet qui sont très bien financés et référencés...

Ainsi, le combat se déroule en ligne comme sur le terrain et nous incite à une grande vigilance. Nous sommes en train de créer une coalition avec plusieurs organisations, pour parler de la censure de l'avortement en ligne. J'invite les sénateurs et sénatrices intéressés à nous rejoindre. Merci beaucoup.

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