DROIT DE VOTE
DES CITOYENS DE L'UNION EUROPÉENNE
AUX ÉLECTIONS MUNICIPALES
Discussion d'un projet de loi organique
en troisième lecture
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion, en troisième lecture, du projet de loi
organique (n° 208, 1997-1998), modifié par l'Assemblée nationale en deuxième
lecture, déterminant les conditions d'application de l'article 88-3 de la
Constitution relatif à l'exercice par les citoyens de l'Union européenne
résidant en France, autres que les ressortissants français, du droit de vote et
d'éligibilité aux élections municipales, et portant transposition de la
directive n° 94/80/CE du 19 décembre 1994. [Rapport n° 368 (1997-1998).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, après deux lectures par chacune des deux
chambres, le texte qui vous revient aujourd'hui de l'Assemblée nationale ne
diffère plus que sur quatre points de celui que vous avez adopté le 23 octobre
dernier. Ces quatre divergences portent sur les conditions d'application du
principe de réciprocité, sur le fonctionnement du Conseil de Paris, sur le
champ d'application géographique de la loi et sur le titre même de la loi.
L'interprétation de la notion du principe de réciprocité affecte la rédaction
de deux des articles nouveaux proposés du code électoral : d'une part,
l'article L.O. 227-1, qui traite de l'inscription des étrangers communautaires
sur les listes électorales complémentaires et, d'autre part, l'article L.O.
228-1, qui est relatif à leurs conditions d'éligibilité en qualité de
conseiller municipal.
La thèse défendue jusqu'ici par le Sénat conduit à subordonner l'exercice du
droit de vote et d'éligibilité d'un citoyen de l'Union à la condition
préalable, appréciée Etat par Etat, que son pays d'origine ait effectivement
transposé dans son droit interne les mesures contenues dans la directive du 19
décembre 1994.
La thèse du Gouvernement, partagée par l'Assemblée nationale, est que la
réciprocité est réputée acquise, en droit communautaire, dès lors que le traité
de Maastricht lui-même a été ratifié par tous les Etats de l'Union. Cette
position s'appuie sur la jurisprudence constante de la Cour européenne.
Il importe à cet égard que les termes du débat soient bien clairs dans
l'esprit des sénateurs.
Dans sa forme, le texte que le Sénat a proposé pour la rédaction des articles
litigieux n'est pas contraire à notre Constitution, puisqu'il ne fait que
reprendre ce qui est déjà écrit dans son article 88-3.
Mais, en droit, ce dispositif est inopérant. En effet, si une commission
administrative s'opposait à l'inscription, par exemple, d'un Belge au motif que
la Belgique n'a pas encore pris les mesures d'application de la directive, le
candidat électeur, contestant ce refus d'inscription devant le juge du tribunal
d'instance, aurait à coup sûr gain de cause, car les tribunaux civils français
sont parfaitement au courant de la jurisprudence des instances européennes et
la font désormais prévaloir sur la lettre des dispositions législatives de
notre droit interne.
Au surplus, la rédaction préconisée par le Sénat, qui n'a pas de parallèle
dans la loi du 5 février 1994 prise pour transposer la directive relative à la
participation des citoyens communautaires à l'élection des représentants de la
France au Parlement européen, ne manquerait pas de susciter des réactions de la
part de nos partenaires, aucun d'entre eux n'ayant adopté de mesure
homologue.
Or il serait difficile d'expliquer aux autres gouvernements des Etats de
l'Union européenne, peu au fait de nos subtilités juridiques, que les réserves
ainsi mentionnées dans la loi resteraient dans la réalité sans conséquence par
le biais de l'éventuelle saisine du juge judiciaire compétent.
Il me paraît donc plus raisonnable de « jouer franc jeu » et de renoncer à
inscrire dans la loi des dispositions qui pourraient laisser croire à des
réticences ou à des arrière-pensées de la part de la France dans l'exécution
des mesures prescrites par la directive.
S'agissant en second lieu du problème du Conseil de Paris, l'Assemblée
nationale n'a pas adopté les dispositions spécifiques votées sur ce point par
le Sénat en première lecture et reprises en deuxième lecture.
La position du Gouvernement n'a pas varié sur le sujet.
On sait que, dans un arrêt Charbonnel et autres du 14 mars 1980, le Conseil
d'Etat a bien précisé que les conseillers de Paris n'étaient pas des
conseillers généraux. D'autre part, dans un avis d'assemblée rendu le 21
juillet 1977, la Haute Assemblée avait souligné que les conseillers de Paris
sont titulaires d'un seul et même mandat électoral et appartiennent à une même
assemblée, alors même que celle-ci exerce à la fois des attributions de conseil
municipal et de conseil général. Il semble en découler que pas plus le mandat
des élus que celui du Conseil de Paris tout entier ne soient divisibles en
fonction des attributions exercées.
Certes, M. Pandraud, devant l'Assemblée nationale, le 7 janvier dernier, a
fait remarquer que cet avis et cette jurisprudence étaient antérieurs aux lois
de décentralisation. Toutefois, sur le point précis des compétences du Conseil
de Paris, la loi dite PLM n'a apporté aucune modification. Le texte aujourd'hui
inséré sous l'article L. 3411-1 du code général des collectivités territoriales
est identique à celui qui était applicable avant les lois de 1982.
Quoi qu'il en soit, aucun des arguments développés de part et d'autre
n'apparaît déterminant et il serait hasardeux d'affirmer que la formule
recommandée par le Sénat est formellement contraire à la Constitution.
Au demeurant, la loi organique sera nécessairement soumise au contrôle du
Conseil constitutionnel avant sa promulgation, et la disposition litigieuse
peut en être disjointe sans répercussion sur le reste du texte.
En troisième lieu, une divergence persiste sur le champ d'application
géographique de la loi organique.
M. Daniel Millaud, sénateur de la Polynésie française, a plaidé devant vous
avec fougue et conviction pour que les étrangers communautaires ne soient pas
autorisés à participer aux élections municipales dans les territoires
d'outre-mer. Devant l'Assemblée nationale, M. Emile Vernaudon a fait de même.
Il n'a pourtant pas convaincu. M. Henri Plagnol, notamment, au nom du groupe
UDF de l'Assemblée nationale, a bien souligné les raisons juridiques qui
s'opposent à un traitement spécifique des territoires d'outre-mer en la
matière. Il a noté en particulier que le principe d'indivisibilité de la
République, s'agissant des conditions d'exercice du droit de suffrage, même
pour des élections locales, empêche qu'on puisse établir une distinction entre
les TOM et le reste du territoire français et l'emporte sur les considérations
- même très respectables - développées par les parlementaires dont j'ai cité
les noms.
Le Gouvernement est donc défavorable au retour au texte du Sénat pour
l'article 12 du projet de loi organique.
En quatrième et dernier lieu, la divergence qui sépare l'Assemblée nationale
et le Sénat sur le titre du projet de loi est purement rédactionnelle. Elle
devrait être surmontée sans conséquence pour le corps du dispositif sur lequel
le Sénat est appelé à se prononcer.
Au stade actuel du débat, le Gouvernement constate que, au fil des navettes,
les points de vue des deux chambres se sont désormais très largement
rapprochés. Le fait que votre Haute Assemblée ne soit plus aujourd'hui appelée
à se prononcer que sur un seul amendement en est le meilleur témoignage.
Il doit ainsi être possible de parvenir à bref délai à un texte conforme.
Tel est le souhait que forme le Gouvernement à l'ouverture de cette nouvelle
délibération. Ainsi, un progrès sensible se trouvera accompli dans
l'édification d'une citoyenneté de l'Union européenne qui s'enrichira d'une
nouvelle manifestation concrète.
(Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur certaines travées
du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur de la commission des lois constitutionnellees, de législation, du
suffrage universel, du réglement et d'administration générale.
Madame le
garde des sceaux, comme vous l'avez dit tout à l'heure, il est vrai que, dans
ce débat, le point de vue du Sénat rejoint celui du Gouvernement, ce qui arrive
finalement peut-être beaucoup plus souvent que ne semble l'imaginer l'auteur
d'un récent article paru dans la presse du soir.
Quoi qu'il en soit, nous devons revoir ce texte qui va autoriser les résidents
« européens » en France à participer aux éléctions municipales.
Je ne reviens pas sur ce débat, si ce n'est pour indiquer après vous, madame
le garde des sceaux, que nous nous sommes mis d'accord sur de nombreux
points.
Nous avons obtenu de l'Assemblée nationale des satisfactions importantes pour
nous, notamment en ce qui concerne les critères de résidence en France. Nous ne
voulions pas, au sein de cette assemblée, qu'il suffise de résider
épisodiquement dans notre pays pour devenir électeurs et éligibles dans nos
conseils municipaux. Nous avions demandé que ce soit une résidence à domicile
réel ou une résidence ayant un caractère continu. L'Assemblée nationale nous a
suivis sur ce point.
Nous souhaitions instaurer une incompatibilité entre un mandat de conseiller
municipal en France et un mandat dans un autre Etat de l'Union européenne, mais
pas en privation de la capacité de voter dans chaque pays. Il n'y a pas de
raisons de dépouiller un ressortissant étranger de sa capacité de voter, s'il
en a le droit, dans son pays d'origine, sous prétexte qu'il pourra voter en
France. Cela ne pourrait être un signe du respect du pluralisme qui caractérise
la construction européenne.
Nous avions imaginé d'autres dispositifs sur lesquels nous sommes obligés de
revenir parce que, à la réflexion, ils ne nous paraissent pas très
satisfaisants.
Nous avions exclu l'application de la loi dans les territoires d'outre-mer.
Nous devons nous prononcer, vous l'avez rappelé, madame la ministre, sur les
quelques dispositions qui restent en discussion. Il en est ainsi du principe de
réciprocité que nous avions cru devoir exiger parce qu'il figure dans la
réforme constitutionnelle adoptée en 1992.
Nous avions cru pouvoir imaginer une formule originale pour permettre aux
conseillers de Paris étrangers de ne pas siéger en formation de conseil
général, au bénéfice du suivant de liste Français.
Nous avions également, je le répète, exclu les territoires d'outre-mer du
champ d'application de la loi et nous avions, par ailleurs, modifié l'intitulé
du projet de loi.
Sur ces quatre points, après cette ultime réflexion, nous sommes, nous aussi,
animés du souci de comprendre le point de vue de nos collègues et amis de
l'Assemblée nationale, de nous rapprocher d'eux et de faciliter les choses.
L'essentiel a été dit et je rappelle qu'ici nous avons voté ce texte à
l'unanimité.
Nous sommes très satisfaits de voir qu'il s'agit d'une avancée de la
démocratie européenne et du développement de l'esprit démocratique en Europe,
et que c'est un élément constitutif important de la souveraineté européenne.
Nous sommes donc animés du désir d'aboutir le plus rapidement possible. C'est
dans cet esprit que je vous présente rapidement les conclusions de la
commission des lois.
Sur les conditions de réciprocité, il existe une contradiction entre ce qui
est écrit dans notre texte et le principe général en matière européenne qui
veut que la réciprocité soit acquise dès lors qu'un traité a été ratifié, même
si ces mesures n'ont pas été transposées, car cette non-transposition constitue
non pas un défaut de réciprocité, mais, du point de vue du système européen, un
manquement, et peut donc faire l'objet des procédures pour manquement.
Nous nous inclinons devant cette raison et compte tenu, d'une part, de la
portée limitée des inconvénients qui résulteraient éventuellement d'un défaut
d'inscription de la condition de réciprocité dans le projet de loi organique
qui, de toute façon, figure dans la Constitution - elle ne concerne en effet
que la Belgique et la Grèce - et, d'autre part, du caractère peu durable de
cette situation - car nous savons bien que si nos amis belges ont des problèmes
spécifiques, nous ne doutons pas qu'ils soient décidés à les surmonter et
qu'ils y parviendront assez rapidement - la commission des lois vous propose
sur ce point de ne pas rétablir cette condition de réciprocité.
Concernant la situation spécifique du Conseil de Paris, nous avions cru
trouver une situation originale et, en quelque sorte, au bon sens du terme, «
astucieuse », en appliquant au Conseil de Paris les dispositions relatives à
l'élection des sénateurs, que l'Assemblée nationale a d'ailleurs votées,
considérant que l'élection des sénateurs était une affaire qui concernait le
Sénat.
Je souhaite, nous souhaitons beaucoup que l'Assemblée nationale s'inspire
constamment de cette préoccupation dès lors qu'il s'agit du Sénat et qu'elle
laisse à ce dernier le soin d'assumer les responsabilités qui lui sont propres
le plus souvent possible. C'est là un bon principe qui mérite d'être rappelé de
temps à autre !
Mais, en ce qui concerne l'application de ce système à Paris, l'idée de faire
siéger au Conseil de Paris quand il siège en tant que conseil général les
suivants de listes français n'ayant pas été proclamés élus, nous avait paru
assez astucieuse. En réalité, elle ne tient pas la route ; à la réflexion, nous
devons le reconnaître. En effet, on aboutirait à un système qui créerait
pratiquement, au lendemain des élections municipales, trois catégories de
conseillers de Paris.
En premier lieu, certains d'entre eux siégeraient au Conseil de Paris aussi
bien quand celui-ci est réuni en formation municipale que quand il l'est en
formation départementale.
En deuxième lieu, les conseillers européens ne participeraient pas aux travaux
quand le Conseil de Paris siège en tant que conseil général.
En troisième lieu, les suivants de liste ne siégeraient que lorsque le Conseil
de Paris est réuni en tant que conseil général.
Il faut reconnaître que tout cela est assez saugrenu et n'a pas d'exemple dans
notre système électoral.
Compte tenu de cette identification très particulière à Paris, du conseiller
municipal et du conseiller général, qui fait qu'il n'existe pas en réalité de
conseillers généraux et que ce sont des conseillers municipaux - vous avez
rappelé cette jurisprudence, madame le ministre - qui assument les fonctions de
conseillers généraux, compte tenu également du souci de ne pas créer une
situation qui pourrait faire que les majorités ne seraient pas les mêmes dans
les deux assemblées, alors que la volonté du législateur est manifestement de
créer une identification complète entre les deux assemblées, la commission des
lois a pensé qu'il n'était pas opportun de distinguer particulièrement la
situation parisienne.
En ce qui concerne les territoires d'outre-mer, nous ne savons pas très bien
qui a raison. Nous nous arc-boutons sur le fait que le traité de Maastricht
n'est pas applicable aux territoires d'outre-mer et qu'il n'a pas modifié la
quatrième partie du traité de Rome, laquelle a défini limitativement les
dispositions applicables aux territoires d'outre-mer. Il aurait donc fallu, me
semble-t-il, que des traités visent expressément les territoires d'outre-mer.
Il aurait fallu aussi consulter ceux-ci. En l'occurrence, ils ne l'ont pas été.
L'Assemblée territoriale de la Polynésie française s'est elle-même saisie du
débat et a d'ailleurs émis un vote négatif. Voilà donc un ensemble d'éléments
qui dissuade d'appliquer ce texte aux territoires d'outre-mer.
Cela étant, il faut reconnaître que le texte vise tous les citoyens français,
et qu'il s'agit d'une loi de souveraineté qui devrait donc s'appliquer aux
territoires d'outre-mer. Hélas ! mais peut-être les conseillers du Gouvernement
le savent-ils et probablement sommes-nous moins doués qu'eux, nous n'arrivons
pas à savoir clairement ce qu'est un texte de souveraineté. Nous serions très
heureux de le savoir ; cela nous paraît tenir plus de la formule magique que
d'une catégorie juridique clairement définie. Or nous avons la faiblesse de
tenir à des définitions claires des catégories juridiques. Nous ne sommes donc
pas tout à fait convaincus. De toute façon, nous pensons qu'il s'agit
typiquement de questions qu'il appartient au Conseil constitutionnel de
trancher.
Nous proposons donc un amendement tendant à ôter les territoires d'outre-mer
du champ d'application de la loi. Le Conseil constitutionnel sera en quelque
sorte provoqué à se prononcer et à nous dire s'il considère que c'est la thèse
de la loi de souveraineté qui l'emporte, auquel cas il nous donnera une
définition des lois de souveraineté, ou si au contraire c'est l'autre
raisonnement, soutenu par notre collègue Daniel Millaud, qui est valable. C'est
donc le Conseil constitutionnel qui tranchera cette question puisqu'il s'agit
d'un projet de loi organique et qu'il sera naturellement amené à contrôler sa
conformité à la Constitution.
Enfin, en ce qui concerne l'intitulé du projet de loi organique, le Sénat
avait cru devoir reprendre les termes de l'article 88-3 de la Constitution et
se référer aux « seuls » citoyens de l'Union européenne. Cependant, animés du
même souci de sobriété et d'élégance dont je parlais tout à l'heure à propos
d'un autre texte, nous sommes prêts à renoncer au mot « seuls » et à reprendre
la rédaction de l'Assemblée nationale.
Ainsi, mes chers collègues, la commission des lois vous propose de voter le
texte de l'Assemblée nationale sous réserve de l'adoption de son amendement
visant à supprimer la mention de l'application de la loi organique dans les
territoires d'outre-mer, amendement qui a pour objet, je le rappelle, de
susciter l'arbitrage du Conseil constitutionnel.
(M. Machet applaudit.)
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