Séance du 9 décembre 1998
CONSEILS RÉGIONAUX
Suite de la discussion d'un projet de loi
en nouvelle lecture
M. le président.
Nous reprenons la discussion en nouvelle lecture du projet de loi relatif au
mode d'élection des conseillers régionaux et des conseillers à l'Assemblée de
Corse et au fonctionnement des conseils régionaux.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Masson.
M. Paul Masson.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, devant cette
assemblée composée de gens avertis, je donnerai mon sentiment sur le texte qui
nous est présenté. Je dirai sur le ton de la confidence, monsieur le ministre,
que nous allons pouvoir échanger quelques vérités. Cela ne fait de mal à
personne que de dire franchement ce que l'on pense, et je m'efforcerai donc de
le faire avec sincérité.
Il y a beaucoup à dire sur les régions, et l'on n'a guère réfléchi sur leur
fonctionnement, sur le passé, sur le petit miracle quotidien qui permettait que
l'on assumât la continuité des budgets et des programmes malgré les majorités
relatives issues d'un scrutin à la proportionnelle intégrale.
Il y a tant à dire sur le comportement de ces majorités relatives qui les
portèrent à bout de bras pendant dix ans que je suis, ce soir, confondu devant
la faiblesse du texte qui nous est transmis par l'Assemblée nationale et triste
de voir ravalé un tel débat au rang d'une médiocre opération où le cynisme et
l'hypocrisie affleurent.
Le discours lui-même est désinvolte et malhabile ; il est insupportable pour
ceux qui croient à la sincérité des échanges et qui n'admettent pas que l'on
prenne l'opposition pour un rassemblement de personnes qui ne comprennent pas
ou qui sont un peu demeurées.
Certes, chacun sait qu'aucun gouvernement ne propose innocemment une réforme
électorale : il ne s'agit pas, quand on réforme la loi électorale - et cela
vaut pour tous les gouvernements - de renforcer le camp de ses adversaires !
Certes, la loi électorale a toujours été l'instrument du pouvoir en place ;
mais, jusqu'ici, les gouvernements y mettaient les formes. Certains ministres
de l'intérieur assortissaient même le découpage qu'ils proposaient de telles
précautions que certains de leurs adversaires, certains élus de l'opposition
d'alors y trouvaient leur compte et une aisance nouvelle.
Aujourd'hui on ne peut pas dire, chers collègues, que le Gouvernement mette
des gants pour tenter de faire tomber dans la corbeille socialiste la
quasi-totalité des régions françaises lors de la prochaine consultation !
Je vous l'avoue, je suis étonné de cette méthode qui relève plus de la
stratégie guerrière que des concertations tant prônées et du système dans
lequel nous avons eu les uns et les autres l'habitude de nous mouvoir.
Je sais la gauche plurielle tellement attentive au message moral qu'elle veut
transmettre dans une démocratie transparente que je suis un peu étonné de
trouver dans ce texte des mesures relevant plus du bétonnage d'un pouvoir peu
assuré de sa pérennité que des leçons de civisme généreusement distribuées dans
les discours destinés à l'information générale de l'opinion !
Pourquoi ne pas dire que les dispositions qui nous viennent de l'Assemblée
nationale révèlent une désinvolture qui frise l'insolence ? Si le Gouvernement
devait cautionner définitivement une telle méthode, qu'il n'a d'ailleurs pas
approuvée dans son intégralité - je vous en donne acte, monsieur le ministre -
ainsi que de telles propositions, il apporterait une preuve du peu de
considération qu'il porte à l'expression du suffrage.
Dans la démocratie - vous le savez très bien - l'expression la plus parfaite
du suffrage tient dans la loi du nombre. Les Britanniques l'ont bien compris
qui, en un tour, font émerger le meilleur, c'est-à-dire celui qui a le plus de
voix.
Nous avions au moins la chance, dans le statut régional, qu'il n'y ait qu'un
tour. Et un certain souci de clarté, semble-t-il, comme le dit excellemment
notre collègue Guy Allouche, nous a conduits à retrouver pour ce scrutin les
vertus des deux tours, sans doute parce que le deuxième tour favorise les
mariages de raison et les rapprochements d'opportunité. Soit ! Mais pourquoi
faut-il ajouter à ces considérations qui entrent dans notre jeu démocratique
cette dose de cynisme qui conduit à favoriser la multiplication des appétits
pour ensuite se mieux répartir les plats ?
M. Auguste Cazalet.
Bravo !
M. Paul Masson.
Orienter le suffrage en sollicitant l'arithmétique électorale afin de
fabriquer des majorités minoritaires laisse toujours des traces. Rappelez-vous,
monsieur le ministre, les apparentements dont parlait tout à l'heure notre
éminent collègue Daniel Hoeffel, apparentements qui étaient chers aux majorités
de la IVe République. Il s'agissait alors de restreindre, à gauche comme à
droite, l'influence de certains courants populaires qui dérangeaient les
pouvoirs installés. Il s'agissait aussi de conforter ces vieux partis qui
rassemblaient, dans le pluriel de leurs intérêts, leurs forces affaiblies pour
partager les moyens d'un pouvoir immobile.
On arrivait alors à proclamer élus des battus du suffrage universel :
merveilleuse alchimie qui laissait le peuple pantois, pantois jusqu'à
l'écoeurement.
Vous savez ce qu'il advint de ce système. Il y eut déjà, alors, l'émergence
d'un extrémisme dur, qui contestait le fondement républicain de notre
démocratie ; il y eut, finalement, l'effondrement du système dans l'impuissance
et le discrédit.
D'abord, pouquoi l'urgence sur un texte qui n'en comporte aucune, puisque
l'élection prochaine aura lieu dans six ans ? N'allez pas nous dire que le
système qui a été inventé il y a dix mois empêche les exécutifs locaux de
fonctionner !
Certes, le budget d'une région - une région que je connais bien, monsieur le
ministre - a été établi par le préfet. Mais chacun sait que la censure de la
chambre régionale des comptes, dont cette majorité nouvelle fit les frais, est
due à une mauvaise utilisation du texte et à une maladresse de l'exécutif.
Le Gouvernement est-il donc si pressé de redresser un texte à peine vieux de
dix mois et de bétonner encore, à cette occasion, le dispositif resserré dans
lequel il enferme et sa majorité et ses oppositions ?
Sur cette affaire, le Gouvernement aurait pu laisser entre les deux assemblées
une fructueuse concertation s'instaurer. Il aurait fallu pour cela qu'il n'y
ait pas l'urgence, et je suis certain que nous serions arrivés alors à un
accord : nous sommes habitués à ce genre d'exercice et nous avons donné, dans
le passé, des dizaines de preuves du bien-fondé de cette procédure. Pourquoi ne
pas l'avoir utilisée ?
Pourquoi avoir voulu renforcer ce que l'on appelle le « 49-3 », qui n'est pas
conforme, M. le rapporteur le dit excellemment depuis longtemps, aux principes
régissant les collectivités, des collectivités qui, vous l'avez rappelé et je
me dois de le faire à mon tour, sont librement administrées par des conseils
élus ? Le Conseil constitutionnel aura d'ailleurs, à un moment ou à un autre, à
dire si vraiment cet article 49-3 est compatible avec la libre expression des
conseils élus par le suffrage universel.
Fallait-il, neuf mois après, renforcer ce dispositif, le bétonner un peu plus
par un article 21 qui permet d'imposer non seulement le budget mais aussi deux
collectifs à l'assemblée ?
Le pouvoir régional en place se sentirait-il si fragile ? Craignez-vous, dans
les années à venir, que tous ces courants de pensée divergents ne risquent, à
la fin, de s'écarter du gros de la troupe - tout du moins une de ses
composantes - parce qu'il faudra bien, à un moment ou à un autre, que les
exécutifs gèrent, qu'ils parlent des programmes, des projets, des plans, qu'ils
sortent de la logomachie pour en arriver aux faits ?
Les citoyens des régions n'ont pas élu leur majorité pour entendre des
discours et il faudra bien, à un moment ou à un autre, parler réalité ! Est-ce
à ce moment-là que certains craignent de voir s'écarter du troupeau tel ou tel
de ceux qui se sont rassemblés à un moment déterminé pour s'emparer du pouvoir
?
Faut-il donc qu'il y ait un dispositif resserré pour rester dans ce pouvoir et
le consolider ? Faudra-t-il, par le jeu de « 49-3 » à répétition, que soient
gelées à l'avenir toutes les positions pour éviter la libre expression des
votes ?
Comment ont fait, pendant dix ans, les majorités relatives issues de cette loi
à la proportionnelle qui n'a pas été modifiée depuis que le Président de la
République d'alors, François Mitterrand, l'a imposée en 1986 ?
N'ont-elles pas accepté, ces majorités relatives d'alors, les alliances d'un
soir contre elles, les votes de circonstance où Front national, socialistes et
communistes ont mêlé leurs voix ?
(M. le ministre proteste.)
Si, monsieur le ministre ! Je vous vois faire des signes de dénégation
muette, mais je vous précise qu'à vingt-deux reprises - je les ai inventoriées
! -, dans la région Centre, socialistes, communistes et Front national ont mêlé
leurs voix pour battre la majorité relative, qui n'en a pas fait pour cela un
drame et qui n'a pas rempli les journaux de ses protestations !
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et
de l'Union centriste.)
M. Henri de Richemont.
Il a raison !
M. Paul Masson.
Il faut dire les choses honnêtement !
Je ne suis pas flatté d'avoir à révéler ce qui paraît être une surprise pour
vous, et vous pourrez vérifier. Mais j'aurais préféré que ce constat vint de
ceux qui passent aujourd'hui tant d'heures à la télévision pour dénoncer ces
alliances hypocrites ou contre nature...
C'est vrai, nous avons accepté d'être battus par des votes de rencontre, mais
nous en avons fait notre affaire et nous avons mis sur le métier d'autres
procédures, nous avons joué le jeu. C'était difficile, c'était ingrat, mais il
n'y avait pas là matière à bouleverser un système et à imposer finalement à la
majorité et à l'opposition un corset sous lequel, effectivement, il n'y a plus
rien d'autre à faire sauf à admettre que, pendant six ans, il n'y aura plus de
vraie expression de la libre volonté de la gestion des collectivités par
elles-mêmes.
Je crois qu'il faut réformer la loi électorale, je crois qu'il faut corriger
les effets de la proportionnelle intégrale qui a été voulue par un gouvernement
socialiste. Il faut trouver des majorités vraies pour donner aux régions à la
fois leurs assises et leur vocation.
Mais l'Assemblée nationale a « bricolé » un dispositif cynique et dont les
effets attendus n'honorent pas ceux qui le préconisent. Ce projet est partisan.
Ce projet accentue le fossé entre l'électeur et l'élu.
M. Henri de Richemont.
C'est très vrai !
M. Paul Masson.
En abaissant de 5 % à 3 % le seuil d'admission à la répartition des sièges, et
de 10 % à 5 % le seuil d'accès au deuxième tour, votre majorité n'a eu d'autre
objectif que de multiplier l'apparition de listes sectorielles et de favoriser
au deuxième tour les triangulaires, voire les quadrangulaires.
Le Gouvernement a laissé faire cette manipulation.
Chacun comprend que, derrière cette astuce, il y a le souci de fournir à vos
partenaires le ciment du pouvoir. Pour obtenir un siège régional, il faudra
demain adhérer à cette « société à responsabilité limitée » qui regroupera les
contraires. L'essentiel sera de se trouver autour de la table.
Vous aurez rassemblé ainsi ceux qui veulent les routes et ceux qui veulent les
trains, ceux qui espèrent réguler les fleuves et ceux qui les aiment sauvages.
Pour quelques sièges, vous aurez donné des voix à certains défenseurs des
produits du terroir ou encore, pourquoi pas, aux indépendantistes marginaux de
nos provinces frontières.
Peu importe le contenu, pourvu qu'on ait le flacon !
Mais prenez garde : six ans, en politique, c'est long ! Sur votre chemin, vous
aurez aussi, monsieur le ministre, je vous le dis, vos catégoriels. J'en vois,
à la veille de ces fêtes, quelques-uns qui se préparent et qui pourraient sans
doute, en exploitant les veines inépuisables du populisme, provoquer dans vos
rangs quelques surprises.
Cependant, en tout état de cause, vous aurez réussi à multiplier les
triangulaires, fidèle en cela à l'héritage de M. François Mitterrand. Vous
poursuivrez ainsi vos rapports ambigus avec le Front national.
M. Henri de Richemont.
Bravo !
M. Paul Masson.
Vous savez que 71 triangulaires au deuxième tour des élections législatives de
1997 vous ont permis d'obtenir la majorité des sièges à l'Assemblée nationale,
et donc le gouvernement.
Vous voulez reproduire et amplifier, aux prochaines élections régionales,
cette situation qui vous a si bien servis. Pourquoi ne pas le dire dans la
sérénité de ce débat de ce soir, votre majorité a fait, en cette matière, la
preuve - je le répète - de son incroyable cynisme en creusant ainsi le lit de
l'extrême droite.
Cela ne l'empêche pas de proposer à la minorité nationale ce qu'elle appelle «
l'arc républicain » lors de chaque confrontation avec le Front national.
Vous multipliez - et il est là, votre cynisme - les occasions pour le Front de
s'affirmer dans toutes les élections et vous lancez, comme M. Hollande l'a
encore proposé il y a quelques jours, des appels au RPR ou à l'UDF pour que nos
élus votent avec la gauche afin de repousser les budgets de quatre régions où
la droite et le Front national votent ensemble.
M. Hollande déclare que nous « blessons la République ». Mais qui blesse la
République,...
M. Henri de Richemont.
Eux !
M. Paul Masson.
... sinon ceux qui multiplient les occasions pour le Front d'être
représentatif et qui diversifient son influence même là où il recueille peu de
voix ?
Vous aurez alors dans chaque conseil régional des frontistes, et vous aurez
ensuite dans les conseils d'administration des lycées des chahuts organisés par
ceux qui protestent contre leur présence.
Il y a, derrière ce texte, un calcul : vous spéculez sur les tentations
locales de rapprochement entre la droite républicaine et le Front à l'occasion
des prochaines élections. Vous maintenez ainsi le Front en position d'arbitre,
tout cela en proclamant qu'il faut réduire son impact.
L'Assemblée nationale avait une excellente occasion de prouver la sincérité de
vos déclarations et de vos intentions.
En agissant à l'inverse de vos déclarations, vous laissez une fois de plus se
dévoiler votre stratégie.
Ainsi se met en place un système dans lequel tout pouvoir sera à gauche, parce
que vous savez notre attachement à l'expression républicaine de notre
démocratie et que vous spéculez bien sur cette division, que vous voulez
longue, certaine, appuyée, de ceux qui ne votent pas à gauche.
Eparpiller les voix, favoriser les compromis autour du pouvoir, pérenniser
l'extrême droite, tout cela n'a d'autre finalité que de rendre plus difficile
le combat électoral de demain. Vous fabriquez des ressentiments. On ne peut pas
tromper tous les électeurs tout le temps !
J'ajoute que votre projet creuse inutilement le fossé entre l'électeur et
l'élu. Vous prévoyez une circonscription électorale agrandie, vous veillez à
séparer les conseils généraux et les conseils régionaux. Je crois que vous
normalisez les excès auxquels vous nous proposez d'adhérer.
Quand vous aurez fait la démonstration de cette hypocrisie, vous aurez, je
crois, réussi clairement à montrer à l'opinion les limites de votre
sincérité.
Je n'impute pas au Gouvernement la totalité de ces excès ; les propositions
initiales du projet de loi étaient différentes. Vous avez émis des réserves sur
certaines des dispositions qu'il contient. Si vous ne voulez pas que ce texte
passe à la postérité comme une machine de guerre montée contre la démocratie
authentique, il vous est encore possible de faire revenir votre majorité à des
pourcentages plus proches de l'objectivité.
La concertation, la recherche permanente des grands compromis, ceux qui
rassemblent les démocrates sincères, sont, je crois, un des fondements de la
politique que M. le Premier ministre exprime à de nombreuses occasions. Il y a
là, monsieur le ministre, une belle occasion de prouver cette volonté
gouvernementale en dehors des mots. Il vous reste encore la chance du retour à
l'Assemblée nationale de ce texte après le refus qui y sera opposé par la
majorité du Sénat, et il vous restera une occasion de retrouver une relative
mesure dans l'excès auquel nous sommes confrontés.
Je vous prie, monsieur le ministre, de saisir cette occasion. Nous serons
peut-être plus convaincus de la véracité des déclarations du Gouvernement
lorsqu'il convie à la concertation. Ce texte, c'est le contraire de la
concertation. C'est imposer une volonté cassante, brutale, désinvolte, à une
minorité nationale, qui a toute sa place dans le débat et qui ne comprend pas
qu'on veuille ainsi la marginaliser, la cantonner dans un rôle de prête-nom et
dans un dispositif statique.
Lorsque M. le président de la République déclarait à Rennes la semaine
dernière : « La démocratie n'a plus de sens quand l'imbrication des pouvoirs
rend impossible l'identification des responsables... Les Français aspirent à
plus de visibilité. Ils veulent savoir où sont prises les décisions qui les
concernent, comment sont dépensés les prélèvements dont ils s'acquittent. Ils
veulent savoir à qui demander des comptes. »
Dans le système qui est proposé, et qui risque de s'imposer pendant six ans
dans les régions, les Français y verront encore moins clair, les cartes seront
encore un peu plus brouillées, les pouvoirs seront plus lointains et anonymes.
Les régions n'auront pour le peuple qu'une signification technocratique. Les
appareils politiques distribueront les fauteuils aux militants les plus
engagés.
Bref, cette loi intrinsèquement perverse aura à cet égard les effets tant
redoutés d'une opinion qui se détache de la démocratie, de notre République, et
qui ne considérera pas que son devoir de citoyen est de faire un choix
lorsqu'il y a une élection. L'abstention s'accroîtra, avec tout ce qu'elle
porte en elle de menaces pour l'avenir.
Monsieur le ministre, tout n'est pas encore joué. Il vous reste, à l'Assemblée
nationale, à imposer à votre majorité - si vous le voulez - plus de modération
dans la prise du pouvoir régional.
Un réflexe de sagesse, de mesure, de pondération vous conduira à ne pas
laisser le Gouvernement s'enferrer dans des choix partiaux et sectaires que
pourrait vous imposer votre majorité plurielle.
Demain, nous tirerons la leçon de ce que nous aurons à mesurer dans les jours
qui viennent. L'urgence nous frappe dans son injuste privilège qui conduit
l'Assemblée nationale à éviter d'ébaucher les contours d'une négociation avec
le Sénat. Si, par surcroît, le Gouvernement couvrait de son accord la
partialité des pourcentages, je crois qu'alors nous aurions compris qu'entre
les mots et les faits il y a, pour le Gouvernement comme pour sa majorité, le
fossé considérable qui sépare l'apparence de la réalité.
Nous voterons contre ce projet de loi, monsieur le ministre, nous voterons
pour le rapport, et j'en profite, mes chers collègues, pour remercier ici notre
collègue Paul Girod de la persévérance avec laquelle il a porté, depuis des
mois, ce dossier pénible, insupportable et même désagréable.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants
et de l'Union centriste. - M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président.
La parole est à M. Amoudry.
M. Jean-Paul Amoudry.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, s'il devait
en l'état acquérir force de loi, le texte gouvernemental tendant à la
modification du scrutin pour l'élection des conseillers régionaux amènerait
inévitablement une forte régression de la représentation des parties de
territoires régionaux moins peuplées que les grands centres urbains. Chacune et
chacun ici l'admettra, je pense. Je constate d'ailleurs que tous les orateurs
qui se sont succédé à cette tribune et qui ont évoqué la question n'ont pas
démenti cette évidence.
C'est précisément pour remédier à ce grave inconvénient que le rapporteur de
la commission des lois, auquel je tiens à rendre hommage, pour la qualité du
travail accompli, a bâti une proposition fondée sur l'idée de sections
départementales.
Je souhaite évidemment que cette proposition devienne loi, mais, si tel
n'était pas le cas, alors, en Rhône-Alpes, par exemple, le déséquilibre entre,
d'une part, des secteurs périphériques tels les deux départements savoyards et,
d'autre part, les grandes agglomérations de Lyon, de Saint-Etienne ou de
Grenoble serait aggravé.
Comme l'a fort justement annoncé tout à l'heure M. le rapporteur, Rhône-Alpes
serait l'une de ces circonscriptions où votre réforme, monsieur le ministre,
aurait les plus profondes répercussions sur la cohésion régionale.
Le déséquilibre que je viens d'évoquer entre grandes agglomérations et
départements périphériques est, hélas, dans l'ordre des choses dans cette
région Rhône-Alpes, qui, par son étendue et la diversité de ses territoires, ne
permet pas autant que nous le voudrions la prise en compte des problèmes
spécifiques d'une région frontalière et montagneuse.
Faut-il le rappeler, l'engagement comme la qualité du travail des élus des
deux départements pour la région ne sont, bien évidemment, pas en cause ?
On avait bien pressenti ce déséquilibre dès l'origine puisque, en 1972,
l'opportunité de créer une région Savoie avait été envisagée.
L'Entente régionale, qui associe les conseils généraux des deux départements,
s'est prononcée favorablement, au cours de la réunion de son conseil
d'administration du 23 juin 1997, sur la nécessité de créer une région dans le
cas où les conseillers régionaux seraient élus dans le cadre d'une
circonscription régionale unique.
Ce lundi 23 novembre, le conseil général de la Haute-Savoie - au sein duquel
j'ai l'honneur de siéger - a pris position pour que, en cas de changement de
mode de scrutin, et dès lors que la représentation de ce département ne serait
plus suffisamment assurée en Rhône-Alpes, soit ouvert un débat sur
l'opportunité de créer une région Savoie.
Je voudrais, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues,
répondre à la Haute Assemblée, comme aux membres du Gouvernement, qui
pourraient légitimement s'interroger sur la pertinence de ce redécoupage
régional.
A l'origine, la Haute-Savoie a accepté d'être intégrée dans le vaste ensemble
rhônalpin - qui ne correspond à aucune logique historique, culturelle ou
économique - parce que sa représentation y était assurée.
Tel ne sera, hélas, pas le cas demain si le Parlement adopte la réforme
gouvernementale.
Aujourd'hui, les départements savoyards comptent un peu plus d'un million
d'habitants, c'est-à-dire plus que la Corse et le Limousin, et autant que la
Franche-Comté, autre région frontalière, dont le découpage respecte, lui, les
réalités historiques et géographiques. J'ajoute qu'une région Savoie compterait
autant de départements que la région Alsace ou la région Nord -
Pas-de-Calais.
A ceux qui objecteront que nos régions doivent atteindre une dimension
minimum, qui soit, comme l'on dit, « à l'échelle européenne », je répondrai que
les régions françaises, quelle que soit leur taille, ne peuvent être comparées
à celles des Etats fédéraux voisins, car, précisément, leurs compétences
respectives ne sont pas comparables ; j'ajouterai que notre pays n'a jamais
choisi entre grandes et petites régions et que, enfin, la Sarre, Brême, le Val
d'Aoste, le Trentin et le Frioul sont moins peuplés que les deux départements
savoyards réunis.
Ceux-ci éprouvent précisément le besoin de développer des partenariats avec
les régions italiennes du Piémont et du Val d'Aoste, ainsi qu'avec les cantons
suisses, partenariats nécessaires pour surmonter les handicaps liés aux
particularismes de la montagne, comme pour gérer les échanges transfrontaliers
et les spécificités touristiques et agricoles, environnementales,
universitaires et culturelles de cette région alpine.
Or, à l'évidence, Rhône-Alpes, dont le centre de gravité est à Lyon,...
M. Michel Mercier.
Ça, c'est vrai !
M. Jean-Paul Amoudry.
... dont les objectifs sont orientés sur le rayonnement européen de cette
grande métropole et dont les yeux sont tournés vers la Catalogne, la Lombardie
ou encore le Bade-Wurtemberg, n'a pas naturellement vocation à encourager ces
partenariats de voisinage.
L'amendement déposé par nos collègues députés savoyards et haut-savoyards
tendant à créer une région Savoie n'a pu être examiné en raison d'une
interprétation stricte de l'article 40 de la Constitution ; le Parlement se
voit du même coup, sur un tel sujet, privé non seulement de la possibilité de
légiférer sur l'organisation administrative du pays, mais encore de la simple
faculté d'ouvrir le débat sur cette question !
Il appartient dès lors au Gouvernement de prendre l'initiative, ce que,
monsieur le ministre, j'ai l'honneur de vous demander, en vous priant, si le
texte sénatorial n'était pas adopté, de bien vouloir engager la procédure de
consultation préalable au redécoupage régional en Rhône-Alpes.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des
Républicains et Indépendants.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole ?...
La discussion générale est close.
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le ministre.
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai pris connaissance des interventions qui
ont été prononcées cet après-midi et j'ai écouté attentivement celles de ce
soir.
En premier lieu, je voudrais répondre à M. Gélard pour lui indiquer que, si le
Gouvernement a déclaré l'urgence, le débat est entamé devant le Parlement
depuis le mois de juin dernier ; si l'Assemblée nationale n'a pu examiner les
propositions du Sénat, ce n'est pas de son fait, ni le fait du Gouvernement.
Il ne m'appartient pas de juger de l'opportunité de la question préalable que
le Sénat a choisi d'adopter, alors que la commission des lois du Sénat avait
pourtant beaucoup travaillé sur ce texte. Mais le Gouvernement n'est pas
comptable du choix arrêté alors par le Sénat.
M. Patrice Gélard.
Si !
M. Paul Masson.
Il est comptable de l'urgence !
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Vous avez évoqué la question
des seuils retenus par l'Assemblée nationale pour le mode de scrutin.
M. Hoeffel, se rapportant à la grande tradition du droit électoral, rappelait
qu'il faut toujours concilier la justice et l'efficacité. L'efficacité sera
atteinte par la prime majoritaire, qui permettra de définir des majorités de
gestion.
A partir de là, l'Assemblée nationale a estimé qu'une plus grande latitude
était permise pour faire place à la justice dans la représentation des
suffrages. Il n'est pas choquant à mes yeux que le Parlement ait le dernier mot
en matière de mode de scrutin.
M. Hoeffel a également soutenu le principe proposé par M. le rapporteur du
Sénat de listes régionales avec sections départementales. Je ne puis que
rappeler la grande complexité du système proposé. De plus, il aboutirait à
permettre à des listes minoritaires en voix de devenir, dans tel département,
majoritaires en sièges.
M. Henri de Raincourt.
Comme à Marseille, aux dernières municipales !
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
L'objectif poursuivi, à savoir
la représentation de tous les départements, y compris de ceux dont la
population est faible, sera atteint tout simplement parce que les élections se
gagnent souvent en fonction de la valeur ajoutée marginale.
Faisons confiance aux formations politiques pour constituer des listes
équilibrées. Sinon, la sanction du suffrage universel serait rapide, n'en
doutons pas.
L'Assemblée nationale a souhaité faire une application anticipée de la réforme
constitutionnelle portant sur l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats
et fonctions.
Il me semble qu'après le débat national sur cette question et l'évolution des
esprits, après le vote en première lecture par l'Assemblée nationale de la
réforme constitutionnelle, les choses ne seront plus comme elles étaient en
1982.
Enfin, l'opportunité de définir une procédure dérogatoire budgétaire a été
contestée.
Observez à ce propos le nombre de conseils régionaux ne disposant que d'une
majorité relative.
M. Paul Masson.
Ce n'est pas nouveau !
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
L'expérience montre que la loi
du 7 mars 1998 n'est pas totalement satisfaisante. Tirons-en les leçons ! Ce ne
serait l'intérêt de personne que de laisser fragiliser les régions.
Cette procédure écrite, précisée, mieux définie est nécessaire et urgente.
Je vous ai enfin entendu, monsieur Masson, dans un propos assez « musclé »,
parler d'insolence, de cynisme. Cela me conduit quand même à vous rappeler
qu'un texte, selon vous plus acceptable, a été rejeté d'un simple revers de la
main par la majorité du Sénat. Pourtant, la question des seuils que vous
évoquez n'était point posée dans les mêmes termes.
Par ailleurs, vous évoquez l'hypothèse d'un accord possible entre le Sénat et
l'Assemblée nationale.
M. Paul Masson.
Monsieur le ministre, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Je vous en prie, monsieur le
sénateur.
M. le président.
La parole est à M. Masson, avec l'autorisation de M. le ministre.
M. Paul Masson.
Monsieur le ministre, vous refaites l'histoire récente et vous nous dites : «
Si vous avez ces pourcentages qui vous paraissent insupportables, vous ne le
devez qu'à vous ! »
Monsieur le ministre, dois-je rappeler que la loi qui nous préoccupe, et qui
vous amène à constater que les exécutifs régionaux sont fragiles, est issue
d'une majorité socialiste.
Pourquoi dire aujourd'hui : « Vous avez ce que vous méritez ? » alors que,
pendant dix ans, nous nous sommes acharnés à faire fonctionner un système
difficile et que, vous constatez aujourd'hui, parce que vous venez de prendre
possession de deux ou trois exécutifs supplémentaires, que ce qui était
possible du temps de la majorité d'alors devient radicalement impossible du
temps où la gauche s'empare du pouvoir.
Est-ce une prémonition, monsieur le ministre, ou bien simplement une absence
de mémoire ?
(Applaudissements sur les travées du RPR.)
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur le ministre.
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Monsieur le sénateur, je ne
vais ni dialoguer, ni polémiquer.
Certes, le mode de scrutin, non pas de 1983, mais de 1985, qui a instauré la
proportionnelle intégrale départementale, dans une situation politique qui
n'était pas tout à fait la même que celle que nous vivons aujourd'hui...
M. Paul Masson.
Ah bon ?
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Messieurs les sénateurs, je
n'en veux pour preuve que le fait que les problèmes qui se posent aujourd'hui
ne se posaient pas alors, y compris quand vos amis dirigeaient - je ne dis pas
« possédaient » parce que nous sommes en République - l'intégralité des
exécutifs régionaux.
Je me permets d'ajouter, monsieur Masson, que la majorité précédente, que vous
étiez censé soutenir, a essayé de changer le mode de scrutin et qu'elle n'est
même pas parvenue à dégager, en son sein, un accord pour le faire. Je rappelle
aussi que ce n'est pas si ancien !
Qu'un accord entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur ce sujet n'ait pas
été possible à l'époque, que votre majorité de l'époque n'ait pas pu trouver
les voies et moyens pour changer un mode de scrutin qu'elle contestait,
fournit, je pense, la démonstration que, dans ces matières, les accords ne sont
pas simples à trouver.
Je veux aussi répondre, vraiment sans aucun esprit polémique, à un autre de
vos propos qui étaient tout de même, sinon musclés, comme je le disais tout à
l'heure, tout au moins francs. Il n'y a jamais eu collusion entre la gauche et
l'extrême droite.
M. Auguste Cazalet.
Allons ! A d'autres !
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
... pour faire élire un
président de gauche contre une majorité relative de droite.
(Protestations sur les travées du RPR.)
M. Paul Girod,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Et M.
Soisson ?
M. Henri de Richemont.
Ce n'est pas vrai !
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Aux dernières élections
régionales, la gauche n'a pas présenté de candidat à la présidence d'une région
quand la droite avait la majorité relative.
M. Michel Duffour.
Très bien !
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
La réciproque ne fut pas
vérifiée, à tel point que certains de vos amis ont dû courageusement, notamment
dans la région Centre, démissionner, quand d'autres se sont égarés et
disqualifiés définitivement dans quatre régions.
M. Guy Allouche.
Monsieur le ministre, il faut souligner le courage de notre collègue M.
Humbert, qui a fait ce qu'il fallait.
(M. Bret applaudit.)
M. Jean-François Humbert.
Merci.
M. Daniel Vaillant,
ministre des relations avec le Parlement.
Effectivement, dans la région
Franche-Comté, la gauche ne s'est pas compromise, elle, avec l'extrême
droite...
Je remercie maintenant MM. Duffour et Allouche d'avoir souligné qu'il y a
intérêt à trouver des solutions pour que la loi soit plus précise et mieux
écrite. Je leur sais gré du soutien qu'ils apportent au projet de loi.
Des régions gouvernables, des majorités de gestion clairement dessinées, la
juste représentation des courants politiques... tel est le seul objet de la
réforme du mode de scrutin. Et, en attendant qu'il prévale, un mécanisme simple
permettra d'adopter les budgets dans les conseils régionaux en difficulté. De
tout cela ne peut sortir qu'un renforcement de la démocratie et des régions.
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur les travées du
groupe communiste républicain et citoyen.)
M. Patrice Gélard.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. Gélard.
M. Patrice Gélard.
Au nom du groupe du RPR, je demande une suspension de séance d'une dizaine de
minutes, en raison de certains propos que vient de tenir M. le ministre.
M. le président.
Le Sénat va faire droit à cette demande.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt-deux heures quarante, est reprise à vingt-deux
heures cinquante.)