M. CHRISTIAN BRUSCHY, REPRÉSENTANT DE LA CONFÉRENCE DES BATONNIERS, JEUDI 23 AVRIL 1998
M. LE PRÉSIDENT.- Monsieur Bruschy, je suis ravi de vous accueillir ici. Avant de vous livrer à Monsieur M. le Rapporteur, je vais devoir vous faire prêter serment.
( M. le Président donne lecture des dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 ; M. Christian Bruschy prête serment ).
M. BRUSCHY.- Je le jure.
M. LE RAPPORTEUR.- Monsieur le représentant de la Conférence des Bâtonniers, la Commission d'enquête parlementaire a souhaité entendre l'avis des avocats.
Je vais vous poser trois séries de questions, tout d'abord sur l'aide pour la constitution des dossiers.
Les préfectures ont-elles pris l'initiative de vous apporter des informations spécifiques sur la procédure de régularisation, sur les critères fixés par la circulaire et sur les preuves admises ? Dans l'affirmative, comment avez-vous diffusé ces informations ?
Les préfectures ont-elles informé les demandeurs sur l'aide susceptible de leur être apportée par les avocats ?
M. BRUSCHY.- Je remercie votre Commission, Monsieur le Président et Monsieur le Rapporteur, d'avoir invité la Conférence des Bâtonniers à fournir son témoignage, qui, je l'espère, sera utile.
Il est important que le barreau soit associé aux travaux de votre Commission. Je le dis d'autant plus que j'avais lu et travaillé avec beaucoup d'attention le rapport de la Commission Schengen - que vous aviez Monsieur le Président, déjà présidée - et que j'en ai tiré, concernant mon activité d'avocat, un énorme profit.
Monsieur le Rapporteur, vous imaginez des rapports avec les préfectures qui seraient des rapports idéaux ou idylliques. Malheureusement, nous n'en sommes pas encore là.
Les rapports avec les préfectures se sont améliorés. Un certain nombre d'avocats ont directement accès auprès du cabinet du Préfet, ou du Secrétaire général ou du Sous-préfet chargé des étrangers - quand il y en a dans certains départements -, mais cela reste essentiellement des contacts d'ordre personnel qui ne sont pas systématisés.
Dans un certain nombre de préfectures -celles des départements où le nombre d'étrangers est le plus élevé et, étant provincial je pense notamment aux préfectures du Rhône et des Bouches-du-Rhône-, des réunions d'information sont organisées à l'initiative de la préfecture. Des avocats y participent, en qualité de membres d'associations de défense ou de soutien aux étrangers ; ils n'y assistent pas en tant que représentants du barreau, sauf à titre tout à fait exceptionnel.
Les avocats qui participent à ces réunions, et ceux qui ont un contact privilégié avec les autorités préfectorales, se font un devoir -au moins pour les départements cités- de répercuter leur information auprès de leurs confrères.
Ils en informent l'Ordre de façon générale, et, de façon particulière, les avocats spécialisés dans le droit des étrangers.
Par capillarité l'information passe, mais les préfectures ne donnent pas toujours une information très claire ; en effet, elles ne sont pas toujours détentrices d'une information claire.
J'ai suivi l'opération de régularisation massive de 1981. Lorsqu'une opération de régularisation se déroule, le ministère de l'Intérieur donne des directives "évolutives". Pour l'opération de régularisation qui se termine, les informations diffusées par la préfecture au début de l'opération n'étaient pas nécessairement les mêmes que celles diffusées en cours d'opération et à la fin de l'opération : certains critères avaient été assouplis et d'autres avaient pu être durcis.
En matière de respect de droit à la vie en famille, le ministère de l'Intérieur à donné des directives d'assouplissement. Concernant les étrangers qui se trouvaient en France depuis un certain temps - le délai minimum était de 7 ans - et qui n'avaient pas de charge de famille, on a maintenu des critères assez rigides.
Les avocats qui suivent ce type de dossier -il n'y en a pas énormément, dans des gros barreaux comme Lyon ou Marseille cela représente une quinzaine d'avocats- étaient informés et répercutaient, à d'autres confrères qui avaient quelques dossiers, des informations au fur et à mesure.
Je prends l'exemple de la préfecture des Bouches-du-Rhône : le Sous-préfet chargé des étrangers nous a informés qu'au vu du volume des demandes de régularisations, et du volume de refus qui s'ensuivra, il ne lui était pas possible de répondre aux recours gracieux. Il disait que le délai de 4 mois prendrait fin et cela vaudrait refus sans que ses services aient réellement pu examiner, faute de temps et surtout faute de personnel, les recours déposés.
L'information a été transmise et cela met les avocats devant une responsabilité : faut-il déposer un recours devant les juridictions administratives, en sachant qu'il a quelques chances de succès, ou déposer un recours gracieux, attendre la fin du délai de 4 mois et ensuite déposer un recours devant le Tribunal administratif.
Voilà le type d'informations qui rend les rapports avec l'Administration parfois délicats, du fait des charges qui sont celles de l'Administration.
Concernant les préfectures citées, les rapports ont parfois été tendus mais ils se sont toujours inscrits dans un contexte de courtoisie.
M. LE RAPPORTEUR.- Monsieur, je vous remercie.
M. BRUSCHY. - Implicitement, sur la deuxième question, je serais plus précis pour ne pas laisser une impression négative concernant les préfectures.
Les préfectures n'ont pas édité de document, tant en français que dans les langues étrangères, informant les étrangers de la possibilité offerte de recourir à un avocat. Était-ce possible ? Est-ce le rôle de l'Administration ? On peut se poser la question.
En revanche, il est arrivé assez souvent, lorsqu'un dossier juste convenable présentait visiblement pour l'Administration un certain intérêt -mais l'Administration n'était pas disposée d'emblée à accorder la régularisation-, que l'on conseille à l'étranger de se mettre en relation avec une association, soit de prendre contact avec un avocat.
Le guichetier, sans doute à l'initiative de sa hiérarchie, conseillait de s'orienter vers un avocat ; mais cela n'a pas été systématique.
Je dois souligner, par ailleurs, que les associations ont été très présentes dans cette opération de régularisation, avec beaucoup d'aspects positifs et parfois quelques aspects négatifs.
M. LE PRÉSIDENT.- Est-ce gratuit dans les deux cas ?
M. BRUSCHY. - Concernant l'avocat, vous posez une excellente question.
C'est une situation extrêmement délicate. Nous ne pouvons pas recourir à l'aide juridictionnelle dans une opération de régularisation où il s'agit d'entrer en contact avec l'Administration et non pas de porter un problème devant une juridiction.
Nous sommes obligés de demander des honoraires aux étrangers concernés qui se tournent vers nous. Notre profession n'hésite pas à pratiquer la gratuité, mais nous ne pouvons pas le faire systématiquement. Cela déséquilibrerait l'équilibre financier des cabinets.
M. LE RAPPORTEUR.- Avez-vous connaissance d'avocats qui auraient conseillé à certains étrangers de renoncer à leur demande, en leur disant qu'ils ne répondaient pas aux critères de la circulaire ? Et si oui, quels ont été leurs critères d'appréciation ?
M. BRUSCHY. - Vous mettez l'accent sur notre rôle essentiel dans cette opération de régularisation, à l'exception de notre rôle final concernant les recours devant les juridictions administratives.
Notre rôle s'est situé en amont. Comme ont pu le faire des associations, nous avons dû conseiller des étrangers qui venaient nous trouver, avant même de se tourner vers l'Administration, pour savoir si leur dossier avait une quelconque chance d'aboutir.
Je ne peux pas répondre pour l'ensemble des confrères, et c'est aussi un problème de secret professionnel. Je peux vous dire que lorsque les dossiers sont apparus comme étant très au-dessous des critères fixés par la circulaire du 24 juin, l'avocat n'a pu conseiller que de ne pas déposer une demande de régularisation. C'est le rôle de conseil de l'avocat ; il n'est pas là pour encourager l'immigration irrégulière, mais doit apporter le conseil le plus judicieux possible.
Il existe des dossiers n'apparaissant pas tout à fait conformes aux critères fixés par la circulaire. En les examinant soigneusement et en les mettant en rapport avec des droits fondamentaux (par exemple le droit au respect à la vie en famille), ou parfois (bien que ce soit une catégorie comprise dans la circulaire) l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme sur les traitements inhumains ou dégradants ou les sévices que ces étrangers pourraient encourir en cas de retour dans leur pays d'origine, on élargit quelque peu les limites.
Même si la régularisation n'aboutit pas, par la suite un recours devant la juridiction administrative permettrait de résoudre la difficulté (en fonction des droits fondamentaux inscrits soit dans la Constitution, soit dans certains textes internationaux, principalement la Convention européenne des droits de l'homme de 1950).
C'est en cela que l'avocat se distingue d'une association. Il a à l'esprit l'ensemble du cadre juridique. Quand on lui soumet un cas, il doit le replacer dans le cadre juridique d'ensemble.
M. LE RAPPORTEUR. - Certaines préfectures, non seulement dans les Bouches-du-Rhône mais aussi ailleurs, ont-elles admis les avocats aux entretiens pour lesquels les demandeurs ont été convoqués ?
M. BRUSCHY. - Les préfectures ont admis, à peu près partout, les avocats aux guichets. La préfecture admettait les membres des associations, elle pouvait difficilement refuser les avocats. C'est un point qui, personnellement, m'a embarrassé : était-ce bien le rôle d'un avocat d'aller discuter aux guichets, et si son rôle n'était pas de s'adresser directement au chef du Bureau des étrangers ou au Préfet pour plus d'efficacité, peut-être perdions-nous beaucoup d'énergie, et un peu de prestige professionnel, en nous présentant avec nos clients aux guichets.
Je sais que des confrères ont adopté cette attitude. Je ne les blâme pas. Elle a peut-être pu se révéler efficace mais, personnellement, ce n'est pas une attitude que je partage.
M. LE RAPPORTEUR. - Certains demandeurs se sont-ils fait domicilier chez leur avocat ?
M. BRUSCHY. - Dans toutes les préfectures il y a eu deux temps dans la domiciliation.
Dans un premier temps, quand on a adressé à la préfecture la demande de régularisation -c'était par écrit et par voie postale-, l'étranger pouvait être domicilié chez l'avocat.
Dans un second temps, quand il se présentait aux guichets des préfectures, celles-ci, sauf exception, ont demandé que l'étranger dispose d'une adresse personnelle et qu'il ne soit pas domicilié chez un avocat.
M. LE RAPPORTEUR. - À votre connaissance, dans les Bouches-du-Rhône, y a-t-il eu beaucoup d'étrangers qui se sont fait domicilier chez leur avocat ?
M. BRUSCHY. - Je ne peux pas vous donner un chiffre, mais il y en a eu un certain nombre, vraisemblablement plusieurs centaines.
M. LE PRÉSIDENT .- Cela s'est-il pratiqué dans tous les barreaux ?
M. BRUSCHY. - À ma connaissance, oui. D'après les confrères avec lesquels j'étais en rapport, cela s'est pratiqué un peu partout.
M. LE PRÉSIDENT. - Et les Parisiens ?
M. BRUSCHY. - La Conférence des Bâtonniers ne comprend pas le barreau de Paris, aussi étrange que cela soit. Je ne peux donc pas vous donner d'informations sur Paris.
La Conférence des Bâtonniers existe depuis le début du siècle, c'est une "vieille dame", mais le barreau de Paris a toujours estimé qu'il constituait un interlocuteur direct des Pouvoirs Publics et qu'il n'avait pas à faire partie de la Conférence des Bâtonniers.
M. LE RAPPORTEUR.- Même si souvent ces Bâtonniers sont des provinciaux. Les avocats ont, à votre connaissance, parfois contribué à la constitution du dossier ?
M BRUSCHY.- Oui, ils ont souvent rédigé la lettre la demande de régularisation et ils ont matériellement organisé les dossiers des demandeurs.
M. LE RAPPORTEUR.- Comment l'Administration a considéré l'intervention d'avocats en faveur de certains demandeurs ?
Dans quelle mesure a-t-elle pris en compte les observations faites par les avocats puisque, comme vous l'indiquiez il y a quelques instants, l'avocat -surtout s'il est comme vous professeur de droit- peut replacer la circulaire dans un cadre plus important, c'est-à-dire la Convention européenne des droits de l'homme et d'autres textes qui existent ?
M. BRUSCHY.- Monsieur le Rapporteur, nous avons parfois des difficultés de dialogue avec l'Administration.
Il y a une amélioration depuis une dizaine d'années. C'est assez général. C'est la même chose avec la police, depuis que nous pouvons être présents dans les commissariats lors des gardes à vue. Il y a des domaines où nous étions considérés comme des corps étrangers, des "empêcheurs de tourner en rond " où, peu à peu, nous commençons à être admis.
Je crois qu'avec l'Administration préfectorale nous en sommes à ce stade. Nous commençons à être admis. Cela ne veut pas dire que nous soyons pleinement admis.
Lorsque nous apportons un certain nombre d'arguments pertinents qui font référence au droit, l'Administration -quand elle prend le soin de bien examiner nos arguments, car là encore il y a des problèmes de personnel tant du point de vue quantitatif que qualitatif- préfère prendre une décision favorable à l'étranger plutôt que de risquer un recours pour excès de pouvoir devant la juridiction administrative. Nous le constatons, tant pour cette opération de régularisation, que lors d'autres situations.
Ces deux ou trois dernières années, plus particulièrement dans les Bouches-du-Rhône, il y avait un certain nombre d'affaires pendantes devant le tribunal administratif car cela prend un certain temps pour que les affaires soient audiencées ; l'Administration, d'elle-même, a préféré prendre une décision favorable et demandé aux intéresses de signer un acte de désistement.
Cette façon de procéder n'est pas systématique, mais elle fait incontestablement des progrès.
M. LE RAPPORTEUR.- Pensez-vous que c'est une intervention efficace, notamment pour les interprétations juridiques de la circulaire ?
M. BRUSCHY.- Sur ce point des aspects juridiques, notre rôle a été le plus important. Pour les autres aspects, une association bien organisée pouvait faire ce travail. Mais replacer les dossiers dans le cadre juridique d'ensemble c'est bien la spécificité du travail de l'avocat.
M. LE RAPPORTEUR.- Avez-vous été associé au processus mis en place pour l'aide au retour des étrangers et à qui la régularisation a été refusée ?
M. BRUSCHY.- Dans le cadre des réunions évoquées précédemment, la préfecture a informé des avantages éventuels, avec quelques sommes modestes, que pourrait représenter un retour dans le pays d'origine.
Dans les décisions de refus qui ont été prises, cela a aussi été signalé, avec une demande de mise en rapport avec l'Office des Migrations internationales.
Nous avons aussi été consultés sur ce point par les étrangers intéressés.
Nous leur avons apporté le conseil le plus judicieux. Ce n'est pas toujours facile. Il y a des cas où il est préférable de ne pas demander à l'étranger de se maintenir indéfiniment en France. S'il n'a pas d'attache familiale en France, et si, à terme, il n'y a aucune perspective de régularisation, des solutions de bon sens peuvent s'imposer.
M. LE RAPPORTEUR.- Quelles sont, selon vous, les solutions de bon sens ? Quand un étranger a fait l'objet d'une procédure d'éloignement, puisqu'il n'est pas régularisé, quels sont -d'après votre expérience et les contacts que vous avez avec ces étrangers- les meilleurs moyens pour procéder à leur éloignement ?
Un des fonctionnaires nous a dit qu'il y a un problème de bagages, un problème terre-à-terre : les étrangers aimeraient souvent pouvoir emporter beaucoup plus de bagages que ce qui est autorisé actuellement.
Vous avez des conversations avec des gens qui ne sont pas régularisables.
Que vous ont-ils dit ? Quels sont leurs souhaits qui pourraient faciliter ce retour ?
M. BRUSCHY.- Quand l'étranger se trouve frappé d'une mesure d'éloignement, quand il a été interpellé par la police ou la gendarmerie, qu'il est placé par arrêté préfectoral dans un centre de rétention, nous avons deux réactions. Soit l'étranger veut absolument se maintenir en France, soit il tire les conséquences en ayant un propos du type : "J'ai joué, j'ai perdu, j'en tire la leçon " .
Tout dépend aussi de la situation concrète de chaque étranger. Si un étranger n'a aucune attache en France il sera plus susceptible de partir, sans vraiment s'opposer à son départ, qu'un étranger qui a des attaches en France et voudra absolument se maintenir.
Nous devons d'abord utiliser toutes les voies de droit. Lorsque l'étranger est présenté au juge délégué pour prolonger la rétention, si l'étranger remplit les conditions nous intervenons pour qu'il soit assigné à résidence, et si l'interpellation dont il a fait l'objet est nulle, nous faisons appliquer la jurisprudence de 1995 de la Cour de cassation pour annuler la procédure.
Il y a des points sur lesquels nous avons un rôle spécifique. De même, pour l'arrêté de reconduite à la frontière, nous devons conseiller l'étranger pour savoir s'il convient de déposer un recours contre cet arrêté devant le tribunal administratif. Si le recours est déposé, nous essayons de faire annuler la décision du tribunal.
Il existe un certain nombre de problèmes concrets et les bagages en font partie. Parfois aussi, tous les liens de droits tissés par l'étranger dans la société française sont anéantis à son détriment, ou parfois au détriment de ses créanciers. Ce problème n'est pas bien pris en compte par l'Administration.
Quand un étranger a été un moment en situation régulière et que, par la suite, il ne l'a plus été, il existe des comptes en banque avec, parfois, des sommes de plusieurs dizaines de milliers de francs. Après son retour dans son pays d'origine, il aura ensuite beaucoup de problèmes pour récupérer les sommes déposées sur ses comptes qui ne sont pas des comptes dépôts pour les étrangers domiciliés hors de France.
Souvent l'étranger est un locataire, ce qui va créer pour son bailleur de grosses difficultés. J'ai connu aussi des créanciers, au sens général, qui étaient en très mauvaise posture du fait de l'éloignement d'un étranger. Ce n'étaient pas des personnes qui avaient aidé l'étranger en situation irrégulière. Celui-ci était peut-être, au début, en situation régulière et avait un bail, mais on ne vérifie pas chaque jour la situation d'une personne.
Une série de difficultés n'est pas prise en compte du fait de la rapidité de la procédure d'éloignement ; il serait approprié d'y réfléchir de façon extrêmement concrète.
Les avocats, directement informés de ce genre de difficultés, et les personnes qui travaillent au sein de la Cimade, dans les centres de rétention -qui ont un rôle d'assistance sociale à l'égard des étrangers-, devraient entamer, avec l'Administration et plus spécialement la DICCILEC, une procédure de réflexion sur ces difficultés.
M. LE RAPPORTEUR.- Comment percevez-vous l'incitation faite aux passagers de vols réguliers à manifester leur hostilité à l'éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière ?
M. BRUSCHY.- Ce n'est pas le travail du barreau. J'ai constaté de incidents à Paris mais il y a aussi eu des incidents à Marseille pour les embarquements maritimes.
M. LE RAPPORTEUR.- Pouvez-vous nous parler de ce qui s'est passé ces derniers jours à Marseille ?
M. BRUSCHY.- Il ne s'agissait pas d'étrangers habitant Marseille ; c'étaient des étrangers de nationalité d'un pays du Maghreb qui, habitant ailleurs, étaient amenés à Marseille en vue d'un embarquement maritime pour être reconduits dans leur pays d'origine.
Divers incidents ont eu lieu : des manifestations sur le port de Marseille, des personnes ont plongé dans le port pour montrer leur désaccord, les étrangers ont tout fait rouler sur les passerelles pour refuser de monter dans les bateaux.
Il est délicat, pour un avocat, de porter un jugement. Je suis là en qualité de représentant de la Conférence des Bâtonniers et non pas en citoyen. Il n'est pas toujours évident de dire que des infractions étaient constituées, non pas concernant les étrangers qui s'opposent à l'embarquement - car le refus d'embarquement est clairement identifié -, mais pour les personnes intervenant pour soutenir les étrangers : il n'est pas certain qu'une infraction pénale ait été constituée dans les cas évoqués.
M. LE RAPPORTEUR.- Je vous remercie.
De combien de recours (gracieux, administratifs et contentieux) ont été, à votre connaissance, saisis les cabinets d'avocats, notamment à Marseille ? Dans quel département ces recours sont-ils les plus nombreux ?
M. BRUSCHY.- Je ne peux pas vous fournir de réponse. Dans beaucoup de départements l'opération de régularisation est toujours en cours, les décisions de refus ne sont pas encore intervenues et nous n'avons pas l'intégralité des dossiers pour pouvoir en juger.
J'indique que souvent les cabinets d'avocats, saisis par les intéressés, dans un premier temps -parce qu'ils estiment que l'on ne sait jamais comment la situation peut évoluer et qu'il y a éventuellement un vague espoir pour le dossier- conseillent un recours gracieux, doublé d'un recours hiérarchique, en disant que cela donne du temps : cela ne met pas l'étranger à l'abri, car ce n'est pas suspensif. Ils estiment que, dans quelques mois, l'on verra si l'on peut déposer un recours devant le tribunal administratif. C'est une démarche progressive qui, dans l'ensemble, est adoptée.
Les contacts pris avant de venir témoigner devant votre Commission -je n'ai pu les prendre qu'au sein du barreau de Marseille- prouvent que beaucoup d'étrangers veulent faire des recours. Les cabinets spécialisés dans le droit des étrangers sont très sollicités. Je ne peux pas vous donner d'éléments statistiques à ce sujet.
M. LE RAPPORTEUR. - Pensez-vous que la presque totalité des personnes éloignées fasse des recours ?
M. BRUSCHY. - Nous sommes dans une situation embarrassante.
On peut déjà dire que la catégorie d'étrangers qui a fait, ou fera, l'objet de refus les plus nombreux est la catégorie 6 : "sans charge de famille". Là, les refus sont de 80 %.
C'est aussi la catégorie pour laquelle les moyens de droit sont les plus réduits. On peut avoir des moyens d'illégalité externe, si la personne qui a signé la décision n'est pas compétente, mais cela arrive dans n'importe quelle décision administrative. En revanche, sur le fond du droit les moyens sont limités. On ne pourra pas évoquer l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, sur le droit du respect de la vie en famille. On ne pourra pas évoquer l'article 3, car je ne pense pas que ces étrangers courent de grands dangers en cas de retour dans leur pays d'origine. Ce sera, sans doute, vrai pour certains, mais c'est une minorité.
Ce qui risque de générer le contentieux le plus important c'est la catégorie pour laquelle les moyens de droit, que nous pourrions invoquer, seront les plus réduits.
M. LE RAPPORTEUR .- Quels sont les principaux motifs invoqués à l'appui des réclamations que vous déposez ?
M. BRUSCHY.- Les principaux motifs sont ceux de la Convention européenne.
Monsieur le Rapporteur, ayant été notre confrère, vous savez que l'avocat doit parfois faire preuve d'imagination. Toute notre profession utilise l'article 8, sur le droit au respect de la vie en famille. Il y a peut-être d'autres perspectives car le Conseil d'État vient de rendre un arrêt dans lequel il donne un effet direct à la Convention internationale sur le droit de l'enfant. Ce n'est pas très loin du droit au respect de la vie en famille, mais on pourra jouer sur cette convention.
Je crois aussi que l'article 8 fait référence au respect du droit à la vie privée. Pour le moment, nos juridictions administratives et la Cour européenne des droits de l'homme n'ont pas accordé beaucoup d'importance à ce droit.
On pourrait imaginer qu'un étranger en France depuis longtemps a noué, dans la société française, des liens étroits -pas nécessairement des liens matrimoniaux- profondément inscrits dans cette société ; peut-être l'atteinte à la vie privée pourrait, à terme, trouver un écho auprès de nos juridictions.
Nous devons essayer de trouver les voies de droit : il en existe que l'on peut tirer -même si ces conventions n'ont pas d'effets directs- du Pacte international sur les droits civiques et politiques, du Pacte international sur les droits sociaux et culturels, et notamment le droit à l'éducation.
Il y a encore beaucoup à faire concernant le respect des droits fondamentaux.
M. LE RAPPORTEUR.- Concernant les décisions prises sur les recours, pour l'instant vous n'avez pas de décisions ?
M. BRUSCHY.- Non, c'est trop tôt.
M. LE RAPPORTEUR.- Et sur les recours gracieux, vous n'avez pas encore de réponse ?
M. BRUSCHY.- Nous avons des réponses d'autres préfectures ; ce sont parfois des réponses positives.
Pour la préfecture des Bouches-du-Rhône il y a un effet de débordement. D'autres préfectures, où visiblement le nombre de dossiers est moins élevé, répondent parfois positivement en disant que l'avocat a apporté des renseignements complémentaires permettant de modifier la décision prise.
M. LE RAPPORTEUR.- Le tribunal administratif de Nice a récemment décidé, à trois reprises, qu'il y avait péril pour les Algériens s'ils étaient obligés de retourner dans leur pays d'origine. En fonction de cela, ce même tribunal a fait annuler des arrêtés préfectoraux. Y a-t-il d'autres tribunaux qui prennent la même position ?
M. BRUSCHY.- Le tribunal administratif de Nice fait figure de pionnier. Il a donné à ces annulations un caractère assez systématique. C'est ce qui différencie la "jurisprudence" du tribunal qui semble considérer qu'un retour d'un Algérien dans son pays d'origine, au vu de la situation actuelle en Algérie, comporte des risques sérieux ou vitaux pour l'intéressé.
Les autres tribunaux administratifs, notamment ceux de Lyon ou de Marseille, ont une attitude plus ponctuelle. C'est au cas par cas, au vu de la situation personnelle de l'intéressé, de ce qu'a été sa vie en Algérie, des menaces qu'il aurait pu, avant de venir en France, encourir dans son pays d'origine, que la décision est prise sur la base de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. C'est quelque peu différent.
M. LE RAPPORTEUR .- Pensez-vous que le pourcentage des régularisations sera sensiblement modifié à l'issue des procédures gracieuses et contentieuses ?
Comme vous êtes professeur de droit, ma question est d'autant plus intéressante.
M. BRUSCHY.- Monsieur le Rapporteur, vous me mettez dans une situation délicate car vous me demandez un pronostic.
Je vous l'ai dit, quelques recours gracieux, concernant les préfectures qui ont la possibilité de les examiner, ont eu une issue positive. Cela ne va pas beaucoup modifier le nombre de régularisations. Cela serait de l'ordre de quelques centaines sur le plan national. Je ne pense pas que nous irons vraiment au-delà.
J'aurais le même pronostic concernant les résultats obtenus devant les juridictions administratives. Il y aura un certain nombre de résultats, mais je ne crois pas qu'ils modifient de manière sensible le nombre de régularisations.
M. LE RAPPORTEUR.- Je vous remercie, Monsieur le professeur.
M. LE PRÉSIDENT.- Merci Monsieur le Rapporteur. Y a-t-il quelques questions ?
M. BLAIZOT.- J'ai le sentiment que peut-être l'Administration et le ministère de l'Intérieur n'ont pas eu la confiance, qui me paraissait justifiée, à l'égard de l'intervention des avocats. J'ai cru comprendre dans ce qu'a dit Maître Bruschy, que l'intervention d'un avocat n'a pas été appréciée par les services des préfectures. Les intéressés n'y ont pas tellement incité et je le regrette. Quand on a à faire à un délinquant qui tombe sous le coup d'un article du Code pénal on l'avise très officiellement qu'il peut recourir aux services d'un avocat.
À l'égard de ces personnes qui ne sont pas des délinquants au sens propre du terme -leur seul délit est une situation irrégulière en France-, on aurait dû être ouvert. Il aurait été bon que dans les circulaires du ministère l'Intérieur soit indiqué qu'ils pouvaient recourir à l'avis ou au concours d'un conseil qui pouvait être un interprète animé d'autres compétences, ou mobilisé par sa volonté de faire valoir les droits de l'intéressé. Par exemple, l'employeur peut souvent apporter devant les bureaux un avis très pertinent sur la conduite de l'intéressé.
Il me semble que votre rapport devrait souligner auprès du ministère de l'intérieur que les concours de conseils auraient dû être très officiellement proposés. Les intéressés y auraient eu recours ou non, mais au moins auraient-ils été avisés que l'on ne mettrait pas à la porte les gens qui les accompagneraient pour les aider à se défendre ou à faire valoir leur point de vue.
M. BRUSCHY.- Je ne peux, Monsieur le Sénateur, qu'approuver votre position. Mais je dirais, concernant notre profession, que nous avons aussi un effort à faire en matière de formation. Le droit des étrangers est complexe : il fait appel à des compétences en droit administratif, en droit pénal, y compris en procédure civile, car tout ce qui concerne la rétention administrative, le contrôle du juge délégué, relève de la procédure civile et ce droit est insuffisamment enseigné dans nos facultés. En tant qu'universitaire j'en suis navré. C'est la énième fraction d'un cours, généralement en maîtrise, où l'on insiste davantage sur la nationalité - ce qui est très important -, ou sur le droit international privé, que sur le droit des étrangers.
Quand les étudiants ont terminé leurs études de droit, qu'ils sont maîtres en droit, je dois dire qu'ils ne connaissent pas grand-chose en matière de droit des étrangers. Ils passent l'examen du CFPA ; là les barreaux ont fait un effort pour qu'il y ait un cours de droit des étrangers dispensé dans la plupart des CFPA. C'est un cours qui ne peut pas être volumineux car, en une année, les futurs avocats ont beaucoup de choses à apprendre et il faut caser le droit des étrangers dans cette masse d'enseignement.
Les initiatives prises sont un peu de formation continue. Beaucoup de barreaux prennent l'initiative d'organiser des sessions de formation sur le droit des étrangers (j'y interviens de temps en temps) pour faire en sorte que les avocats soient mieux adaptés à leur rôle. Cela est très important.
Il faut avoir à l'esprit que ce sont surtout les jeunes avocats qui s'occupent du droit des étrangers car c'est un droit peu rémunérateur. Heureusement que les avocats plus chevronnés interviennent aussi pour donner du "coeur au ventre" à nos jeunes confrères.
Là, il y a une exigence de formation : formation au niveau de l'enseignement, mais aussi formation sur le terrain. Les avocats qui interviennent, les avocats de permanence, sont constamment en relation avec un confrère plus ancien, et plus expérimenté, dans ce domaine.
Il faut de plus en plus que les barreaux soient présents dans toutes ces procédures, et auprès des préfectures. Les barreaux doivent aussi faire un effort, déjà bien engagé, de formation. De cette manière, l'avocat, qui est en quelque sorte un fantassin des droits fondamentaux - car nous jouons un rôle tout à fait important - peut réellement et pleinement jouer son rôle.
M. LE PRÉSIDENT.- Maître, je vous remercie des positions apportées dans cette audition. Vous avez fourni des éléments précieux et objectifs et nous vous remercions.
Une question me vient à l'esprit : les associations ont-elles aussi des avocats comme conseils ?
M. BRUSCHY.- Cela dépend des associations. Je l'ai dit, le rôle des associations a été globalement très positif. Il y a quand même des associations qui n'étaient pas tout à fait outillées pour jouer ce rôle, qui l'ont joué et parfois n'ont pas toujours donné les conseils les plus avisés.
Ne voyez pas dans mon propos une critique générale des associations.
Les associations les plus chevronnées telles que Cimade, Ligue des droits de l'homme et SOS racisme travaillent généralement avec des avocats. À Marseille ; je suis moi-même Président de la Maison des Étrangers, une association semi-publique d'un type un peu particulier car la municipalité y est fortement représentée, et je fais en sorte que les services fournis par cette association soient de la meilleure qualité juridique possible.
De ce point de vue, je crois que les grandes associations remplissent bien leur rôle et qu'elles le font en relation avec les avocats. Il existe des associations plus modestes - des associations communautaires - qui n'ont pas grande expérience en la matière, pas grand lien avec le monde du droit. Pour celles-là les rapports avec les avocats sont peut-être un peu plus rares, ce qui est tout à fait regrettable.
M. LE PRÉSIDENT.- Nous avons épuisé le sujet. Monsieur le Rapporteur, avez-vous d'autres questions ?
M. LE RAPPORTEUR.- Je n'en ai pas.
M. LE PRÉSIDENT.- Je lève la séance en vous remerciant, Maître, de vous être déplacé et de nous avoir apporté quelques précisions dans ce rapport difficile que Monsieur le Rapporteur aura à déposer d'ici deux mois.
M. BRUSCHY .- Je vous remercie au nom de la Conférence des Bâtonniers.