RAPPEL AU RÈGLEMENT
M. Michel Charasse.
Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. le président.
La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse.
Sans vouloir prolonger abusivement les travaux du Sénat, je souhaite, monsieur
le président, appeler votre attention et celle du bureau de notre assemblée sur
la manière dont certains juges cherchent, par la violation du secret de
l'instruction et la pression médiatique, à tourner les dispositions
particulières édictées en faveur des membres du Parlement, et accessoirement du
Gouvernement, par les articles 26 et 68-1 de la Constitution.
Voilà quelques jours, j'ai reçu, en qualité d'ancien ministre du budget, une
convocation de Mme Vichniewsky, juge d'instruction à Paris, m'invitant à venir
déposer comme témoin à son cabinet, le 10 décembre prochain, dans une affaire
concernant les financements dont aurait bénéficié, de la part de la Compagnie
générale des eaux, la CGE, un bureau d'études lié au parti communiste, le
GIFCO.
Dès réception de sa convocation, j'ai pris contact avec cette dame pour lui
indiquer que je n'avais jamais traité, au ministère du budget, aucun dossier
relatif aux prétendues relations entre la CGE et le GIFCO et que je ne voyais
pas en quoi je pourrais être concerné par son instruction. J'ai ajouté que, si
elle avait relevé dans le dossier - entre deux indiscrétions journalistiques
qui occupent tant nos juges - des faits me concernant et susceptibles d'être
qualifiés de crimes ou délits, elle n'était pas autorisée à en connaître, et
qu'il lui appartenait d'en saisir, sans commentaires, le procureur général près
la Cour de justice de la République, seule juridiction habilitée à juger les
membres et anciens membres du Gouvernement.
Cette dame m'ayant confirmé - ce dont je ne doutais pas - qu'il n'y avait pas
de crime ni de délit susceptibles de m'être reprochés et qu'elle voulait
simplement nous demander - puisque d'autres collègues ont également été saisis
- des explications sur certaines décisions prises en opportunité par le
ministre, je lui ai alors précisé qu'elle n'avait pas le droit de nous entendre
sur notre action ministérielle.
En effet, d'une part, les actes non délictueux accomplis par les membres du
Gouvernement relèvent, dans notre Etat de droit, de la seule appréciation
contentieuse du juge administratif ou civil, mais sûrement pas du juge pénal ;
d'autre part, ces mêmes actes relèvent, sur le plan de l'appréciation politique
ou d'opportunité, du seul contrôle du Parlement, dans les conditions prévues
par la Constitution pour organiser notre régime parlementaire et la
reponsabilité du Gouvernement devant les chambres, sans préjudice,
naturellement, du contrôle final du suffrage universel.
M. Jean Chérioux.
Très bien !
M. Michel Charasse.
J'ai enfin dit à cette dame que, si je répondais à ses questions,
j'accepterais qu'elle viole - et je serais son complice - les principes de la
séparation des pouvoirs puisqu'elle s'immiscerait dans l'exercice du pouvoir
exécutif, et accessoirement législatif, en méconnaissance grave de la loi
fondamentale des 16 et 24 août 1790.
Que les juges brûlent d'envie, sans doute par provocation à l'égard des élus
et du suffrage universel, dont on sait le mépris que trop de magistrats leur
vouent...
M. Xavier Dugoin.
Très bien !
M. Michel Charasse.
... qu'ils brûlent donc d'envie, et cette juge ne serait pas la première, de
commettre la forfaiture prévue par la loi de 1790, libre à eux, surtout depuis
que le nouveau code pénal a décriminalisé la forfaiture et que le garde des
sceaux ne sanctionne jamais personne dans les Palais.
Mais on ne peut pas me demander, nous demander, à nous parlementaires, d'aider
des magistrats sans scrupules ni principes à accomplir leur forfait et à
piétiner les lois de la République. C'est une question d'honneur et de dignité,
qui sont aussi la base de notre contrat avec le peuple.
(M. de Villepin
applaudit.)
M. Charles de Cuttoli.
Très bien !
M. Michel Charasse.
J'ai enfin précisé que j'aurais pu, sans inconvénient, aller lui dire tout
cela directement. Mais, par suite de la défaillance volontaire et coupable des
autorités judiciaires, le Palais de Justice de Paris est devenu un immense
boulevard à ragots et la plus grande salle de rédaction de la presse française.
Je ne souhaite donc pas être livré à des journalistes avides de sensationnel
qui ne manqueront pas d'accoler vicieusement mon nom et ma photo à un dossier
sensible qui ne me concerne pas.
La dame Vichnieswky a vivement réagi à ma position, que j'ai fait confirmer
par écrit par mon avocat. Elle m'a dit que je n'étais pas le seul concerné et
qu'elle prétendait également contrôler, sur la même affaire, l'activité
ministérielle de MM. Emmanuelli et Sarkozy, MM. Juppé et Malvy échappant
mystérieusement aux incroyables et ahurissantes prétentions de ce magistrat.
Elle m'a rappelé, à demi-mot, que si elle ne disposait malheureusement pas des
moyens de me faire parler - ah ! l'heureux temps de l'Inquisition et de la
torture
(Sourires)
- elle avait cependant les moyens de me contraindre à
venir la voir.
C'est dans ces circonstances, monsieur le président, que j'ai été conduit à
alerter M. le président du Sénat pour appeler son attention sur la nécessité de
rappeler aux autorités compétentes, et à ce juge, que toute mesure coercitive à
l'égard d'un parlementaire nécessitait l'accord du bureau de son assemblée et
que, à vouloir s'en passer, on prenait le risque de poursuites pénales, même
quand on est magistrat et même si, dans ce milieu, les loups ne se mangent
guère entre eux.
Eh bien ! mes chers collègues, que croyez-vous qu'il advint ? La dame, sans
doute outrée de voir sa charge judiciaire entravée par les principes
républicains sur lesquels une partie de la magistrature assise s'est assise
depuis longtemps, a décidé de procéder de biais en mettant en route la pression
médiatique : hier est paru dans un hebdomadaire spécialisé dans la chasse aux
hommes politiques, et qui a sa part dans l'assassinat de Pierre Bérégovoy, un
article relayé ce matin par la presse quotidienne et par l'audiovisuel, où la
dame Vichniewsky, au mépris du secret de l'instruction - mais il y a beau temps
que c'est un chiffon pour bien des juges - a tout raconté par le menu,
reprenant la thèse qu'elle m'a exposée.
Même si ce papier est signé d'un journaliste de service, on ne peut pas se
tromper : ce papier est signé, en fait, par le juge d'instruction et il ne peut
être signé que par lui, c'est mon intime conviction. Sinon, il faudrait
admettre que les avocats des parties en cause, à qui l'on prête certains
propos, balancent à tort et à travers des éléments contraires aux intérêts de
leurs clients.
Et il faut voir à qui ce crime médiatique profite : il est évident qu'en
procédant ainsi le juge veut faire pression sur les trois anciens ministres
qu'il a convoqués pour que la clameur publique les oblige à venir, à défaut de
l'accord des bureaux des chambres qui peuvent seuls nous contraindre à déférer
à la convocation, accord qui, monsieur le président, vous le savez, n'est pas
automatiquement acquis.
J'estime, monsieur le président, que nous sommes là, avec tout ce que cela
comporte d'odieux et d'insultant pour la République et ses élus, face à une
tentative de détournement et de contournement des garanties prévues par
l'article 26 de la Constitution et qui ont pour objet de protéger les hommes
politiques, non pas de l'action normale de la justice, mais des excès des juges
qui font d'abord et parfois surtout de la politique.
Cette manière de faire est inacceptable et, au-delà de mon cas personnel, dont
je m'accommoderai, même si je souffre d'être injustement et odieusement sali,
le Sénat a le devoir de réagir.
Pour ma part, qu'on sache que, n'appartenant pas au corps judiciaire et
n'ayant pas, à ce titre, prêté serment à aucun maréchal Pétain, je n'ai jamais
cédé ni aux menaces ni aux pressions et que je ne suis pas sensible, comme tant
de magistrats, à la médiatisation.
M. Christian Demuynck.
Bravo !
M. Michel Charasse.
Je n'irai donc pas chez ce juge. Mais je souhaiterais que le bureau du Sénat
se réunisse au plus tôt pour étudier les conditions dans lesquelles on cherche
à tourner l'article 26 de la Constitution par la pression et le chantage ; pour
signifier haut et fort que les pouvoirs constitutionnels ne sont pas assez
dégénérés pour brader la République à des juges dont la seule ligne de conduite
aujourd'hui est le lynchage des hommes politiques, la diffamation, le soupçon
et le sous-entendu, sans oublier naturellement la photo dans le journal ; et
encore pour dire aussi, haut et fort, que nous manquerions à notre devoir
républicain si nous acceptions aujourd'hui qu'une poignée de magistrats se
fassent ainsi les dents sur les hommes politiques avant de s'en prendre demain
de la même façon au simple citoyen sans défense.
M. Christian Demuynck.
Très bien !
M. Michel Charasse.
Monsieur le président, personne en France ne peut échapper à la loi et elle
s'impose à tous. Mais les hommes publics, s'ils n'ont commis aucun crime ni
délit, ce qui est le cas en l'espèce pour les trois ministres concernés, ne
doivent des comptes de leur action qu'au suffrage universel et à la
représentation nationale. C'est la loi de la démocratie et je n'ai jamais
manqué à cette double obligation.
Quant aux juges, ils sont exclusivement aux ordres de la souveraineté
nationale, c'est-à-dire de la loi qui en est l'expression. Ils ne sont pas
chargés de la faire, mais seulement de l'appliquer. Le peuple est le censeur du
législateur, mais qui sera le censeur du juge si nous ne disons pas, à un
moment donné, que la République ne peut pas être un pantin entre les mains
d'une autorité qui ne tire sa légitimité que de son respect de la loi ?
C'est pourquoi je souhaite, monsieur le président, que le bureau du Sénat soit
le premier à redresser la tête et à sauver l'honneur.
(Très bien ! et applaudissements.)
M. Charles de Cuttoli.
Il faut mettre fin au gouvernement des juges !
M. le président.
Acte vous est donné de votre déclaration, monsieur Charasse. C'est avec le
plus grand soin que j'en transmettrai les termes à M. le président du Sénat.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les
reprendrons à quinze heures trente.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à treize heures vingt, est reprise à quinze heures
trente, sous la présidence de M. Paul Girod.)