M. le président. Je suis saisi d'une motion n° 1, présentée par Mmes Luc, Beaudeau, M. Loridant et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, et tendant à opposer la question préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence, relatif à la zone franche de Corse (n° 126, 1996-1997). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Minetti.
M. Louis Minetti. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'aurais pu parler de ma place mais, par respect pour le peuple corse, je parlerai du haut de la tribune de cette belle île que les Grecs appelaient Kallisté.
J'ai beaucoup d'amis en Corse, j'en ai tout autant parmi ceux qui vivent dans les régions marseillaise, toulonnaise ou niçoise. Mais, avant tout développement, c'est à eux que je pense, et non pas à quelques milliardaires ou à quelques truands. Je pense à ceux qui travaillent ou qui, en tout cas pour la plupart d'entre eux, essaient de travailler ; je pense aussi à la jeunesse.
Monsieur le ministre, ce débat relatif à la zone franche de Corse s'ouvre alors que, voilà quelques jours à peine, M. le Président de la République a avoué, devant des millions de téléspectateurs, que le Gouvernement négociait avec des nationalistes, qui sont d'ailleurs de plus en plus marginalisés, tout le monde le sait.
J'ai bien noté qu'il a regretté l'existence de ces négociations, mais, pour l'instant, je ne vois pas que l'on en tire les conséquences, mais je dirai tout à l'heure un mot des événements récents.
Ainsi, ce que tout le monde savait, M. le Président de la République l'a reconnu, ce qui, me semble-t-il, devrait modérer les prétentions gouvernementales à faire la leçon sur le problème corse.
Le double langage sur le terrorisme et sur l'Etat de droit n'est plus acceptable. Nos concitoyens, dans leur grande majorité, le disent : il faut arrêter de jouer au chat et à la souris. Certes, je prends acte du fait que, depuis quarante-huit heures, quelques événements nouveaux sont intervenus. Espérons, nous verrons bien !
Les manifestants du 8 juin dernier s'indignaient du fait que « la fermeté soit seulement réservée aux quelques voleurs de poules ».
La Corse profonde, la Corse d'avenir, ce sont ces fameuses manifestantes, ces syndicalistes, ces élus qui ne font aucune concession à la violence, c'est cette île qui est fière de ses traditions, de ses origines, qui compte sur ses forces vives pour se battre en faveur d'une véritable amélioration économique et sociale.
Les Corses veulent vivre dans un pays - comme nous d'ailleurs - dont le maître-mot soit démocratie, mais nous en sommes encore loin.
Personne ne nie que, sur l'île, les coûts des produits et des activités induites par les transports aériens et maritimes sont largement supérieurs à ce qu'ils sont sur « le continent », mais je n'aime pas beaucoup cette expression. De ce fait, il est indispensable de mettre en oeuvre une réelle solidarité nationale.
Le problème, c'est que la zone franche ne correspond certainement pas à la volonté de faire vivre cette solidarité nationale.
Je citerai quelques chiffres propres aux deux départements et relatifs au principe constitutionnel de contribution à l'impôt en fonction de ses moyens.
Qu'en est-il, selon les chiffres officiels, depuis l'adoption du statut fiscal de la Corse, en décembre 1994 ? « L'impôt sur le revenu rapporte dix fois plus que l'impôt sur les sociétés et l'impôt forfaitaire annuel cumulé ». Par ailleurs, « la taxe sur les salaires s'élève à 107 millions de francs, soit une hausse de 11 %, et dépasse donc largement le produit de l'impôt sur les sociétés ».
Cela signifie que les entreprises ne paient déjà quasiment plus rien...
M. Roland du Luart. Il n'y a plus d'entreprises !
M. Louis Minetti. ... et que seules les collectivités locales, les hôpitaux, les associations voient leur contribution augmenter fortement. Nous doutons donc de la réelle valeur des larmes versées par des ministres compatissants sur la situation des collectivités locales, sur l'état de notre système de santé.
J'ajoute que, dans l'île, le produit de la taxe professionnelle est inférieur à celui de la taxe d'habitation. Il est même inférieur, cas unique en France, à celui de la taxe sur le foncier bâti !
Les chiffres délivrés par la direction générale des impôts sont bien cruels. Ils montrent une progression du produit de la taxe d'habitation de 8,7 %. Cela prouve que les ménages ont été surtaxés pour compenser la perte subie sur la taxe professionnelle.
Or, quand on sait que le revenu moyen par habitant est de près de 20 % inférieur à celui du reste de la France, on comprend aisément dans quel dénuement on plonge nombre de familles !
Cependant, ce qui est encore plus inacceptable, c'est l'inefficacité notoire et avérée de tout ce système d'exemption fiscale qui dure depuis nombre d'années. C'est une vérité, et non pas une nouveauté qui ne vaudrait que depuis six mois ou un an.
Mais, en un an, puisque c'est la période de référence que j'utilise, le chômage a progressé en Corse plus qu'ailleurs en France.
Face à cette situation, est-ce la voie des nouvelles exonérations qui permettra de sortir de l'ornière, ou est-ce seulement une fuite en avant plus qu'une volonté de traitement économique ?
De subventions en cadeaux fiscaux, la Corse est conduite à marche forcée vers le statut de zone franche pour « capitaux baladeurs ». Tout à l'heure, j'ai entendu parler d'« argent blanchi ». Moi, je parle de « capitaux baladeurs ». On choisira entre les deux !
En tout état de cause, comme le souligne un élu éminent de la ville de Bastia que je cite : « La Corse a déjà un statut fiscal particulier. Sur le terrain, le recouvrement de l'impôt pose beaucoup de problèmes, ce qui ne favorise pas le civisme fiscal. Et voilà qu'on accélère encore dans la mauvaise direction et qu'on officialise les infractions d'hier ! »
Oui ! la zone franche, c'est certainement faire une concession aux fraudeurs, c'est avaliser des méthodes inacceptables.
Monsieur le ministre, je souhaitais attirer votre attention sur une question grave dont personne ne parle, et voilà que vous l'avez vous-même abordée. Je n'ai donc que plus d'assurance pour faire référence à la zone franche de Tanger d'avant et d'après 1914. Tanger, c'était le repaire de toutes les mafias, avec leurs véritables règlements de compte sanglants. Tanger, c'était tout sauf la justice, l'honnêteté, la démocratie.
Je ne dis pas que vous avez décidé de faire Tanger à Bastia ou à Ajaccio, mais on devrait penser à ce problème. Si ce n'est pas votre intention, en tout cas il existe un risque évident de livrer la Corse au déshonneur des mafias.
Je prendrai un exemple concret tiré d'un rapport établi par le syndicat national unifié des impôts.
M. Michel Charasse. Très bonne étude !
M. Louis Minetti. Ce rapport montre que les fortunes dont l'origine est douteuse pourront bénéficier d'une diminution d'impôt de plus de 200 000 francs.
L'exonération de taxe professionnelle atteint désormais des sommets puisque les entreprises ne s'acquitteront directement que de 6 % du produit redevable ; 6 %, c'est un record en la matière !
Comme le Gouvernement a décidé de bloquer la compensation au taux de 1996, il ne reste plus aux communes que la seule possibilité d'augmenter les impôts sur les ménages.
C'est sans doute cela la « discrimination positive » !
Mes chers collègues, continuer dans cette logique, outre l'iniquité qu'elle constitue au sein même de l'île, contribuera à exacerber les sentiments particularistes. Ce dont ont besoin nos concitoyens corses, ce n'est pas d'être livrés encore plus au jeu du marché, mais c'est d'une solidarité nationale qui passe par une dépense publique efficace. Je ne répéterai pas tout ce qu'a dit mon amie Marie-Claude Beaudeau sur le développement économique de la Corse. Je me contenterai, pour ma part, de rappeler que les Corses ont besoin de développement industriel, agricole, touristique, de support universitaire pour garantir l'identité d'une région.
Les Corses, comme les autres Français - d'origine corse ou non - sont conscients qu'on ne peut laisser l'île se déliter. Mais il faut agir dans la transparence, en rétablissant la justice, la démocratie.
Or on la restaurera d'autant moins que l'avis négatif du Conseil d'Etat - je tiens tout de même à le rappeler - sur la constitutionnalité de ce texte a conduit le Gouvernement à retirer trois articles du collectif budgétaire pour les présenter de manière autonome. Cela signifie bien qu'il y a quelque chose de trouble !
Ce projet de loi ne réglera donc en rien la question du développement économique. A contrario , même, il creusera la fracture entre les contribuables et accentuera les inégalités sociales.
Pour toutes ces raisons, mes chers collègues, je vous invite expressément à adopter notre motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. Y a-t-il un orateur contre la motion ?...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Michel Mercier, rapporteur. Les auteurs de la motion estiment, d'une part, que le projet de zone franche n'est pas de nature à redresser l'économie corse et, d'autre part, que les choix qui sont faits en faveur de la déréglementation et de la dépense fiscale par rapport à la dépense budgétaire sont contraires à l'effort de solidarité nationale nécessaire.
La commission des finances a rejeté cette argumentation.
En premier lieu, en effet, et comme le rapport écrit le développe longuement, il lui est apparu que la zone franche, si elle n'était pas suffisante par elle-même pour assurer le redressement de l'économie corse, apporterait incontestablement une bouffée d'oxygène nécessaire aux entreprises aujourd'hui lourdement endettées.
Naturellement, la commission des finances a considéré que la zone franche n'aurait d'effet véritable qu'à deux conditions : la première, c'est que l'ordre public puisse être rétabli en Corse ; la seconde, c'est que l'endettement des entreprises puisse faire l'objet de plans d'apurement adéquats afin de leur permettre d'accéder aux mesures de la zone franche le moins souvent possible au titre des entreprises en difficulté.
En second lieu, la commission a estimé que le choix qui a été fait en faveur des allégements d'impôts et de charges sociales, loin d'être une déréglementation, était préférable à l'octroi de nouvelles subventions, l'ensemble de nos interlocuteurs corses ayant d'ailleurs reconnu que les fonds publics transférés à la Corse étaient suffisants. En effet, les allégements retenus soutiendront, dans tous les cas, l'activité économique.
Pour ces deux séries de raison, la commission a émis un avis défavorable sur la motion n° 1, déposée par le groupe communiste républicain et citoyen, et tendant à opposer la question préalable.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jean-Claude Gaudin, ministre de l'aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration. Tout d'abord, je remercierai M. le rapporteur de la commission des finances.
Ensuite, j'exprimerai ma surprise à l'égard de l'attitude d'un certain nombre de membres de la Haute Assemblée.
En effet, ce n'est pas aujourd'hui qu'il faut découvrir les difficultés de la Corse. Voilà déjà plusieurs décennies qu'une minorité de nos compatriotes corses manifestent une volonté d'indépendantisme, voire de séparatisme.
Mais faut-il rappeler devant la Haute-Assemblée que, depuis des dizaines et des dizaines d'années, à chaque élection, ce sont généralement ceux qui portent les couleurs défendues dans cette partie de l'hémicycle (M. le ministre désigne la droite et le centre de l'hémicycle) qui sont élus et réélus. Ce ne sont ni les amis de M. Charasse ni ceux de M. Minetti.
M. Michel Charasse. Ni ceux de Santoni !
M. Jean-Claude Gaudin, ministre de l'aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration. Même M. Giacobbi m'a autorisé à dire qu'il soutenait activement la zone franche corse et la position du Gouvernement à cet égard.
M. Michel Charasse. C'est la sciatique qui l'égare !
M. Jean-Claude Gaudin, ministre de l'aménagement du territoire, de la ville et de l'intégration. La politique que je suis en train de vous expliquer a été définie par le Président de la République et voulue par le Premier ministre.
S'il n'y avait pas de difficultés en Corse, s'il n'était pas nécessaire d'appliquer un traitement particulier à la Corse, croyez-vous que nous serions en train d'essayer de lui accorder des exonérations fiscales ?
Nous avons répondu à nos compatriotes corses sur leur spécificité : oui, il y a une culture spécifique à l'île de Corse ; oui, il y a un particularisme, que nous acceptons, spécifique à l'île de Corse ; nous acceptons bien celui de la Provence, celui de la Bretagne de Christian Bonnet, comme celui de l'Auvergne de Michel Charasse. Nous ne sommes pas tous habillés pareil ; nous ne parlons pas tous le même dialecte et nous ne tapons pas tous des sabots en dansant la bourrée ! (Sourires.)
Aujourd'hui, le Gouvernement vous propose, mesdames, messieurs les sénateurs, de conforter ceux de nos compatriotes corses qui veulent rester unis dans la République française, pendant que d'autres, au contraire, essaient de la saper.
Que ce soit difficile, nul ne le nie ; mais c'était aussi difficile en 1981, lorsque le Premier ministre s'appelait M. Pierre Mauroy ! Au cours des trois ou quatre premiers mois du premier gouvernement socialiste, il y eut plus d'attentats et plus d'agressions en Corse que dans les mois qui précédèrent l'arrivée de la gauche au pouvoir !
Mes chers amis, le Gouvernement n'a pas une baguette magique, mais il a du courage ; le Premier ministre est un homme déterminé, qui ose affronter la difficulté et qui ne discute pas, lui, avec telle ou telle fraction des Corses séparatistes ou indépendantistes.
Cela mérite peut-être que le Sénat repousse encore plus nettement la motion défendue par M. Minetti. (Vifs applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 1, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
(La motion n'est pas adoptée.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures quarante-cinq.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures quarante, est reprise à vingt et une heures cinquante-cinq, sous la présidence de M. Jacques Valade.)