2. Discours de M. Charles EHRMANN, député (UDF), à l'ouverture de la session de 1997 (Lundi 27 janvier)
A
l'ouverture de la session annuelle de 1997,
M. Charles EHRMANN,
député (UDF)
, a prononcé, en sa qualité de
doyen d'âge, l'allocution suivante :
" Il m'échoit pour la troisième fois l'honneur de prononcer
le discours du Président d'âge. C'est un privilège
redoutable car l'âge est synonyme de sagesse et d'expérience.
Peut-être me jugerez-vous trop passionné par mon sujet.
Les institutions européennes : Conseil de l'Europe, Union de l'Europe
occidentale, Union européenne des Quinze sont en crise : l'avenir de
l'Europe est en jeu. Ou elles seront adaptées et l'Union
européenne des Quinze pourra valablement s'élargir à
vingt-cinq et créer un ensemble ayant une armée commune, une
monnaie commune, une politique extérieure commune et apparaître
comme la première puissance économique et financière du
monde capable de discuter à armes égales avec les grands Etats
d'Amérique ou d'Asie. Ou les réformes échoueront, et
l'Europe restera une masse politique informe, vaste zone de
libre-échange comme le veulent le Royaume-Uni et certains Etats. Cette
Europe sera incapable de réussir son entrée dans le XXIe
siècle, qui sera celui des grands ensembles américains et
asiatiques.
L'opinion européenne - frappée par la crise, traumatisée
par les mass-médias qui ne s'intéressent qu'à ce qui est
anormal - oublie ce qui a été fait et doute de l'avenir. Il est
du devoir de votre doyen qui a vécu la fin de la guerre 1914-1918, la
crise mondiale de 1929, prolongée jusqu'en 1939, la guerre 1939-1945,
les dizaines de millions de morts, de rappeler ce que les pères
fondateurs - Monnet, Schumann, Gasperi et bien d'autres, prolongés par
les de Gaulle, Adenauer, Giscard d'Estaing, Schmidt, Mitterrand, Kohl, et
j'en passe - ont apporté à la résurrection de l'Europe.
Il faut rappeler à l'opinion, qui l'oublie trop, que le Conseil de
l'Europe - il rassemble aujourd'hui quarante Etats - a donné
aux Etats qui en font partie le goût de la liberté. Il y a 8 ans,
en 1989, avant la chute du mur de Berlin, la moitié de l'Europe ployait
sous le joug des dictatures. Aujourd'hui, elle s'est libérée en
Pologne, en République Tchèque, en Hongrie, et même dans la
Serbie, difficilement, la Roumanie, la Bulgarie. La démocratie est en
marche. Certes, elle reste fragile et il y aura des retours en arrière
mais peu à peu la démocratie triomphera.
Le Conseil de l'Europe admet même des pays ne remplissant pas tous les
critères, mais avec l'espoir que, les ayant accueillis dans son sein, la
démocratie fera des progrès. Rappelez-vous ce que nous avons dit
au sujet de la Russie : eh bien, dans ce pays, depuis cinq ans, des
élections ont eu lieu au suffrage universel.
Mme la Présidente Leni Fischer, pour accroître encore le
rôle du Conseil de l'Europe, a pris l'initiative de réunir un
prochain sommet à l'automne 1997, sous la présidence
française, qu'elle en soit félicitée.
L'opinion ignore trop que l'Union de l'Europe occidentale, UEO, qui devrait
être le bras armé de l'Europe, mais n'en a pas les moyens, qui
souffre de la comparaison avec l'Otan et du rôle très important
des Etats-Unis, a cependant joué un rôle dans la crise yougoslave
par le blocus de l'Adriatique et de Belgrade.
Certes, il n'y a pas encore d'armée européenne, mais il y a
coopération entre la France, le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Italie,
l'Allemagne. De plus, à Nuremberg, tout récemment, une
défense concertée, une imbrication des forces armées
françaises et allemandes due à : " des intérêts
de sécurité devenus indissociables " vont se
concrétiser, puisque L'UEO sera présidée en 1997 six mois
par la France, six mois par l'Allemagne et, durant le premier semestre 1998,
par l'Italie.
Enfin, la pièce essentielle des institutions c'est l'Union
européenne des Quinze. Les peuples ne doivent pas oublier qu'elle a
apporté cinquante-deux ans de paix entre l'Allemagne et la France. En
1919, les Français parlaient de " la der des der ", la
dernière des dernières. Vingt ans après on
recommençait ! A nouveau, des dizaines de millions de morts
et des ruines gigantesques !
Vous permettrez, je l'espère, à un orphelin de la guerre
1914-1918 - en septembre 1914, quand mon père a été
tué, je n'avais pas trois ans et ma mère en avait dix-neuf - de
vous dire que la pire des choses qui puisse arriver, c'est de voir des millions
de femmes perdre leurs maris, des millions de mamans perdre leurs enfants.
Or la paix est plus fragile qu'on ne le croit, comme le prouve ce qui s'est
passé en Yougoslavie. La guerre en 1914 a éclaté à
Sarajevo. Quatre-vingts ans plus tard la guerre n'a pas éclaté
à Sarajevo parce que l'entente France-Allemagne ne s'est pas rompue
malgré des points de vue différents.
Même si l'Europe n'apportait que la paix entre les anciens ennemis
héréditaires, elle mériterait d'être faite.
Toutefois la Communauté économique européenne, puis
l'Europe des Six, des Neuf, des Douze et des Quinze a apporté aux
peuples la richesse économique. La guerre de 1914-1918 a fait perdre
à l'Europe sa prééminence financière au
bénéfice des Etats-Unis ; celle de 1939-1945 a accentué
son recul.
Son réveil, aidé, nous le reconnaissons, par les
45 milliards de dollars du plan Marshall, est dû avant tout au
marché commun des Six, dont le succès a été tel que
des pays qui n'en faisaient pas partie - je pense notamment au
Royaume-Uni -ont voulu y adhérer : il est passé de six
à neuf, puis à douze, enfin à quinze et d'autres Etats
attendent avec impatience d'y accéder en Europe et en Asie. Je pense
à la Turquie.
Les peuples qui doutent ne doivent pas oublier que la libre circulation des
personnes et des biens a fait de l'Union européenne des Quinze la
première puissance économique du monde : 70 % de son
commerce se font entre les Quinze ; l'Allemagne est la deuxième
puissance économique du monde et si, par malheur, je le pense
profondément, l'Europe politique ne se faisait pas, beaucoup pensent,
comme moi, que l'Europe deviendrait, pour une grande part,
économiquement allemande et que le mark remplacerait facilement l'euro.
Quant à la France, elle est la quatrième puissance commerciale du
monde, l'Allemagne étant son premier fournisseur et premier
acheteur ; un Français sur quatre travaille pour l'exportation et
son agriculture, qui a triplé de volume depuis le marché commun,
est la principale bénéficiaire des 45 % du budget de l'Union
européenne consacrés à l'agriculture. Socialement, le
niveau de vie s'est beaucoup élevé dans l'Europe des Quinze : en
valeur constante, trois fois, dit-on. Les peuples ont cru que ces
progrès allaient toujours continuer et, dans l'histoire de France, on
apprend aux élèves qu'il y a une période de
" trente années glorieuses " qui vont à peu
près de 1950 à 1980.
Les Etats sont devenus des Etats de providence, d'assistance
généralisée ; les budgets de sécurité
sociale ont parfois dépassé ceux des Etats, comme en France,
preuve que les Etats étaient riches pour se permettre de tels efforts
sociaux.
Socialement aussi, des dizaines de millions d'étrangers attirés
par ces Eldorado se sont précipités pour y vivre, y être
soignés. Et puis, hélas, la crise est venue, s'ajoutant à
des gouvernements imprévoyants. Le résultat, c'est
18 200 000 chômeurs dans l'Europe des Quinze, dont
3,3 millions pour la France. Pour lutter contre cette crise, les
gouvernements prévoient des sacrifices, des pertes d'avantages acquis,
afin d'équilibrer les budgets ; d'où des conflits sociaux.
C'est dans cette atmosphère difficile que l'on veut créer l'euro
et réformer les institutions des Quinze, qui, prévues à
l'origine pour six, sont entièrement obsolètes pour quinze et le
seraient encore davantage si d'autres Etats entraient dans l'Union
européenne.
Le second souffle dont l'Europe a tant besoin doit être apporté
par la monnaie unique, l'euro. Aux Etats-Unis, le dollar est le facteur
essentiel de la grandeur, puisqu'il représente 70 % des
transactions commerciales du monde. En Europe, l'euro facilitera le tourisme,
permettra aussi de discuter à égalité avec les grands
Etats. Il provoquera même une réforme fiscale, qui est
nécessaire, un parallélisme entre tous les peuples et permettra
de résoudre en partie le problème social en réduisant les
lourdes charges qui pèsent sur les 17 millions de petites et
moyennes entreprises - ce qui leur permettra d'embaucher une bonne partie des
18 millions de chômeurs.
Au début, les conditions imposées - moins de 3 % de
déficit budgétaire du PNB, moins de 6 % de dette du PNB -
feront que seuls quelques Etats entreront dans le système de l'euro - le
plus possible seront autour de la locomotive France-Allemagne, mais le
succès de l'Euro obligera les autres, et je pense au Royaume-Uni par
exemple, à y participer comme il l'a fait pour l'Europe des Six.
Quant à la réforme des institutions de l'Union européenne,
elle consiste à donner aux grands Etats une place plus importante qu'aux
petits. C'est très difficile, car il y a parmi eux des Etats fondateurs
de l'Europe des Six et des hommes d'Etat de qualité. Et puis, il y a le
Royaume-Uni et son droit de veto, il y a les Cinq neutres ?
Pourtant, peut-on continuer - avec une présidence tous les six mois
dans l'Union européenne de vingt-cinq membres - à voir les grands
Etats moteurs n'être chacun Président que tous les
douze ans ? Peut-on voir la Commission européenne de
vingt membres - deux par pays pour les cinq grands, un par pays pour les dix
autres - déjà deux fois trop importante, être portée
à trente-deux membres, si les onze candidats étaient
admis ? Peut-on penser que le Conseil des Ministres qui, en
réalité, décide de tout et avec 87 membres - dont 40
pour 4 grands - soit porté à 130 et qu'une coalition des petits
puisse mettre les quatre grands en minorité ? Enfin, que
penserait-on d'un Parlement européen qui, ayant déjà 626
membres, en aurait 874 ?
L'approfondissement est donc une nécessité absolue avant tout
élargissement. D'ailleurs, cet élargissement
n'amènera-t-il pas des Etats agricoles dont les exportations nombreuses
seraient une ruine pour une Europe occidentale déjà
excédentaire ?
Ces Etats qui veulent entrer, et dont beaucoup sont pauvres, ne seront-ils pas
demandeurs de fonds structurels de l'Union européenne, ce qui obligerait
à beaucoup à augmenter les contributions des Etats qui
déclarent, n'est-ce pas, Monsieur Hoeffel, avoir atteint les
limites du possible ?
Cette Europe qui se cherche et qui veut dominer son destin historique d'Etats
rivaux ne doit-elle pas accentuer davantage son unité, en pensant -
c'est un méditerranéen qui vous le dit - au danger
intégriste musulman menaçant la Turquie, qui veut adhérer
à l'Union européenne, l'Europe du Sud, avec le sud de la
Méditerranée, et même l'Europe de l'Est avec l'Asie
centrale ?
Puissent tous ces points d'interrogation, trop nombreux, nous inciter à
construire une Europe plus unie. Puissent la France et l'Allemagne, conduites
par le Chancelier Kohl et le Président Chirac, plus européens que
jamais, créer un axe mobilisateur qui fera des réformes
difficiles et transcendera le droit de veto : mais réformes
nécessaires pour la création d'une Europe plus unie, plus
maîtresse de son destin !
Tel est le voeu ardent que votre doyen d'âge vous présente pour
l'année 1997. "