Séance du 8 juin 1999
RÉFÉRÉ DEVANT LES
JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES
Adoption d'un projet de loi
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 269, 1998-1999)
relatif au référé devant les juridictions administratives. [Rapport n° 380
(1998-1999).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, nous le savons, les juridictions
administratives constituent l'un des deux piliers de notre système
juridictionnel. Le Conseil constitutionnel a donné une valeur constitutionnelle
à leur mission dans ses décisions des 22 juillet 1980 et 23 janvier 1987.
Si les juridictions administratives ont su rendre une justice de qualité et
ont fait preuve depuis longtemps de leur indépendance, elles sont victimes,
depuis de nombreuses années, de leur succès et, par conséquent, d'un afflux de
recours qui allongent les délais de jugement. En 1998, ceux-ci s'élevaient
devant les tribunaux administratifs à un an onze mois et vingt et un jours et
devant les cours administratives d'appel à trois ans deux mois et sept jours.
Ces délais peuvent conduire, dans le cas des demandes les plus urgentes, à un
véritable déni de justice.
Quelle est, en effet, la portée d'un jugement qui annule un permis de
construire deux ans après sa délivrance alors que la construction est achevée ?
Quelle satisfaction peut retirer un requérant de l'annulation d'un refus
d'inscription à un concours qui lui avait été opposé, alors que les épreuves du
concours ont eu lieu plusieurs mois auparavant ?
Pourtant, des réformes ont été entreprises pour accélérer l'instruction et le
jugement des affaires. On peut d'abord citer les innovations procédurales
introduites par la loi du 8 février 1995, qui instaure un juge unique pour un
certain nombre d'affaires et qui étend le champ des requêtes qui peuvent être
rejetées par une simple ordonnance du président de la juridiction.
Il faut souligner également l'effort fourni par les magistrats, recrutés en
plus grand nombre et aidés par des assistants judiciaires, qui a permis une
augmentation de productivité de 60 % en huit ans. Le nombre d'affaires jugées
par magistrat s'élevait à 211 en 1998, contre 182 en 1991. C'est ainsi que 110
966 affaires ont été réglées par les tribunaux administratifs en 1998.
Enfin, plusieurs nouvelles juridictions administratives ont ouvert leurs
portes depuis 1997 : le tribunal administratif de Melun et la cour
administrative d'appel de Marseille. Plusieurs juridictions ouvriront leurs
portes prochainement : la cour administrative d'appel de Douai en septembre
1999 et le tribunal administratif de Cergy-Pontoise en septembre 2000.
Pourtant, tous ces efforts ont vu leur portée limitée par l'augmentation
constante du flux du contentieux qui produit des délais de jugement excessifs.
C'est d'autant plus inadmissible que le juge administratif n'a ni les moyens de
faire le tri entre les requêtes ordinaires et les demandes urgentes ni les
moyens de traiter celles-ci en urgence.
Votre assemblée s'est à plusieurs reprises inquiétée de cette situation : en
1992, par exemple, dans l'excellent rapport de sa commission d'enquête dit
rapport Haenel-Arthuis sur le fonctionnement des juridictions administratives ;
en 1994, dans le rapport rédigé par M. Fauchon sur le projet de loi relatif à
l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et
administrative.
Votre assemblée avait alors appelé de ses voeux une réforme des procédures
d'urgence devant le juge administratif afin de les rendre plus efficaces.
J'ai demandé dès le 2 mars 1998 au vice-président du Conseil d'Etat, M.
Denoix-de-Saint-Marc, de me faire des propositions en ce sens. Ces propositions
ont été élaborées par un groupe de travail présidé par M. Labetoulle, président
de la section du contentieux du Conseil d'Etat. Sur cette base, le Gouvernement
répond aujourd'hui à cette demande et vous propose, par le présent projet de
loi, de donner au juge administratif les moyens de régler les situations
d'urgence.
Avant de vous préciser les objectifs et le contenu du projet, je voudrais
revenir un instant sur les lacunes de la situation actuelle, qui justifient à
mes yeux la réforme.
Le constat est qu'il n'existe pas de véritable juge de l'urgence au sein des
juridictions administratives et la situation actuelle n'est pas satisfaisante
pour deux raisons.
En premier lieu, le juge administratif des référés tel qu'il existe
aujourd'hui a des pouvoirs très réduits, qui ne lui permettent pas de répondre
aux situations d'urgence.
Les trois procédures de référé qui existent actuellement permettent seulement
d'ordonner des mesures d'expertise ou d'instruction, de prendre des mesures
conservatoires limitées et, depuis 1988, d'allouer une somme d'argent par
provision jusqu'au jugement sur le fond d'un litige.
Si ces procédures sont utiles, elles ne permettent pourtant pas au juge
administratif de faire obstacle à une décision de l'administration et de lui
adresser des injonctions dans les situations exceptionnelles où ses agissements
portent gravement atteinte aux libertés fondamentales des citoyens. C'est même
la raison pour laquelle ceux-ci sont tentés de saisir le juge civil des référés
sur le fondement d'une conception erronée de la voie de fait.
En deuxième lieu, si le juge administratif dispose du sursis à exécution pour
suspendre une décision de l'administration, son usage a été en pratique limité
par l'interprétation très restrictive de ses deux conditions cumulatives
d'octroi retenue par la jurisprudence.
La première est la condition de préjudice difficilement réparable qui aboutit
en réalité à exclure du droit d'obtenir un sursis, les requérants qui
justifient seulement d'un préjudice économique.
La seconde condition, celle d'un moyen sérieux de nature à justifier une
annulation, a conduit le juge à une prudence telle qu'il procède à l'examen de
la demande de sursis dans les mêmes conditions que celle du fond.
M. Jacques Peyrat.
C'est vrai !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Si on ajoute que le sursis est accordé, en principe,
par une formation collégiale et au terme d'une procédure écrite, on comprend
que les demandes de sursis à exécution ne sont pas instruites et jugées en «
extrême urgence » comme le prévoit pourtant le code des tribunaux
administratifs et des cours administratives d'appel.
Les insuffisances de cette procédure de sursis à exécution posent d'autant
plus de problèmes qu'elle compte au nombre des garanties essentielles des
droits de la défense énoncées par le Conseil constitutionnel dans sa décision
du 23 janvier 1987 et qu'elle participe du droit à un recours effectif tel que
l'entendent la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour de justice des
Communautés européennes.
C'est la raison pour laquelle, dans un premier temps, le législateur a
organisé des sursis spéciaux qui ont présenté l'inconvénient de compliquer
davantage encore l'état du droit et de ne concerner que des domaines
particuliers.
C'est également pour pallier ces insuffisances que le législateur a imaginé,
dans la loi du 8 février 1995, un mécanisme de suspension provisoire des
décisions pour trois mois, dans l'attente de la décision sur le sursis. Mais,
comme le craignait M. Fauchon, ce mécanisme, aux critères encore plus
restrictifs que ceux du sursis, a été peu utilisé. Ainsi, sur les 1 172
demandes de suspension provisoire reçues par les tribunaux administratifs en
1998, seules 122 ont donné lieu à des suspensions.
La réforme voulue par le Gouvernement consiste à instituer un véritable juge
des référés statuant en urgence. Son objectif est clair. Il s'agit de conférer
au juge administratif des référés une efficacité comparable à celle du juge
civil des référés, tout en tenant compte, bien entendu, des spécificités du
contentieux administratif.
Il n'est pas en effet envisageable d'introduire, dans le contentieux
administratif, une procédure identique à celle du référé civil dans la mesure
où les litiges devant le juge administratif ne voient pas s'affronter deux
intérêts privés mais concernent des décisions prises au nom de l'intérêt
général, qui bénéficient d'une présomption de légalité.
Il est néanmoins inadmissible de laisser les citoyens démunis face aux
illégalités qui peuvent être commises par l'administration et qui exigent une
réponse immédiate. Il faut donc donner au juge administratif les moyens de
traiter les situations d'urgence afin d'assurer une véritable protection des
justiciables.
Le juge administratif a déjà prouvé qu'il pouvait répondre aux situations
d'urgence dans le cadre de procédures particulières.
Il s'agit d'abord des recours contre les arrêtés de reconduite à la frontière
des étrangers en situation irrégulière. Depuis 1990, un juge statuant seul,
sans conclusions du commissaire du Gouvernement et après une procédure orale,
se prononce, dans un délai de quarante-huit heures, sur la légalité de ces
arrêtés.
Il faut ensuite rappeler l'existence de la procédure dite du référé
précontractuel régie par les articles L. 22 et L. 23 du code des tribunaux
administratifs et des cours administratives d'appel. Le président du tribunal
ou son délégué intervient pour faire cesser les manquements aux obligations de
publicité et de mise en concurrence auxquelles sont soumises la passation des
marchés publics et les délégations de service public.
Ces procédures ont démontré la capacité des tribunaux administratifs à décider
rapidement. Elles demeurent néanmoins cantonnées, dans des contentieux très
particuliers. L'ambition du Gouvernement est donc de créer des procédures
d'urgence de droit commun devant le juge administratif.
La réforme que je vous propose aujourd'hui est une réforme d'ensemble
touchant, à la fois, aux pouvoirs du juge administratif des référés et à la
procédure suivie devant lui. Elle vise à atteindre trois objectifs : donner de
véritables pouvoirs d'urgence au juge administratif des référés ; organiser une
procédure souple et rapide ; enfin, simplifier l'état du droit.
Premier objectif : donner des pouvoirs d'urgence au juge administratif des
référés.
Pour permettre au juge administratif de répondre aux situations d'urgence, le
projet de loi donne trois pouvoirs au juge des référés.
Si celui-ci conserve sa compétence actuelle pour prendre des mesures
conservatoires, il pourra désormais, en outre, suspendre l'exécution des
décisions administratives illégales et prendre toutes mesures nécessaires en
cas d'« atteinte grave et manifestement illégale » à une liberté.
Avant de détailler ces trois pouvoirs, je voudrais appeler votre attention,
mesdames, messieurs les sénateurs, sur le fait que le juge des référés, comme
le rappelle l'article 1er du projet de loi, ne prend que des décisions
provisoires qui ne lient en rien le juge appelé ensuite à statuer sur le fond
du litige. Il n'intervient qu'à fin conservatoire en raison de l'urgence d'une
situation et ne se prononce pas sur le principal.
Cette précision étant apportée, je vais d'abord évoquer la première procédure
: le « référé-suspension ».
Face aux insuffisances du sursis à exécution, on aurait pu envisager de donner
un caractère suspensif aux recours devant le juge administratif. Le
Gouvernement n'a pas fait ce choix, d'abord pour une raison de principe : la
généralisation du recours suspensif porterait atteinte au caractère exécutoire
des décisions administratives qui bénéficient d'une présomption de légalité
parce qu'elles sont prises dans l'intérêt général. En outre, une généralisation
du recours suspensif conduirait à une paralysie de l'action administrative.
Le Gouvernement a néanmoins voulu offrir aux requérants, si l'urgence de la
situation le justifie, une procédure rapide leur permettant d'obtenir
immédiatement la suspension de l'exécution des décisions administratives
illégales. C'est pourquoi il vous propose de substituer à l'actuel sursis à
exécution un « référé-suspension ».
Cette réforme conduit à trois changements importants.
En premier lieu, elle rénove profondément les conditions d'octroi du sursis.
Bien sûr, la nature de ces conditions demeure la même.
Dans la mesure où le caractère exécutoire des décisions administratives reste
la règle, il est légitime que leur suspension ne soit ordonnée que si leur
exécution immédiate risque d'avoir de graves conséquences et si leur légalité
est constestable.
En revanche, le projet de loi tend à assouplir très nettement les conditions
d'octroi définies par la jurisprudence.
D'une part, l'urgence suffira à justifier une demande de suspension. Par
conséquent, cette condition se substituera au préjudice difficilement réparable
que les représentants avaient beaucoup de mal à établir dès lors que l'on peut
souvent réparer un dommage né d'une illégalité par l'allocation d'une somme
d'argent.
D'autre part, l'existence, en l'état de l'instruction, d'un doute sérieux sur
la légalité de la décision attaquée, permettra au juge d'accorder la
suspension. Cela le dispensera de faire une analyse du fond de la requête,
nécessairement longue et difficile, pour déterminer si le moyen d'annulation
est sérieux ou non.
Ensuite - deuxième changement important - le projet de loi ouvre au juge la
possibilité de moduler les effets de sa décision de suspension afin de répondre
au mieux à la situation d'urgence qui lui est présentée. Il pourra ainsi
ordonner la suspension d'une décision uniquement en tant qu'elle est
rétroactive ou pour une durée limitée en attendant le résultat d'une mesure
d'instruction, par exemple.
Enfin troisième changement important le projet de loi transfère le pouvoir de
suspendre l'exécution des décisions administratives de la formation collégiale
de jugement au juge des référés, c'est-à-dire à un juge unique.
Je rappellerai, à cet égard, que le Gouvernement répond ainsi au voeu formulé
par le rapport de votre commission d'enquête sur le fonctionnement des
juridictions administratives.
La seconde procédure est celle du « référé-injonction ».
Cette procédure est confiée, elle aussi, au juge des référés. Elle introduit
un mécanisme totalement nouveau mis à la disposition des requérants. Il s'agit
d'aller au-delà de la simple suspension de l'exécution d'un acte administratif
lorsque cette exécution est insuffisante ou inadaptée pour assurer le respect
des libertés des justiciables.
Le juge administratif des référés va pouvoir ordonner à l'autorité
administrative toutes les mesures nécessaires pour faire cesser une atteinte
grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Ces mesures
pourront, bien sûr, revêtir la forme d'injonctions à l'administration.
L'étendue des pouvoirs ainsi confiés au juge se justifie par le champ
d'application de ce référé. Il s'agit des atteintes graves et manifestement
illégales aux libertés fondamentales. La notion de liberté fondamentale
renvoie, je le rappelle, à l'article 34 de la Constitution, qui confie au
législateur le soin de fixer les règles concernant « les garanties
fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques
».
Cette nouvelle procédure pourra être utilisée pour protéger l'exercice d'un
simple droit. En effet, dans une telle hypothèse, on peut estimer que le
référé-suspension est suffisant. En outre, l'extension de cette procédure
présenterait le risque de transférer la quasi-totalité du contentieux
administratif dans l'orbite du référé, dénaturant ainsi sa fonction.
La troisième procédure est celle du « référé conservatoire ».
Le mécanisme actuel est conservé dans son principe mais assoupli dans ses
modalités.
En effet, l'interdiction de faire préjudice au principal est supprimée. Une
telle prohibition est inutilement restrictive dès lors que les mesures
ordonnées, comme toute décision en référé, ont nécessairement un caractère
provisoire et sont dépourvues de l'autorité de la chose jugée.
Le deuxième objectif du projet de loi est de mettre en place une procédure
souple et rapide.
La réforme ne porte pas uniquement sur les nouveaux pouvoirs accordés au juge
des référés. Elle tend à permettre aux justiciables d'obtenir rapidement une
décision de justice. Dans ce but, plusieurs mesures sont prises.
Tout d'abord, les trois procédures de référé dont j'ai parlé sont confiées à
un juge unique, qui statue sans conclusions du commissaire du Gouvernement.
Ensuite, la procédure devant le juge des référés peut être orale. Cela
permettra aux parties d'exposer leurs positions devant le juge lors de
l'audience publique, qui est obligatoirement organisée en matière de
référé-suspension et de référé-liberté.
En outre, un mécanisme de tri permet au juge des référés de rejeter, sans
procédure contradictoire, les demandes dépourvues de toute chance de succès.
J'ajoute que les demandes de référés régies par le présent projet seront
exonérées du droit de timbre institué par la loi de finances du 30 décembre
1993.
Enfin, les décisions prises par le juge des référés statuant en urgence ne
seront soumises qu'à un contrôle de cassation, comme la procédure actuelle du
référé précontractuel.
En effet, il est apparu peu utile d'organiser un appel devant les cours
administratives d'appel, car il aurait conduit à compliquer la procédure sans
apporter aux parties de véritable garantie supplémentaire.
Votre commission des lois demande qu'un appel devant le président de la
section du contentieux du Conseil d'Etat soit organisé s'agissant du
référé-injonction. Cet amendement me paraît opportun. En effet, je ferai
remarquer que le sursis particulier dont dispose le préfet à l'encontre des
actes des collectivités locales susceptibles de compromettre l'exercice d'une
liberté publique ou individuelle est soumis à appel porté devant le président
de la section du contentieux. Il est donc légitime de traiter de la même façon
le référé qui protège les mêmes libertés.
La procédure sera bien sûr précisée dans le volet réglementaire de la réforme.
Le Gouvernement s'attachera à accélérer le processus de décision et à favoriser
le dialogue avec les requérants, notamment en imposant au juge de fixer, dès sa
saisine, un calendrier d'examen de l'affaire. Dans une affaire urgente, il me
paraît en effet absolument nécessaire que les justiciables sachent à l'avance
quand leur affaire sera examinée.
Le troisième grand axe de cette réforme touche à la simplification de l'état
du droit.
Nous venons de voir que les trois référés en urgence seront soumis à la même
procédure.
En outre, en offrant aux justiciables une procédure efficace de suspension des
décisions administratives illégales, le projet permet de supprimer les sursis
spéciaux qui avaient été institués par le législateur au cours des dernières
années pour pallier les insuffisances du sursis à exécution de droit commun.
La réforme conduit aussi à la disparition du mécanisme de suspension
provisoire régi par l'article L. 10 du code des tribunaux administratifs et des
cours administratives d'appel, dont votre commission des lois avait d'ailleurs
anticipé l'échec lors de l'élaboration de la loi du 8 février 1995.
Vous constaterez néanmoins que tous les sursis particuliers ne sont pas
abrogés. Le Gouvernement en a conservé deux catégories.
Il s'agit d'abord des sursis ouverts au préfet dans l'optique de son contrôle
de légalité. Le Gouvernement a souhaité conserver l'équilibre institutionnel
mis en place par les lois de décentralisation et maintenir le rôle particulier
du préfet, d'ailleurs consacré par le Conseil constitutionnel, en matière de
contrôle de légalité des actes des collectivités locales.
Quant aux deux sursis à exécution institués par la loi du 10 juillet 1976
relative à la protection de la nature et par la loi du 12 juillet 1983 sur la
démocratisation des enquêtes publiques, il s'agit de procédures qui permettent
au juge de suspendre automatiquement des décisions, soit en l'absence d'étude
d'impact, soit en cas d'avis défavorable du commissaire-enquêteur. Leur
importance pour la protection de l'environnement en justifie le maintien.
Ces sursis bénéficient néanmoins des assouplissements introduits dans la
procédure de droit commun, à savoir le juge unique et les conditions rénovées
d'octroi de la suspension.
Par ailleurs, le Gouvernement vous propose de compléter les articles L. 22 et
L. 23 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel
qui régissent la procédure dite du référé précontractuel en matière de contrats
et de marchés.
La jurisprudence, se fondant sur la nature précontractuelle de ce mécanisme, a
estimé que le juge se trouvait dessaisi par la signature du contrat. Cela a
conduit au développement d'une pratique tendant à accélérer la signature du
contrat dans le seul but de faire échec à l'intervention du juge. Pour y
remédier, il est proposé que le juge puisse, dès sa saisine, enjoindre, à titre
conservatoire, à l'autorité compétente pour signer le contrat de différer cette
signature jusqu'à l'expiration de la procédure engagée devant lui.
Sous réserve d'un certain nombre d'amendements, votre commission a adopté le
projet de loi sur le référé administratif, ce dont je me félicite. Je constate
d'ailleurs que la plupart des amendements qu'elle a adoptés améliorent de
manière significative le projet de loi. Le Gouvernement sera donc favorable à
la plupart d'entre eux, notamment à celui qui rétablit la possibilité de faire
appel devant le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat des
décisions rendues au terme de la procédure du référé-injonction.
En revanche, le Gouvernement ne pourra que s'opposer à l'amendement qui tend à
limiter à un an la durée de la suspension des décisions prononcées par le
juge.
M. Jean-Jacques Hyest.
Ah !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Cet amendement me semble dénaturer l'idée même du
sursis à exécution d'une décision dont la légalité est douteuse.
Comme l'a très bien dit votre collègue Jean-Jacques Hyest en commission, «
s'il existe un doute sérieux sur la légalité d'un acte, il subsistera tant que
le juge du fond ne se sera pas prononcé, et non à l'expiration d'un délai donné
». Nous reviendrons sur cette question, importante en effet, lors de la
discussion des articles.
Pour conclure, je veux remercier vivement la commission des lois, et plus
particulièrement son rapporteur, M. Garrec, de la qualité du travail fourni et
de l'esprit de collaboration dans lequel se sont déroulés nos travaux.
M. Hubert Haenel.
C'est vrai !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Je tiens à souligner que ce projet est l'occasion de
donner aux requérants toutes les garanties qu'ils sont en droit de revendiquer
face aux agissements d'une administration qui doit être soumise au principe de
légalité.
Il s'agit, certes, d'un projet de loi en apparence très technique, mais je
crois qu'il ne faut pas sous estimer la révolution qu'il introduit dans notre
procédure contentieuse administrative, au service des libertés de nos
concitoyens.
Sa réussite, il faut le savoir, dépendra largement de l'implication de la
juridiction administrative et de l'intégration de l'urgence dans la culture des
juges. Pour les juges administratifs aussi, ce sera une révolution que
d'intégrer dans leur pratique l'oralité des débats et la rapidité des
décisions. Je ne doute cependant pas une seconde qu'ils y arriveront et qu'ils
pourront acquérir, comme le demandait M. Haenel, à la page 82 de son rapport, «
un sentiment de l'urgence ».
Je terminerai en citant le président Drai, qui soulignait, dans la préface
d'un ouvrage sur le juge civil des référés : « Vivre dans un "état de droit",
c'est pouvoir, en toutes circonstances, affirmer qu'il y a un juge qui
s'implique dans l'action de tous les jours, accessible au dialogue direct et
spontané ».
(Applaudissements.)
M. Hubert Haenel.
Comme c'est vrai !
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. René Garrec,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, de
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Madame la
garde des sceaux, vous avez tout dit sur l'encombrement des juridictions
administratives, ce qui m'évitera d'en parler. C'est là une réalité, mais
celle-ci tient uniquement au succès de ces juridictions et donc au talent de
ceux qui les font vivre, je me plais à le souligner ici devant des membres du
Conseil d'Etat, notamment M. Haenel.
Ce projet n'est pas anodin et, sous une apparence technique, il introduit une
authentique novation, pour ne pas dire une révolution.
Je dirai simplement que, au nom de l'urgence, on nous propose un
infléchissement de la conception de deux principes fondamentaux du droit public
français : le caractère exécutoire des décisions administratives et
l'interdiction faite au juge d'adresser des injonctions à l'administration à
titre principal.
L'absence de commissaire du Gouvernement induit l'impression selon laquelle
les droits de la défense seront moins bien garantis que lors de l'examen du
litige au fond.
Cependant, ces infléchissements sont tempérés par le fait que le juge
administratif des référés statue par des mesures qui ont un caractère
provisoire, qui ne concernent pas le fond et qui n'ont donc pas, au principal,
l'autorité de la chose jugée.
Après la présentation du projet à laquelle vous avez procédé, madame la
ministre, je me contenterai d'indiquer ce qu'en pense la commission des
lois.
D'abord, celle-ci s'est interrogée sur la répartition entre le domaine de la
loi et celui du règlement.
Le présent projet de loi ne répond pas à une « conception extensive du domaine
de la loi », comme le laisse croire le groupe de travail du Conseil d'Etat. Au
contraire, il laisse une très grande marge de manoeuvre au pouvoir
réglementaire.
S'agissant de la valeur législative du sursis à exécution, vous l'avez
rappelé, l'article 34 de la Constitution ne mentionne expressément dans le
domaine de la loi que la procédure pénale.
Toutefois, par le biais du caractère exécutoire des décisions administratives
qui est « la règle fondamentale du droit public », le sursis à exécution, qui
le tempère, appartient dans son principe au domaine de la loi.
Sans rappeler la jurisprudence du Conseil d'Etat, j'indiquerai que la
commission des lois avait déjà souligné dans le passé - M. Fauchon nous avait
soumis ses réflexions à ce sujet - que les dispositions d'ordre réglementaire
traitent parfois de procédures fondamentales pour les droits des
justiciables.
La commission des lois approuve aujourd'hui que le présent projet de loi
reconnaisse la valeur législative du sursis à exécution, transformé en
suspension.
Elle souligne que, non seulement les mesures réglementaires d'application de
ce projet de loi sont nombreuses, mais elles conditionnent l'entrée en vigueur
même de la loi et sont déterminantes au fond. Le contenu des dispositions
votées par le législateur pourrait prendre un sens très différent selon les
modalités qui seront retenues par décret en Conseil d'Etat. Le Parlement
attachera une attention particulière au contrôle de l'action du Gouvernement en
la matière.
Le présent texte ne prévoit aucune codification. Il s'agit de dispositions
autonomes ne s'inscrivant pas dans le code des tribunaux administratifs et des
cours administratives d'appel ni dans les textes de référence relatifs au
Conseil d'Etat.
La commission des lois désapprouve cette méthode et rappelle son attachement à
la codification des textes législatifs et réglementaires.
Toutefois, il lui a paru délicat de codifier les dispositions du présent
projet de loi, car une telle codification aurait nécessité l'insertion des
articles dans le code des tribunaux administratifs et des cours administratives
d'appel, dans l'ordonnance du 31 juillet 1945 sur le Conseil d'Etat, mais aussi
dans le décret du 30 juillet 1963 relatif à l'organisation et au fonctionnement
du Conseil d'Etat.
En effet, de nombreuses dispositions figurant actuellement dans des règlements
acquièrent valeur législative avec ce projet de loi, conformément à la
répartition opérée entre le domaine de la loi et le domaine réglementaire par
les articles 34 et 37 de la Constitution.
Dès lors, la codification aurait pu introduire une confusion supplémentaire
entre le domaine de la loi et celui du règlement.
Formellement, le présent projet de loi trouvera sa place dans un livre,
spécialement consacré aux procédures d'urgence, du futur code de justice
administrative, selon ce que nous a indiqué M. Labetoulle, président de la
section du contentieux du Conseil d'Etat.
Le futur code de justice administrative réunira pour la première fois dans un
même texte les dispositions relatives aux tribunaux administratifs et aux cours
administratives d'appel, d'une part, au Conseil d'Etat, d'autre part.
La commission des lois souhaite donc, à l'occasion de l'examen par le
Parlement du projet de loi de code de la justice administrative, prendre
connaissance des dispositions proposées pour les améliorer le cas échéant. A
cet égard, si la codification par ordonnance au titre de l'article 38 de la
Constitution devait être acceptée, l'examen du projet de loi de ratification
appellerait une vigilance particulière.
La commission a souhaité que l'on prenne la mesure des nouveaux pouvoirs du
juge.
Ce projet de loi donnerait au juge administratif des référés statuant en
urgence des pouvoirs lui permettant d'être aussi efficace que le juge civil des
référés.
Pourtant, il n'est pas question, en donnant ces pouvoirs au juge administratif
des référés, de nier la différence entre les deux ordres de juridiction.
Les magistrats administratifs ont une culture administrative. Ils font
davantage référence aux libertés publiques, alors que le juge judiciaire
protège en premier lieu la liberté individuelle. Surtout, ils ont l'habitude de
manier un droit inégalitaire : l'administration ne peut être assimilée à un
particulier dans la mesure où elle agit dans l'intérêt général.
En assouplissant considérablement les conditions d'octroi du sursis à
exécution des décisions administratives, le présent projet de loi permet une
utilisation plus fréquente de la suspension, au vu de critères qui ne sont pas
précisément définis dans la loi, à savoir une situation d'urgence et un « doute
sérieux » quant à la légalité de la décision attaquée.
Or, eu égard au principe fondamental du caractère exécutoire des décisions
administratives, il ne paraît pas souhaitable de confier à un juge un pouvoir
sans limite.
En particulier, le principe constitutionnel de la libre administration des
collectivités territoriales s'est accompagné, en 1982, du remplacement de la
tutelle de l'Etat sur les collectivités locales par un contrôle de légalité
a posteriori
, fondé sur le principe que les actes des autorités
décentralisées sont exécutoires de plein droit dès leur publication ou leur
notification aux intéressés et leur transmission au représentant de l'Etat dans
le département ou la région.
La commission des lois vous proposera de limiter dans le temps les effets de
la suspension, afin de faire prévaloir l'efficacité de l'action publique.
Impartir au juge un délai pour statuer sur la requête au fond, lorsque
l'urgence est bien établie, permet d'attirer l'attention sur la lenteur avec
laquelle le juge administratif statue au fond.
Il serait regrettable, en effet, que des projets entrepris dans l'intérêt
général puissent être mis en échec par des recours devant la juridiction
administrative sans examen au fond, alors qu'en première instance les tribunaux
administratifs statuent dans un délai proche de deux ans.
Si l'urgence constatée justifie des mesures provisoires, la commission propose
que le juge du fond statue dans un délai d'un an sous peine de mettre fin à la
suspension prononcée en référé.
En ce qui concerne le pouvoir d'injonction à l'égard de l'administration dans
le domaine des libertés fondamentales, le référé-injonction prévu à l'article 4
du présent projet de loi constitue une innovation majeure : il donne au juge
administratif des référés un pouvoir d'injonction à titre provisoire lorsqu'une
liberté fondamentale est menacée par une décision ou un agissement de fait de
la personne publique.
La commission des lois approuve le référé-injonction en tant qu'il évite la
saisine abusive des juridictions civiles ou pénales, intervenant dans les
domaines de compétence du juge administratif pour mettre en cause
systématiquement la responsabilité des élus locaux pour des fautes non
intentionnelles. Mais elle met en garde contre les atteintes qui pourront être
portées à la gestion des collectivités locales. L'ouverture au représentant de
l'Etat de l'intérêt à agir lorsque l'atteinte sera le fait d'une collectivité
locale créerait une nouvelle forme de contrôle de l'Etat sur les collectivités
territoriales, dont le champ d'application serait beaucoup plus large que le
contrôle de légalité qui s'applique aux actes soumis à la transmission
obligatoire au préfet.
C'est pourquoi la commission vous proposera de supprimer la possibilité pour
le préfet de solliciter un référé-injonction à l'encontre des collectivités
territoriales.
Dans le cas général, c'est-à-dire la saisine du juge par un requérant personne
privée, la commission s'est prononcée contre l'absence d'une voie de recours
effective, la cassation ne permettant pas, sauf évocation, de statuer sur les
éléments de fait du litige. La simple possibilité de revenir devant le juge
pour demander la modification des mesures d'injonction provisoire prononcées
par le juge des référés s'avère insuffisante dans un domaine aussi essentiel
que la protection des libertés fondamentales.
Le double degré de juridiction ne peut souffrir d'exception lorsque les
libertés fondamentales sont en jeu, sauf à priver de garanties les droits de la
défense, constitutionnellement protégés.
La commission des lois vous proposera donc de revenir aux principes
fondamentaux du droit du contentieux, qu'il soit administratif, civil ou pénal,
en limitant les cas faisant exception au double degré de juridiction.
Une autre question a passionné la commission : il s'agit des moyens humains et
financiers.
Cette réforme va représenter une charge de travail supplémentaire pour les
magistrats administratifs, et surtout des responsabilités nouvelles.
Cette réforme est exigeante pour l'ensemble des intervenants.
Les requérants et leurs avocats devront faire diligence et argumenter
précisément leurs requêtes.
L'administration devra former du personnel pour la représenter devant les
juridictions administratives statuant en urgence.
Les collectivités locales seront fortement sollicitées et devront sans doute
développer des services juridiques étoffés. Il est souhaitable que le corps
préfectoral développe en amont le conseil aux collectivités locales, au lieu
d'intervenir uniquement
a posteriori,
lors du contrôle de légalité.
Le juge administratif devra faire face à un afflux de contentieux. En effet,
l'expérience du contentieux de la reconduite à la frontière a montré qu'une
procédure rapide suscitait un recours accru au juge. Actuellement, le tribunal
administratif de Paris reçoit environ une centaine de contestations d'arrêtés
de reconduite à la frontière par jour et en juge environ une vingtaine. Avec un
stock de 2 500 dossiers, il n'est pas en mesure de respecter le délai de
quarante-huit heures prévu par le législateur ; ces affaires sont jugées en
plusieurs mois.
Le personnel du greffe du tribunal devra se spécialiser dans le traitement de
l'urgence, qui bouleverse les méthodes de travail habituelles.
L'augmentation globale des requêtes devant les tribunaux administratifs,
indépendamment de cette réforme, nécessite des moyens supplémentaires, humains
et financiers, importants. L'étude d'impact du projet de loi ne chiffre pas les
besoins des juridictions. On a avancé le chiffres de soixante magistrats,
lequel serait multiplié par 1,7 pour les greffes. Il s'agit là d'un ordre de
grandeur.
Si l'on veut maintenir à son niveau actuel la capacité de jugement des
tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, voire diminuer
le stock d'affaires, il faudra, en particulier, créer des postes de magistrats
ayant le grade de président. Sont concernés, en effet, le président ou un
vice-président de la juridiction, le président de la section du contentieux ou
un magistrat désigné par lui, qui est nécessairement de niveau élevé.
J'en viens aux propositions de la commission. Outre sept amendements d'ordre
rédactionnel, la commission vous propose douze amendements.
Le premier tend à limiter à un an la durée de la suspension de l'exécution
d'une décision administrative.
Le deuxième amendement a pour objet de supprimer la mention expresse selon
laquelle le représentant de l'Etat dans le département ou dans la région
pourrait saisir le juge des référés d'une demande de référé-injonction à
l'encontre d'un acte ou d'un agissement d'une collectivité territoriale.
Le troisième amendement vise à supprimer la faculté pour le juge de se
ressaisir d'office d'une demande en référé pour la modifier au vu d'éléments
nouveaux. Il convient de réserver cette faculté aux parties. En effet,
l'autosaisine du juge n'est pas de nature à améliorer le bon fonctionnement de
la justice et elle aboutit à une plus grande insécurité juridique.
Le quatrième amendement concerne la modification, par le même juge, des
mesures de référé-injonction en matière de libertés fondamentales. Cette
disposition n'est pas satisfaisante, car il ne s'agit pas d'une réelle voie de
recours. Il est donc nécessaire de prévoir la possibilité de faire appel du
référé-injonction, possibilité que vous avez vous-même évoquée, madame le
ministre.
Le cinquième amendement tend à organiser une audience publique pour la
modification, prévue par l'article 6 du projet de loi, des mesures prononcées
au titre du référé-suspension ou du référé-injonction. L'audience publique est,
en effet, une garantie pour les justiciables.
Le sixième amendement a pour objet de limiter le rejet pour irrecevabilité des
demandes de référé aux cas d'irrecevabilité manifeste, conformément à la
rédaction de l'article L. 9 du code des tribunaux administratifs et des cours
administratives d'appel. S'agissant d'une procédure qui déroge au principe du
contradictoire, il convient de limiter le risque d'erreur du juge statuant
seul.
Le septième amendement vise à limiter à vingt jours la durée pendant laquelle
le juge des référés précontractuels pourra enjoindre à l'administration de
différer la signature du contrat en cas de manquement aux obligations de
publicité et de mise en concurrence. Ce délai, actuellement réglementaire,
mérite de figurer dans la loi, car il détermine la portée du pouvoir
d'injonction provisoire du juge.
Le huitième amendement tend à rappeler que le juge des référés n'examine pas
la requête principale tendant à la résolution au fond d'un litige.
Le neuvième amendement a pour objet d'aligner complètement sur le droit commun
du référé-suspension les dispositions relatives aux actes des fédérations
sportives.
Enfin, les trois derniers amendement visent à rendre applicables en
Nouvelle-Calédonie les dispositions de l'article 12 du projet de loi relatives
au contrôle de légalité des actes des communes exercé par le haut-commissaire
de la République : suspension de droit commun, suspension d'extrême urgence en
cas d'atteinte aux libertés, déféré défense nationale.
Sous réserve de ces observations et des modifications qu'elle vous soumet, la
commission des lois vous propose d'adopter le projet de loi relatif au référé
devant les juridictions administratives.
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, j'ai
quelques scrupules à intervenir, car le président et le rapporteur de la
commission des lois, un futur orateur et les commissaires au Gouvernement font
tous partie de notre haute juridiction administrative et l'on a quelquefois
l'impression d'être entre spécialistes. Le débat prend ainsi une tournure
intéressante et très technique.
La réforme des procédures d'urgence en matière de juridictions administratives
était nécessaire ; le Sénat y a fait allusion dans plusieurs rapports.
Une étude a été confiée à M. Labetoulle, qui a déterminé un certain nombre des
modifications qui ont été apportées. On peut donc se réjouir que le présent
projet de loi vienne maintenant en discussion devant le Sénat.
Je ne reviendrai ni sur les propos ni sur le rapport écrit de M. le
rapporteur, il s'est exprimé, avec beaucoup de pertinence, sur la lenteur des
juridictions administratives. Il est vrai que, bien souvent, on a l'impression
que les juridiction administratives ne font pas montre d'efficacité
puisqu'elles se bornent à constater, en fait, l'illégalité de décisions qui
sont prises en matière de construction, de domaine public... On pourrait citer
quelques arrêts célèbres déclarant que tel ou tel acte n'est pas légal. Mais
cela ne change rien !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Cela change pour la suite !
M. Jean-Jacques Hyest.
Effectivement ! Mais, vous le savez, il n'est pas mis fin pour autant à
l'illégalité !
Bien entendu - et c'est l'autre aspect des choses - nombre de décisions
administratives sont contestées ou annulées pour des raisons de procédure qui
ne sont pas toujours fondamentales. Il suffit d'un document qui fait défaut !
Il s'ensuit une très grande insécurité juridique.
Les collectivités locales, notamment, sont très angoissées par le
développement du contentieux administratif : quasiment toutes leurs décisions
sont attaquées. Certaines associations, dont la vocation est de se préoccuper
de l'environnement, contestent en permanence tout document d'urbanisme, tout
permis de construire.
La nécessaire efficacité de l'action publique se trouve ainsi compromise et
les retards enregistrés comportent souvent des conséquences très dommageables
qui inquiètent beaucoup les collectivités locales.
J'en reviens au sujet. Vous avez eu raison de dire, madame le garde des
sceaux, que le référé administratif était différent du référé civil, car il
n'avait pas le même domaine d'application. Pour ma part, j'ai toujours vu dans
le référé civil une institution extraordinaire et qui fonctionnait bien.
Bien évidemment, la nature des affaires qui sont portées devant le juge civil
n'est pas comparable à celle des affaires qui sont soumises au juge
administratif. On peut toutefois établir des comparaisons. En matière civile,
sauf lorsque la modestie de la cause permet exceptionnellement de juger en
dernier ressort, la plupart du temps, l'appel est autorisé, alors que le référé
administratif qui nous est proposé l'exclut souvent. Je citerai également
l'opposition, possibilité qui existe en droit civil, mais que vous n'avez pas
prévue dans le présent projet de loi.
Je rappelle aussi que les pouvoirs des juges en matière de droit civil sont
assez étendus pour leur permettre de prendre toutes les mesures d'urgence qui
s'imposent et prescrire des mesures conservatoires ou de remise en état en cas
de dommage imminent, pour faire cesser un trouble manifestement illégal.
Pourquoi ne pas s'être inspirés de ces données, garantes de souplesse pour la
juridiction civile ?
Madame le garde des sceaux, votre projet de loi ouvre des perspectives
intéressantes, car l'intérêt du sursis à exécution est actuellement limité.
Comme vous l'avez souligné à la fin de votre propos, il faut prendre en compte
la pratique juridictionnelle et avoir conscience du fait qu'il ne suffit pas de
changer les textes pour modifier les pratiques. Il est de vieilles habitudes
qui ont la vie dure !
Actuellement, un certain nombre de possibilités en matière de référé existent.
Or elles ne sont pas toujours utilisées par le juge administratif.
Par ailleurs, je ne sais pas s'il faut se réjouir de la suppression du droit
de timbre, qui vise à faciliter le recours. C'est un vieux débat ! On peut dire
que le recours est ainsi rendu accessible à tous. On peut dire aussi que les
recours risquent de se multiplier. C'est une question dont on a souvent parlé ;
je crois qu'il n'y a pas de bonne solution.
L'innovation, c'est le « référé-liberté », injonction qui tend à protéger les
« libertés fondamentales ». Cette expression suscite une véritable
interrogation de ma part. J'ai d'ailleurs failli déposer un amendement.
Vous avez rappelé, madame le ministre, l'article 34 de la Constitution : il
s'agit des garanties fondamentales en matière de libertés publiques. Garanties
fondamentales et libertés fondamentales, ce n'est pas la même chose !
D'ailleurs, les dispositions concernant le sursis à exécution, qui peut être
demandé par le préfet, s'appliquent - c'est curieux, puisqu'il s'agit du même
texte - à une décision qui est de nature à compromettre l'exercice d'une
liberté publique ou individuelle.
Personnellement, je n'aime pas beaucoup cette nouvelle notion juridique de «
libertés fondamentales », qui est imprécise. Bien entendu, la jurisprudence
nous donnera des indications à cet égard.
Par ailleurs, autre question, de plus en plus, nos concitoyens sont conduits à
obtenir une autorisation de l'administration, qui lutte à chaque instant pour
que l'autorisation ne soit pas donnée si le délai est dépassé. Dans certains
cas, on est même revenu sur certaines dispositions législatives pour obliger
l'administration à répondre dans un délai donné. En l'occurrence, il n'est pas
prévu d'injonction à l'administration qui est restée sans rien faire. Bien
souvent, cela nuit aussi aux libertés individuelles.
Quant aux libertés individuelles - mais mon collègue Pierre Fauchon
développera ce point car il est opposé, d'une manière générale, à la
différenciation entre juridiction administrative et juridiction judiciaire,
souhaitant l'unité du juge - un vrai problème subsiste en ce qui concerne la
voie de fait.
Vous avez relevé une mauvaise interprétation de la voie de fait et évoqué le
juge civil avec une jurisprudence maintenant bien fixée. Il n'en demeure pas
moins que c'est quelquefois constitutif de voie de fait et que le juge
judiciaire reste compétent, même si la possibilité de référé-liberté existe.
Telles sont les observations que je souhaitais formuler. Je me réjouis, bien
entendu, des améliorations qui ont été apportées sur l'initiative de notre
excellent rapporteur, notamment en ce qui concerne l'appel. Selon moi, le
projet de loi ne va pas tout à fait jusqu'au bout de la démarche car un certain
nombre de dispositifs particuliers sont tout de même maintenus. On aurait
peut-être mieux unifié le référé dans un seul cadre. Cela aurait été utile, car
la complexité des procédures nuit, en fait, à leur lisibilité et, surtout, à
l'accès du citoyen à celles-ci puisqu'on souhaite que le citoyen puisse y
accéder facilement. Il devra donc continuer à avoir des conseils avisés émanant
de personnes éminentes.
Souhaitons, bien sûr, qu'à la suite des améliorations apportées le référé
administratif prospère et que le juge administratif recoure à cette procédure.
Mais une interrogation subsiste en ce qui concerne le juge unique sans
commissaire du Gouvernement, alors que ce dispositif existe encore dans
certains domaines. Je considère que, lorsqu'il n'y a pas appel, on va un peu
loin et que cela ne garantit pas totalement les libertés publiques.
Néanmoins, le groupe de l'Union centriste votera le projet de loi.
M. Hubert Haenel.
Quel suspense !
(Sourires.)
M. Jean-Jacques Hyest.
En effet, ce texte répond à une nécessité. Malgré les nuances que j'exprime,
il constitue un progrès et permettra d'améliorer le fonctionnement de la
juridiction administrative. Toutefois, madame le garde des sceaux, comme on le
constatera pour d'autres projets, faut-il toujours améliorer les procédures
sans se consacrer à ce qui est le plus important, à savoir rendre réellement la
justice plus rapide ?
M. Hubert Haenel.
Il faut des moyens !
M. Jean-Jacques Hyest.
C'est effectivement une question de moyens !
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Fauchon, premier orateur à ne pas être membre du Conseil
d'Etat, me semble-t-il,...
M. Jean-Jacques Hyest.
Je ne le suis pas non plus !
M. le président.
... mais qui n'est pas dénué de talent pour autant.
(Sourires.)
M. Pierre Fauchon.
A tout péché miséricorde ! Si je ne suis pas membre du Conseil d'Etat, du
moins ne l'ai-je pas fait exprès.
(Nouveaux sourires.)
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le projet
de loi qui tend à généraliser une procédure d'urgence pour la juridiction
administrative correspond sans doute à une nécessité. Il n'en pose pas moins de
graves problèmes tant par son contenu que par les réflexions plus générales
qu'il suggère.
C'est une nécessité dans la mesure où il apparaît comme un remède à la lenteur
des procédures, qui, en dépit des statistiques, sur lesquelles je fais toutes
réserves, ne cesse de se confirmer, sinon de s'aggraver, et constitue en fait,
selon le verdict de la Cour européenne des droits de l'homme, une forme de déni
de justice.
En conséquence, là comme dans l'ordre judiciaire avec la généralisation des
procédures de référé - j'ai entendu l'un de nos éminents collègues dire que ce
qui sauve la justice, c'est le référé ; il s'agit tout de même d'une bouée de
sauvetage un peu particulière - l'Etat s'avoue incapable de donner au service
de la justice les moyens d'une meilleure efficacité. Il institue, en
conséquence, une procédure sommaire, susceptible, où que l'on espère
susceptible, d'apporter une solution rapide aux problèmes les plus urgents.
Mais que l'on ne s'y trompe pas : il s'agit d'un remède partiel qui ne guérira
pas le mal et qui constitue, en quelque sorte, un aveu d'impuissance à l'égard
de ce mal, de ce grand mal de notre justice qui se révèle trop souvent
incapable, vous le savez parfaitement, comme nous tous, madame la ministre -
mais que faire ? - de remplir en temps réel les missions de plus en plus
importantes qui lui incombent. L'expression « en temps réel » me paraît très
contestable, cas plus le temps est long plus il est réel, me semble-t-il...
M. Hubert Haenel.
Plus il est pesant !
M. Pierre Fauchon.
Mais c'est ainsi que l'on s'exprime dans le jargon actuel. Il est assez
curieux que l'on appelle temps réel l'instantanéité. Enfin, peu importe !
Nous ne saurions donc de gaieté de coeur aborder l'examen du présent projet de
loi.
Mais, plus grave, ce texte révèle, à son tour, une conception singulièrement
autonome - j'essaie de m'exprimer avec discrétion - de la justice
administrative, je dis bien « singulièrement autonome ». Il met du même coup en
lumière un certain archaïsme de cette juridiction.
D'une part, en effet, on veut réduire à l'extrême les garanties judiciaires.
Juge unique, absence de voie de recours ordinaire, mais possibilité pour le
juge de modifier en quelque sorte à son gré sa propre décision, même si le
texte invoque la survenance d'un « élément nouveau » - qu'est-ce qu'un élément
nouveau ? - sont autant d'entorses à la vieille sagesse qui veut que la
décision de justice ne soit pas rendue par un seul homme et qu'elle soit
susceptible d'un recours normal, ce qui n'est évidemment pas le cas du pourvoi
en cassation sauf l'éventualité d'une évocation, avec quelle difficulté nous le
savons.
Nous reviendrons sur ces points. Je remercie la commission et son rapporteur
d'avoir adopté des amendements, que vous avez d'ailleurs bien voulu approuver,
madame la ministre, et qui constituent une amélioration appréciable. Reste
qu'il est tout de même assez singulier que l'on ait osé nous proposer de telles
mesures.
Il importe aussi, pour des raisons qui tiennent à la Constitution - faut-il
rappeler l'article 66 ? - et aux meilleures traditions de notre droit, de ne
pas introduire un doute sur le point de savoir si les dispositions instituant
le référé-injonction en matière d'atteinte aux libertés fondamentales ne
rendraient pas en quelque sorte inutile ou superflue la compétence
traditionnellement reconnue au juge de l'ordre judiciaire en matière de voie de
fait.
De quoi vous inquiétez-vous, me dira-t-on probablement, car, à l'évidence, on
ne touche pas aux procédures actuelles de la voie de fait puisqu'elles sont
fondées sur la Constitution.
Toutefois, comme M. Garrec le constate dans son excellent rapport, le tribunal
des conflits, qui ne se soucie pas trop de ce qui est écrit dans la
Constitution, ou pas excessivement en tout cas, et qui ne se soucie guère non
plus d'un certain article du code de procédure pénale, semble vouloir
s'attacher à restreindre les conditions d'exercice de cette compétence des
tribunaux judiciaires lorsqu'il y a voie de fait, c'est-à-dire atteinte à des
libertés fondamentales.
Il invoque d'ailleurs, pour ce faire, le texte tout à fait archaïque datant de
la Révolution française, aux termes duquel les tribunaux ne procèdent pas par
injonction à l'égard de l'administration, et qui est un héritage de l'Ancien
Régime. Mais nous savons parfaitement que ce texte est tout à fait dépassé et
que cela ne correspond pas du tout à l'état actuel de la conscience juridique
et de l'Etat de droit. C'est assez extraordinaire : en gros, cela signifie que
l'Etat est au-dessus des lois. Nous avons adopté, en 1995, un texte qui
autorise les tribunaux, statuant au fond, à procéder par voie d'injonction.
Donc, c'est terminé. D'ailleurs, aujourd'hui, nous nous préparons à étendre
cette possibilité aux procédures des référés, qui sont par définition
provisoires.
M. René Garrec,
rapporteur.
En effet, provisoires !
M. Pierre Fauchon.
Il n'en demeure pas moins que l'on pourra faire des injonctions provisoires.
C'est tout de même aller assez loin par rapport aux textes de l'époque
révolutionnaire auxquels on se réfère. Cela signifie bien que ces textes sont
obsolètes. Par conséquent, que l'on ne s'y réfère pas indéfiniment, sauf à
avoir une arrière-pensée.
Celle-ci, pour autant que l'on puisse en juger, à la lumière des commentaires
de M. le rapporteur, l'évolution du tribunal des conflits, semble être de
réduire progressivement le champ de la voie de fait tel que l'entend la
juridiction judiciaire et de mépriser ainsi, notamment, l'article 136 du code
de procédure pénale qui précise : « Dans tous les cas d'atteinte à la liberté
individuelle, le conflit ne peut jamais être élevé par l'autorité
administrative et les tribunaux de l'ordre judiciaire sont toujours
exclusivement compétents. » C'est pourquoi j'ai déposé un amendement, que la
commission des lois a bien voulu adopter, visant non pas à créer un droit
nouveau, mais à rappeler l'état du droit.
Au delà de ce texte, nous sommes conduits, madame la ministre, à élever le
niveau de nos réflexions et à considérer l'ensemble des problèmes posés par la
juridiction administrative. Les singularités du texte, aussi bien d'ailleurs
que sa procédure d'élaboration, nous y invitent expressément dans la mesure où
ils mettent en lumière une certaine ambivalence de cette juridiction qui, d'une
part, s'affirme comme telle, comme une seule juridiction au sens plein du
terme, mais qui, d'autre part, conserve, ici et là, des conceptions du xixe
siècle, des conceptions datant de l'ancien conseil de préfecture, selon
lesquelles l'autorité publique ne saurait se soumettre aux règles communes de
l'Etat de droit et ne peut accepter que des contrôles en quelque sorte internes
- c'était l'idée d'origine - relevant, au fond, davantage du pouvoir
hiérarchique ou d'une variante du pouvoir hiérarchique que d'une démarche
véritablement judiciaire.
Or, j'ai l'impression que ces conceptions anciennes continuent d'être
vivantes, et peut-être plus encore du fait de la généralisation des tribunaux
administratifs. Effectivement, si ce stade a été dépassé pour ce qui est du
Conseil d'Etat, on retrouve au niveau tant des tribunaux administratifs que des
cours administratives d'appel une certaine culture de conseil de préfecture.
Nous devons tout de même y être très attentifs.
L'audition de M. Labetoulle, qui est certainement un très haut magistrat, ne
nous a pas donné une impression contraire. Elle comportait d'ailleurs des
éléments « pittoresques » ou surprenants que je préfère ne pas évoquer à cette
tribune, mais qui nous ont donné cette impression que nous n'avions pas tout à
fait la même idée, les uns et les autres, ou du moins pas une idée aussi
convergente de ce qu'est l'administration de la justice. Mais je n'en dirai pas
plus.
Il résulte de cette dualité profonde de nos systèmes juridiques des conflits
de compétences. Est-ce en matière judiciaire ou en matière administrative ? Je
vous assure que, pour un professionnel, c'est éreintant, car la question est
sans cesse renaissante. Cher ami, vous y faites allusion, des solutions
apparaissent, mais deux ou trois ans plus tard, c'est à recommencer.
Il en résulte aussi des divergences de systèmes juridiques, et donc de
jurisprudence, qui sont toujours fâcheuses, quelquefois scandaleuses et, en
tout cas, bien peu conformes à l'idée que les citoyens voudraient se faire d'un
Etat de droit, par définition unifié et homogène.
Que l'on me permette de citer un souvenir personnel. J'ai eu à connaître d'un
grave accident dans une piscine publique résultant d'une glissade sur un tapis
de plongeoir. Le tribunal administratif saisi a constaté que ce tapis avait été
enlevé le lendemain et que l'on était incapable de le présenter à l'expertise.
Il en a déduit, chose tout à fait remarquable, que n'était pas rapportée la
preuve du lien de causalité entre l'état du tapis et l'accident - accident
grave, suivi de troubles psychiques qui perdurent encore dix ans après.
Il est évident qu'un tribunal de l'ordre judiciaire aurait considéré que le
fait de faire disparaître le tapis de plongeoir le lendemain de l'accident et
de ne pas être capable de le présenter à une expertise était un aveu évident.
En de telles circonstances, pour un juridiction judiciaire, il n'y a pas de
doute.
Les conséquences des divergences de jurisprudence sont les suivantes : dans un
cas on est indemnisé, dans l'autre on ne l'est pas. Nous sommes donc là dans un
domaine qui, sur le plan humain, est de la plus extrême gravité.
Je ne tente pas, ici, de remettre en cause les attributions de la juridiction
administrative en ce qui concerne la légalité des décisions, ce que nous
appelons le contentieux des recours pour excès de pouvoirs et des annulations
susceptibles d'en résulter, non pas que ce système ne soit pas en lui-même et
intellectuellement à l'abri de toute critique mais parce qu'il est entré dans
notre tradition juridique, il y est parfaitement établi, et il fonctionne
d'ailleurs de manière très convenable. Il n'est donc pas fondé, en tout cas pas
aisé de le remettre en cause.
En revanche, je fais allusion au contentieux de la responsabilité de la
puissance publique : sans attaquer la décision, on pourrait dire simplement que
le comportement de la puissance publique a causé un préjudice.
C'est là que les divergences de procédures, les divergences de règles de droit
apparaissent. En effet, certaines règles du code civil, par exemple dans le
domaine de la construction, ne s'appliquent pas automatiquement dans le domaine
administratif. Si la jurisprudence administrative veut bien, comme elle dit, en
tenir compte, elle en tient compte, mais si elle ne veut pas en tenir compte,
elle n'en tient pas compte.
Cela appelle, à mon avis, une révision en vue d'unifier le contentieux de la
responsabilité à l'égard duquel les prérogatives propres de la puissance
publique qui ne sont pas en cause ne sauraient être légitimement invoquées.
Cela est si vrai que, dans un domaine où l'abondance du contentieux rendait
caricaturale la dualité des systèmes juridiques - la responsabilité aux tiers
en matière d'accidents de la circulation - une loi de 1957 a procédé à une
unification. Personne ne s'est jamais plaint de ce texte ; au contraire, tout
le monde s'en félicite, car il a mis fin à des divergences véritablement
absurdes.
Pourquoi ce qui est vrai pour les accidents de la circulation ne le serait-il
pas pour le contentieux de la construction, pour les services hospitaliers,
pour les équipements sportifs, etc. ? Le moment n'est-il pas venu, madame le
garde des sceaux, de procéder progressivement, par étapes, à l'unification de
ce contentieux de la responsabilité ?
C'est une grave question que le texte nous donne l'occasion de poser et sur
laquelle je me permets d'attirer très particulièrement et respectueusement
votre attention.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et du RPR.)
M. le président.
La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel.
Le projet de loi que nous examinons aujourd'hui vise à donner au juge
administratif - cela a été rappelé longuement par vous-même, madame la
ministre, et par notre excellent collègue M. Garrec - les moyens juridiques de
traiter des situations d'urgence en lui conférant des pouvoirs proches de ceux
du juge des référés en matière civile.
Comme l'a rappelé le groupe de travail présidé par M. Daniel Labetoulle,
président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, le dispositif qui
nous est proposé vise, en effet, à conférer au juge administratif statuant en
urgence une efficacité comparable à celle que l'on reconnaît au juge civil des
référés. S'il diffère du mécanisme civil c'est en raison des différences tenant
à la nature des litiges portés devant les deux ordres de juridiction et à la
façon dont ils se nouent au plan contentieux.
L'instance devant le juge civil des référés constitue bien souvent la première
confrontation de revendications antagonistes exprimées par des personnes
privées agissant l'une comme l'autre dans le cadre de l'autonomie des
volontés.
Devant le juge administratif, la plupart des litiges ont trait à une décision
émanant d'une autorité publique investie d'un mandat découlant des principes de
notre organisation politique ; cette décision traduit soit l'émanation d'une
prérogative éminente de puissance publique, soit la réponse à une démarche
préalable de l'administré apportée par l'autorité publique dans le cadre d'une
procédure déterminée par la loi. Le débat contentieux devant le juge
administratif de l'urgence ne peut ainsi s'engager dans les mêmes termes que
devant le juge civil des référés.
Je crois qu'il faut toujours avoir présentée à l'esprit cette notion, cette
différence de nature, afin d'éviter de vouloir à tout prix calquer un système
sur l'autre.
Le texte dont nous discutons est cependant d'importance, comme l'a rappelé
notre excellent rapporteur René Garrec, puisque les juridictions
administratives ont à régler des litiges concernant aussi bien les libertés
publiques que l'urbanisme, la fiscalité ou la gestion des collectivités
locales.
Par ailleurs, au nom de l'urgence, il nous est proposé un assouplissement, un
infléchissement, auquel je souscris, de deux principes fondamentaux du droit
public français : le caractère exécutoire des décisions administratives et
l'interdiction faite au juge d'adresser des injonctions à l'administration.
Ne perdons cependant pas de vue que, malgré la qualité de la réforme proposée,
la principale critique portée à l'encontre des tribunaux - la longueur
excessive des délais de jugement - est encore plus fondée en ce qui concerne
les juridictions administratives. Celles-ci n'échappent pas à la montée en
puissance du recours systématique au juge.
La notion de délai raisonnable est bien souvent devenue une clause de style
qui a valu à la France plusieurs condamnations par la Cour européenne des
droits de l'homme.
Il y a deux raisons à cela : l'insuffisance des effectifs et l'accroissement
des contentieux. Cette situation est de plus en plus inacceptable pour les
justiciables.
Il n'est certes pas dans l'objet du projet de loi de contenir des dispositions
de nature à remédier à la lenteur du juge du fond ou à certaines pratiques qui
veulent que plusieurs mois s'écoulent parfois, dans certains tribunaux, entre
le prononcé du jugement et sa notification au requérant. Peut-être pourrez-vous
indiquer au Sénat, madame la ministre, aujourd'hui ou à l'occasion de l'examen
du projet de loi de finances, quelles mesures vous envisagez de prendre pour
remédier à cette situation.
Sans entrer dans les détails des différents référés, excellemment analysés par
vous-même et par M. le rapporteur, je dirai qu'il s'agit de savoir quel nouveau
pouvoir doit être donné au juge alors même que ce dernier a la possibilité
d'adresser des injonctions à l'administration, d'ordonner la suspension de
décisions administratives qui interviennent dans l'intérêt général.
Il est souhaitable de remédier à la situation actuelle qui fait que, dans
certains cas, la décision du juge administratif reste lettre morte puisque
l'administration a déjà agi. Ainsi, en matière d'expulsion des étrangers,
l'annulation de la décision par les tribunaux intervient parfois alors que
l'étranger est déjà expulsé ; mais il faut également garder à l'esprit que,
compte tenu du principe fondamental du caractère exécutoire des décisions
administratives, on ne saurait confier au juge des référés un pouvoir sans
limite.
Par exemple, depuis les lois de décentralisation, les actes des collectivités
territoriales sont exécutoires de plein droit dès leur publication ou leur
notification aux intéressés et leur transmission au préfet, qui effectue un
contrôle de légalité
a posteriori.
Il serait donc regrettable - la commission des lois et son éminent
rapporteur M. René Garrec ont eu raison de le souligner - que des projets
entrepris à des fins d'intérêt général puissent être systématiquement mis en
échec par des recours aussi systématiques devant la juridiction
administrative.
En effet, parmi les causes d'insécurité juridique les plus graves, si l'on
excepte les atteintes aux libertés, se trouvent les actions exercées à
l'encontre de ce que l'on appelle des actes ou opérations complexes - certes,
les définitions de ces opérations divergent selon les cas - qui n'interviennent
qu'après un long processus d'élaboration, de consultation et d'enquête
publique.
Aussi, vous me permettrez de souligner que la sécurité juridique des documents
d'urbanisme est aujourd'hui en danger : le nombre de recours pour excès de
pouvoir intentés contre les décisions prises par les collectivités en la
matière n'a cessé d'augmenter. Il est passé de 2 700 en 1978 à plus de 11 000
aujourd'hui.
Ce contentieux peut durer jusqu'à sept, voire dix ans. Durant cette période,
la politique d'aménagement et d'urbanisme de la collectivité se trouve
compromise du fait de l'incertitude pesant sur l'avenir de ces actes.
Il semble donc nécessaire d'instaurer un délai butoir afin de ne pas mettre en
échec les actes des collectivités locales pour une durée illimitée. Mais cela
n'est pas très facile. La commission nous propose par conséquent d'obliger le
juge du fond à statuer dans un délai d'un an sous peine de mettre fin à la
suspension prononcée en référé.
Cette disposition demanderait peut-être, me semble-t-il, un aménagement. En
effet, l'automaticité du dispositif envisagé peut entraîner des effets pervers
et susciter des manoeuvres dilatoires d'une partie pour faire en sorte que le
délai d'un an ne puisse être tenu.
En outre, si, au terme de ce délai, l'effet suspensif se trouve interrompu, il
sera toujours possible au demandeur, puisque rien dans la loi ne l'interdit, de
saisir le juge d'une nouvelle demande de suspension à laquelle il devra faire
droit puisque les raisons ayant justifié la suspension initiale
subsisteront.
Il est donc nécessaire de mettre en place un dispositif qui évite d'aller de
recours suspensifs en recours suspensifs sur plusieurs années.
M. René Garrec,
rapporteur.
Tout à fait !
M. Hubert Haenel.
Dans le même esprit, la commission des lois a déposé un amendement supprimant
la possibilité pour le préfet de solliciter un référé-injonction à l'encontre
des collectivités territoriales. Je ne saurais qu'approuver cet amendement
puisque le texte proposé par le Gouvernement constituait en effet une nouvelle
forme de contrôle de l'Etat sur les collectivités territoriales.
Je souhaiterais également attirer l'attention de la Haute Assemblée sur les
procédures applicables aux référés prononcés en urgence qui excluent certaines
caractéristiques essentielles de la procédure administrative contentieuse, à
savoir le caractère écrit de cette procédure, le double degré de juridiction,
les principes de la publicité de l'audience et de la collégialité et, enfin, la
présence du commissaire du Gouvernement.
L'oralité, même si elle n'est pas une tradition de notre droit administratif,
a eu tendance à se développer au cours des dernières années, notamment dans le
domaine du contentieux de la reconduite à la frontière. Admise seulement en
première instance, l'oralité se justifie par des considérations d'efficacité
évidente.
Quant au double degré de juridiction, il s'agit d'un élément essentiel de la
garantie des droits de la défense. On peut concevoir qu'il puisse y être dérogé
sous certaines réserves pour des mesures qui n'ont pas, au principal, autorité
de la chose jugée et qui ne règlent pas un litige au fond. On peut donc
admettre un seul degré de juridiction pour certaines procédures en référé.
Toutefois, la commission des lois limite à juste titre cette possibilité aux
référés suspension et conservatoire. Elle l'exclut pour des raisons évidentes
dans les domaines des libertés fondamentales, même si la définition n'est pas
aussi précise qu'on le voudrait. C'est la raison pour laquelle elle propose un
amendement permettant aux parties d'interjeter appel des mesures prises en
référé au titre du référé-injonction.
Quant au juge unique, s'il est tout à fait justifié dans une procédure de
référé, je rappellerai cependant que la commission d'enquête de 1991 que j'ai
eu l'honneur de présider et dont M. Arthuis était rapporteur conseillait, à
l'époque, d'y recourir certes, mais avec prudence. Il serait nécessaire
notamment que le juge unique soit un juge expérimenté - M. le rapporteur l'a
indiqué tout à l'heure - et non pas un simple conseiller débutant. Est-ce bien
dans ce sens que vous souhaitez que cette réforme soit appliquée, madame la
ministre ?
Enfin, en ce qui concerne l'absence de conclusion du commissaire du
Gouvernement, elle se justifie par l'oralité de l'audience publique.
L'intervention du commissaire du Gouvernement perdrait en effet tout son sens
s'il devait prononcer des conclusions écrites alors que les moyens auraient été
soulevés par oral.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous voterons
ce texte avec les moditifications proposées par la commission des lois en
formulant cependant cette réserve que toute réforme - c'est évidemment en
coiffant la casquette de rapporteur spécial du budget de la justice que je
m'exprime ici - doit être dotée des moyens de la réaliser. Or, l'étude d'impact
sur ce texte, bien que discrète, révèle que la modification des procédures
d'urgence, en favorisant l'accès des citoyens aux tribunaux, risque d'accroître
le recours au juge administratif et nécessiterait par là même une augmentation
significative des emplois de magistrats et de greffiers. Envisagez-vous, madame
la ministre, d'accompagner cette réforme des moyens nécessaires à la
concrétisation des excellentes mesures que vous nous proposez ?
Enfin, comme l'a souligné le groupe de travail sur les procédures d'urgence -
vous l'avez d'ailleurs dit vous-même, madame la ministre -, au-delà des
modifications de textes qui paraissent nécessaires pour rendre efficaces les
procédures d'urgence devant les juridictions administratives, le succès de la
réforme dépend certes des moyens mais aussi de l'approfondissement, à tous les
stades de la juridiction administrative, d'une culture de l'urgence encore
inégalement partagée.
Pour conclure, permettez-moi de souligner qu'il est apparemment plus facile,
madame la ministre, d'engager des réformes dans le domaine de la justice
administrative que dans celui de la justice judiciaire. Pourquoi ? Sans doute
que, pour l'instant, la médiatisation y est moins grande, l'unité du corps est
réelle, tout comme la discrétion, la personnalisation du juge absente ; de
même, les lobbies de toutes sortes, les écuries, les chapelles, les ordres en
tout genre, les groupes de pression divers n'y ont pas de la même manière droit
de cité. L'Etat y est sans doute moins confisqué.
(Applaudissements sur les
travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union
centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Sutour.
M. Simon Sutour.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous voici
réunis pour discuter d'un projet de loi, loin du tumulte médiatique et -
pourquoi le taire ? - des passions politiciennes.
Pourtant, cette sérénité ne doit pas tromper. Ce texte revêt une véritable
importance. D'apparence technique, puisque consacré à la modification d'une
partie de la procédure administrative contentieuse, il porte avec lui les
signes d'une nouvelle évolution de notre droit public. Dans un pays où la
religion de l'Etat a longtemps figuré l'horizon indépassable, et continue même
de l'être pour certains, toutes les réformes affectant le droit administratif,
y compris celui du contentieux administratif, doivent être regardées avec
attention, car ce droit correspond à une situation sociopolitique, à une
réalité historique.
Au cours des années soixante-dix, le mouvement législatif et réglementaire fut
notamment dirigé vers l'amélioration de la transparence de l'action
administrative et de ses relations avec les citoyens. Ce corpus fait d'ailleurs
actuellement l'objet d'une modification défendue devant le Parlement par Emile
Zuccarelli, au nom du Gouvernement.
Depuis les années quatre-vingt et jusqu'à la présente décennie, l'organisation
de la juridiction administrative a été complétée par la création des cours
administratives d'appel, dont tout dernièrement celle de Douai, et par l'octroi
de nouveaux pouvoirs au juge de l'administration. Je pense ici à la loi de 1995
lui reconnaissant des compétences - dont celle d'injonction - qu'il se refusait
à lui-même ou que la tradition du droit public l'empêchait d'exercer.
Le présent projet de loi s'inscrit parfaitement dans ce dernier mouvement. A
cet égard, je le qualifierai de significatif. En effet, par les dispositions
que vous nous proposez et sur lesquelles je reviendrai, madame la ministre,
vous déplacez le point d'équilibre entre différents principes irriguant le
droit public. D'un côté, il y a le privilège du caractère exécutoire des
décisions de l'administration, affirmé avec force en 1982 par le Conseil d'Etat
comme principe fondamental ; de l'autre, il y a les droits de la défense et la
garantie des droits et libertés du citoyen.
Ces deux aspects se traduisent aujourd'hui par le fait que, normalement, les
décisions faisant grief, lorsqu'elles sont attaquées devant le juge, ne sont
pas suspendues d'effet et par la circonstance que le justiciable peut cependant
en demander, à titre dérogatoire, le sursis à exécution, voire la suspension
sous certaines conditions bien limitées, droit que le Conseil constitutionnel a
rangé, en 1987, parmi les droits de la défense, donc au niveau des normes de
valeur constitutionnelle.
Il reste que cette conciliation n'offre pas, aujourd'hui, de réelle
satisfaction.
Nul ne prétend qu'il faille remettre en cause ce privilège de la puissance
publique. Celui-ci trouve sa justification non pas tant dans une quelconque
présomption de légalité - dont on ne voit pas, au demeurant, pourquoi les
citoyens seraient privés pour leurs actes - que dans la nécessité d'assurer la
continuité de l'Etat et, partant, des services publics.
Il s'agit bien de garantir la satisfaction de l'intérêt général, c'est un
impératif. Cependant, l'unanimité se fait pour dire que, dans certaines
hypothèses que l'on voudrait peu nombreuses, l'exécution immédiate d'une
décision ou d'une action administrative peut aboutir à des situations
inadmissibles, insupportables, voire absurdes.
La méconnaissance de la règle de droit peut ainsi produire des conséquences
attentatoires à la substance des droits de la personne. L'intérêt général ne
saurait donc la justifier, il ne peut la couvrir d'un privilège.
Mais, à cet instant, les outils accessibles au juge sont - et, là encore, le
constat est commun - inadaptés. Le sursis et les autres procédures
extraordinaires ressemblent bien trop souvent à de minces sabres de bois, en
sorte que l'insuffisance des moyens dont le juge souffre dans ce genre de
situation a conduit un de ses représentants éminents, M. Abraham, à y voir en
1995 une des principales questions posées au droit administratif.
C'est dans ce droit-fil que le vice-président du Conseil d'Etat, M. Denoix de
Saint-Marc, a donné mission à M. Labetoulle de constituer un groupe de travail
pour réfléchir et proposer des adaptations en ce domaine.
Ce travail remarquable une fois accompli, vous avez pris soin de le traduire,
madame la ministre, dans un délai là aussi remarquable, en projet de loi. Vous
avez eu raison, à un double titre. D'abord, par principe, il faut éviter de
laisser en suspens les travaux d'une commission : outre la rancoeur, on risque
alors l'oubli ; ensuite et surtout, ce texte tel que vous l'avez fait adopter
en conseil des ministres répond pleinement à votre volonté de réformer la
justice.
En l'occurrence, il s'agit de la justice administrative, justice dont le champ
des compétences intéresse nos concitoyens plus souvent qu'on l'imagine
habituellement.
A cet instant, je ne reviendrai pas sur les aspects très pointus si
précisément étudiés par le rapport du Conseil d'Etat et par celui, non moins
intéressant, de notre excellent collègue M. Garrec. Je me plairai, en revanche,
au nom du groupe socialiste, à souligner que cette discrétion de la grande
presse, alors qu'il est question de justice, ne doit pas faire oublier ce que
ce texte pourrait apporter au quotidien du justiciable et à la protection des
libertés.
Ce projet est de nature à améliorer la justice au quotidien, à laquelle le
juge administratif participe évidemment.
Pour s'en tenir aux seuls tribunaux administratifs, on se plaira à citer M.
Michel Gentot, indiquant en 1997 qu'en douze ans le nombre d'affaires
enregistrées par ces juridictions a doublé et que, désormais, 100 000
justiciables les saisissent chaque année.
Face à ce contentieux massif, il apparaissait indispensable de réfléchir aux
procédures d'urgence permettant de régler immédiatement les illégalités les
plus flagrantes et les moins réversibles, en évitant ainsi que le juge
administratif donne la fâcheuse impression d'être moins accessible que son
collègue judiciaire, moins attentif que lui au besoin de la solution
urgente.
C'est dire que vos préoccupations quant au service public de la justice se
retrouvent ici !
Jusqu'à présent, il faut bien avouer que les procédures d'urgence devant le
juge administratif n'offraient pas les qualités de clarté et de simplicité
attendues. Prévert aurait peut-être trouvé plaisir à scander l'énumération :
référé provision, référé conservatoire, référé préfectoral, référé
précontractuel, constat d'urgence, contentieux des reconduites à la frontière,
sursis à exécution, suspension provisoire... Le plaideur, non !
Pour s'en tenir au sursis et à la suspension provisoire, on ajoutera que leur
mise en application ne manque pas de chausse-trapes.
Que les conclusions aux fins de sursis soient déposées après qu'une requête au
fond l'a été, que le requérant démontre l'existence forte d'un moyen sérieux et
d'un préjudice difficilement réparable, qu'il forme simultanément, le cas
échéant, une requête en suspension prouvant alors le préjudice irréversible que
le juge, appréciant très restrictivement ces conditions, conserve alors
qu'elles seraient réunies, la faculté de ne pas accorder la mesure demandée,
tout cela nourrit un sentiment de perplexité.
D'évidence, en rester là ne pouvait que laisser pensives des colonies de
Hurons venant au Palais-Royal répéter naïvement qu'eux, « bons sauvages,
esprits simples », pensent que la justice est faite pour le justiciable et que
sa valeur se mesure en termes de vie quotidienne, que ce n'est pas le
développement du droit que les intéresse mais la protection efficace qu'en tire
le particulier.
Vous avez décidé, madame la ministre, d'entreprendre de rassurer les Hurons et
l'ensemble des citoyens.
Pour preuve de cette volonté, je m'en tiendrai essentiellement à la refonte
des procédures du sursis et de la suspension par l'article 3 ; je laisserai de
côté les procédures spéciales ; après quoi, je m'attacherai aux aspects
strictements procéduraux, qu'organisent notamment les articles 7 et 9.
Certes, le texte ne va pas jusqu'à reproduire le référé civil à l'identique.
Sans doute faut-il y voir le souci de ne pas négliger l'originalité du
contentieux administratif !
Mais le dispositif de l'article 3 devrait rendre plus aisée l'obtention de
l'effet suspensif d'un recours. Ce nouveau référé supprime l'exigence d'un
préjudice difficilement réparable et se borne à exiger la démonstration de
l'urgence. Quant au moyen sérieux, il se réduit désormais au doute sérieux.
Il est vrai que l'expression « doute sérieux » laisse interrogatif. Faut-il
considérer que le juge des référés ne s'attardera plus sur l'examen au fond des
moyens développés par le requérant ? Dès lors qu'un seul des moyens
n'apparaîtrait pas dilatoire ou fantaisiste, la demande sera-t-elle
favorablement accueillie ? Il importe effectivement que le juge ne cherche plus
à extrapoler ce que pourrait être la décision au principal. Juge de l'urgence,
il deviendrait également juge de l'évidence.
En retenant ainsi une acceptation large de ces nouveaux critères, le juge
administratif donnera à cette réforme sa pleine dimension, d'autant plus que la
procédure envisagée laisse une place importante à l'oralité des débats.
L'article 7, en réaffirmant le principe du contradictoire, impose non
seulement au juge de statuer en audience publique, mais il l'invite à ne pas se
borner aux seules écritures. L'échange de mémoires est, certes, la forme
élaborée du débat devant la juridiction administrative, et c'est un gage
certain de la qualité de l'argumentation, car il oblige le requérant et le
défendeur à peser le poids des mots et des moyens. Il oblige à la réflexion.
Il demeure qu'en matière d'urgence, voire d'extrême urgence, l'oralité se fait
soeur de la célérité.
Une requête sommaire, l'absence de temps suffisant pour rédiger un mémoire
détaillé, le besoin de ne pas allonger les délais par l'attente de la
production des écritures en défense - délai que l'administration sait utiliser
parfois pour ruiner l'intérêt du sursis - voilà autant d'éléments qui rendent
indispensable l'oralité de la procédure d'urgence.
Je dois cependant dire mon interrogation sur le « ou » utilisé à l'article 7.
D'abord, je crois que le principe du contradictoire comprend, au moins en la
matière, l'écrit et l'oral ; ensuite, je me demande à partir de quoi il sera
donné un tour oral ou écrit à la procédure. Cela sera-t-il laissé à
l'initiative de la partie demanderesse ? Au pouvoir de décision du juge ?
Pourra-t-on développer à l'audience des moyens nouveaux par oral ? Autant de
questions dont je suppose que les réponses figureront dans le décret prévu à
l'article 20 et dans une jurisprudence que l'on espère libérale.
A cet égard, le fait que, sauf exception, le juge des référés statuera en juge
unique et en l'absence de conclusions du commissaire du gouvernement paraît un
élément de rapidité particulièrement bienvenu.
Mais je ne peux m'empêcher d'exprimer mon regret de ne pas voir dans ce texte
l'équivalent de l'article 809 du nouveau code de procédure civile organisant le
référé à jours ou heures fixes, voire « au domicile du juge à portes ouvertes
», ce qui, s'agissant de cette dernière faculté, est assurément un bon moyen de
rapprocher le justiciable de sa justice.
Sans aller jusqu'à cette possibilité de visite domiciliaire du requérant chez
son juge, il reste que les procédures d'urgence peuvent exiger une fixation de
l'audience publique dans un temps extrêment court.
Sans doute le décret du 28 mai 1997 ouvre-t-il cette faculté aux tribunaux
administratifs de fixer l'audience à une date précise et rapprochée et
d'encadrer l'instruction écrite. Il aurait pourtant été souhaitable de
l'étendre expressément au Conseil d'Etat et d'en affiner le mécanisme à
l'occasion de l'examen de ce texte.
Sans doute pourriez-vous me répliquer que, précisément, il s'agit d'un
problème d'ordre réglementaire et que le décret d'application y pourvoira.
Mais, en matière de référé, je crois que cette précision pourrait figurer
utilement dans la loi. A cet instant, la révolution culturelle serait apparue
plus nette encore.
Peut-être, sans aller jusque là, aurions-nous pu nous contenter d'un délai
limite - quinze jours au moins - au cours duquel le juge aurait dû statuer. A
défaut de s'être prononcé dans ce laps de temps, il aurait été dessaisi
d'office au bénéfice du président de la section du contentieux du Conseil
d'Etat, qui aurait dû juger dans ce même délai. Loin de compliquer la
procédure, cela aurait, au moins psychologiquement, contribué à l'enracinement
de la réforme car, puisqu'on pose comme nouvelle condition pour le demandeur de
justifier de l'urgence de sa situation, il n'y aurait rien que de très logique
à exiger du juge des référés qu'il se prononce en urgence.
Ce sont là quelques regrets et quelques souhaits qui trouveront, je continue
de l'espérer, une réponse heureuse dans le décret et dans la pratique
juridictionnelle et, pourquoi pas, dès la navette parlementaire.
Paradoxalement, certains de mes collègues ont plutôt exprimé la crainte de
voir apparaître, au-delà de l'engorgement des rôles, un contrôle plus
contraignant de l'action des collectivités locales. Le juge suspendant plus
facilement les effets des décisions administratives, une paralysie de l'action
publique locale serait à redouter.
Ce scénario catastrophe, faisant référence pour partie au rôle de certaines
associations excessivement procédurières, me semble, quant à moi, bien exagéré.
Je ne le crois pas plausible. D'une part, il existe toujours la possibilité de
prononcer des amendes pour recours abusif ; d'autre part, avec le mécanisme
prévu à l'article 9, vous instituez un filtrage à partir duquel le juge des
référés pourra, par ordonnance motivée, rejeter sans contradiction les requêtes
manifestement irrecevables ou mal fondées.
C'est là un garde-fou propre à apaiser les inquiétudes des élus locaux.
Toutefois, à mon sens, ce tamis porte avec lui un risque de glissement de la
réforme.
Autant, s'agissant de l'irrecevabilité tenant à l'incompétence de la
juridiction administrative ou à une forclusion de délai, je ne vois là rien que
de très classique - cela existe déjà en substance - autant le fait que figure
comme condition de mise en oeuvre de ce tri la condition de l'urgence ou du
doute sérieux me pose problème. En effet, ces deux conditions sont celles qui,
en définitive, justifient l'éventuelle obtention de la suspension.
Permettre que le juge du référé écarte sans contradictoire la requête, comme
s'il s'agissait de traiter une simple fin de non-recevoir, désavantage le
demandeur, non pas en ce que cette absence contradictoire interdira à
l'administration de se défendre, mais plutôt en ce que le caractère d'urgence
peut ne pas ressortir clairement d'un mémoire sommaire. Le plaideur pourrait
fort bien éclairer le juge par des observations orales lors d'une audience
publique !
Ecarter l'oralité alors qu'il est question du fondement de l'action en référé,
à savoir l'urgence, me paraît dommageable.
Bien sûr, l'ordonnance sera motivée, ce qui devrait empêcher toute motivation
stéréotypée. Relevant de la cassation, une telle insuffisance de motivation
serait censurée. Quelle sera, en revanche, la portée du contrôle du juge de
cassation sur l'existence de la condition d'urgence niée par le premier juge ?
Le juge de cassation ne sera-t-il pas tenté d'y voir une appréciation
souveraine échappant à son contrôle ?
A vrai dire, j'espère me tromper sur le risque de voir l'article 9 fonctionner
comme un « aspirateur de référé ». Je crois toutefois que la navette pourrait,
là encore, concourir à préciser ce dispositif.
Quoi qu'il en soit, les craintes de voir peser toujours plus le contrôle du
juge sur l'exercice des pouvoirs locaux ne sont pas fondées, si peu fondées
même que cette réforme qui accroît les pouvoirs du juge de la puissance
publique pourrait contribuer à enclencher une spirale vertueuse.
L'exercice d'un pouvoir par l'administration, à quelque niveau qu'elle se
situe, réclame un respect des formes et une réflexion qui sont des garanties
contre l'arbitraire. La jurisprudence administrative a souvent fait oeuvre de
pédagogie à l'égard de l'Etat. Sachant désormais que l'illégalité, l'abus
flagrant, seront sanctionnés immédiatement, sachant que le temps qui coule ne
lui profitera plus forcément, l'administration, sous toutes ses formes, serait
alors plus encline à la modestie.
Modestie d'un Etat, au niveau central où à ses échelons décentralisés, qui
doit disposer de tous les moyens nécessaires à son action et doit, dans le même
mouvement, se montrer capable de remise en cause, de dialogue, d'argumentation,
un Etat qui n'aille pas contre la société, un Etat qui, à travers ses
différentes expressions, garantit les libertés.
Est mise en place une justice plus protectrice des libertés. En effet, votre
projet, madame le garde des sceaux, s'inscrit - je me plais à le souligner -
dans une évolution vers une plus grande garantie des libertés.
Nul ne peut sérieusement ignorer que la mise en place du groupe de travail, en
1997, a répondu aux débats nourris provoqués par la décision du tribunal des
conflits du 12 mai 1997 relative aux passagers du cargo
Félix
. Cette
décision, touchant aux libertés et à la dignité de la personne humaine, eut un
écho amplifié par l'intervention - fait rarissime ! - du ministre de la justice
d'alors pour départager le tribunal.
Au-delà de ces circonstances, se trouvaient en jeu les moyens du juge
administratif pour intervenir utilement et rapidement lorsque les libertés sont
en cause.
Force est de constater que les instruments d'intervention du juge
administratif sont parfois insuffisants pour donner la pleine mesure concrète à
sa constante volonté de garantir les libertés.
Cela explique en partie le succès du recours à la théorie de la voie de fait,
conduisant de nombreux justiciables à préférer le juge civil des référés,
désespérés qu'ils sont d'attendre Godot devant le juge administratif.
L'article 4 de votre projet répond en très grande partie à cette
préoccupation.
En dotant le juge administratif du pouvoir d'injonction, du pouvoir de faire
cesser l'atteinte à une liberté fondamentale, votre texte réduira certainement
l'usage de la voie de fait.
En tout cas, ses interprétations extensives devraient cesser. L'administration
trouvera auprès de son juge naturel la sanction des errements vers lesquels ses
passions et ses faiblesses la poussent parfois.
Mais l'économie novatrice du référé-liberté ne limite pas sa portée à la seule
hypothèse de la voie de fait. Elle vise toutes les formes d'atteintes illégales
et graves aux libertés fondamentales.
On peut s'interroger sur la notion de libertés fondamentales. Je pense
cependant que notre droit public recèle tous les éléments de réponse pour les
définir conformément aux fondements de notre République.
Vous mesurez l'importance de cette référence, madame la ministre, vous qui,
comme moi, venez d'une région où le démon de l'extrême-droite a fait des
ravages. Vous savez, comme moi, combien dans certaines villes conquises par le
Front national, la violation des libertés et du principe d'égalité sont la
substance des politiques menées. Sciemment sont niées les valeurs de notre
société ; sciemment, elles sont foulées au pied. Il est donc plus qu'utile
d'armer le juge pour contrer les arrêtés discriminatoires et les arrêtés
liberticides.
Certes, le préfet dispose depuis 1982 du déféré préfectoral, grâce auquel il
peut agir vite dès lors qu'une liberté publique est mise en cause par une
collectivité locale et obtenir de la juridiction administrative une décision
rapide.
Il m'apparaît donc indispensable que chaque citoyen ou groupement de citoyens
lésé par une décision inacceptable puisse réagir directement, immédiatement. En
armant ainsi le citoyen, on renforce l'esprit de liberté.
La grande majorité des élus locaux n'ont rien à craindre de ce nouveau pouvoir
du juge. Mais ceux - malheureusement, nous en connaissons déjà trop ! - qui
croient trouver leur salut électoral dans la tambouille extrémiste trouveront
sur leur chemin des juges et des citoyens pour rétablir la légalité
républicaine.
C'est pourquoi, en l'occurrence, je considère indispensable l'existence d'une
voie d'appel.
Sur l'initiative de notre collègue Robert Badinter, la commission des lois a
préféré qu'une décision juridictionnelle touchant aux libertés fondamentales
puisse être critiquée par le biais d'un recours adapté.
M. Pierre Fauchon.
Il n'était pas le seul !
M. Simon Sutour.
Il n'était peut-être pas le seul, mais c'était tout de même sur son
initiative.
M. Pierre Fauchon.
Pas du tout !
M. Simon Sutour.
Porté devant le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, à
l'instar de la procédure du déféré-liberté, cet appel permettra d'assurer une
meilleure protection des libertés et une unité de jurisprudence, ce qui, en ce
domaine, n'est pas indifférent.
On mesure ici que la voie de la cassation initialement prévue ne suffit pas.
Si elle peut être satisfaisante pour les décisions prises sur la base des
articles 3, 5, 6 et 9 du projet, elle ne suffit pas lorsqu'il est question des
libertés. Je n'ignore pas que le Conseil constitutionnel a déjà considéré que
la voie de la cassation constitue une garantie fondamentale pour le justiciable
; je n'ignore pas non plus la position nuancée de la Cour européenne de
Strasbourg sur le double degré de juridiction.
Mais, en l'espèce, il faut bien voir qu'à l'occasion de cette refonte des
procédures d'urgence il y avait, dans ce projet, la suppression d'une voie de
recours actuellement existante en cas de demande de sursis à exécution.
J'observe que le groupe de travail du Conseil d'Etat a d'ailleurs hésité sur ce
point et qu'il aurait été peu logique
in fine
d'avoir la procédure du
déféré-liberté avec l'appel et celle du référé-liberté avec la cassation.
Aussi, je ne doute pas, madame le garde des sceaux, que vous accueillerez
favorablement l'amendement modifiant l'article 7, au moins dans son principe.
Je pense sincèrement que cela répondra à la philosophie générale de ce projet
et à votre volonté politique.
Enfin, il m'apparaît utile de relever l'apport de l'article 10 s'agissant du
référé précontractuel. En évitant que l'intervention du juge soit inutile parce
que le contrat est déjà conclu, le texte devrait contribuer à mieux satisfaire
la nécessité de transparence en matière de marchés publics et de délégations de
service public, transparence non étrangère aux attentes de nos concitoyens,
notamment pour ce qui est du bon emploi des deniers publics.
Venu le temps de conclure, il faut répéter, madame le garde des sceaux,
l'importance de votre projet. A la veille du xxie siècle, il en va des
exigences d'une bonne justice.
Certains sont toujours tentés de réclamer la fin du dualisme juridictionnel.
Ce débat d'une autre ampleur appellerait une révision constitutionnelle hors de
propos pour le moment, d'autant que vous nous permettez de rapprocher
l'efficacité du juge administratif de celle du juge judiciaire. Ce texte ne
réduit pas toutes les complications ni toutes les imperfections, mais il est un
pas essentiel vers une évolution nécessaire.
Cette évolution culturelle à laquelle vous invitez les magistrats
administratifs, j'espère qu'ils y répondront positivement en donnant une
interprétation libérale de leurs nouveaux pouvoirs, qu'ils abandonneront un peu
plus encore leur parfois inutile et excessive révérence vis-à-vis de
l'administration, cette dernière ne devant jamais oublier qu'elle est la
servante de l'intérêt général et non sa maîtresse.
La République suppose le respect de la loi. Elle exige la vertu. Que l'usage
d'une prérogative de puissance publique soit un privilège ne doit pas se
traduire par l'ignorance de cette vertu. Majoritairement, l'administration s'y
attache. Pourtant, nous le savons, il arrive qu'en usant d'une compétence liée
ou de son pouvoir discrétionnaire elle commette une illégalité flagrante et
grave. A cet instant, elle prend le visage de l'arbitraire. Une seule hypothèse
de dérive justifierait donc votre texte.
La refondation du pacte républicain à laquelle M. le Premier ministre,
vous-même et l'ensemble du Gouvernement oeuvrez si fortement a besoin d'une
administration vertueuse.
Ce projet de loi a vocation à y contribuer. Aussi, le groupe socialiste,
compte tenu des observations que j'ai faites et de l'amendement tendant à
modifier l'article 7 votera ce texte avec plaisir.
(Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, ce
projet de loi relatif au référé devant les juridictions administratives est un
texte attendu des magistrats des juridictions administratives.
Il devrait également contenter les justiciables, qui vont ainsi voir
s'améliorer les délais de jugement.
Les tribunaux administratifs, on le sait, sont débordés. Le nombre des
requêtes devant les juridictions ne cesse d'augmenter. Plus de 26 000 requêtes
ont été déposées entre 1997 et 1998.
Il faut cependant tenir compte, dans cette augmentation, des demandes
d'annulation de décisions d'expulsion formulées par les sans-papiers, qui
représentent, à elles seules, 20 000 demandes.
Cet engorgement n'est pourtant pas nouveau puisque l'une des raisons
essentielles de la création des cours administratives d'appel, en 1987, était
de remédier à la saturation du Conseil d'Etat.
Depuis, le « stock » d'affaires en attente s'est considérablement alourdi. On
estime à près de deux ans le délai théorique de résorption du stock.
Ces délais de jugement sont loin d'être « raisonnables », au sens de la Cour
de justice des Communautés européennes, et ils conduisent parfois à des
catastrophes pour les administrés, qui se trouvent dans des situations tout à
fait aberrantes face à l'administration toute puissante.
Les matières en lesquelles le juge administratif a la possibilité de statuer
en urgence ont déjà permis une atténuation du mythe de la puissance publique.
Mais elles sont encore aujourd'hui trop peu nombreuses. Cela est dû aux
spécificités du droit administratif, spécificités qui, comme le privilège du
préalable, le caractère exécutoire des décisions administratives ou encore la
prohibition des injonctions à l'encontre de l'administration, paraissent
difficiles à concilier avec la notion d'urgence.
Soucieux de rendre effectifs les recours juridictionnels, le Conseil d'Etat a
formulé des propositions sur les procédures d'urgence, propositions qui font
pour la plupart l'objet du projet de loi.
S'il est vrai, comme le souligne M. le rapporteur, que ce texte n'a pas comme
première vocation la réduction des délais de jugement de fond, il va - il faut
le reconnaître - améliorer considérablement les réponses aux attentes des
justiciables, qui pourront, désormais, bénéficier rapidement d'un minimum de
garanties face à l'administration.
Trois procédures sont mises en place au principal.
Le référé-suspension, à l'article 3, dont les conditions d'octroi seront
l'urgence et l'existence d'un moyen propre à créer un doute sérieux quant à la
légalité de la décision attaquée.
Le référé-injonction - peut-être le plus novateur des trois - autorise le juge
à prendre toute mesure de sauvegarde d'une liberté fondamentale quand celle-ci
est manifestement atteinte gravement et illégalement.
Ce référé aura d'autant plus d'efficacité que les magistrats interpréteront de
façon extensive la notion de liberté fondamentale. Je tiens d'ailleurs, à dire
mon désaccord avec la majorité sénatoriale, qui envisage de supprimer la
saisine préfectorale quand l'atteinte à une liberté fondamentale est le fait
d'une collectivité territoriale.
Il semble, ici, que le souci de protéger les élus locaux prenne le dessus, au
point qu'on ne supporte pas qu'un juge puisse faire des injonctions aux
administrations territoriales.
D'abord, il appartient aux préfets d'exercer le contrôle de légalité des
décisions des collectivités territoriales. Il n'est pas choquant, dès lors,
qu'ils aient également la possibilité d'un recours en urgence, dans les cas ou
l'administration n'a pas pris de décision et que cela porte préjudice à
quelqu'un.
En outre, ces dispositions sont de nature, puisque le juge administratif sera
en mesure de statuer rapidement - s'il en a les moyens ! - à dépénaliser la
responsabilité des élus locaux.
Cet article est également de nature à limiter les intrusions du juge
judiciaire, au moyen de la théorie de la voie de fait, dans le domaine
administratif.
L'interprétation de l'intérêt général et des libertés fondamentales du juge
administratif devrait mieux tenir compte des situations particulières des
citoyens face à l'administration.
Enfin, à l'article 5, le référé conservatoire acquiert valeur législative et
la condition selon laquelle les mesures prononcées ne peuvent faire préjudice
au principal disparaît.
Le projet de loi, comme le préconise le Conseil d'Etat et comme le souhaitent
les syndicats de magistrats, ne prévoit pas d'appel. En revanche, il met en
place, à l'article 6, des mesures exemplaires de par leur souplesse, à
l'inverse de l'image rigide de la justice. « Le juge des référés peut, à tout
moment, modifier les mesures qu'il avait ordonnées. »
La commission des lois améliore encore le dispositif en proposant d'étendre
les dispositions prévues par l'article 6 aux règles procédurales définies à
l'article 7.
L'article 8 exonère les requérants du droit de timbre, qui s'élève
actuellement à une centaine de francs, pour les procédures d'urgence instaurées
par ce texte.
C'est une bonne chose, mais il me semble que cette exonération devrait être
élargie à toutes les procédures administratives parce que ce droit de timbre ne
s'applique qu'aux requêtes devant les juridictions administratives et qu'il
crée, par conséquent, une inégalité entre les justiciables. En outre, sa
suppression ne représenterait pas une perte importante pour le budget de
l'Etat.
Je tiens aussi à souligner que cette avancée positive, en termes d'accès au
droit, ne va pas profiter aux plus démunis, qui en sont exonérés du fait de
l'aide juridictionnelle.
L'article 9 instaure un mécanisme de tri des requêtes. Il appartient au juge
des référés de statuer sur la recevabilité. La conciliation entre les garanties
des droits du justiciable et la nécessité de l'urgence nous semble avoir trouvé
un juste équilibre, l'affaiblissement des garanties apportées aux justiciables
étant tempéré par le caractère provisoire des mesures ordonnées par le juge des
référés.
L'article 10 est une grande nouveauté, car le juge des référés pourra
désormais, dans le mécanisme de référé précontractuel, enjoindre
l'administration de différer la signature d'un contrat de nature à porter
préjudice à un tiers.
Les articles suivants réactualisent les règles relatives aux procédures
particulières d'urgence instaurées dans le cadre de la décentralisation ; vous
l'avez rappelé voilà un instant, madame la ministre. Le contrôle de légalité,
en matière d'urbanisme - article 11 - le contrôle de légalité des actes des
collectivités locales par le préfet - article 12 - des décisions des mairies
d'arrondissement par les maires des villes de Paris, Marseille et Lyon, des
marchés des établissements publics de santé - article 14 - des actes relatifs
aux enquêtes publiques prévues par la loi du 10 juillet 1976 relative à la
protection de la nature - article 16 - des actes des fédérations sportives
exercés par le ministère de la justice et des sports.
Nous pouvons nous féliciter du maintien de ces procédures particulières et de
leur réactualisation.
Si l'ensemble du projet de loi nous satisfait, nous ne pouvions évincer la
question des moyens. Les réformes envisagées ne seront réalisées que si elles
sont assorties de financements suffisants.
La loi quinquennale du 8 février 1995 qui prévoyait la création de 180
nouveaux postes de magistrats pour les juridictions adminsitratives a, certes,
bien été exécutée, mais la juridiction administrative ne dispose pas encore de
moyens suffisants.
Les syndicats estiment qu'une bonne application des procédures d'urgence - et
cela, au regard du dispositif mis en place par les tribunaux pour répondre, en
urgence, aux requêtes contre les décisions de reconduite à la frontière -
nécessite qu'au moins deux greffiers ne s'attellent qu'aux procédures d'urgence
dans chaque tribunal.
Nous estimons à cinquante le nombre de postes de magistrats et à cent le
nombre de postes de greffiers nécessaires à la mise en place de cette réforme.
Seront-ils budgétés dans le projet de loi de finances pour 2000 ? Nous y
veillerons.
Madame la ministre, si les moyens nécessaires n'étaient pas débloqués, cette
réforme pourrait provoquer l'effet inverse du but qu'elle recherche,
c'est-à-dire une forte augmentation des recours, et une multiplication des
ordonnances d'irrecevabilité proposée comme solution au désengorgement.
Au-delà de ces préoccupations liées aux moyens nécessaires pour pouvoir
appliquer demain cette loi, le groupe communiste républicain et citoyen
approuvera le texte qui nous est soumis.
(Applaudisssements.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ? ...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion des articles.
TITRE Ier
DU JUGE DES RÉFÉRÉS
Article 1er
M. le président.
« Art. 1er. _ Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un
caractère provisoire. Il n'est pas saisi du principal. »
Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix l'article 1er.
(L'article 1er est adopté).