M. le président. Je suis saisi d'une motion n° 6, présentée par M. Delfau et les membres du groupe socialiste et apparentés, et tendant au renvoi à la commission.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des affaires économiques et du Plan le projet de loi relatif à l'entreprise nationale France Télécom (urgence déclarée) (n° 391) ».
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n'est admise.
La parole est à M. Delfau, auteur de la motion.
M. Gérard Delfau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la semaine dernière, nous nous sommes battus pied à pied contre le projet de loi de déréglementation des télécommunications.
En effet, chacun sait que le cadre légal et réglementaire dans lequel s'exerce le droit de communiquer est vital pour une société moderne. Toute modification de celui-ci doit être soigneusement évaluée en fonction du principe d'égalité entre les citoyens - c'est la péréquation sociale - et entre les territoires - c'est la péréquation géographique - ainsi qu'au regard d'une conception exigeante de la démocratie. Ce sont ces deux critères qui ont conduit les socialistes que nous sommes à refuser de voter votre texte, monsieur le ministre.
Aujourd'hui, vous vous proposez de parachever votre néfaste entreprise en privatisant France Télécom, car il s'agit bien d'une privatisation déguisée et à peine différée.
Cet objectif, vous le poursuivez depuis longtemps : déjà en 1987, sous le gouvernement Chirac, Gérard Longuet, ministre chargé des postes et télécommunications, voulait faire de l'entreprise publique l'un de ses « pseudo-chantiers de la liberté », c'est-à-dire la livrer au marché.
Le retour d'une majorité de gauche au Parlement a permis à Paul Quilès, en 1990, de faire approuver une modification du statut qui concilie l'efficacité économique, le principe de cohésion sociale et le statut de la fonction publique pour les agents. France Télécom est alors transformée en « opérateur public autonome ».
Le même Gérard Longuet, en 1993, sous le gouvernement Balladur, reprend son offensive : seule une très forte mobilisation au sein de France Télécom et une grève spectaculaire l'obligent à renoncer. Et voilà qu'à votre tour, monsieur le ministre, vous tentez de passer en force, en spéculant sur une certaine démobilisation de l'opinion publique et sur la résignation des salariés, après le grand mouvement social de novembre et de décembre derniers. Mais rien n'est joué !
Avez-vous de nouvelles raisons qui expliqueraient votre hâte ? Même pas ! France Télécom, malgré vos campagnes de dénigrement, s'obstine à bien se porter, grâce à la performance et à l'engagement de ses personnels : 9,2 milliards de francs de bénéfices en 1995, un rythme de croissance de 4,5 p. 100 entre 1991 et 1994, 25 milliards de francs de désendettement, un taux de satisfaction de 90 p. 100 selon les sondages. Pour résumer, France Télécom représente le plus fort bénéfice net au regard de l'ensemble des entreprises françaises et le premier investisseur l'an dernier - bref, un prix d'excellence ! - et ce dans le cadre défini par la loi Quilès, que vous invoquez sans cesse pour mieux la détourner, monsieur le ministre. Avouez qu'il est difficile d'argumenter en faveur de la privatisation !
Ajoutons que, dans le même temps, l'entreprise publique a mis sur pied un partenariat mondial avec Deutsche Telekom et Sprint, tout en rachetant 10 p. 100 du capital de ce dernier fleuron des télécommunications aux Etats-Unis.
Mais au fait, monsieur le ministre, n'est-ce pas cette réussite même qui explique votre ardeur à privatiser ? Dans la coulisse, Bouygues, les deux compagnies fermières des eaux - la Générale des Eaux et la Lyonnaise des Eaux-Alcatel ainsi que des firmes étrangères comme British Telecom et le géant américain ATT s'impatientent...
Il y a une constante dans l'histoire politique récente.
La gauche, conformément à sa mission, n'a cessé de préserver et de renforcer le secteur public ; elle a effectué un programme impressionnant de nationalisations d'entreprises privées situées en position de monopole ou exerçant leurs activités dans un domaine crucial pour la nation. Elle les a, qui plus est, souvent sauvées du désastre, puis redressées. Elle a ainsi été fidèle au préambule de la Constitution, aux acquis du Conseil national de la Résistance et de la Libération.
La droite, elle, n'a qu'une idée en tête : brader au secteur privé le patrimoine de la France pour boucler les fins de mois du Gouvernement. Quelle dérision ! Epargnez-nous, désormais, le pélerinage à Colombey et l'invocation au général de Gaulle ! (Protestations sur les travées du RPR.)
M. Jean-Luc Mélenchon. Exactement !
M. Gérard Larcher, rapporteur. Ça, c'est déplacé !
M. François Fillon, ministre délégué. C'est lamentable !
M. Gérard Delfau. Je persiste à dire...
M. François Fillon, ministre délégué. Moi, je maintiens que c'est lamentable !
M. Gérard Delfau. ... que vous êtes en train de brader les acquis de la Libération et du Conseil national de la Résistance,...
M. Jean-Luc Mélenchon. Exactement !
M. Gérard Delfau. ... qui plus est, s'agissant d'une des premières nationalisations dans ce pays, puisqu'elle date de 1889 et qu'elle a concerné les compagnies privées de téléphone !
M. Gérard Larcher, rapporteur. C'était la résistance aux Prussiens !
M. Gérard Delfau. On ne se moque pas de la Résistance, mon cher collègue !
« Passage en force », telle est bien la formule qui caractérise votre attitude à propos de ce projet de loi. Il a été examiné le 29 mai dernier en conseil des ministres et le voilà qui arrive en séance publique le 10 juin, un lundi de surcroît, c'est-à-dire l'un des jours de la semaine où le Sénat, selon ses règles, ne siège pas ! Une telle précipitation bouscule le fonctionnement démocratique de la Haute Assemblée et est le signe qu'un mauvais coup se prépare !
Nous demandons instamment à nos collègues de la majorité de reprendre les travaux là où nous les avons laissés en commission, c'est-à-dire à la modification du cadre légal de la réglementation des télécommunications, le précédent texte de loi.
Mme Danièle Pourtaud. Tout à fait !
M. Gérard Delfau. S'agissant du statut de l'entreprise publique France Télécom, est-il concevable que notre assemblée en délibère sans avoir pris la peine d'auditionner en séance plénière de la commission les représentants des organisations syndicales ? Pouvons-nous commencer à discuter d'amendements sans avoir entendu une liste de personnalités qualifiées que je tiens à votre disposition, monsieur le président ? Sommes-nous suffisamment éclairés sur les conséquences économiques et financières sur lesquelles des journaux comme Le Monde, La Tribune ou Les Echos s'interrogent encore ?
Avons-nous mesuré les dégâts psychologiques considérables que cette privatisation à la hussarde va occasionner chez les personnels ? J'en ai ressenti le risque en discutant avec ces derniers depuis quelques mois. Avons-nous conscience de la démoralisation des agents et des conséquences incalculables en termes de stricte rentabilité ?
Je ne parle pas des conséquences humaines de votre décision, puisque je sais que, par principe, vous ne voulez pas en tenir compte. Il y a, aujourd'hui, chez beaucoup d'entre vous - pas tous, heureusement ! - une étrange propension à tenter d'humilier ces agents de la fonction publique qui font la grandeur de la France ! Sur ce point, entre autres, la gauche et la droite, ce n'est pas exactement la même chose !
M. Jean-Luc Mélenchon. Et voilà !
M. Gérard Delfau. Sur le fond, nombre de problèmes restent encore en suspens et nécessitent un travail en commission.
Ainsi, il faut saisir la commission des affaires sociales sur la mise en place des organes de représentation des salariés, afin de les rendre compatibles avec le code du travail et avec la nouvelle réalité de l'entreprise, si votre texte est voté ! Pourquoi, par exemple, supprimer, par dérogation à la loi du 11 janvier 1984, le comité technique paritaire de France Télécom ? Pourquoi le remplacer par une structure bâtarde, commune aux fonctionnaires et aux salariés de statut privé, le « comité paritaire », en jouant d'ailleurs sur les mots ? Comment expliquer l'absence d'un comité d'entreprise propre aux salariés du secteur privé, structure obligatoire selon le droit du travail ? Voilà de vraies questions qu'il faut traiter posément, sereinement, avant la venue du texte en séance publique.
Il est nécessaire de saisir ainsi la commission des finances pour éclairer les montages scabreux que vous imaginez à propos du financement des retraites des quelque 150 000 fonctionnaires de France Télécom. Je vous mets au défi, monsieur le ministre, d'expliquer par quels mécanismes vous entendez sauvegarder à la fois les droits de ces agents et l'équilibre futur du budget national.
Des chiffres considérables circulent : 250 milliards de francs, 270 milliards de francs, c'est-à-dire l'équivalent de l'endettement de la France pour l'année 1996. Qui paiera ? L'entreprise France Télécom, par la voix de son président, M. Michel Bon, a déjà fait savoir qu'elle ne voulait pas aller au-delà de 22 milliards de francs, c'est-à-dire même pas le dixième ! Il y a, bien sûr, les 22,5 milliards de francs économisés par l'entreprise publique depuis 1992, signe de sa bonne santé et conséquence heureuse de sa position de monopole dans un certain nombre de secteurs. Mais on est loin du compte, même si l'on ajoute le résultat de la privatisation !
L'alternative est donc simple : soit les agents de France Télécom se verront refuser une partie de leurs droits légitimes, au moment du départ à la retraite ou plus tard, soit les contribuables seront appelés à combler la différence. A supposer qu'ils le puissent, on aura ainsi, de façon perverse, attisé la frustration des Français à l'encontre de la fonction publique.
M. Jean-Luc Mélenchon. C'est « la mauvaise graisse » !
M. Gérard Delfau. Est-ce une façon de gouverner ?
J'adjure la commission des finances de se saisir enfin de ce brûlot. Elle écarterait en outre la tentation du gouvernement Juppé de s'emparer de la soulte, versée par l'entreprise, pour boucler une loi de finances pour 1997 qui se révèle délicate.
Il y a aussi la question cruciale du devenir du capital de France Télécom. Votre argument majeur, monsieur le ministre, c'est que l'Etat reste majoritaire à 51 p. 100. Cet équilibre, même s'il tient à très court terme, sera balayé par les lois du marché à l'horizon de l'an 2000, tout simplement - cela a déjà été dit - parce que l'Etat ne sera pas en mesure de tenir ses engagements au même niveau quand ses partenaires voudront procéder à de nécessaires augmentations de capital. Quelles garanties donnez-vous aux Français pour qu'il n'en soit pas ainsi ? Aucune, et pour cause ! Vous avez déjà fixé comme objectif la prochaine et décisive étape de la privatisation : faire passer la part de l'Etat dans le capital au-dessous de 50 p. 100. Nul doute qu'une fois l'échéance des élections législatives de 1998 passée, si ces dernières vous ont été favorables, ce qui est loin d'être évident, vous reviendrez devant le Parlement pour la proposer, quoi que vous veniez de dire à l'instant.
J'aborderai un dernier détail, si j'ose dire : selon quelles modalités - prises de participations, petits porteurs, etc. - allez-vous ouvrir le capital de France Télécom ? Quelle sera la procédure ? Quels seront les heureux invités au banquet ? Je ne parle pas de l'aumône que vous faites, par pure tactique, aux salariés. Non, je voudrais savoir à qui vous pensez pour la détention du capital que vous allez mettre sur le marché. Etes-vous sûr, monsieur le ministre, qu'il ne s'y glissera pas, directement ou indirectement, l'un des concurrents de l'entreprise publique ? Quel scandale cela serait ! Comment ferez-vous pour éviter ce risque ? En avez-vous même le droit ? Vous en donnerez-vous les moyens ? En avez-vous l'intention ?
Là est d'ailleurs l'autre danger de ce texte : le fait d'affaiblir à ce point France Télécom par rapport à ses concurrents amènera l'entreprise publique à devenir à court terme un opérateur second dans un secteur dominé par les intérêts privés. C'est d'ailleurs peut-être cela que, en réalité, vous cherchez !
Seule la commission des finances, dont chacun apprécie le sens de la responsabilité en matière budgétaire, peut remettre de l'ordre et de la rigueur dans ce montage inconséquent. Elle doit le faire, sinon elle se rendrait complice. Je n'exclus pas qu'au final elle finisse par recommander, elle aussi, le refus de la privatisation, puisque, après tout, grâce au statut actuel, France Télécom s'acquitte fort bien de ses obligations et fait l'honneur de la nation.
Il y a, enfin, la question du statut juridique de la future entreprise France Télécom. La commission des lois ferait bien de l'examiner au plus près.
Le texte qui nous est présenté « bricole » - pardonnez-moi cette expression - un statut hybride public-privé, donc incertain dans sa nature, mais, surtout, contradictoire quant aux modalités de fonctionnement et dangereux pour la vie quotidienne de l'entreprise.
Il est l'instabilité même et, d'ailleurs, conçu comme tel, voulu, même, comme tel, situation dont les opérateurs financiers ont horreur. Cela a été sanctionné, par l'agence américaine Moody's, comme on le disait à cette tribune, voilà quelques instants.
Qui paiera la différence entre les taux d'intérêt consentis hier à France Télécom, quand elle était au plus haut de sa notation, pour financer sa dette et ses investissements et ceux, beaucoup plus onéreux, que les banques, demain, lui demanderont ? A coup sûr, l'usager, par l'augmentation du prix de l'abonnement et des prestations téléphoniques, c'est-à-dire les particuliers, les petites entreprises et les mairies, mes chers collègues. C'est inconséquent ! (M. le ministre sourit.)
Reste l'incertitude majeure qui plane sur la validité du maintien de la nouvelle entreprise dans le giron de la fonction publique, fût-ce provisoirement. Vous savez, comme nous, que le Conseil d'Etat a émis à ce sujet des avis contradictoires à propos de la privatisation de l'Imprimerie nationale. Or il existe un réel risque d'inconstitutionnalité de votre montage : un P-DG qui dirige une société anonyme, fût-ce à capitaux majoritairement publics, peut-il être une « autorité subordonnée » à l'Etat et, par voie de conséquence, peut-il gérer un corps de fonctionnaires ? La question n'est pas mince et seul le Conseil constitutionnel est capable d'y répondre. Voilà quelques solides raisons qui nous font espérer que le Sénat acceptera notre proposition de renvoi à la commission. On ne privatise pas dans la hâte et la confusion l'entreprise publique France Télécom. On ne confie pas au privé ce qui constitue le système nerveux de notre démocratie. (Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. Y a-t-il un orateur contre ?... Quel est l'avis de la commission ?
M. Gérard Larcher, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'objet de la motion tendant au renvoi du projet de loi en commission, qui nous est proposée par M. Delfau et les membres du groupe socialiste et apparentés, repose sur l'extrême brièveté des délais d'examen du texte. M. Delfau a notamment développé un certain nombre d'arguments sur le nombre de personnalités auditionnées.
En ce qui concerne l'inscription du projet de loi à l'ordre du jour de la séance publique du lundi 10 juin, je vous rappelle que c'est la conférence des présidents qui en a ainsi décidé le mardi 4 juin.
M. Claude Estier. Vous y êtes majoritaires !
M. Gérard Larcher, rapporteur. Pour ce qui est du nombre d'auditions, outre les cent quatre-vingt-trois auditions réalisées à l'occasion de l'élaboration du rapport d'information relatif à ce projet de loi - je le disais hier à Mme Borvo au début de la discussion - votre rapporteur a rencontré et auditionné cinquante-deux personnalités...
Mme Danièle Pourtaud. Le rapporteur, pas la commission !
M. Gérard Larcher, rapporteur. ... dont vingt représentants des salariés. Nous avons organisé - Mme Pourtaud n'était pas encore membre de la commission - un certain nombre d'auditions en commission à l'occasion de la préparation du rapport, où nous avons évoqué les deux sujets.
S'agissant du présent projet de loi, nous avons ainsi entendu le ministre et le président de France Télécom.
Mme Danièle Pourtaud. Quelle diversité !
M. Gérard Larcher, rapporteur. Nos travaux ont donc fait l'objet d'une large ouverture sur l'extérieur.
Le rapport écrit a été distribué le jeudi 6 mai. Le lundi 10 juin, à douze heures, près de 120 amendements, dont 102 du groupe communiste républicain et citoyen, étaient déposés.
Le travail d'approfondissement préalable a donc été effectué et les auditions réalisées par votre rapporteur se sont déroulées parfaitement. Ceux qui ont participé aux travaux de la commission ont pu constater à quel point nous nous efforçions d'aller au fond des choses, que cela plaise ou non !
Pour l'ensemble de ces raisons, la commission ne peut qu'émettre un avis défavorable sur cette motion. Elle a, par souci de clarté, déposé une demande de scrutin public. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. François Fillon, ministre délégué. Défavorable.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 6, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je suis saisi de deux demandes de scrutin public émanant l'une du groupe socialiste et l'autre de la commission.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.) M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 101:
Nombre de votants | 316 |
Nombre de suffrages exprimés | 316 |
Majorité absolue des suffrages | 159 |
Pour l'adoption | 93 |
Contre | 223 |
Mes chers collègues, avant de commencer la discussion des articles, je vous propose d'interrompre nos travaux pendant quelques instants. (Assentiment.)
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures cinquante, est reprise à dix-huit heures cinq.)