Séance du 27 janvier 2000
DÉFINITION
DES DÉLITS NON INTENTIONNELS
Discussion des conclusions
du rapport d'une commission
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 117,
1999-2000) de M. Pierre Fauchon, fait au nom de la commission des lois
constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et
d'administration générale sur sa proposition de loi (n° 9 rectifié, 1999-2000)
tendant à préciser la définition des délits non intentionnels.
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame la ministre, mes chers collèges, on peut lire dans un ouvrage
qui est un classique pour tous ceux d'entre nous qui ont fait des études de
droit - je veux parler du
Traité théorique et pratique de la responsabilité
civile,
des frères Mazeaud - l'observation suivante, que je place en
exergue de nos débats : « Du moment qu'il est question de peine, » - de
pénalité, donc - « partant de souffrance, on comprend que la société ne demande
compte de leurs actions qu'à ceux qui ont agi méchamment, que, par suite, il
faille, pour déclarer quelqu'un responsable pénalement, analyser son état
d'âme. »
C'est à cet exercice que vous convie la proposition de loi que j'ai l'honneur
de vous présenter au nom de la commission des lois, et ce grâce à l'impulsion
du président de notre assemblée, qui a souhaité son inscription à l'ordre du
jour, dans une ligne d'action annoncée par lui dès le début de son mandat et
constamment affirmée depuis lors.
M. le président.
Merci, monsieur le rapporteur !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Le point de départ de cet exercice, c'est évidemment la
situation incompréhensible dans laquelle se trouvent plongés certains hommes ou
certaines femmes à qui l'on fait reproche d'être responsables d'un accident,
non pas seulement parce qu'ils l'ont directement provoqué, mais parce qu'un
comportement actif ou passif de leur part, même n'ayant qu'une relation
indirecte ou lointaine avec l'accident, aurait pu éviter que celui-ci ne se
produise.
Des élus locaux, des responsables d'organismes divers, tels des hôpitaux, des
entreprises, des collèges, des responsables d'associations organisant des
activités sportives, etc., sont ainsi mis en examen, traduits en justice, jetés
au banc des accusés côte à côte avec des délinquants de droit commun, et
quelquefois condamnés pour des dommages dont ils ignoraient en toute bonne foi
l'éventualité, plus encore la probabilité, et qu'ils étaient absolument
incapables d'empêcher.
Comme il n'y a guère d'accident dont on puisse dire qu'il ne se serait pas
produit sans quelque circonstance antérieure, si lointaine fût-elle, et comme
la moindre, la plus subtile de ces circonstances suffit, selon la
jurisprudence, à constituer la faute pénale d'imprudence, toute non
intentionnelle qu'elle soit, le champ de la responsabilité pénale a fini par
s'étendre au-delà - je crois pouvoir le dire - de ce que le bon sens
élémentaire considère comme raisonnable et équitable. Et ceux qui ont entendu,
ce matin, sur une radio périphérique, le témoignage d'un maire ne seront pas
étonnés de mon propos.
Il faut rappeler constamment le principe fondamental du droit pénal selon
lequel « il n'y a pas de crime ou de délit sans la volonté de le commettre ».
Et n'est-il pas de règle que l'exception faite à ce principe pour certains cas
d'imprudence ou de négligence ne puisse être interprétée que d'une manière
restrictive ?
Les exemples abondent à cet égard. On en citera sans doute tout à l'heure
quelques-uns, mais le temps me manque pour le faire maintenant, et je préfère,
pour l'instant, m'en tenir à l'aspect technique du problème. Le nombre de ces
exemples importe d'ailleurs peu, dès lors que ce qui est en cause est non pas
la fréquence, mais le caractère juste ou injuste de ces condamnations ou de ces
mises en examen. Si elles ne sont pas justifiées, elles sont trop nombreuses,
et nous devons nous en préoccuper, suivant cette belle formule, que j'emprunte
à La Bruyère, selon laquelle la condamnation d'un innocent, d'un non-coupable,
est « l'affaire de tous les honnêtes gens ».
Pour remédier à de tels excès, il faut, dans une démarche qui, je le
reconnais, est nécessairement assez technique, en identifier la cause. Celle-ci
est simple, et nombre de juristes, dont certains ont été entendus la semaine
dernière par la commission, l'ont clairement identifiée : cette cause réside
dans la préoccupation, d'ailleurs bien compréhensible, de la jurisprudence
d'identifier un coupable pour rendre possible une réparation à une époque où
l'idée d'une responsabilité sans faute, d'une responsabilité pour risque
n'était pas admise.
Dès lors, on est allé jusqu'à qualifier de délit la moindre faute, ce qu'un
professeur de droit, M. Pirovano, a pu appeler des « poussières de faute », qui
n'avaient pas avec le dommage la moindre des relations causales, afin de
condamner et d'asseoir sur cette condamnation l'obligation de réparation du
dommage.
C'est ainsi que, depuis un mémorable arrêt de 1912, la faute civile
d'imprudence et de négligence ne fait qu'un avec la faute pénale, le délit de
blessure ou d'homicide par imprudence. Cette assimilation, qui est au coeur de
notre démarche, n'est pas juste, et je crois qu'elle n'est plus nécessaire.
Tout d'abord, elle n'est pas juste, parce que ces deux fautes sont évidemment
différentes : la faute civile des articles 1382 et suivants du code civil
justifie l'obligation de réparer le dommage causé par elle, tandis que la faute
pénale justifie - et c'est une toute autre démarche - que la société sévisse
contre ceux de ses membres dont les fautes, même non intentionnelles, portent
atteinte aux valeurs qu'elle s'est données.
Il tombe sous le sens que, ces deux fautes ayant des finalités différentes,
elles devraient faire l'objet d'appréciations différentes : autant il paraît
équitable de faire en sorte que la moindre imprudence crée une obligation de
réparation et constitue donc une faute civile, autant il serait excessif de
voir dans la moindre imprudence une atteinte aux valeurs de la société
justifiant une réparation morale de ce qui deviendrait ainsi un délit.
Cette distinction, sur laquelle il faudra revenir, a été faite tout au long du
xixe siècle et au début du xxe siècle, jusqu'au jour où la Cour de cassation
s'est avisée de relever que les définitions de ces deux fautes, telles qu'elles
figuraient respectivement dans le code civil, d'une part, et dans le code
pénal, de l'autre, étaient si proches qu'il paraissait impossible de les
distinguer. C'est l'arrêt de 1912, auquel je viens de faire allusion, qui, à
l'époque, était inspiré par le souci de faciliter l'indemnisation de toutes les
victimes en un temps où cette indemnisation était liée à une condamnation
pénale.
Ensuite - seconde observation - l'assimilation de la faute pénale à la faute
civile a cessé d'être nécessaire puisque la victime peut maintenant obtenir des
réparations sur d'autres bases que le délit, grâce à une évolution législative
récente que je ne retracerai pas faute de temps et qui s'inspire des analyses
du professeur Tunc sur la notion de risque, évolution à laquelle notre
excellent collègue Robert Badinter a apporté, lorsqu'il était garde des sceaux,
un concours tout à fait déterminant grâce à deux ou trois textes que tous les
praticiens ont sans doute à l'esprit.
Il est donc devenu parfaitement possible d'établir une distinction entre la
faute civile, qui peut continuer à être constituée par la moindre imprudence ou
négligence,...
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Oui !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
... et la faute pénale non intentionnelle, qui suppose sinon
la volonté de causer le dommage - elle deviendrait alors intentionnelle - du
moins la conscience de créer ou ne pas éliminer le danger qui sera à l'origine
du dommage.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Précisons immédiatement qu'il s'agit ici - et ce point est
tout à fait important - de la conscience réelle et concrète, celle que l'on a
eue de pouvoir causer un dommage, et non pas, comme on le lit trop souvent dans
les arrêts, de la conscience théorique, celle que l'on aurait dû ou pu avoir de
créer un dommage. On passe en effet son temps à dire aux maires : « Vous auriez
pu, vous auriez dû, et parce que vous pouvez vous devez tout ! »
Cette conscience théorique, celle qu'on aurait pu ou qu'on aurait dû avoir,
est une conception qui ouvre la porte aux dérives que nous souhaitons
précisément endiguer.
Selon la formule de MM. Merle et Vitu : « Seule l'imprudence consciente
justifie la répression pénale ». Admettre le caractère fondamental et novateur,
par rapport à cette jurisprudence, de cette distinction, de cette
différenciation, c'est disjoindre enfin ces deux responsabilités et permettre à
chacune de suivre le cours jurisprudentiel qui lui est propre.
Me ferai-je mieux comprendre si je prends une comparaison pittoresque ? Ce que
je suggère de faire, c'est un peu ce que fait le héros du
Tour du monde en
quatre-vingts jours
de Jules Verne, lorsqu'il détache du train une
locomotive emportée par son élan afin de permettre à ce train de s'arrêter à la
station où les voyageurs trouveront refuge. Ainsi, ce que nous vous demandons,
c'est de détacher la locomotive de la responsabilité pénale du train de la
responsabilité civile.
A partir du moment où l'on voudra bien le faire et où l'on admettra que la
faute pénale d'imprudence suppose à tout le moins la conscience de cette
imprudence, une distinction s'imposera immédiatement - c'est la seconde étape
de notre démarche - pour l'application de ce principe, entre l'hypothèse où le
dommage est une conséquence directe, immédiate, nécessaire et donc le plus
souvent prévisible de l'imprudence et celle où il n'en est qu'une conséquence
indirecte, plus ou moins lointaine, plus ou moins probable, plus ou moins
prévisible. Or, vous le savez, on reproche assez souvent à des responsables des
actions qui auraient très bien pu ne pas se traduire, dix ou quinze ans plus
tard, par des dommages. Il a fallu en effet qu'interviennent entre-temps un
certain nombre de circonstances, et la relation entre la faute supposée et le
dommage est indirecte.
La distinction, selon moi - mais nous aurons à en débattre lorsque nous
examinerons les amendements présentés par M. Dreyfus-Schmidt - est tout à fait
importante, disons-le immédiatement, à cause des accidents de la circulation.
En effet, le premier cas - relation directe entre la faute et le dommage -
englobe la plupart des accidents de la circulation, et le caractère conscient
de l'imprudence est réputé inhérent à l'acte lui-même. Il nous faut être
pragmatique, dans notre démarche et ne pas seulement s'en tenir à des analyses
théoriques et, pour maintenir un niveau élevé de lutte contre le fléau des
accidents de la route, il est nécessaire de s'en tenir au système actuel, dans
lequel la moindre faute engage la responsabilité pénale. Dans le second cas, au
contraire, lorsque la causalité est indirecte, médiate, incertaine et plus ou
moins imprévisible, la condamnation pénale doit être limitée aux cas dans
lesquels le caractère conscient et volontaire de l'imprudence - non pas, bien
entendu, du dommage, mais de l'imprudence : on sait à tout le moins qu'on
commet une imprudence et on en est conscient - est clairement démontré,
c'est-à-dire dans le cas d'une faute caractérisée.
Comment définir cette faute, me direz-vous ? Certains, et non des moindres,
ont suggéré de s'en tenir au concept général de la faute lourde : selon eux, il
n'y aura, en cas de relation indirecte, de responsabilité que s'il y a une
faute lourde. Cette solution a été retenue par la commission Massot dans son
rapport, qui reprend - c'est d'ailleurs un encouragement pour nous - le
mécanisme de notre proposition de loi, élaborée plusieurs mois auparavant. La
divergence ne porte que sur un point : doit-on parler de faute lourde ou
apporter une définition plus précise ?
Votre rapporteur et la grande majorité de la commission des lois ont jugé
préférable une définition plus précise, en indiquant formellement que cette
faute est caractérisée par « la violation manifestement délibérée d'une
obligation particulière de sécurité ou de prudence ». Tous les termes ont été
pesés !
Cette rédaction a pour but de mieux éclairer la jurisprudence, d'éviter que la
gravité du dommage rejaillisse sur celle de la faute. Car, je le dis dès
maintenant, quand on demandera à un tribunal d'apprécier qu'une faute est
lourde, il considérera toujours que, si les dommages sont graves, la faute est
forcément lourde, que, dès lors que plusieurs personnes ont été tuées, cela ne
peut pas être une faute légère. Nous n'aurons alors, je le crains, pratiquement
rien changé à la jurisprudence actuelle. Evitons donc que la gravité du dommage
rejaillisse sur celle de la faute - ce qui est d'ailleurs de règle en matière
contractuelle - et soulignons l'exigence, s'agissant de la délinquance non
intentionnelle, d'au moins un élément d'intention : le consentement conscient à
une imprudence précisément identifiée.
Nous reprenons ainsi les travaux de notre commission, très bien conduits par
notre excellent collègue Charles Jolibois, que je salue au passage, lors de
l'institution, voilà quelques années, du délit de mise en danger délibérée.
Nous évitons aussi de créer un nouveau concept, ce qui, pour l'application de
la loi, est toujours préférable.
Tel est, pour l'essentiel, la démarche de notre commission. S'y ajoutent
diverses harmonisations textuelles et un certain redéploiement de la
responsabilité pénale des personnes morales, qui, peut-être - nous le verrons
au cours du débat -, posera problème : réduction de la distinction quelque peu
artificielle entre les compétences que l'on peut déléguer et celles que l'on ne
peut pas déléguer, exclusion, en revanche, de cette responsabilité pour des
circonstances faisant apparaître un manquement délibéré d'une personne
physique.
Nous reprenons ici une partie des conclusions de la commission Massot, dont
l'excellent travail mérite d'être salué. Nous y reviendrons dans le cours du
débat.
Sans doute s'élèvera-t-il des voix parmi nous - peut-être des plus autorisées
- pour regretter que cette proposition de loi ne soit pas plus étendue, qu'en
particulier elle n'aborde pas, ou pas assez directement, les délits d'atteintes
non intentionnelles à l'environnement, qui constituent aussi un vaste champ de
réflexion.
Je suis le premier conscient du fait qu'il restera beaucoup à faire, mais il
faut se souvenir qu'il s'agit ici d'une simple proposition de loi, qui ne
pouvait être que limitée pour des raisons techniques et pour des raisons
d'efficacité que chacun pourra comprendre.
Dois-je dire, pour conclure, que notre commission n'a en aucune façon méconnu
non pas l'intérêt des victimes - il n'est pas en cause ici - mais leur légitime
exigence que toute la clarté soit faite sur les circonstances d'un accident,
que les responsabilités réelles soient identifiées et, s'il y a lieu,
sanctionnées ? Nous avons d'ailleurs entendu la semaine dernière des
représentants des victimes.
Le présent texte n'a certainement pas pour objet d'entraver les investigations
judiciaires, comme l'a prétendu par erreur le journal
L'Express,
puisque, bien au contraire, il les rend encore plus nécessaires ; il tend
seulement à ce que la justice pénale reste juste, ce qui exclut tout
automatisme aveugle. On ne saurait compenser l'injustice du sort par
l'injustice des hommes !
Tels sont, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, les circonstances,
les motifs et l'économie de la proposition de loi que la commission des lois a
l'honneur de vous présenter.
(Applaudissements sur les travées de l'Union
centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants. - M. Mauroy applaudit
également.)
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission.
M. Jacques Larché,
président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, nous abordons
aujourd'hui, sur l'excellent rapport de notre collègue Pierre Fauchon, un sujet
difficile, mais un sujet qui nous est familier.
Ce sujet nous est familier parce que le Sénat est le représentant des
collectivités territoriales et que notre premier devoir est d'être à l'écoute
permanente des 500 000 élus de notre pays, mais aussi parce que nous exerçons
fréquemment des responsabilités locales et nous entendons bien, d'ailleurs,
continuer à les exercer, conformément aux règles que nous sommes en train
d'établir et sur lesquelles nous n'avons pas l'intention de transiger. Enfin,
il nous est familier parce que, depuis plusieurs années, au sein de nos
commissions, de nos groupes de travail, de nos missions d'information, nous y
avons réfléchi : chacun se souvient du débat intéressant qui a eu lieu sur la
base d'une question orale que notre ami Hubert Haenel avait déposée.
Nous avons noté l'intérêt et l'urgence du problème ainsi que les réactions
légitimes qu'il provoque chez de nombreux élus. A la veille des prochaines
consultations électorales, bon nombre d'entre eux, nous pouvons en porter
témoignage, s'interrogent sur la possibilité pour eux de continuer à exercer
leur mandat dans de telles conditions.
En 1996, déjà sur l'initiative de M. Pierre Fauchon, un premier texte a été
adopté, et c'est ce texte qu'aujourd'hui nous remettons sur le métier.
Au surplus, nous avions voulu, dans le cadre de la loi sur la présomption
d'innocence, rapportée au Sénat par notre ami Charles Jolibois, dégager
quelques solutions. Nous avions en effet noté que le texte qui nous venait de
l'Assemblée nationale - en réalité, le texte du Gouvernement assez peu amendé -
était, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, quelque peu timide.
Il nous avait été répondu - chacun en a le souvenir - qu'il y avait lieu
d'attendre le dépôt d'un rapport demandé à une commission présidée par un
éminent conseiller d'Etat.
Ce rapport, notre collègue Pierre Fauchon, la commission des lois, largement
instruite par les auditions d'éminents spécialistes auxquelles elle a procédé,
l'ont en quelque sorte pris au mot par anticipation, estimant qu'il y avait
lieu d'agir sans attendre le dépôt d'un projet de loi.
Nous considérons en effet que ce texte s'inscrit normalement dans la
perspective de cette réforme d'ensemble de l'institution judiciaire à laquelle
nous sommes évidemment attachés.
Notons, d'ailleurs, qu'un texte, par lui-même, n'est pas suffisant ; il faut
attendre du juge chargé de l'appliquer un état d'esprit qui tienne compte de
l'intention du législateur.
Il n'en est pas toujours ainsi. Cette discordance apparue parfois entre nos
intentions et certains jugements demeure, puisque la Cour de cassation n'exerce
parfois qu'un contrôle limité. Aussi la proposition qui vous est aujourd'hui
soumise, mes chers collègues, nous est-elle apparue particulièrement urgente et
nécessaire.
Nous souhaitons, à ce propos, que le juge fasse preuve, dans l'exercice d'une
fonction que nul ne songe à critiquer, d'une connaissance plus concrète de la
réalité des collectivités territoriales. Peut-être une formation adaptée à
l'Ecole nationale de la magistrature pourrait-elle être envisagée !
Aujourd'hui comme alors, plusieurs principes nous guident.
D'abord, nous ne voulons pas faire un sort à part aux élus, même si la nature
de leur mandat et les moyens dont ils disposent pour l'exercer font que leur
situation diffère sensiblement tant de celle du citoyen dans sa vie privée que
de celle du professionnel dans son entreprise.
Il n'était pas illégitime de songer à une solution de cet ordre. Mais on se
refuse, dans une société particulièrement médiatisée, à ce que les élus locaux
fassent, en cas de faute dans l'exercice de leurs fonctions, l'objet d'un
traitement spécial.
Le risque pénal qu'ils encourent en agissant dans l'intérêt commun est tenu
pour normal, comme il est apparu normal, notons-le au passage - on l'a bien vu
lors des récents événements qui ont si directement atteint tant de Français -
qu'ils soient au premier rang pour tenter de faire face.
Deuxième principe : nous voulons prendre en compte le besoin de transparence,
d'information et de compréhension des victimes et de leurs ayants droit - nous
les avons entendus, au cours de nos auditions - besoin qui est souvent très
supérieur à leurs exigences en matière de réparation ou de sanction.
Comment ne pas être touché par les propos tenus, avec beaucoup de modération,
par les représentants de ceux qui ont été directement atteints lors de
terribles accidents ? Nous souhaitons qu'ils comprennent que la proposition
faite n'a nullement pour objet de les priver des réparations nécessaires, pas
plus qu'elle n'a pour objet d'empêcher la recherche des responsabilités
fautives.
Il faut, enfin - c'est le troisième principe - assurer la cohérence globale
des mécanismes de sanction pénale et de responsabilité civile au regard de
l'évolution de la société, qui est à la fois plus complexe et plus sensible à
la protection collective de la vie humaine.
Je ne peux que me réjouir de voir qu'après, semble-t-il, quelques hésitations
exprimées à Léognan par M. le Premier ministre le Gouvernement ait décidé
d'appuyer notre démarche. Nous avons un engagement de voir se poursuivre la
navette parlementaire pour permettre l'adoption de la présente proposition de
loi avant la fin de la session.
Je ne puis m'empêcher de penser que la manière, peut-être un peu rapide, un
peu cavalière, dont nous avions posé ce problème lors de la première lecture du
projet sur la présomption d'innocence a pu modestement contribuer à lever
certains obstacles.
Peut-être notre débat d'aujourd'hui, que nous devons aborder dans un climat
apaisé, préfigurera/t-il la perspective nouvelle qui peut s'ouvrir plus
généralement sur la réforme de l'institution judiciaire. Nous avons le souhait
- je l'ai déjà exprimé - d'aboutir, sur des textes essentiels, sur des textes
qui méritent de recueillir le plus large accord parce que ce sont des textes de
société, à un accord entre nos deux assemblées, comme nous l'avions fait pour
le code pénal en son temps.
En conclusion, je veux dire - notre collègue M. Fauchon est le premier à le
savoir - que ce texte, dont le mérite est grand, n'empêchera ni les plaintes ni
les procès. Il aura le mérite d'inciter le juge à se prononcer, peut-être, dans
un état d'esprit différent et en fonction de règles nouvelles.
Mais la tentation demeurera de s'adresser en priorité au juge pénal, en raison
de la rapidité de son intervention et de la faculté qu'il a d'assortir la
condamnation qu'il prononce de l'indemnisation sollicitée.
On aurait pu songer à priver le juge pénal de ce droit et à contraindre en
quelque sorte la victime à se retourner en priorité vers la juridiction
compétente pour obtenir directement réparation, ou pour l'obtenir après que la
condamnation pénale eut été prononcée. Cette mesure aurait pu être envisagée au
cas où l'auteur de la faute aurait été un élu local.
J'ai d'ailleurs, à titre personnel, soumis à la commission des lois un
amendement allant en ce sens.
Je l'ai retiré, dans l'immédiat, après une discussion très ouverte sur ce
point, en raison de l'objection qui m'a été faite de l'alourdissement des
procédures qui en eût résulté et aussi - il faut bien le dire - dans l'état
actuel des choses, de l'incapacité dont fait trop souvent preuve la juridiction
administrative à statuer dans des délais raisonnables.
Faudra-t-il, un jour, transférer ces contentieux de l'indemnisation au juge
civil, comme nous l'avons fait en d'autres temps et dans d'autres circonstances
? La question a été posée. Peut-être pourra-telle être tranchée un jour !
En tout état de cause, la commission a reconnu qu'un problème demeure, celui
de la pénalisation excessive du fonctionnement de notre société. Ce problème
devra être résolu.
Dans l'immédiat, je formulerai, encore une fois, le voeu que la proposition de
loi de notre collègue M. Fauchon fasse l'objet d'un examen positif à
l'Assemblée nationale et que la navette puisse s'engager.
L'adoption de ce texte, à nos yeux - je le répète - s'inscrit dans le cadre de
cette réforme de l'institution judiciaire dont nous demeurons prêts à examiner
les différents éléments constitutifs dans un ordre désormais logique.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et
de l'Union centriste. - M. Mauroy applaudit également.)
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, je ne reviendrai pas - M. Fauchon l'a
excellement fait - sur le constat de la mise en cause pénale de plus en plus
fréquente des décideurs publics pour des délits non intentionnels.
Déjà, en 1995, votre rapporteur et M. Delevoye avaient consacré un rapport à
la responsabilité pénale des élus, qui avait bien mis en évidence que la
pénalisation des élus locaux, notamment pour des faits involontaires,
comportait des risques certains pour la démocratie locale. Ces travaux, vous le
savez, ont débouché sur la loi du 13 mai 1996, qui a imposé au juge
d'apprécier
in concreto
les infractions non intentionnelles compte tenu
des moyens et des compétences dont disposait l'auteur de la faute.
Par ailleurs, j'ai moi-même répondu longuement à la question qui avait été
posée devant votre Haute Assemblée par M. Haenel, le 28 avril dernier.
Dans cette réponse, j'ai tenu, d'abord, à relativiser l'ampleur du phénomène,
qui avait pu paraître très préoccupant au vu de certains chiffres avancés par
l'observatoire des risques juridiques des collectivités locales, qui dénombrait
850 mises en examen.
Mais, comme il est rappelé très justement dans le rapport de la commission, ce
chiffre ne distinguait pas entre les infractions intentionnelles et les
infractions non intentionnelles. En outre, il apparaissait que, pour moitié, ce
nombre concernait des procédures pour diffamation. Les chiffres que j'avais
cités de mise en cause d'élus locaux pour des infractions non intentionnelles,
repris à la page 19 du rapport de la commission, faisaient apparaître seulement
54 cas de mise en examen au 1er avril 1999. Par rapport au nombre d'élus
locaux, vous conviendrez que ce chiffre est faible !
Pourtant, c'est moins le nombre de mises en examen ou de condamnations qui
importe que le sentiment d'insécurité juridique ressenti par les décideurs
publics. Aussi, à la fin de ma réponse à la question posée par M. Haenel, je
m'étais engagée à ce qu'une mise à plat de l'ensemble des problèmes soit faite,
afin de dresser un état des lieux complet et objectif, et de formuler des
propositions concrètes.
Ce travail a été mené par un groupe d'étude présidé par M. le conseiller
d'Etat Jean Massot et composé de magistrats, d'agents publics et d'élus, dont
MM. Delevoye et Sapin. Le rapport sur la responsabilité pénale des décideurs
publics m'a été remis le 15 décembre dernier. Il a été largement diffusé, en
particulier auprès des parlementaires, et il a aussi été mis en ligne sur le
site Internet du ministère de la justice.
Partant d'un constat fait par tout le monde, celui d'une pénalisation
indéniable de la vie politique, il indique qu'il existe des solutions pour y
remédier, dont aucune, je veux le souligner, n'est exempte d'inconvénients
politiques, juridiques ou psychologiques.
Il n'est pas question de prévoir une procédure pénale particulière pour les
élus locaux, ni même pour les décideurs publics en général. La commission des
lois du Sénat le dit très nettement, tout comme le rapport Massot, et les
auditions auxquelles vous avez procédé le confirment.
Je me suis moi-même opposée, lors de la première lectue du texte relatif à la
présomption d'innocence, à des amendements qui, de près ou de loin, avaient
pour objet de restaurer certaines procédures spécifiques pour les agents
publics.
Par conséquent, si l'on n'opte pas pour une procédure pénale spécifique, on
peut être tenté de modifier le fond du droit pénal. C'est précisément ce que
proposent à la fois le rapport Massot et la proposition de loi de M. le
sénateur Fauchon.
Mais, avant d'entrer dans le vif du débat, je voudrais souligner que cette
proposition, comme les autres, présente également des inconvénients. En effet,
elle implique de renoncer à des principes fort anciens, comme par exemple la
théorie de l'équivalence des conditions ou celle de l'identité de la faute
civile et pénale.
En effet, on doit se poser la question de savoir si, à partir du moment où
l'on fait un texte général qui prend place dans le code pénal et qui, par
définition, s'adresse à tout le monde, on ne produit pas des effets non
désirés. En particulier, Mme Viney a fort opportunément rappelé devant la
commission du Sénat que c'est la « multiplication des accidents du travail et
des accidents de la circulation qui avait été à l'origine du développement de
la répression des délits non intentionnels ». Sur ce plan, je le dis au nom du
Gouvernement, la répression ne saurait faiblir. Les victimes seraient fondées à
reprocher cet affaiblissement à tous ceux qui y auraient mis la main.
M. Christian Bonnet.
Je suis tout à fait d'accord !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
D'une manière générale, je crois qu'il est
indispensable de veiller à ce que la réforme envisagée n'ait pas pour
conséquence d'affaiblir l'efficacité de la loi pénale dans des domaines aussi
sensibles que celui du droit du travail, de l'environnement, et de la santé
publique ou de la sécurité routière.
Depuis plusieurs années, on constate en effet que la responsabilisation des
acteurs, publics ou privés, a été accrue du fait de l'existence de la sanction
pénale et que cette responsabilisation a porté ses fruits en matière de
prévention. S'il convient d'éviter des poursuites injustifiées ou des
condamnations contraires à l'équité, il ne faut pas, pour autant,
déresponsabiliser les chefs d'entreprise, au risque d'aboutir à une
augmentation des accidents du travail, des faits de pollution, des atteintes à
la santé publique ou des accidents de la circulation.
J'ai moi-même procédé à certaines consultations, comme votre commission l'a
fait. Elles m'ont confortée dans l'idée qu'il ne faut toucher à la loi pénale
que d'une main tremblante. Sur plusieurs points, il me semble que l'expertise
n'a pas été poussée assez loin et que la navette parlementaire permettra de
l'approfondir.
Enfin, et pour clore cette introduction, je crois qu'il faut être constamment
guidé par le souci de n'exonérer ni les élus locaux ni les décideurs publics ou
privés de leur responsabilité pénale lorsque cette dernière est évidemment
engagée. Mais, en même temps, cette responsabilité ne doit pas conduire à
l'inertie par peur du procès ou à la démission par lassitude.
Dans sa proposition de loi rectifiée, M. Fauchon essaye de trouver des
solutions à ces problèmes difficiles. Les solutions qu'il propose et qui ont
été adoptées par la commission portent, vous le savez, sur deux points qui
rejoignent très largement les principales propositions faites par le rapport
Massot : d'une part, elle entend redéfinir le champ des délits non
intentionnels ; d'autre part, elle étend avec prudence la responsabilité pénale
des collectivités territoriales en tant que personnes morales.
Je voudrais revenir sur ces deux points, et d'abord sur la redéfinition du
champ des délits non intentionnels.
Quel est l'état du droit aujourd'hui ?
La question des infractions pénales non intentionnelles a toujours été très
délicate. Par principe, le droit pénal ne réprime que les comportements les
plus graves, les plus blâmables, ce qui est le cas des infractions
intentionnelles, des infractions dont on peut dire qu'elles sont faites de «
mauvaise foi ».
En revanche, il paraît
a priori
surprenant que les comportements commis
« de bonne foi » par une personne qui n'a ni l'intention de violer la loi, ni
l'intention de causer un dommage puissent également constituer des infractions.
Dans un tel cas, le recours au seul droit civil, qui permet l'indemnisation du
dommage, peut paraître suffisant.
Dans le nouveau code pénal résultant de la commission de révision présidée par
M. Badinter, est très clairement posé le problème, puisqu'il y est spécifié, à
l'article 121-3, que les crimes et les délits étaient en principe des
infractions intentionnelles : « Il n'y a point de crime ou de délit sans
intention de le commettre. »
Il demeure que ce même article a aussitôt apporté une exception à ce principe
en rappelant que, lorsque la loi le prévoit, des délits pouvaient être
constitués par une faute d'imprudence ou de négligence.
En effet, lorsque sont en cause des valeurs primordiales, comme la vie ou
l'intégrité physique des personnes, les comportements, même commis de bonne
foi, qui portent atteinte à ces valeurs paraissent devoir, dans certaines
circonstances, être sanctionnés pénalement. Par conséquent, le droit pénal
n'est pas seulement un droit subjectif, qui recherche s'il y a eu intention de
mal faire, mais aussi un droit objectif, qui sanctionne des comportements. J'ai
dit que cette évolution ne pouvait êtrequ'aprouvée dans le domaine du droit du
travail, de la santé, de l'environnement et de la sécurité routière.
Pour autant, ces infractions pénales supposent la commission d'une imprudence
ou d'une négligence, c'est-à-dire d'une faute, d'un manquement à un devoir de
prudence ou de diligence qui, malgré son caractère non intentionnel, présente
un caractère blâmable parce qu'il porte sur une activité susceptible de causer
un danger pour les personnes.
Si, dans leur principe, les dispositions de notre droit pénal paraissent ainsi
totalement justifiées, leur application pratique a cependant soulevé
d'importantes difficultés, pour les deux raisons suivantes.
En premier lieu, les textes définissant les infractions non intentionnelles,
et notamment les articles 221-6 et 222-19 du code pénal réprimant les homicides
et les blessures involontaires, ont retenu une conception large du lien de
causalité entre la faute et le dommage.
Dès lors que la faute a causé le dommage, même indirectement, même si d'autres
fautes ont eu un rôle causal, que plusieurs fautes « ont concouru au dommage »,
comme le précise la jurisprudence de la Cour de cassation, l'infraction peut
être reprochée à chacune des personnes dont le comportement a été jugé fautif.
C'est la fameuse théorie de l'équivalence des conditions, qui a été préférée à
celle de la causabilité adéquate.
En second lieu, la nature même de la faute a été définie très largement par le
code pénal, qui vise l'imprudence, la néglicence, la maladresse, l'inattention
et le manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi
ou les règlements. La jurisprudence a estimé, au vu de ces formulations, très
proches de celle de l'article 1 383 du code civil, qu'il y avait identité entre
la faute civile et la faute pénale et que toutes les fautes, même les plus
légères, pouvaient ainsi caractériser une infraction. L'arrêté de la Cour de
cassation du 18 décembre 1912 n'a jamais été remis en question, depuis lors,
sur ce point.
Il résulte de ces deux principes - équivalence des conditions et identité des
fautes civiles et pénales - que la répression des délits non intentionnels
présente une particulière sévérité, notamment lorsqu'elle concerne les
personnes qui n'ont pas causé directement le dommage, mais dont le comportement
a pu créer les circonstances qui ont permis ou facilité la réalisation du
dommage.
Tel est, en particulier, le cas de ceux qui, parmi les diverses
responsabilités qui leur incombent, ont pour mission de prévenir, grâce aux
actes qu'ils sont susceptibles de prendre ou à la réglementation qu'ils peuvent
édicter, des atteintes à la sécurité des personnes ou des biens. C'est ainsi le
cas de dirigeants privés ou publics, comme les chefs d'entreprise ou les élus
locaux.
A cet égard, de nombreux exemples pourraient être cités, qui sont dans toutes
les mémoires : celui du dancing du Cinq-Sept, celui du stade de Furiani, dans
lequel le directeur de cabinet du préfet a été mis en cause, celui des termes
de Barbotan, où c'est le maire qui l'a été, celui de la catastrophe du Drac,
celui de la mort d'un enfant tombé du haut des falaises d'Ouessant, où le maire
a été condamné.
Cette situation n'est pas nouvelle, et l'exposé des motifs du nouveau code
pénal rappelait, en 1986, que des dirigeants peuvent être condamnés pour « des
infractions dont ils ignorent parfois l'existence ».
Depuis très longtemps, la doctrine comme les responsables politiques ou
administratifs critiquent la sévérité excessive des textes et de la
jurisprudence, mais sans proposer pour autant un dispositif alternatif qui soit
suffisamment précis pour éviter une appréciation trop subjective de la
responsabilité pénale tout en garantissant par ailleurs les droits des victimes
- vous avez auditionné ces dernières et vous avez été aussi touchés par leur
témoignage.
Tels sont l'état du droit et les difficultés qu'il génère. La proposition de
loi adoptée par votre commission sur le rapport de M. Fauchon me paraît
apporter une amorce de réponse à cette problématique.
La réponse, que je qualifierai d'esquisse de solution, apportée par votre
rapporteur me paraît à la fois audacieuse et mesurée.
Elle est audacieuse, car elle revient sur ces deux principes séculaires de
l'identité des fautes et de l'équivalence des conditions.
Elle est aussi mesurée pour les deux raisons suivantes : d'une part, elle
articule la question du lien de causalité et celle de la faute, en exigeant une
faute caractérisée lorsque le lien de causalité entre la faute et le dommage
est indirect, sans exiger, dans tous les cas, soit un lien de causalité direct,
soit une faute caractérisée ; d'autre part, elle limite cette exigence à la
responsabilité pénale des personnes physiques et non à celle des personnes
morales.
S'agissant du premier point, la solution proposée par notre rapporteur est,
dans son principe, identique à celle qui est retenue par le rapport de la
commission que présidait M. Massot, mais elle en diffère toutefois légèrement à
deux égards.
La première différence, qui me paraît tout à fait justifiée, est que la
réforme proposée ne concerne pas que les délits d'homicide ou de blessures
involontaires, mais vise l'ensemble des infractions d'imprudence, ce qui exige
une modification de l'article 121-3 du code pénal.
A la réflexion, le Gouvernement partage l'analyse de M. Fauchon : il n'y a pas
de raison que l'appréhension plus circonscrite de la notion de faute
d'imprudence ne concerne pas tous les délits non intentionnels, par exemple les
délits en matière de pollution.
La seconde différence porte sur un point plus complexe, qui est la
caractérisation de la faute exigée en cas de causalité indirecte.
Le rapport Massot proposait de recourir au concept de « faute grave ». M.
Fauchon et votre commission proposent de retenir le concept de mise en danger
délibérée, ou, pour reprendre précisément les termes de la proposition, la
notion de « violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de
sécurité ou de prudence ».
Ce concept présente, il est vrai, plusieurs avantages.
En premier lieu, il existe déjà dans notre droit pénal, depuis l'entrée en
vigueur du nouveau code pénal en 1994, puisqu'il est utilisé dans la définition
du délit de risque causé à autrui prévu par l'article 223-1 du code pénal et
comme circonstance aggravante des délits d'homicide et de blessures
involontaires
En second lieu, il s'agit d'un critère objectif qui suppose la démonstration
d'une imprudence consciente de la personne. C'est parce que la personne aura
été personnellement alertée - en pratique par une autorité supérieure, par un
subordonné, par un usager ou par les circonstances particulières de l'affaire -
de l'existence d'un risque déterminé et de la nécessité de prendre certaines
précautions pour en éviter la réalisation que sa responsabilité pénale pourra
être engagée. Je m'interroge toutefois sur le point de savoir si ce critère
n'est pas trop réducteur. Cette interrogation résulte non seulement de la
lecture du rapport Massot, mais également du compte rendu de certaines des
auditions auxquelles votre commission a procédé fort utilement.
Certains comportements, même non délibérés, peuvent en effet être la cause
indirecte d'un dommage et présenter un caractère particulièrement grave qui
justifierait une condamnation pénale. L'exemple donné lors des auditions de
votre commission, celui du chirurgien qui informe de façon erronée l'équipe
soignante chargée du réveil de son patient de la nature de l'opération qu'il a
effectuée, ce qui conduit les membres de cette équipe à commettre des fautes
directes, est à cet égard éclairant.
En outre, s'agissant d'accidents du travail, il semble, au vu de statistiques
récentes, qui portent sur 500 condamnations annuelles en matière d'homicides ou
de blessures involontaires, que la violation manifestement délibérée d'une
obligation de sécurité par l'employeur n'a jamais été recherchée par les
juridictions pour entrer dans la voie de la condamnation.
La solution pourrait donc consister à retenir les deux critères de faute
manifestement délibérée ou de faute d'une particulière gravité, ce qui
permettrait d'engager la responsabilité pénale de la personne physique en cas
de faute inadmissible ou intolérable alors même qu'elle ne présente pas un
caractère délibéré. Je pense que la discussion d'aujourd'hui ainsi que la
navette parlementaire permettront d'approfondir cette réflexion.
En tout état de cause, je souhaite préciser l'interprétation qui me paraît
devoir être retenue de l'expression choisie par votre commission. De telles
précisions, qui figureront dans les travaux parlementaires, me semblent
indispensables pour faciliter l'application de ces nouveaux textes par les
juridictions.
Quelle est donc l'interprétation qu'il faut donner de l'expression « violation
manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de
prudence » ?
Je rappelle que la faute non intentionnelle est actuellement définie par
l'article 121-3 comme une imprudence, une négligence ou un manquement à une
obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou les règlements. La
faute caractérisée, qui serait désormais exigée en cas de lien de causalité
indirect, est définie par ce même article comme la « violation manifestement
délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité ».
Il n'est donc pas exigé que l'obligation de prudence ou de sécurité qui a été
violée soit prévue par la loi ou les règlements. Une règle de prudence, « de
bon sens », dont n'importe qui comprendrait qu'elle doit être respectée peut,
en cas de violation manifestement délibérée, donner lieu à condamnation
pénale.
Par exemple, outre les cas de violation d'une prescription précise figurant
dans une circulaire, le directeur d'une école qui ne fait rien après avoir été
personnellement avisé que le portail d'entrée risque de s'effrondrer parce
qu'un gond est cassé pourra être jugé responsable si le portail chute sur un
élève. De même, le maire d'une commune qui a été personnellement alerté du
danger qu'il y aurait à laisser ouvert un établissement accueillant du public,
alors que des travaux sont en cours pourrait être jugé responsable en cas
d'accident.
En définitive, le texte proposé par votre commission doit donc être compris
comme visant toutes les formes d'imprudence manifestement délibérée, qu'elles
aient ou non été prévues par une loi ou un règlement. Si une telle
interprétation n'était pas assez claire, il faudrait le préciser dans le texte
même en visant les deux cas de figure soit que la violation soit celle d'une
règle évidente et de bon sens de prudence, soit que ladite règle soit prévue
par un texte précis de loi ou de règlement.
Le caractère mesuré de la proposition de M. Fauchon découle ensuite du fait
que la limitation de la responsabilité pénale pour les infractions non
intentionnelles en cas de causalité indirecte entre la faute et le dommage ne
concerne que les personnes physiques.
En tout état de cause, les personnes morales, si elles sont pénalement
responsables - ce qui est notamment le cas des entreprises privées en cas
d'accident du travail ou des collectivités territoriales pour leurs activités
susceptibles de délégation - pourront toujours être condamnées.
Cette « plus grande » responsabilité pénale des personnes morales ne remet pas
en cause les principes du nouveau code pénal, car la réforme s'analyse non pas
en une réduction de la définition des délits d'imprudence, mais comme
l'institution d'une cause de non-responsabilité - ou de non-imputabilité - qui
ne profite qu'aux personnes physiques mais qui ne supprime pas l'existence de
l'infraction.
La réforme proposée n'est par ailleurs pas contraire au principe d'égalité
devant la loi, ce qui aurait été le cas s'il avait été prévu que la
responsabilité pénale d'une personne morale était un obstacle juridique à celle
de ses organes ou représentants personnes physiques. En effet, toutes les
personnes physiques, qu'il existe ou non une personne morale pénalement
responsable, se trouvent dans la même situation : leur faute indirecte n'engage
leur responsabilité personnelle que si elle est manifestement délibérée.
L'intérêt de cantonner les effets de la réforme aux personnes physiques permet
ainsi de sauvegarder les droits des victimes.
J'en viens maintenant à l'extension mesurée dans la proposition de M. Fauchon
de la responsabilité pénale des collectivités territoriales.
La responsabilité pénale des personnes morales est une des innovations
fondamentales du nouveau code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994. Ce
principe est posé à l'article 121-2, qui exclut toutefois la responsabilité
pénale de l'Etat.
En revanche, le code pénal a prévu une responsabilité pénale des collectivités
territoriales et de leurs groupements pour les seules activités susceptibles de
faire l'objet d'une convention de délégation de service public. Cette inclusion
avait été inspirée par le souci d'éviter une rupture d'égalité entre les
activités des personnes privées et des activités analogues exercées par des
collectivités locales.
Je ne consacrerai pas de longs développements à cette question. Mais, comme la
plupart de ceux qui y ont réfléchi - je pense notamment au rapport du Conseil
d'Etat consacré à la responsabilité pénale des agents publics de 1996, mais
aussi aux remarques de la commission - je ne peux envisager sérieusement une
responsabilité pénale de l'Etat. Je sais bien que certains soutiennent que
l'Etat peut se condamner civilement à réparer des dommages, mais la
responsabilité pénale est de nature éminemment différente car elle participe de
la souveraineté. En outre, si nul n'est responsable pénalement que de son
propre fait, je ne vois pas comment une responsabilité pénale collective de
l'Etat pourrait être engagée.
Cette restriction aux activités susceptibles de faire l'objet d'une délégation
prenait ainsi en compte le fait que les activités de police administrative,
c'est-à-dire de réglementation au sens large, étaient de nature
fondamentalement différente des activités privées.
Je reste pour ma part convaincue qu'entre la fonction d'édicter des règlements
afin d'assurer la sécurité et la tranquillité de nos concitoyens, et celle
d'organiser le ramassage des ordures ménagères, il y a une différence de
nature.
Certes, beaucoup voient dans l'exercice du pouvoir de police la source
principale des mises en cause de leur responsabilité pénale. Ce n'est pas
faux.
M. Jean-Jacques Hyest.
Eh oui !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
C'est la raison pour laquelle, par exemple,
l'Association des maires de France a particulièrement soutenu la proposition
selon laquelle toute plainte mettant en cause un élu local pour une faute non
intentionnelle commise dans l'exercice de ses fonctions ne peut donner lieu,
dans un premier temps, qu'à la seule mise en examen de la collectivité publique
pour laquelle il les exerçait.
Sans aller aussi loin, votre commission a retenu la solution proposée par la
commission présidée par M. Massot. Elle consiste à étendre la responsabilité
des collectivités territoriales à toutes leurs activités, mais seulement en cas
de manquement non délibéré à une obligation de sécurité ou de prudence prévue
par la loi ou le règlement.
Je dois vous avouer que je partage les appréhensions et les réticences du
président Massot, qui a fait part à votre commission de sa position personnelle
sur cette question, laquelle ne rejoignait pas celle de la majorité de la
commission qu'il présidait.
En premier lieu, en effet, l'extension de la responsabilité des personnes
morales pourrait être comprise comme une fuite des élus devant leurs
responsabilités. Comme l'a dit le Premier ministre le 24 novembre dernier
devant le congrès des maires de France « cela pourrait conduire à un
affaiblissement du sens de la responsabilité personnelle ».
En deuxième lieu, la représentation de la personne morale lors de la procédure
judiciaire sera le plus souvent assurée par le responsable de l'exécutif de la
collectivité, ce qui ne modifierait pas véritablement le traumatisme de la mise
en examen.
En troisième lieu, il me paraît clair que la plupart des sanctions du droit
pénal ne sont guère adaptées aux personnes morales. Seules les amendes
pourraient être prononcées, mais elles seraient bien entendu supportées par les
contribuables, qui pourraient estimer qu'ils ne sont pour rien dans le dommage
et peut-être même, pour une partie d'entre eux, qu'ils sont victimes de ce
dommage.
Enfin et surtout, je crois que la possibilité d'engager plus largement la
responsabilité pénale des collectivités locales conduirait inévitablement à un
accroissement de la pénalisation de la vie publique, et je ne crois pas que ce
soit ce que nous cherchons. La décision de prendre telle ou telle
réglementation, celle de choisir de réparer d'abord la salle polyvalente plutôt
que de réaliser tout de suite une station d'épuration aux nouvelles normes
devrait-elle faire l'objet d'une évaluation par le juge pénal ?
M. Gérard Delfau.
Eh oui !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est le cas !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Ne pourrait-on pas dire que le juge pénal deviendrait
alors celui de l'opportunité des décisions des collectivités publiques ? Et,
par là-même, ne serait-il pas conduit à remettre en cause le principe
fondamental de la séparation des autorités administratives et judiciaires, du
moins lorsque les premières exercent des prérogatives de puissance publique
?
Non, décidément, contrairement aux vertus qu'on lui prête, qui me paraissent
largement illusoires, je ne crois pas que l'extension de la responsabilité
pénale des collectivités territoriales soit une bonne chose.
Je crois que l'on peut s'engager - et encore avec beaucoup de précaution -
dans le sens d'une définition plus exacte du délit non intentionnel, même si je
crois qu'il faut bien en mesurer les conséquences.
Sur le second point de la proposition de loi, vous l'avez compris, je partage
plus les réticences du président Massot...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Et la majorité de sa commission ?
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
... que l'enthousiasme de certains.
Je n'ai abordé devant le Sénat que les deux points qui faisaient l'objet de la
proposition de loi de M. le sénateur Fauchon, mais le rapport de la commission
présidée par M. Massot énonçait beaucoup d'autres pistes, qu'il conviendra
d'explorer même si cela ne se traduit pas forcément par des textes
législatifs.
Je voudrais dire pourtant que le chapitre VI du rapport de M. Massot, qui est
consacré à la nécessité de rendre la mise en examen moins systématique et moins
traumatisante, contient beaucoup de propositions dont il a déjà été discuté,
ici même et à l'Assemblée nationale, lors des débats sur le projet de loi
relatif à la présomption d'innocence et au renforcement du droit des
victimes.
J'ai eu l'occasion de dire également que j'étais prête à élargir encore le
statut de témoin assisté - qui est déjà considérablement renforcé dans la
rédaction actuelle du projet de loi - à faire en sorte que le juge soit obligé
d'entendre la personne avant toute mise en examen ou encore à ce que le
contrôle sur les délais d'instruction soit renforcé.
Je suis certaine que c'est plus la mise en examen qui préoccupe les élus
locaux que le nombre des condamnations effectivement prononcées, qui est encore
inférieur à la vingtaine - je l'ai dit en commençant cette intervention. C'est
donc aussi, et peut-être principalement, sur la procédure pénale qu'il faut
agir. Nous le faisons et nous continuerons à en discuter ensemble ; mais c'est
un sujet qui est traité par le biais du texte relatif à la présomption
d'innoncence.
Par ailleurs, s'il s'agit de favoriser - et c'est nécessaire - les modes de
règlement des conflits autres que pénaux, je souhaite rappeler que le Parlement
est saisi d'un texte qui reviendra bientôt devant la Haute Assemblée et qui est
relatif au référé administratif ; ce texte vise à accélérer le rendu de la
justice administrative. J'en attends beaucoup, dans la mesure où les juges
administratifs seront mieux armés pour faire face à l'urgence et pour apporter
des réponses aux revendications légitimes des victimes.
J'ai aussi indiqué que les textes réglementaires qui accompagneront cette loi
contiennent des dispositions qui permettront d'allouer des provisions en cas de
dommages, même en l'absence d'une requête au fond. C'est un élément important
de simplification et de rapidité.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Cela existe au civil.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Je crois enfin, et je l'ai dit à plusieurs reprises
devant cette assemblée, qu'il convient de « mieux armer juridiquement les
décideurs publics » - je reprends là le titre du chapitre VIII du rapport de M.
Massot. Il faut certainement améliorer la formation des élus et des agents
publics au droit. Il faut aussi développer les capacités d'expertise juridique
des collectivités locales, expertise qui pourrait d'ailleurs justifier, je le
souligne, des formules d'intercommunalité un peu plus fréquentes. Il faut enfin
renforcer le contrôle de légalité.
Bien entendu, ces dispositions ne relèvent pas du seul ministère de la
justice, qui est là, comme le rappelait tout à l'heure M. Larché, pour apporter
aux magistrats non seulement des connaissances techniques, mais également des
connaissances plus générales sur les contraintes et sur les obligations des
décideurs publics. Un important travail interministériel reste à faire. Il est
engagé, et j'espère que nous pourrons le mener à bien.
Cette nécessité a été prise en compte par M. Hanoteau, le nouveau directeur de
l'Ecole nationale de la magistrature, et la formation initiale et continue
intègre d'ores et déjà une ouverture plus large sur la société.
Enfin, le rapport de M. le président Massot contient beaucoup d'autres
propositions dont il ne peut pas être débattu maintenant, soit qu'elles exigent
des expertises plus approfondies et trouveront leur place dans la navette
parlementaire, soit qu'elles ne doivent pas se traduire obligatoirement par des
textes de nature législative.
Je suis persuadée que, sur les autres points, il nous faut en effet laisser le
temps de la maturation.
Mais cette proposition de loi mérite en tant que telle d'être examinée, et
vous avez entendu les engagements de calendrier pris à ce titre par le
Gouvernement.
(Applaudissements sur les travées socialistes. - MM. Hyest,
Jolibois et Delevoye applaudissent également.)
M. le président.
La parole est à M. Mauroy.
M. Pierre Mauroy.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la mise en
examen de maires, parfois suivie de condamnations, suscite un légitime émoi
chez les élus.
J'ai pu en prendre la mesure à l'occasion des états généraux organisés à
Lille, le 9 septembre dernier, sur l'initiative du président Christian
Poncelet.
M. le président.
Je vous remercie de le rappeler !
M. Pierre Mauroy.
De nombreux élus étaient présents. Le dialogue qu'ils ont noué avec les
magistrats a quelquefois tourné à la confrontation. Il a, en tout cas, confirmé
le sentiment d'un malaise.
Les élus ressentent particulièrement mal le nombre élevé de mises en examen,
dont les répercussions pour eux vont bien au-delà de la dimension personnelle :
elles les affectent dans l'exercice même de leur mandat. Ces affaires, nous ne
devons pas en exagérer l'ampleur, mais nous ne devons pas davantage en
sous-estimer la réalité.
Le texte dont nous débattons aujourd'hui nous offre en tout cas l'occasion de
nous pencher sur cette question. Je dirai d'entrée de jeu que j'approuve le
choix principal qui sous-tend cette proposition de loi : le refus d'un régime
de responsabilité spécifique pour les élus.
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Pierre Mauroy.
La proposition de loi, en effet, s'inscrit dans le droit commun dès lors
qu'elle s'adresse à tous les justiciables. Ce postulat de départ est
fondamental.
Ce choix cependant crée des contraintes particulières, et sans doute nous
conduit-il à aller moins loin que nous l'aurions initialement souhaité. Je
crois cependant que la proposition de loi présentée par notre collègue Pierre
Fauchon réalise le meilleur équilibre possible, en opérant une distinction
selon qu'il existe un lien direct ou indirect entre la faute commise par un
responsable et le préjudice subi par la victime.
Cette notion de lien direct figure d'ailleurs aussi dans le rapport du groupe
d'étude sur la responsabilité pénale des décideurs publics, dont vous avez,
madame la ministre, confié la présidence à M. le conseiller d'Etat Jean Massot.
Elle permettra de distinguer entre la personne qui a réellement commis le
dommage et celle qui a, le plus souvent involontairement, créé la situation
provoquant ce dommage.
Dès lors que le lien entre la faute et le dommage est indirect, ce qui, soit
dit en passant, est le plus souvent le cas lorsqu'il s'agit d'élus, il nous est
proposé dans le texte de ne retenir la responsabilité qu'en cas de faute
qualifiée.
Le texte de la commission des lois retient finalement la notion de « violation
manifestement délibérée d'une obligation particulière de sécurité ou de
prudence ». Le groupe socialiste s'associe, comme vous, madame le garde de
sceaux, à cette qualification, qui a l'avantage d'être déjà connue et appliquée
par le juge pénal. Cette nouvelle rédaction des articles 221-6 et 222-19 du
code pénal évitera ainsi les abus les plus criants.
On a vu parfois la responsabilité de l'élu recherchée dans des cas où il
n'avait donné aucune instruction, où seuls de simples dysfonctionnements des
services étaient en cause, souvent même dans l'ignorance complète du
responsable municipal. La référence à une violation manifestement délibérée
écartera donc la responsabilité pénale de l'élu dans cette hypothèse, du moins
peut-on le penser. Ce critère permettra néanmoins de rechercher la
responsabilité de l'élu lorsqu'il a pris une part à la commission de
l'infraction.
De plus, nous ne pensons pas qu'un débat sur la responsabilité des élus doive
être l'occasion de transposer en droit pénal une notion issue du droit
administratif. Cependant nous souhaitons que la rédaction retenue permette le
contrôle de la Cour de cassation. Il est important en effet que l'unicité de la
jurisprudence prévale sur la diversité des situations locales et des
appréciations des juridictions d'appel.
L'essentiel d'ailleurs est de ne pas perdre de vue que ce texte doit
s'appliquer à l'ensemble des responsabilités, c'est-à-dire aussi bien aux
accidents de la route qu'aux accidents du travail, afin de prévenir toute
régression quant au droit des victimes à être indemnisées. Nous pensons que
notre collègue Fauchon et la commission des lois du Sénat ont fait un bon
travail ; c'est pourquoi nous les suivrons.
Un deuxième aspect de la proposition de loi porte sur l'extension de la
responsabilité pénale des collectivités locales. La situation, vous la
connaissez : il s'agit d'éviter la mise en jeu immédiate de la responsabilité
de l'élu alors que, bien souvent, c'est un dysfonctionnement des services
administratifs qui est en cause.
Je suis plutôt favorable à cette mesure, que j'ai d'ailleurs évoquée à Lille
lors des états généraux sur la responsabilité des élus en septembre dernier.
M. le président.
Exact !
M. Pierre Mauroy.
C'est d'ailleurs Robert Badinter qui est à l'origine de la novation qu'a
constitué la reconnaissance dans le code pénal de la responsabilité pénale des
personnes morales.
Sur ce point, cependant, le Gouvernement nous oppose des arguments non
négligeables, notamment celui de l'égalité de traitement entre les
fonctionnaires de l'Etat et les fonctionnaires des collectivités locales.
Problème complexe que celui de la responsabilité de l'Etat ! Il faudra des
jours, des mois, peut-être des années pour aborder ce problème ! Je m'en
éloigne prudemment...
(M. le rapporteur sourit.)
Dans sa proposition de loi, Pierre Fauchon nous propose l'extension de la
responsabilité pénale des collectivités locales à l'ensemble de l'activité
municipale et non plus aux seules activités pouvant faire l'objet de
délégations de service public, parce que cela, c'est une réalité. Il existe, je
le sais bien, une dualité, en quelque sorte, que vivent les maires entre, pour
certains secteurs, une responsabilité, et, pour d'autres, une responsabilité
aussi de la collectivité locale.
Il me semble que les objections du Gouvernement ne sont pas infondées et que
nous devrions peut-être prendre le temps de réfléchir à une responsabilité
pénale de l'ensemble des personnes morales, y compris l'Etat, ce qui suppose
bien des études et des débats complémentaires. Nous ne pourrons pas arrêter une
position définitive aujourd'hui !
Pour autant, les élus que nous sommes sont sensibles à une adaptation du
droit. Compte tenu de la situation actuelle, qui suscite réellement une
inquiétude constante et légitime de la part des élus, nous devrions procéder à
une telle adaptation. C'est pourquoi j'exprime, au nom du groupe socialiste, un
préjugé favorable au texte proposé, à la condition que ne soient pas adoptés
des amendements qui trahiraient son équilibre.
Nous savons que le renforcement de la responsabilité des décideurs va dans le
sens de l'histoire. L'évolution du droit s'inscrit dans cet élargissement de la
responsabilité. C'est vrai du droit pénal comme du droit administratif ou du
droit du travail.
Mes chers collègues, cette responsabilité, en tant qu'élus, nous la
revendiquons. L'action politique appelle, en effet, la responsabilité la plus
haute et la plus étendue. Nous avons pleinement conscience d'être aujourd'hui
confrontés à de nouvelles exigences. Notre société estime que le développement
scientifique et technologique doit s'accompagner d'un réduction maximale des
risques. Nous y répondons, notamment par le principe de précaution.
Aujourd'hui, tous les décideurs, tous les responsables, doivent répondre non
seulement de leur gestion directe, mais aussi des conséquences collectives de
cette gestion. Et cela, nous l'assumons tous les jours.
Cette évolution - certains diront ce progrès - nous l'acceptons ; mais,
parallèlement, il existe une tendance excessive, quelquefois provocatrice, de
notre société à la pénalisation,...
MM. Gérard Delfau
et
Raymond Courrière.
Très bien !
M. Pierre Mauroy.
... à la recherche de responsables, voire, trop souvent la mise en cause de
boucs émissaires.
M. le président
et
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Pierre Mauroy.
Peu importent les responsabilités, pourvu que l'on tienne un responsable !
M. Gérard Delfau.
Le maire, si possible !
M. Pierre Mauroy.
Sur ce plan, la République doit soutenir ses élus, en particulier ses maires
(Très bien ! et applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur
certaines travées du RDSE. - M. le président de la commission et M. le
rapporteur applaudissent également),
car cette évolution du bouc émissaire
ne peut pas être le droit ; elle n'est pas la justice. Tel est le véritable
problème.
C'est dire que la responsabilité pénale, que personne ne conteste quand elle
est justifiée, se doit d'être non seulement efficace, mais aussi juste à
l'égard de ceux à qui elle s'applique. Elle suppose, par conséquent, un
encadrement juridique clair. Elle ne saurait en effet se substituer à la
responsabilité politique et,
a fortiori,
constituer le moyen de
contester, par la voie procédurale, les choix démocratiques d'une majorité de
citoyens.
Il faut bien comprendre que les élus sont aujourd'hui confrontés à des
arbitrages de plus en plus sophistiqués. Ils se trouvent parfois face à
l'envahissement général de normes techniques, en butte à l'imprécision, voire à
la contradiction de celles-ci,...
M. Gérard Delfau.
Très bien !
M. Pierre Mauroy...
à des imprécisions entre ce qui est décidé au niveau de la France et ce qui se
décide ou n'est pas encore décidé au niveau de l'Europe.
La sécurité juridique de notre action constitue ainsi une préoccupation sans
cesse plus pressante. Nous sommes en droit d'attendre, sur ce plan, une
vigilance du Gouvernement dans la création des normes. L'élu local, quand il
s'agit de leur application, se trouve au bout de la chaîne, et c'est sa
responsabilité qui, finalement, est mise en cause.
Par ailleurs, sur un tout autre plan, il conviendrait de réfléchir à l'action
pénale des associations, sur laquelle, naturellement, il n'est pas question de
revenir, mais qui peut faire l'objet de véritables détournements du droit. Ces
cas sont fort heureusement très minoritaires mais ils existent. Là encore, il
faut trouver un moyen de réprimer les excès ou tout au moins de les éviter, en
réservant, par exemple, la constitution de partie civile à des associations
justifiant d'une certaine ancienneté ou bénéficiant de régimes spécifiques
d'habilitation et non à celles qui se créent en fonction d'un problème
d'actualité, à propos d'une affaire soumise au tribunal ou qui pourrait
l'être.
Mais, mes chers collègues, ne nous leurrons pas : dans un contexte d'immense
mutation du rôle de l'élu, les véritables réponses sont aussi ailleurs. Elles
tiennent principalement aux conditions d'exercice des mandats.
Les élus sont amenés à consacrer de plus en plus de temps à leur fonction.
Cette disponibilité accrue pose, à terme très rapproché, la question du statut
de l'élu.
M. le président.
Très, très bien !
M. Pierre Mauroy.
Prenons l'exemple des problèmes de sécurité. Dans ma ville, la commission de
sécurité siège non pas, peut-être, de façon permanente, mais en tout cas des
journées entières.
Quel élu peut en permanence et une journée entière être le représentant du
maire dans ces commissions de sécurité ?
M. le président
et
M. Gérard Delfau.
Eh oui !
M. Pierre Mauroy.
On s'arrange ! Mais la vie est compliquée pour tout le monde en particulier
pour les maires. Il est donc absolument indispensable de prendre des
dispositions pour que les maires puissent être présents et assumer leurs
responsabilités.
Souvent, le maire se trouve dans l'obligation de dire : « Vous pouvez passer
outre la décision du préfet. » Cela m'arrive ! Ce n'est pas facile ! En cas de
pépin, je ne sais pas quelles seraient les conséquences.
M. Gérard Delfau.
Eh oui !
M. Pierre Mauroy.
Mais quand on vous dit : « Il n'est pas possible de jouer au football sur le
stade » ; alors que, cinq jours plus tard, doit avoir lieu un match entre Lille
et Marseille... Allez prendre la décision de fermer le stade ! Je pourrais
multiplier les exemples de cette sorte.
M. Gérard Delfau.
Très bien !
M. Pierre Mauroy.
Le vrai problème est que, souvent, le maire se trouve en bout de chaîne et que
les parapluies ont été ouverts par les autorités situées en amont.
M. Gérard Delfau.
Bien sûr ! Très bien !
M. Henri de Raincourt.
Et ils sont nombreux !
M. Pierre Mauroy.
Les maires supportent mal cette situation, ou plutôt ils la supportent
courageusement en bravant les difficultés et en prenant les plus grands risques
temporairement. Combien de maires sont obligés de le faire, quitte, sinon, à
provoquer des problèmes considérables pour leur ville, leur commune, leurs
concitoyennes et concitoyens !
La réflexion sur le statut de l'élu devient d'autant plus urgente que la
perspective d'une limitation renforcée du cumul des mandats et l'introduction
de la parité en politique, votée avant-hier à l'Assemblée nationale, vont
induire un renouvellement profond du monde politique.
A défaut, mes chers collègues - permettez-moi de faire un peu d'humour - pour
la constitution des prochaines listes électorales, il faudra passer des petites
annonces ainsi libellées : « Recherche candidats au poste de conseiller
municipal âgés de préférence de plus de soixante ans ou, mieux encore,
retraités ». En attendant, on peut toujours faire des discours pour attirer des
jeunes ; je l'ai fait. Mais il faut leur trouver un emploi, par exemple un
emploi à la communauté urbaine alors qu'ils sont élus de la ville de Lille, et
vous voyez d'ici les gros yeux de la chambre régionale des comptes ! Voilà de
vrais problèmes auxquels il faut trouver des solutions. Ils ne sont pas
imaginaires, ils sont vécus.
Il y a en France 550 000 élus locaux. Certains vivent avec la préoccupation de
plus en plus présente du risque pénal. Ils accentuent ce risque d'ailleurs, car
je crois que leur sentiment d'insécurité va au-delà du véritable risque qu'ils
courent, mais c'est ainsi.
Il faut donc doter ces élus d'un véritable statut professionnel qui leur
permette d'assumer plus sereinement leur mandat et qui facilite l'ouverture
plus large des fonctions électives à l'ensemble des citoyennes et des
citoyens.
Je sais bien, madame la ministre, que l'ensemble de ces questions, sur
lesquelles d'ailleurs la commision pour l'avenir de la décentralisation, que je
préside, fera dans le cours de l'année des propositions au Gouvernement, ne
sont qu'implicitement posées dans le débat d'aujourd'hui. Mais elles devront
faire l'objet de discussions ultérieures. Je constate d'ailleurs que certaines
d'entre elles sont abordées dans le rapport que M. Massot vous a remis et par
le texte sur la présomption d'innocence, dont l'examen se poursuit.
Mes chers collègues, si le problème dont nous débattons aujourd'hui est loin
d'être secondaire, je ne saurais oublier qu'il s'inscrit dans la question plus
vaste de la réforme de la justice. Le projet de loi sur la présomption
d'innocence comporte certaines dispositions qui répondent à des situations
critiquables liées à notre réflexion de ce matin : je pense notamment aux
modalités et à la durée de ces mises en examen, parfois interminables,
insupportables du fait de la suspicion qu'elles font naître et du soupçon
qu'elles font peser sur les personnes concernées.
Mes chers collègues, vous me permettrez, en terminant, de vous dire ma
conviction.
Qu'on le veuille ou non, le défi pour la France est désormais celui de sa
propre ambition à se moderniser ! Le temps n'est plus où le « mal français »,
pour reprendre l'expression qu'avait utilisée Alain Peyrefitte, était lié à la
résistance au changement de notre société. Aujourd'hui, au contraire, celle-ci
aspire profondément à la réforme, tout particulièrement à la réforme de l'Etat
et de l'exercice des fonctions électives ou encore à la réforme de la justice.
La classe politique ne peut plus désormais s'opposer à d'inéluctables
évolutions de société, qui plus est largement attendues par l'opinion.
Sur les réformes récentes, le conservatisme a accusé sa coupure profonde avec
la société.
Le PACS enregistre un succès qui va au-delà des prévisions.
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Pierre Mauroy.
Que n'a-t-il, pourtant, suscité d'obstruction et de critiques ! La parité a
été adoptée par l'ensemble de nos collègues députés à une voix près. Que
n'a-t-elle pourtant, ici même, soulevé de réserves et de mise en garde ! Le
renforcement de la législation anti-cumul se trouve - et notre assemblée en est
seule responsable - dans une situation sinon de blocage, du moins
d'incohérence.
M. Jean-Jacques Hyest.
C'est un expert en cumul qui parle !
M. Pierre Mauroy.
Ces trois réformes sont pourtant plébiscitées par nos concitoyennes et
concitoyens.
M. Raymond Courrière.
Parce qu'elles marquent le progrès !
M. Pierre Mauroy.
Ma conviction, madame la ministre, est que la réforme d'ensemble sur la
justice que vous présentez avec lucidité et détermination s'imposera finalement
en raison de sa qualité et parce qu'elle correspond à une nécessité.
Cette réforme s'imposera parce qu'aucune opposition ne saurait durablement
contrarier des évolutions inéluctables auxquelles répondent les projets du
Gouvernement. Voilà pourquoi je suis convaincu que la réforme d'ensemble sur la
justice que vous présentez, madame la ministre, conserve toute son actualité.
Elle doit se faire et elle se fera. En tout cas, si elle ne pouvait se faire
avant, elle serait inscrite au grand rendez-vous des présidentielles.
Quant au Sénat, mes chers collègues, il sait en certaines occasions apporter
une contribution essentielle à l'oeuvre législative. C'est ce qu'il fait en ce
moment même avec la responsabilité pénale, sur un bon texte, qui a été bien
travaillé. Il serait dommage que cette image soit ternie par une résistance
systématique à des évolutions qui s'imposent pour la société, et pour le Sénat
lui-même.
Il n'y a pas de fleuves immobiles. Il est trop tard pour ramer à
contre-courant. Le prochain siècle nous conduira à la réforme, en particulier à
celle de la justice. Je partage cette conviction avec l'ensemble du groupe
socialiste. Cette conviction n'a d'égale que la sérénité avec laquelle nous
abordons le débat d'aujourd'hui et apportons notre préjugé favorable au texte
qui nous est soumis.
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi
que sur certaines travées du RDSE. - M. le rapporteur applaudit
également.)
M. le président.
Vous me permettrez de vous faire observer, monsieur Mauroy, que la qualité de
la présentation de la situation des élus locaux à laquelle vous vous êtes livré
est due, me semble-t-il, au fait que vous êtes maire. A méditer, dans l'optique
du projet de loi sur le cumul des mandats !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est pas gentil pour les autres !
M. Pierre Mauroy.
C'est trop simple de dire cela ! Je suis un élu depuis vingt-cinq ans, c'est
vrai...
M. Jean-Jacques Hyest.
Cumulard !
M. Pierre Mauroy.
... mais nous entrons dans un nouveau siècle. Des évolutions se font jour. Il
faut s'y adapter !
M. le président.
Progressivement !
M. Pierre Mauroy.
Il faut aller beaucoup plus vite ! En tout cas tel est mon sentiment.
M. le président.
La parole est à M. Arnaud.
M. Philippe Arnaud.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, merci
tout d'abord à Pierre Fauchon pour sa proposition, fondamentale en droit, qui
répond, sur un point essentiel, au grave problème posé par les mises en cause
des maires, des présidents d'associations dans des affaires où, à l'évidence,
c'est leur seule fonction qui les rend coupables.
Le 28 avril dernier, dans le débat ouvert par la question de notre collègue
Hubert Haenel sur la responsabilité pénale des maires, je me suis exprimé pour
dire la nécessité et l'urgence qu'il y a à apporter des réponses concrètes,
pragmatiques, à ce problème complexe, certes, mais posé de façon récurrente.
Je vous faisais observer, en illustrant mes propos d'exemples concrets, le
hiatus qui existe entre élus, magistrats, médias et plaignants.
Pour les magistrats, procureurs ou juges, c'est limpide : une mise en examen
n'est pas une déclaration de culpabilité ; c'est seulement le moyen par
l'instruction de rechercher la vérité.
Pour les médias, qui alimentent l'opinion publique, il n'y a pas de fumée sans
feu, et la mise en examen devient une présomption de culpabilité. C'est inscrit
ainsi dans les esprits.
Pour les plaignants, c'est le début de la satisfaction d'une légitime
revendication : enfin, on va trouver le responsable, identifier un coupable et
le châtier.
Les magistrats - cela arrive souvent - les médias et les plaignants, face à
une réalité parfois tellement complexe qu'un coupable ne peut être identifié,
se retrouvent souvent pour conclure à l'encontre d'un bouc émissaire.
Pour l'élu, en charge d'affaires publiques ou associatives, qu'il soit reconnu
coupable ou non, c'est être condamné dès sa mise en examen. Même innocenté, il
rentrera chez lui seul, et qui saura qu'il a été innocenté alors que les
tambours auront résonné pour sa mise en examen ?
M. Jacques Machet.
Très bien !
M. Philippe Arnaud.
Vous l'avez compris, je m'inscris en défense des maires et de ces responsables
associatifs, citoyens choisis par leurs concitoyens et parmi leurs concitoyens
pour s'occuper, un temps, des affaires de la commune, du département, de la
région ou de l'association, mais je m'attacherai plus particulièrement au
maire, agent de l'Etat chargé de diverses responsablités de police.
Béotien, je n'entrerai pas dans la dimension juridique, particulièrement
complexe, de la question. M. Pierre Fauchon, merveilleux avocat et éminent
spécialiste, venant de se livrer à de brillants développements.
M. Jean-Jacques Hyest.
Oui !
M. Philippe Arnaud.
Je serai peut-être iconoclaste, mais dépourvu d'arrière-pensée, seulement
soucieux d'exprimer la lassitude, l'inquiétude grandissante, malheureusement
maintes fois justifiée, de celles et ceux, indispensables acteurs et
responsables de terrain, qui se trouvent, du simple fait de leur élection, à la
croisée de toutes les misères, de tous les problèmes, de toutes les difficultés
et d'enjeux qui, souvent, les dépassent.
Ceux-là disent : stop ! Assez ! On s'en va !
Certes, on trouvera toujours des inconscients ou des prétentieux - il s'agit
d'ailleurs parfois des mêmes ! - pour prendre la relève, mais ils déchanteront
à leur tour.
La République ne peut se satisfaire de cet état de fait. La démocratie ne peut
traiter ainsi ses élus. Il y va de son avenir.
Pas de privilèges, surtout pas de privilèges ! Mais davantage de considération
pour la fonction, si lourde et si complexe, et un minimum d'analyse préalable
avant de désigner à la vindicte populaire, par presse interposée, un élu, homme
ou femme, évidemment responsable, de par sa fonction, mais rarement
coupable.
Le principe de précaution est aujourd'hui une référence fondamentale.
Pourquoi, alors, ce principe ne s'appliquerait-il pas, d'abord, au bénéfice de
l'homme lorsque son honneur peut être mise en cause ?
On ne « fait » pas parce qu'il y a potentiellement un risque ou parce que, en
l'absence de connaissances suffisantes, on est incapable d'évaluer le risque
potentiel. Mais, lorsqu'il s'agit de mettre en examen un élu, aucune hésitation
! On verra à la fin de la foire...
La justice serait-elle la seule à pouvoir s'exonérer de ce principe de
précaution ?
Dois-je le préciser, je ne défends pas ici, et aucun d'entre nous ne saurait
jamais défendre, les rares élus - mais peu, c'est déjà trop - qui se sont
rendus coupables de malversations, d'actes malhonnêtes, abusant de leur
fonction à des fins personnelles ou ignorant volontairement les responsabilités
de leurs charges ! Ceux-là ne doivent ni ne peuvent nous inspirer aucune pitié
!
Je pense à celles et à ceux qui gèrent en « bon père de famille », et je crois
que cela a un sens honorable, un sens moral autant qu'un sens juridique.
Comment ne pas être encore plus inquiet pour ceux-là après avoir lu, le 23
janvier, dans un grand quotidien du soir, que des agents de l'Etat incitaient
des étudiants à traduire en justice leurs parents, sur le fondement de
l'article 203 du code civil, pour non-respect de l'obligation d'entretien,
alors même que ces parents, endettés, saignés aux quatre veines pour assurer
l'entretien et la scolarité de leurs enfants, ne pouvaient payer la chambre
d'étudiant ?
Ainsi va la société, sans doute ! C'est inquiétant !
Une étudiante a été choquée qu'une telle chose puisse même être envisagée. Son
père avait-il trahi sa confiance ? Non ! L'enfant connaissait la situation.
Noble et heureuse réaction !
Y a-t-il, mes chers collègues, une grande différence entre ce père de famille
et l'élu attentif, qui gère en bon père de famille, avec les moyens dont il
dispose ? On devrait pouvoir répondre non. Et pourtant !
Et pourtant, en forçant un peu le trait, on pourrait dire aujourd'hui que
l'élu, lui, a par nature vocation à être coupable.
Il est d'abord coupable envers lui-même et envers sa famille de s'être mis au
service de ses concitoyens, au lieu de rester tranquillement chez lui.
Il est ensuite coupable, et c'est plus grave, envers ses administrés, lui qui
a voulu ou en tout cas accepté des responsabilités, alors même qu'il n'était
pas ingénieur-préventionniste, ni technicien de l'environnement, ni architecte,
ni médecin, ni électricien qualifié, ni contrôleur de structures, ni
expert-comptable, et encore moins juriste. Et même s'il était juriste,
devait-il exceller en droit public ou en droit privé ? En droit civil ou en
droit pénal - cela pourrait lui servir ! - en droit social ou en droit des
affaires ? Et je vous ferai grâce du droit international, encore que la
construction européenne ne permette plus de l'ignorer !
Il est coupable, donc, de n'avoir pas su ce qu'il ne savait pas, de n'avoir
pas prévu l'imprévisible, de n'avoir pas pu réunir les moyens propres à
empêcher ce qui lui est reproché.
Et la liste des compétences que requiert l'exercice de la fonction de maire ne
s'arrête pas à ces métiers dont l'inventaire fait déjà penser à Prévert. C'est
sans doute pour cela qu'il n'y a pas de statut qui encadre cette noble
fonction. Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, il est urgent qu'un
statut accompagne l'élu dans l'exercice de son mandat.
M. Jacques Machet.
Très bien !
M. Philippe Arnaud.
Supprimez les élus, mettez des fonctionnaires à leur place et vous verrez les
primes de responsabilité et de risque qu'il faudra leur servir !
L'élu peut faire appel, pour exercer ses responsabilités, à des compétences
extérieures, me direz-vous ; et vous aurez raison. Mais une petite commune dont
le budget équivaut à celui d'un ménage ne peut tout simplement pas se payer de
tels services.
Et les lois que nous votons, les normes réglementaires que les ministres
édictent quotidiennement, tous ces textes qui, à une vitesse vertigineuse,
remplacent les précédents rendent quasiment illusoire pour un maire la
perspective de rentrer chez lui un soir en disant : « Ça y est, tout est en
ordre, tout est aux normes, sur le fond comme sur la forme, je suis
inattaquable, j'ai assuré la parfaite sécurité de mes administrés. »
Quand bien même il croirait pouvoir se le dire, où serait la satisfaction pour
un maire - et pour ses administrés - d'avoir supprimé les jeux dans les écoles,
fermé la cantine scolaire, interdit les sorties éducatives des enfants, fermé
les circuits de randonnées ? Et la liste n'est pas exhaustive !
Pendant ce temps, l'Etat, dans sa grande souveraineté, poursuit sa route, se
déchargeant petit à petit de ses responsabilités à risque sur le dos des élus
locaux, plus facilement identifiables. Lui-même est exonéré de responsabilité
pénale au prétexte que, la justice étant rendue au nom de l'Etat, elle ne peut
l'être contre l'Etat ! Le béotien que je suis répond : facile !
Est-ce une affaire trop importante pour être laissée dans les seules mains des
spécialistes, c'est-à-dire des juristes ? Je serais parfois tenté de dire qu'il
faut au contraire les en dessaisir.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Ce serait raisonnable !
(Sourires.)
M. Philippe Arnaud.
Mais la sagesse me conduit à répondre par la négative, bien entendu. A la
condition, toutefois, que les spécialistes reprennent conscience de la réalité
du terrain.
Nous sommes tous responsables de cette situation. C'est à nous tous,
Gouvernement, élus, magistrats et citoyens, de trouver les réponses
adaptées.
C'est au Parlement de faire la loi, qu'il propose des textes ou qu'il discute
les projets du Gouvernement. C'est aux juristes et aux magistrats de contribuer
à son élaboration, puis de l'appliquer. Mais qu'ils écoutent le Parlement et
qu'ils entendent l'esprit de la loi !
C'est aux citoyens, responsables eux aussi, de sortir de leurs contradictions.
Que le citoyen consommateur ne réclame pas ce que le citoyen contribuable ne
veut pas payer ! Que le citoyen victime ne se laisse pas aveugler par sa
douleur et puisse trouver juste réparation sans faire des victimes inutiles à
son tour !
Madame le garde des sceaux, vous nous avez appelés tout à l'heure à ne toucher
au droit pénal que d'une main tremblante. Notre main, votre main
tremblent-elles lorsque nous pénalisons à outrance ?
Nous devons oser. Il y va de l'avenir de notre organisation démocratique. La
proposition de Pierre Fauchon ose. Après la loi du 13 mai 1996, c'est un
nouveau pas qu'il nous invite à accomplir. Fût-il petit, ce pas est de nature à
clarifier et à améliorer la situation. C'est pourquoi, comme le groupe de
l'Union centriste, je voterai cette proposition de loi, tout en formant le voeu
que cette avancée résiste à la pression médiatique, qui avive constamment
l'émotion publique, et à l'émotion publique ainsi amplifiée.
Comme un éminent intervenant l'a souligné lors de l'audition publique du 19
janvier, « c'est à la libre appréciation du juge ». Alors, que le juge apprécie
librement, mais aussi sereinement !
(Applaudissements sur les travées de
l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Jolibois.
M. Charles Jolibois.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, les
dispositions de la proposition de loi de notre collègue Pierre Fauchon dont
nous débattons aujourd'hui sont particulièrement attendues, et pas seulement
par les maires, surpris de voir leur responsabilité pénale de plus en plus
souvent mise en cause pour des faits non intentionnels.
Le coeur du débat est en fait la question, bien connue des juristes, de la
responsabilité sans faute intentionnelle, dite « responsabilité objective ».
Pour éviter cette banalisation, trois pistes s'offraient à nous.
La première consistait à adopter une loi spéciale applicable aux maires, si
l'on pensait particulièrement à eux. Mais cette solution n'était pas admissible
psychologiquement et constitutionnellement, car elle contrevenait au principe
d'égalité devant la loi.
Au demeurant comme l'a rappelé M. Mauroy, les maires revendiquent leur
responsabilité dès lors que le système est appliqué avec équité.
La deuxième piste consistait à élaborer un privilège de juridiction. Mais
cette solution était celle qui était appliquée avant le vote de la loi du 4
janvier 1993, laquelle l'a supprimée. Il était donc difficile d'y revenir.
Enfin, la troisième piste consistait à instituer un filtre, comme il en existe
un pour la Cour de justice de la République. Nous avions, dans ce sens, élaboré
un texte, portant la signature du président de la commission des lois, M.
Jacques Larché, mais qui n'a pas été examiné en séance publique.
Aucune de ces trois pistes n'a été retenue. Devant l'efficacité, non encore
reconnue complètement, mais qui a déjà porté ses fruits, de la loi, également
rapportée par M. Fauchon, du 13 mai 1996, le législateur tente maintenant de
trouver un autre moyen de protéger des personnes ayant des responsabilités
particulières des excès de la responsabilité pénale objective. Telle est
l'origine de la présente proposition de loi.
Ce texte introduit à l'article 12-3 du code pénal la notion de faute «
manifestement délibérée ».
Comme j'ai eu l'occasion de le souligner lorsque nous examinions l'article du
code pénal relatif à la mise en danger, cette expression se raccroche à un
principe clé du droit pénal, à savoir que celui-ci doit mettre avant tout
l'homme en face de sa conscience en ce qu'il vise des personnes qui commettent
sciemment un acte délictueux.
C'est la raison pour laquelle la commission des lois avait déposé un
amendement - l'amendement n° 79 - spécifiant que la mise en danger devait être
« consciemment et manifestement délibérée ».
C'est à la suite d'un parcours législatif complexe, dont j'ai relu en totalité
le compte rendu et qui avait donné lieu à des dialogues nourris entre M.
Kiejman, alors garde des sceaux, le président de la commission des lois, M.
Dreyfus-Schmidt et moi-même, en tant que rapporteur, que l'expression «
consciemment et manifestement délibérée » a été supprimée : après deux
navettes, un accord a été trouvé pour supprimer le mot « consciemment »,
considéré comme une redite, et s'en tenir à l'expression « manifestement
délibérée », en indiquant qu'elle signifiait, en fait, « consciemment ».
L'expression « manifestement délibérée » est celle qui figure maintenant dans
le code pénal, et c'est pourquoi nous avions beaucoup insisté pour que le texte
soit, si possible, voté à une très grande majorité. Le code pénal est fait pour
durer. On ne doit y toucher, dites-vous, madame le garde des sceaux, qu'en
tremblant. Il est donc préférable que les dispositions qu'il contient soient
votées à une majorité traduisant un très large consensus. C'est une telle
majorité qui a retenu l'expression « manifestement délibérée ».
D'après ce texte, qui ne concerne que la mise en danger, le juge doit
rechercher si la personne qui a commis un acte répréhensible l'a fait en ayant
devant les yeux, ou dans son imagination, le spectacle des conséquences
possibles et a néanmoins choisi de passer à l'acte.
Le juge doit également faire la distinction, entre dommages directs et
dommages indirects.
Sur ce point, le texte proposé par notre collègue Pierre Fauchon et par la
commission des lois me paraît ingénieux et satisfaisant. Avec une telle
disposition, il faudra toujours que la violation ait été « manifestement
délibérée » pour entamer des poursuites pour maladresse ou négligence.
L'intérêt principal de ces nouvelles dispositions est double.
D'une part, elles vont amener le juge à engager plus de recherches
subjectives, même dans les cas de responsabilité objective, et à pénétrer dans
l'analyse du fonctionnement même du service ou de l'organisation pour apprécier
où se situe la responsabilité du maire dans la hiérarchie des
responsabilités.
D'autre part, l'élu, ou le responsable, pourra être entendu par le juge et se
défendre sur la notion de chaîne de causalité.
La question qui se pose à nous est de savoir si cette nouvelle disposition ne
risque pas de diminuer l'exigence de prudence, dont on attendrait plutôt un
renforcement dans notre société, par exemple dans les domaines de la sécurité
environnementale, de l'agroalimentaire, du risque industriel, des risques du
travail et de la santé publique.
En effet, ce texte s'appliquera non seulement aux maires, mais aussi à toute
autre personne, chef d'entreprise, enseignant ou préfet. Ne risque-t-on pas
alors de voir diminuer le sens de la responsabilité et, surtout, la vigilance
des personnes physiques à un moment où nous sommes confrontés à tant de
risques, et où la loi doit protéger les consommateurs et les usagers des
services publics ?
Par ailleurs, en cas de pourvoi auprès de la Cour de cassation, le contrôle de
la notion de la faute « manifestement délibérée » se fera plus difficilement
puisque la Cour ne procède pas au contrôle des faits.
J'émets là des réserves qui ne doivent pas nous empêcher d'agir, car il .y a
eu une dérive de l'application du droit pénal qui s'est traduite par une
pénalisation accrue de notre société et un recours trop systématique au pénal.
L'intention du législateur est ici de redonner son vrai sens au droit pénal.
Deuxième point important sur lequel portent mes réserves : la proposition de
loi prévoit, à l'article 6, la possible mise en cause de la responsabilité
pénale de la personne morale.
Je me demande en effet comment cette responsabilité sera organisée. Qui
représentera la collectivité dans le box des accusés ? Qui sera présent à
l'audience ? Pourquoi n'a-t-on pas envisagé de recourir à des amendes, comme
c'est déjà le cas pour des délits commis par des personnes morales, en
précisant comment elles seront évaluées ? Pourquoi les collectivités locales
seraient, sur ce point, moins bien traitées que certaines administrations
d'Etat lorsqu'elles exercent des pouvoirs de puissance publique dans l'intérêt
général ? Toutes ces questions doivent être creusées.
Néanmoins, malgré ces quelques doutes, le législateur ne peut rester inactif
face à la dérive actuelle qui consiste, parfois, à chercher un bouc émissaire.
La présente proposition de loi a pour but premier d'éviter les cas très
injustes où une condamnation est prononcée à seule fin de désigner un
responsable à des victimes en détresse.
Cette proposition de loi est issue d'une réflexion qui était indispensable ;
son adoption l'est tout autant. Notre réflexion ne doit cependant pas s'arrêter
là, et nous devons continuer de nous interroger sur la pénalisation excessive
de notre société.
En conclusion, il faut espérer que cette loi participe d'un retour aux sources
mêmes du droit pénal selon le principe : « pas de sanction sans loi écrite »,
ou «
nulla poenae sine lege
». Ce principe avait été invoqué dans le
cadre du débat sur la mise en danger pour repousser la possibilité d'une mise
en examen pour prise de risque n'ayant pas entraîné de conséquences
dommageables, ce qui aurait probablement été la porte ouverte à une
appréciation trop large.
Il faut également souhaiter qu'un texte de l'importance de celui que nous
discutons fasse l'objet du consensus le plus large possible.
J'ai remarqué que le Premier ministre avait annoncé, au dernier congrès des
maires, son intention d'intervenir dans le sens même de la présente proposition
de loi.
J'ai également remarqué, madame le garde des sceaux, que, dans le dossier que
vous aviez envoyé à tous les parlementaires avant le Congrès qui n'a pas eu
lieu, vous aviez joint en annexe cette intervention du Premier ministre au
congrès des maires, dans laquelle il s'engage à étudier le problème,
d'actualité, de la responsabilité des maires.
En 1994 nous avions voté la réforme du code pénal à l'unanimité, en
considérant que nous adoptions un texte de base pour la société. La présente
réforme est tout aussi importante et elle sera, je l'espère, adoptée dans les
mêmes conditions.
En résumé, le texte qui nous est proposé reprend une définition et une analyse
de la faute qui figurent déjà dans le code pénal.
Premièrement, il devrait permettre d'établir, grâce à la jurisprudence sur des
cas concrets, des limites précises pour l'application de cette définition. Si
notre vote est clair, il n'y a pas de raison pour que la Cour de cassation ne
parvienne pas à une analyse comparable à celle qu'elle a faite de la faute
lourde.
Deuxièmement, la présente proposition de loi renforce et accentue les effets
bienfaisants - ils étaient attendus - de la loi de 1996 sur la responsabilité
non intentionnelle - une jurisprudence existe, qui concerne des maires, des
préfets et des enseignants, et qui montre les bienfaits de cette loi.
M. André Rouvière.
Il y en a, mais pas beaucoup !
M. Charles Jolibois.
Troisièmement, la proposition de loi n'a pas pour effet de compliquer la
procédure pour le justiciable victime, comme l'aurait fait le renvoi préalable
à une juridiction de l'ordre administratif pour qu'elle se prononce sur une
éventuelle faute détachable, solution qui avait été proposée, par amendement,
lors de l'examen du texte sur la présomption d'innoncence. En tant que
rapporteur de la commission des lois, je m'y étais opposé.
Quatrièmement, la proposition de loi clarifie la volonté du législateur sur le
traitement pénal différent qui doit être réservé, d'une part, à la faute pénale
entraînant des conséquences directes et, d'autre part, à la faute occasionnant
de dommages indirects et non intentionnels.
Enfin, on ne peut pas ne pas revenir au grand principe selon lequel
nulla
poena sine lege
, car c'est une des colonnes du temple du droit pénal.
M. Raymond Courrière.
Elle est ébranlée !
M. Charles Jolibois.
Si ce principe décline, insensiblement mais sûrement le climat change : le
droit pénal n'est plus défini par la loi, mais par les audaces de la
jurisprudence. Ce n'est plus le droit du législateur : cela devient le droit
des juges, ce que personne ici ne veut.
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Michel Charasse.
De toute façon, les juges s'en foutent ! Ils font ce qu'ils veulent !
M. le président.
Poursuivez, monsieur Jolibois !
M. Charles Jolibois.
Cette appréciation ne me dérange pas, monsieur le président,...
M. Henri de Raincourt.
Nous non plus !
M. Charles Jolibois.
... je la trouve même amusante.
M. Michel Charasse.
On peut voter ce qu'on veut, les juges font ce qu'ils veulent !
M. le président.
Monsieur Charasse, laissez l'orateur s'exprimer.
M. Charles Jolibois.
Tout le monde ici estime - et ce sera ma conclusion - que l'excès de
pénalisation pour des fautes non intentionnelles peut avoir des conséquences
extrêmement lourdes sur le nombre des candidatures aux difficiles fonctions de
maire, mais aussi sur les recrutements aux fonctions qui impliquent la prise de
risque dans les entreprises, fonctions qui, les unes comme les autres, sont
pourtant absolument nécessaires à la prospérité de nos concitoyens, au bon
fonctionnement de la démocratie locale, démocratie vivante, grâce à nos 36 000
communes, et qui est indispensable à notre République.
M. Raymond Courrière.
Elle est bien menacée !
M. Charles Jolibois.
Le Sénat était bien dans son rôle, monsieur le président, en soutenant
l'initiative prise par l'auteur de la présente proposition de loi.
Je suis chargé de dire que mon groupe, dans son immense majorité, la votera et
de remercier notre collègue Pierre Fauchon du travail qu'il a accompli, selon
une méthode que j'ai le privilège de bien connaître pour avoir en plusieurs
occasions travaillé avec lui.
(Applaudissements sur les travées des
Républicains et Indépendants, de l'Union centriste et du RPR.)
M. Henri de Raincourt.
Très bien !
M. le président.
La parole est à M. Delevoye.
M. Jean-Paul Delevoye.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je
ferai quelques brefs commentaires, d'abord pour me réjouir que nous soit
présentée aujourd'hui cette proposition de loi, qui, après la loi de 1996,
amène à une réflexion sur la redéfinition du champ du délit non intentionnel et
sur l'extension de la responsabilité pénale des personnes morales.
Divers travaux ont nourri la réflexion : ceux de l'Association des maires de
France, lors de son dernier congrès, au cours duquel M. le Premier ministre est
intervenu, ceux du groupe présidé par M. Massot, ou encore ceux de la mission
de décentralisation, qui viennent de se conclure par un rapport sur la sécurité
juridique.
La réflexion a en outre porté sur le statut de l'élu et sur les conditions
d'exercice des mandats locaux sur le plan de la sécurité juridique.
Je ne reviens pas aux analyses juridiques et aux commentaires qui ont été
faits, mais je tiens à affirmer pu être certains principes.
Il ne s'agit pas ici de défendre, par réaction corporatiste, les maires, mais
bien d'assurer l'efficacité de l'action publique, qui est au coeur de notre
réflexion, en permettant à ceux qui l'exercent de gérer les risques.
L'exercice de la responsabilité est un art difficile, mais il ne s'exerce
pleinement que si l'on assume totalement ses responsabilités, et un texte ne
saurait avoir pour effet de limiter celles-ci ou de permettre à ceux à qui
elles incombent de leur échapper.
Lorsque l'on est victime, on souhaite légitimement être informé et indemnisé,
et voir condamner ceux qui sont responsables. Tout texte se doit d'assurer le
droit des victimes. Il faut aussi tout mettre en oeuvre pour faciliter la tâche
de celui qui doit juger - exercice ô combien difficile ! - et nous devons
soutenir cet effort. Mais un nécessaire délai doit s'écouler, l'enquête doit
permettre de se forger une conviction et l'accès au dossier doit être assurer
pour la défense, et ce dans la plus grande sérénité des auteurs, des acteurs et
de l'opinion.
Or, vous avez raison, madame la garde des sceaux, quand vous indiquez qu'entre
le sens et la réalité existe aujourd'hui un vrai décalage. Pour les décideurs
publics, la crainte du jugement de l'opinion se superpose à l'inquiétude d'être
condamné pour des faits non intentionnels. Cette condamnation laisse une trace
d'autant plus douloureuse dans l'âme de ceux qui la subissent que ceux-ci ne
sont pas directement impliqués dans les faits incriminés, et à la douleur d'une
condamnation injuste s'ajoute l'humiliation d'une condamnation médiatique, qui
blesse l'honneur d'une famille tout en semant le doute chez ceux qui exercent
des responsabilités.
Vous avez eu raison d'indiquer que, aujourd'hui, nous risquons une
paupérisation de la vie publique, les candidats craignant d'être dans
l'incapacité d'exercer des responsabilités. Déjà, au sein du ministère de
l'éducation nationale, un certain nombre de postes de proviseur sont
aujourd'hui vacants,...
M. Gérard Delfau.
Oui ! Et il manque 10 000 directeurs d'école !
M. Jean-Paul Delevoye.
... tout simplement parce que les possibles candidats considèrent que
l'exercice de cette responsabilité, au nom de l'intérêt général, leur fait
courir des risques majeurs s'agissant de leurs intérêts légitimes sur le plan
privé.
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Jean-Paul Delevoye.
Aussi, l'initiative de M. Pierre Fauchon, soutenue par M. Jacques Larché, au
nom de la commission des lois, mérite d'être saluée.
Ce texte concerne l'ensemble des décideurs publics, car personne, et surtout
pas moi, ne souhaite un traitement particulier pour les élus locaux. Nous
sommes responsables, nous entendons assumer nos responsabilités. Il n'y a
jamais eu de tractations avec quiconque - ce soupçon serait désobligeant tant
pour le Gouvernement que pour le Parlement - pour tenter d'exonérer les élus
locaux d'une quelconque responsabilité.
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Jean-Paul Delevoye.
En revanche, il existe un véritable risque de décourager la prise de
responsabilités dans les collectivités locales, dans le monde de l'enseignement
et au sein du monde associatif. Cela pose le problème de l'efficacité de
l'action publique. J'ai souvent posé cette question : comment l'Etat
pourrait-il agir sans élus locaux, sans présidents d'association et sans
enseignants qui prennent des responsabilités ?
M. Philippe Arnaud.
Très bien !
M. Jean-Paul Delevoye.
Nous assistons aujourd'hui à une accélération de la pénalisation de la vie
publique. Cela doit nous amener à réfléchir, et je sais que ce point fait
partie des réflexions de la commission des lois, sur l'articulation des
différentes juridictions - administrative, civile et pénale -, mais aussi sur
la mise en cause de la responsabilité de la personne morale et de la personne
privée.
Nous devons garantir la dignité des hommes et des femmes en leur épargnant
l'opprobre public lorsqu'il s'agit d'une mise en examen qui, alors qu'elle doit
leur offrir les meilleurs moyens d'assurer leur défense devant l'appareil
judiciaire, les livre en réalité à l'accusation publique devant le tribunal
médiatique. Combien de carrières brisées, de talents découragés, au moment où
notre société en a le plus besoin !
Vous ouvrez, monsieur Fauchon, une piste intéressante sur le lien entre la
causalité et la faute, sur la limitation de la responsabilité des personnes
privées mais l'extension de la responsabilité des personnes morales. Nous
sommes sensibles à cette approche. D'ailleurs, nous aurions souhaité une
extension plus grande encore de la responsabilité de la personne morale.
Je ne crois pas, madame le garde des sceaux, à l'affaiblissement du sens de la
responsabilité ni, comme conséquence, à l'augmentation de la pénalisation de la
vie publique. Il y a d'autres ressorts.
Je crains, cependant, que nous ne soyons confrontés à un risque de recherche
systématique de la fuite de prise de responsabilités par un certain nombre de
services, de l'Etat ou d'autres administrations, chacun cherchant à repasser à
l'autre le mistigri de la responsabilité. Les commissions de sécurité, qui ont
été évoquées tout à l'heure par M. Pierre Mauroy, en sont un exemple.
Je suis donc convaincu que ce premier pas doit être poursuivi par une
réflexion sur l'accélération de l'indemnisation des victimes, sur le fait que
tout personne doit pouvoir être entendue avant sa mise en examen, sur la
réforme des procédures pénales, sur l'émergence des pôles de compétences, au
sein tant des services de l'Etat que des collectivités locales, et - pourquoi
pas ? - au travers de pôles d'intercommunalité.
Nous devons réfléchir à l'extension des recours abusifs, à notre
responsabilité, en tant que législateur, à la parution des textes trop
normatifs, trop difficiles ; nous devons tout faire pour éviter qu'une trop
grande pénalisation de la vie publique ne fasse évoluer le statut de l'élu vers
une professionnalisation, ce qui serait contraire à l'éthique du mandat
politique et entraînerait une paupérisation de la vie publique.
Un maire n'échappe pas à la prise de décision. Il convient de faire en sorte
que chacun puisse exercer et prendre ses responsabilités à la place qui est la
sienne. La volonté d'ouvrir le « parapluie » ne doit pas mettre parfois l'élu
local dans une situation difficile, au point qu'un certain nombre d'élus locaux
cherchent à déléguer une partie de leurs tâches, ce qui, là aussi, serait
contraire à l'intérêt du service public.
Je suis donc tout à fait favorable à votre proposition de loi, monsieur le
rapporteur. Nous la voterons.
Je souhaiterais simplement faire un petit commentaire à propos du lancement de
la campagne présidentielle par M. Mauroy. Notre collègue a craint « la réforme
pour la réforme ». Où est la vérité ? Est-ce la vérité du moment, car elle
épouse l'intérêt de l'opinion, alors que, dans quelques années, dans cette même
opinion pourra accepter une vérité contraire ? Aujourd'hui, on envisage de
permettre à la police d'entrer dans des établissements scolaires. Or, voilà une
trentaine d'années, certains, dont M. Mauroy, défilaient aux côtés de celles et
de ceux qui disaient : « Il est interdit d'interdire. » Aussi, je me méfie
toujours des vérités du moment, qui sont quelquefois flatteuses pour l'opinion
mais destructrices pour l'avenir de notre pays.
En tant que gaulliste, je considère que ce qui est important, ce n'est pas de
toujours plaire à l'opinion, c'est de préparer l'avenir du pays, c'est la
capacité d'anticipation. C'est la raison pour laquelle je m'étais réjouis, au
nom de M. le Président de la République, que nous réfléchissions à la réforme
de cette institution qu'est la justice. Je me suis également réjouis de voir
vos travaux, madame le garde des sceaux, poser un certain nombre de questions
intéressantes dans le débat ce qui touche à de la société française et pour
lequel aujourd'hui M. Fauchon amorce un premier pas.
(Applaudissements sur
les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et
Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, nous
sommes réunis aujourd'hui pour étudier une proposition de loi visant à apporter
une réponse à la question de la responsabilité pénale pour des faits non
intentionnels. Cette proposition de loi a été déposée afin, nous dit-on, de
répondre au malaise des élus.
Cependant, pour des raisons tenant au contexte dans lequel elle est déposée
mais aussi au niveau limité des réponses qu'elle apporte à des préoccupations
légitimes des élus, comme l'a précisé le rapporteur M. Fauchon, Mme le garde
des sceaux, pour sa part, ayant parlé d'amorce de réponse - les sénateurs du
groupe communiste républicain et citoyen pensent que cette proposition de loi
risque d'être inopportune, voire contre-productive.
Je m'explique. Il est vrai que les élus locaux rencontrent depuis plusieurs
années de plus en plus de difficultés dans l'exercice de leurs fonctions. Les
premières lois de décentralisation ont bientôt vingt ans. Avec le recul, cette
rupture essentielle et nécessaire avec la tradition centralisatrice de l'Etat
français se révèle éminemment perfectible, et nous attendons beaucoup de la
commission mise en place par M. le Premier ministre, présidée par notre
collègue Pierre Mauroy. Depuis l'entrée en vigueur, en 1982, de la première loi
de décentralisation, la France a profondément changé de visage. La crise s'est
approfondie, même si les derniers chiffres sont encourageants.
L'aggravation du chômage, les difficultés que rencontrent nos concitoyens pour
se loger et se soigner, le relâchement du tissu social, le nombre croissant des
incivilités sont autant de défis auxquels les collectivités locales, et
singulièrement les communes, sont confrontées quotidiennement.
L'accroissement incessant de leurs responsabilités, qui ne s'est pas
accompagné d'un transfert important des moyens, a entraîné - on le sait - le
découragement de nombreux élus, notamment les maires.
Cette détresse s'est cristallisée autour de la question de la responsabilité
pénale des élus pour faits non intentionnels. Lors de la tempête, en décembre
dernier, de la marée noire ou des inondations dans le Languedoc-Roussillon -
j'ai eu l'occasion d'y rencontrer de nombreux élus - les élus ont fait preuve
d'une attitude exemplaire, mais ils ont également exprimé leur crainte de voir
leur responsabilité pénale engagée si, par malheur, des bénévoles travaillant
sur les sites venaient à être blessés.
Ils ressentent en effet comme particulièrement injuste leur mise en cause
personnelle pour des faits dont ils n'ont même pas eu connaissance, alors que,
bien souvent, ilssont obligés de « bricoler » au mieux pour pallier l'absence
de moyens effectifs.
Même lorsque, comme c'est le cas la plupart du temps, la relaxe est prononcée,
ils ont l'impression d'avoir été assimilés à des délinquants.
Le problème est réel, même si on peut regretter qu'il soit souvent
surexploité. En effet, les chiffres officiels sont bien moins alarmants que ce
que disent certains : une cinquantaine d'élus mis en cause depuis 1995 ; une
vingtaine de condamnations. Cela ne doit pas masquer les véritables
préoccupations des élus.
Je ne pense pas, en effet, que l'on appelle aujourd'hui « la crise de vocation
» des maires soit due exclusivement ou même prioritairement à la crainte de
voir leur responsabilité pénale engagée. Ce serait bien mal les connaître et
bien mal les juger. Compte tenu du nombre d'élus locaux qui siègent ici, je
pense qu'ils en conviendront avec moi.
Certes, régler la question peut contribuer à répondre un tant soit peu au
malaise des maires, et le fait que la réponse ne soit qu'un élément du problème
ne devrait pas nous faire renoncer à le traiter.
Néanmoins, je m'interroge à la fois sur la portée symbolique de l'examen de ce
texte et sur l'efficacité du dispositif.
Dans la perspective du Congrès sur la réforme du Conseil supérieur de la
magistrature, je m'étais interrogé sur le signe que nous allions donner, en
tant qu'élus et constituants, aux citoyens qui venaient de manifester leur
attente forte d'une justice indépendante.
Aujourd'hui, alors que nous commençons la discussion du texte relatif à la
responsabilité pénale des élus, la réponse est bien plus préoccupante que celle
que j'avais alors imaginée.
Le report du Congrès est perçu par nos concitoyens comme un échec de
l'indépendance de la justice, et vous n'empêcherez personne de penser qu'avec
cette proposition de loi les élus cherchent à se reconstruire une immunité. On
voit bien, dans ce débat, la difficulté, y compris pour certains, de prétendre
le contraire.
C'est ce qui peut arriver de pire, parce que nous risquons d'accréditer l'idée
d'une protection infondée des élus locaux, contrairement à l'objectif que vous
cherchez à atteindre par cette proposition de loi.
Cette liaison entre l'indépendance de la justice et la responsabilité des
élus, vous en portez pour partie la responsabilité. En effet, vous avez, chers
collègues de la majorité sénatoriale, souhaité en faire un élément de la
réforme globale de la justice, en adressant un questionnaire en ce sens au
garde des sceaux, comme préalable au vote du Congrès.
De même, vous n'avez eu de cesse de parler de la nécessité d'une réforme
globale de la justice, de l'importance du dialogue que seul le temps peut
permettre.
C'est bien vous, monsieur le président Larché, qui avez déclaré, le 21
décembre, à l'occasion d'un débat télévisé : « Je me suis abstenu sur cette
réforme de la justice, je n'ai pas voté pour, je n'ai pas voté contre, et ce
n'était pas lâcheté de ma part, ce n'est pas mon habitude. Je l'ai fait
pourquoi ? Parce que je devinais que cette réforme en elle-même n'était qu'un
élément d'un tout et que ce qui comptait avant tout c'était le tout. »
Il semblerait que ce qui est vrai pour la réforme de la justice ne le soit pas
pour d'autres sujets.
Nous aurions eu besoin, au contraire, de temps et de dialogue pour étudier
cette question. Or, ils ont largement fait défaut ici.
Déjà, M. Fauchon n'avait pas eu la patience d'attendre les conclusions du
groupe d'études réuni sous la présidence de M. Massot, président de la section
des finances du Conseil d'Etat, pour déposer sa proposition. Il est apparu que
c'était une erreur, puisque les conclusions du groupe de travail ont été
autrement plus approfondies. M. Fauchon en est néanmoins convenu, puisqu'il a
adapté en conséquence ses propositions.
Je comprends d'autant moins la hâte de notre rapporteur que les auditions
auxquelles la commission des lois a procédé, loin d'avoir éclairé le débat, ont
suscité plus de questions que de réponses : je ne pense pas avoir été le seul à
être ressorti troublé de ces auditions compte tenu de la divergence des points
de vue exprimés...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Monsieur Bret, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Robert Bret.
Je vous en prie, monsieur le rapporteur.
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Monsieur Bret, vous avez l'air de me reprocher de ne pas
avoir attendu qu'une commission administrative ait fait son travail pour
déposer cette proposition de loi. Permettez-moi de vous rappeler que le pouvoir
législatif appartient au Parlement, et que ce dernier fait son devoir quand il
assume ses responsabilités.
M. Robert Bret.
Tout à fait, monsieur Fauchon !
M. Hubert Haenel.
Jusqu'à nouvel ordre !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Et aucun d'entre nous n'a l'obligation d'attendre que telle
ou telle commission administrative, si respectable soit-elle d'ailleurs, ait
déposé son rapport, d'autant qu'on ne sait pas dans quel délai elle le
déposera. Ce n'est donc pas au moment où le pouvoir législatif fait son travail
que vous avez des reproches à lui adresser !
Par ailleurs, nous n'avons pas adapté la proposition de loi aux propositions
de la commission Massot ; c'est au contraire cette dernière qui, concluant
trois mois après le dépôt de la proposition de loi, s'est adaptée à la
proposition de loi. On a dit tout à l'heure que la proposition de loi avait
rejoint les propositions de la commission Massot ; ce sont les propositions de
la commission Massot qui ont rejoint sur un point essentiel le texte de la
commission ! Si des éléments ont effectivement été intégrés dans la proposition
de loi, ils ne sont - je me permets de le signaler - que complémentaires.
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Bret.
M. Robert Bret.
Toujours est-il que le rapport Massot était d'une autre richesse, du point de
vue des réflexions et des propositions, que le texte qui nous est soumis
aujourd'hui !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Vous êtes contre les pauvres, monsieur Bret !
M. Robert Bret.
En tout cas, nous avons été unanimes, je crois, au sein de la commission des
lois, à nous déclarer troublés par la divergence des points de vue exprimés au
cours des auditions, et à mesurer la complexité des problèmes posés et donc des
réponses à apporter.
Tel est le cas, par exemple, de la notion de cause directe ou de cause
indirecte du dommage, qu'on a le plus grand mal à définir. Je ne comprends
toujours pas la différence, et il est à craindre que les juges ne la
comprennent pas plus. Les auditions qui ont été réalisées au sein de la
commission des lois me confortent dans cette analyse : tant Mme Viney que M.
Pradel ont critiqué la distinction.
Qu'en est-il de la responsabilité des personnes morales ? Nous savons
également que la question fait débat.
Le Premier ministre a rappelé les risques d'un « affaiblissement du sens de la
responsabilité personnelle » des élus locaux et la crainte d'une « pénalisation
supplémentaire de la vie publique en transférant au juge pénal des compétences
larges dans le domaine de l'administration ».
On s'interroge également sur l'effet dissuasif de la sanction, puisque c'est
le contribuable qui paye l'amende.
On peut se demander si la solution retenue ne prend pas, en fin de compte,
acte de la pénalisation, plutôt que de tenter d'y remédier. Ne serait-il pas
plus opportun de réfléchir sur les moyens d'offrir des alternatives à la voie
pénale ?
La question de la réhabilitation de la voie administrative est décisive ;
c'est l'une des forces du système français, comme l'a indiqué avec raison notre
collègue Robert Badinter lors de nos travaux en commission des lois. N'oublions
pas, comme le rapport Massot a pu le rappeler, que le juge administratif reste
le « juge naturel » de l'administration ; il a su soumettre l'administration à
des règles efficaces de responsabilité, tout en sachant ne pas entraver
l'action administrative. L'extension du référé administratif nous paraît en
l'espèce une solution beaucoup plus intéressante.
De même, il faudrait donner des moyens au juge civil, ce qui permettrait de
faire l'économie du pénal.
Mais ces voies alternatives posent un même problème : celui des moyens. En
effet, il reste que le pénal bénéficie du principe de gratuité. Or, ce que
veulent notamment les victimes, avant tout autre chose, c'est être indemnisées
pour leur préjudice.
On le voit, sur cette question, la responsabilité pénale des personnes morales
ne changera rien.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen ont également
entendu les craintes exprimées par les associations quant aux répercussions que
les dispositions, si elles étaient adoptées, pourraient entraîner sur les
droits des victimes, en particulier sous l'angle des maladies professionnelles.
L'aggravation des conditions de mise en cause en cas de faute indirecte, avec
la nécessité d'apporter la preuve qu'il y a eu « violation manifestement
délibérée d'une obligation particulière de sécurité », peut en effet altérer
leurs droits.
Il ressort également des conclusions du rapport Massot que, pour espérer
enrayer le phénomène de pénalisation, il faut certainement dépasser le simple
cadre de la définition du délit non intentionnel. Nous savons tous ici qu'il
nous faudra, faute d'en avoir tenu compte, sur le métier remettre notre
ouvrage.
D'ailleurs, si l'on se réfère à la courte histoire du délit non intentionnel,
créé par la réforme du code pénal en 1994, on se rend compte que l'on a les
plus grandes difficultés à mettre en place un régime qui, à la fois, respecte
les droits des victimes et protège l'élu contre les abus : en 1996, soit à
peine deux ans après son entrée en vigueur, l'article 121-2 du code pénal a été
modifié afin d'instituer une obligation d'appréciation
in concreto
par
le juge pénal : désormais, celui-ci est amené à tenir compte de ce que l'élu a
« accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de
ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences, ainsi que des moyens dont
il disposait ».
M. Raymond Courrière.
C'est la moindre des choses !
M. Robert Bret.
Quatre ans plus tard, le Sénat s'apprête à modifier à nouveau la définition du
délit non intentionnel, alors même que nous ne disposons pas du recul suffisant
pour apprécier réellement les conséquences de la modification de 1996.
(M.
Courrière s'exclame.)
A quand la prochaine proposition de loi Fauchon ?
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen réclament, depuis
plusieurs années, qu'une réflexion globale soit menée sur la question du statut
de l'élu. Et j'ai entendu encore à cet égard, voilà un instant, notre collègue
Jean-Paul Delevoye.
Réduire la problématique à la question du délit non intentionnel risque
d'occulter la question des moyens que l'intercommunalité n'a pas, loin de là,
épuisé, même si elle permet de répondre à certains besoins.
L'assistance technique et juridique continue de faire très souvent défaut et
nous laisse souvent seuls pour apprécier les décisions à prendre.
Sauf à s'orienter vers une professionnalisation de l'élu, à laquelle les
membres du groupe communiste républicain et citoyen ne peuvent adhérer, il faut
absolument aborder la question de la formation des élus et des agents publics,
celle de la clarification des responsabilités, mais aussi celle de la
rénovation du contrôle de légalité, qui pourrait devenir un conseil de
légalité.
De même, il est acquis, aujourd'hui, que la simplification des procédures,
notamment en matière de marchés publics, éviterait des irrégularités souvent
involontaires et permettrait de faire face à l'augmentation des risques
encourus, risques que la Cour des comptes vient de souligner dans son rapport
public.
Les conclusions de la mission commune d'information sénatoriale chargée de
dresser le bilan de la décentralisation offraient, dans le rapport intitulé
Sécurité juridique, condition d'exercice des mandats locaux : des enjeux
majeurs pour la démocratie locale et la décentralisation,
des pistes de
réflexion intéressantes ; il est dommage que l'on n'en ait pas tenu compte.
Enfin, le phénomène de pénalisation doit être abordé de façon globale. Les
progrès de la science et de la technologie nous entraînent dans un monde fait
de plus en plus de certitudes, où l'impondérable est ressenti comme une
anomalie, sinon comme une « erreur » : la notion de « risque zéro »,
l'apparition du « principe de précaution » en sont des illustrations.
Le citoyen, aujourd'hui, n'admet plus d'être victime du hasard ou de la
malchance. S'il y a victime, il y forcément quelqu'un, quelque part, qui n'a
pas fait ce qu'il fallait, qui n'a pas pris les bonnes décisions. Il faut que
les responsabilités de toutes les personnes soient clairement identifiées, au
grand jour, devant le juge répressif.
C'est sur cette question qu'il faut, aujourd'hui, que les élus, les
professionnels de la justice, mais également les universitaires, les juristes,
les sociologues, les philosophes réfléchissent.
Une partie de la question devrait être abordée dans le projet de loi
renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des
victimes, dont la deuxième lecture, qui interviendra prochainement, sera très
instructive. Un certain nombre d'amendements déposés sur le texte que nous
examinons aujourd'hui trouveront alors leur place.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen souhaitent, dès
lors, marquer leur désaccord avec la méthode employée, qui n'a pas permis une
réflexion constructive. Faute d'avoir eu une vision générale des problèmes, le
bon équilibre ne pourra être trouvé entre une protection minimum nécessaire de
l'élu, qui doit être en mesure de mener à bien sa charge, et un régime
d'exception et de privilège réservé à l'élu, qui instituerait une justice à
deux vitesses, régime qui doit être refusé et que les parlementaires
communistes ont toujours combattu.
La réforme de la justice doit être poursuivie et menée à bien dans des délais
brefs pour que les citoyens ne soient pas pour toujours privés de
l'indépendance de la justice et qu'ils ne soient pas définitivement persuadés
que, comme le disait la Fontaine, « selon que vous serez puissant ou misérable,
les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
(Très bien ! et
applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen. -
M. Dreyfus-Schmidt applaudit également.)
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Ou rouge !
(Sourires.)
M. le président.
La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, dans
le cadre de cette discussion générale, je m'en tiendrai à quelques observations
réunies autour de trois idées.
Première idée : tout le monde semble enfin d'accord pour que les délits non
intentionnels soient traités de la même manière pour tous les citoyens, qu'ils
soient élus ou qu'ils ne le soient pas.
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Deuxième idée : une fois de plus, nous allons trop vite.
Troisième idée : une nouvelle fois, nous n'allons pas assez loin.
J'en reviens à la première idée : tout le monde semble enfin d'accord pour que
les délits non intentionnels soient traités de la même manière pour tous les
citoyens.
Dès le début du rapport de l'auteur de la proposition de loi soumise
aujourd'hui à l'examen du Sénat, on lit - et, pour ma part, avec le plaisir que
M. le rapporteur imagine - ceci : « la proposition de loi soumise à l'examen du
Sénat repose sur l'idée qu'il convient de réexaminer la question de la
délinquance non intentionnelle dans son ensemble, afin de rechercher une
solution qui constitue un progrès pour l'ensemble de la société et non
seulement pour une partie de ses membres. »
Je sais bien que vous dites également, monsieur le rapporteur, que l'on
pourrait justifier une législation particulière pour les élus
(M. le
rapporteur acquiesce),
mais vous y renoncez.
S'agissant de ce que vous énoncez aujourd'hui, à savoir la nécessité que la
loi soit la même pour tous, je n'ai pas besoin de vous rappeler que c'est là la
position que je n'ai cessé de soutenir, au nom du groupe socialiste, contre
vous-même, contre l'ensemble de la majorité sénatoriale, à l'exception, je dois
le dire, de Jean-Marie Girault, et contre le Gouvernement, alors représenté par
M. Toubon, dans les débats qui devaient conduire à l'adoption de la loi du 13
mai 1996, c'est-à-dire le 26 octobre 1995, en première lecture, et le 14
novembre 1995, en seconde lecture.
A l'époque, inspiré par un avis du groupe de travail dirigé par M. Fournier,
avis dont la teneur n'avait pas été communiquée au Sénat, M. Toubon avait
prétendu légiférer pour tout le monde, alors que, dans le même temps, et en
dépit de nos protestations et de nos interrogations qu'il laissait sans
réponse, il soutenait et acceptait un renversement du fardeau de la preuve au
bénéfice des seuls élus, des fonctionnaires et spécifiquement des militaires,
renversement du fardeau de la preuve refusé en conséquence aux simples
citoyens, aux présidents d'associations, aux artisans, etc.
Pierre Fauchon s'était d'ailleurs opposé à ce que le texte particulier inséré
dans le code des communes le soit également dans la loi du 13 juillet 1983
portant droits et obligations des fonctionnaires, en déclarant loyalement ceci
: « Nous avons proposé que notre texte s'applique uniquement aux élus
locaux.
« Le Gouvernement, après avoir fait voter un texte de portée générale, propose
maintenant un dispositif particulier, repris de notre dispositif particulier
concernant les élus locaux.
« La commission des lois a considéré que le dispositif particulier concernant
les élus comportait tout de même une spécificité en ce qui concerne le champ
d'application de la mesure, mais aussi peut-être au regard de la charge de la
preuve. Ce dispositif était justifié par la situation très particulière des
maires, qui, en réalité, n'a pas d'équivalent. »
Le même jour, je déclarais moi-même - et, depuis, quelqu'un de beaucoup plus
autorisé que moi, a tenu à peu près les mêmes propos -...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Qui ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt
... ceci : « Après l'affaire du Cinq-Sept, en 1976, on avait déjà cherché le
moyen d'empêcher qu'un élu puisse être traîné devant les tribunaux et condamné
pour imprudence ou négligence. On avait alors inventé le privilège de
juridiction. Il fallait aller devant la Cour de cassation. Si on est ensuite
revenu sur cette pratique, c'est parce qu'on s'est rendu compte qu'elle
ralentissait certaines affaires qu'il ne convenait pas de ralentir, et on l'a
donc supprimée.
« Or, voilà qu'aujourd'hui vous la rétablissez en faisant un sort particulier
aux élus et aux fonctionnaires ; nous pensons que c'est une grave erreur.
« Il faudra sans doute en venir à la solution que nous avons préconisée. »
Nous y sommes. Mieux vaut tard que jamais !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Tout s'améliore !
(Sourires).
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Deuxième idée : une fois de plus, nous allons trop vite.
Si nous sommes obligés de recommencer à légiférer sur le sujet, c'est que, en
1995 et en 1996, le Parlement est allé beaucoup trop vite. La réforme élaborée
à l'époque n'a, il faut le reconnaître - et tout le monde le dit - pas changé
grand-chose.
Le législateur avait demandé que la situation des auteurs de délits non
intentionnels soit considérée
in concreto.
C'est ce que la jurisprudence
a toujours fait, en examinant dans tous les cas les éventuelles circonstances
atténuantes.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
C'est inexact !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
A l'époque, le 26 octobre 1995, j'avais dit - excusez-moi, mes chers
collègues, de me citer à nouveau - que « cela mérite davantage de réflexion »,
et que « peut-être est-on allé un peu vite en besogne ».
Le 14 novembre de la même année, j'ajoutais : « On va beaucoup trop vite ».
Et voilà que nous recommençons ! A en croire le
Bulletin des
commissions
- et comment ne pas le croire ? - lors de la séance de la
commission des lois du 20 janvier, c'est-à-dire jeudi dernier, voilà exactement
une semaine, notre excellent rapporteur, M. Pierre Fauchon
(Sourires)
, a
répondu à M. José Balarello que « la question des mises en cause d'élus pour
atteintes à l'environnement était très importante », mais qu'« il ne lui avait
pas paru possible de la traiter dans son ensemble dans le cadre de la
proposition de loi », ce qu'il nous a d'ailleurs répété ce matin.
Or ne sommes-nous pas réunis aujourd'hui notamment pour empêcher qu'un maire
puisse être condamné parce qu'une fuite dans une usine d'épuration par exemple,
a provoqué, sans qu'il y soit pour quoi que ce soit, la mort de nombreux
poissons ? Moi, je croyais que si ! Nos amendements tendent à l'empêcher, et
j'espère qu'ils ne seront pas rejetés « à la va-vite », si vous me permettez
cette expression. Mais je crois savoir qu'ils ont été retenus par la commission
des lois.
Par ailleurs, la proposition de loi que nous examinons et qui tend à supprimer
les délits non intentionnels « lorsque la faute a été la cause indirecte du
dommage » m'apparaît à l'évidence comme un progrès vers la solution du
problème, mais un progrès non significatif.
La distinction entre la cause directe et la cause indirecte est souvent floue
et entraînerait, dans de nombreux cas, des discussions où tout et le contraire
de tout pourraient se soutenir.
Prenons l'affaire d'Ouessant, que vous connaissez bien. Peut-être certains
d'entre vous ont-ils entendu ce matin même, dès potron-minet, Mme la maire
d'Ouessant expliquer comment elle ressentait la condamnation à trois mois de
prison avec sursis qui lui a été infligée le 2 novembre 1999, c'est-à-dire tout
récemment, par le tribunal de Brest, parce qu'un enfant est tombé d'une falaise
!
Dans cette affaire, on a reproché, d'une part, au directeur d'établissement de
ne pas s'être renseigné, avant d'avoir autorisé l'excursion, sur les
spécificités de l'île d'Ouessant et, d'autre part, à Mme la maire de ne pas
avoir fait installer des panneaux indiquant qu'il était dangereux de rouler à
bicyclette sur le haut de la falaise. Mais personne ne l'avait jamais demandé à
Mme la maire ni à ses prédécesseurs ! Or nous avons eu la surprise de
constater, en lisant ce jugement, que, dans les deux cas, le tribunal de Brest
a précisé - ce que, d'ailleurs, il n'avait nul besoin de faire - qu'il y avait
une relation directe entre la faute reprochée, tant au directeur de
l'établissement qu'à Mme la maire, et le dommage.
M. Gérard Delfau.
C'est scandaleux !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est vous dire que cela n'empêchera pas les discussions devant les tribunaux
pour savoir si la relation est directe ou si elle ne l'est pas.
M. Gérard Delfau.
Il faut savoir si c'est le juge ou le législateur qui doit discuter !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Cela n'empêchera pas non plus de très nombreuses mises en examen et de très
nombreuses poursuites puiqu'il appartiendra en définitive au parquet, au juge
d'instruction ou aux juges du siège, d'estimer s'il existe un rapport direct ou
indirect entre le dommage et l'imprudence, la négligence ou le manquement à une
obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement.
Cela n'empêchera pas plus que l'opinion, à juste titre - je me permets d'y
insister -, ne comprendra pas que des fautes graves ne soient pas sanctionnées
pénalement lorsque la cause est indirecte, par exemple dans les cas tirés de la
jurisprudence et cités dans le rapport Fournier tel celui du conducteur en état
d'imprégnation alcoolique déséquilibrant un cyclomotoriste alors écrasé par un
véhicule roulant derrière lui. Parce que la responsabilité est indirecte, il
n'y aurait pas de poursuites ? L'opinion aurait du mal à le comprendre, et l'on
peut citer d'autres exemples du même ordre.
Enfin et surtout, la non-pénalisation de la cause indirecte, sauf...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Le « sauf » est essentiel !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Non !
Y compris dans le cas de manquement « délibéré à une obligation particulière
de sécurité ou de prudence »...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Oui, et c'est le cas que vous citez, comme par hasard !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Pas du tout, et Mme le garde des sceaux a eu parfaitement raison de vous dire
qu'il s'agissait de savoir si vous visiez un manquement à un texte ou non. En
effet, aucun texte n'interdit, par exemple, à un ivrogne de circuler à
bicyclette ! Il faudra donc préciser si vous visez le manquement à la loi ou au
règlement, ou bien un manquement à une mesure de sécurité générale dictée par
le bon sens. Au demeurant, même dans ce dernier cas, cela n'empêcherait les
multiples cas où, même très légère, la faute, pour être la cause directe du
dommage, continuerait néanmoins à entraîner poursuite et condamnation pour
délit non intentionnel, soulevant à juste titre l'indignation des honnêtes
gens.
Voilà pourquoi la réforme proposée, pour sympathique qu'elle nous apparaisse,
ne répond pas, à la vérité, à notre attente et à l'attente de tous.
J'en viens à la troisième et dernière idée que j'entendais développer : une
nouvelle fois, nous n'allons pas assez loin.
Où devrions-nous aller ?
A mon sens, il arrivera un jour où le législateur se décidera, sauf en matière
de circulation et de législation du travail, à supprimer toute exception au
principe posé par le premier alinéa de l'article 121-3 du code pénal : « Il n'y
a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »
C'est une théorie que j'ai déjà soutenue devant le Sénat, mais je dois
reconnaître que les esprits ne sont pas mûrs, ...
M. Raymond Courrière.
Ce sont les juges qui ne sont pas mûrs !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
... je dirai même au contraire, compte tenu d'une pénalisation croissante,
notamment outre-Atlantique, dont les habitudes, bonnes ou mauvaises, finissent
en général par nous contaminer.
M. Henri de Raincourt.
Hélas !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
En l'état actuel des esprits, l'opinion réclame souvent la punition des
responsables, fussent-ils involontaires, alors qu'il continue de choquer, comme
cela choque tous les enfants, que quelqu'un soit puni alors qu'il « ne l'a pas
fait exprès ».
M. Gérard Delfau.
Très bien !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Chacun peut aussi faire le constat que, notamment du fait de la procédure, un
procès pénal est, en la matière - hélas, ne généralisons pas ! - infiniment
moins onéreux et plus rapide qu'un procès civil ou qu'un procès devant la
juridiction administrative. M. le rapporteur l'indique dans son rapport, et
c'est une constatation que chacun peut faire.
Je renonce donc, pour un temps, à proposer cette solution radicale qui
consisterait à supprimer toutes les exceptions au principe.
Toutefois, à notre avis, dès que possible, il faudra donc reconnaître aux
parquets, aux juges d'instruction et aux tribunaux le droit de constater que le
citoyen le plus civique, le meilleur des pères de famille peut être en droit
d'ignorer la loi.
J'ai déjà proposé, au nom du groupe socialiste - c'était le 17 juin dernier,
lors de la première lecture du projet de loi sur la présomption d'innocence -
de rédiger ainsi l'article 122-3 du code pénal, qui n'excuse aujourd'hui, de
manière absolutoire, que la personne qui a commis sur le droit une erreur
qu'elle n'était pas en mesure d'éviter : « N'est pas pénalement responsable la
personne dont le tribunal estime qu'elle était en droit d'ignorer la loi ou le
règlement qu'il lui serait reproché de ne pas avoir respecté. »
Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, les chiffres cités par le
rapport Massot sont édifiants : comment continuer à prétendre que « nul n'est
censé ignorer la loi » et condamner, en conséquence, des citoyens au pénal
alors qu'il existait, en novembre 1999 - et nous en avons, nous,
parlementaires, ajouté depuis - 10 029 infractions en vigueur, contre 8 805 -
déjà tout aussi impossibles à connaître toutes - en 1989 ? Oui : 10 029
infractions !
Le même rapport Massot, à la page précédente, précise que, de 1984 à 1999,
sont intervenus, avec incidence pénale, 278 lois et ordonnances et 665 décrets
! Et combien d'arrêtés ?
Même si la faute, l'imprudence, la négligence ou le manquement a été la cause
directe du dommage, votre proposition n'empêchera pas que soit automatiquement
condamné au pénal celui qui ne connaîtra pas, et auquel personne n'aura
préalablement rappelé, l'existence de telle loi ou de tel règlement.
Ne pas tirer les leçons d'une telle situation, d'une telle inflation
législative et réglementaire - peut-être inévitable - c'est pratiquer,
passez-moi l'expression, la politique de l'autruche, ...
M. Gérard Delfau.
Très bien !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
... et vouloir ce que vous prétendez, ce que nous prétendons ne plus vouloir,
c'est-à-dire la condamnation pénale de braves gens et, en premier lieu, parce
qu'ils sont, si j'ose dire, en première ligne d'élus locaux.
Il ne devrait y avoir condamnation, en matière non intentionnelle, que lorsque
la faute a été la cause directe du dommage, peut-être, et sûrement seulement
lorsqu'il y a faute lourde ou grave.
M. Gérard Delfau.
Bien sûr !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Certain collègue, appartenant à la majorité sénatoriale et que je ne citerai
pas parce qu'il s'agissait d'une conversation privée, m'indiquait hier qu'il
l'a proposé lors de la discussion du projet de loi portant réforme du code
pénal.
Qu'est-il répondu à cette suggestion ? Que la notion de faute lourde est
étrangère au droit pénal comme au droit civil, qu'elle n'appartient qu'à la
jurisprudence administrative. Cette réponse n'est en rien valable !
Si nous l'inscrivons dans la loi, et, en l'espèce, dans le code pénal, cette
notion appartiendra au droit pénal et non au droit civil, dans lequel
subisteront, bien sûr, les articles 1382 et suivants du code civil. En vérité,
cette notion appartient déjà au bon sens, qui reste la chose la mieux partagée
du monde.
En cas de plainte, les procureurs d'abord, éventuellement ensuite les juges
d'instruction, plus éventuellement encore les juges du siège, sauront bien
distinguer quand la faute sera légère ou, au contraire, quand elle sera lourde
ou, si vous le préférez, grave ! Dans la plupart des cas, il n'y aura de la
part de personne aucune hésitation.
En tout cas, cette distinction est, elle, de nature à éviter les nombreuses
mises en examen, poursuites ou condamnations dont, précisément, les citoyens
sont unanimes, ou quasiment - et nous avec eux - à ne plus vouloir.
Par amendement, nous vous proposerons ce pas décisif dans la solution d'un
problème d'autant plus irritant qu'il est, c'est vrai, délicat.
J'ajouterai quelques mots encore, à l'intention de M. le rapporteur.
Je n'ai pas trouvé dans votre proposition de loi, ni dans les conclusions de
la commission des lois que vous rapportez, la suppression des articles L.
223-34, L. 323-28, L. 4422-10-1 et L. 5211-8 du code général des collectivités
territoriales, ni celle de l'article 11
bis
de la loi du 13 juillet 1983
portant droits et obligations des fonctionnaires, ni celle de l'article 14-1 de
la loi du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires, ...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Il est pire que la tempête : il veut tout abattre !
(Sourires.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
... qui continuerait donc à prévoir un statut particulier pour les intéressés,
alors que vous nous dites, et nous vous en savons gré, que vous voulez faire
une seule loi pour tous.
Sans doute s'agit-il soit d'une erreur de ma part, soit d'un oubli de la
vôtre,...
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
C'est certainement la première hypothèse qui est la bonne
!
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
... oubli que je vous inviterai alors à réparer.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je
vous remercie de votre attention.
(Applaudissements sur les travées
socialistes, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
(M. Gérard Larcher remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la
présidence.)
PRÉSIDENCE DE M. GÉRARD LARCHER,
vice-président
M. le président.
La parole est à M. Delfau.
M. Gérard Delfau.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Sénat
examine aujourd'hui une proposition de loi relative à la responsabilité pénale
des élus locaux. Chacun d'entre nous, au sein de cet hémicycle, se sent
particulièrement concerné par ce sujet, qui préoccupe l'ensemble des
responsables locaux.
Je tiens, tout d'abord, à rendre hommage à notre éminent collègue Pierre
Fauchon, qui est le promoteur de ce texte. Le Sénat, représentant des
collectivités locales, doit impérativement répondre à l'attente des élus, qui
rencontrent de plus en plus de difficultés pour remplir leur mission, perdus
qu'ils sont au milieu d'un flot de textes épars et abscons, comme vient de le
rappeler avec talent notre collègue Michel Dreyfus-Schmidt.
Le texte que nous examinon aujourd'hui répond à cette attente, même si c'est
seulement pour partie. Ce sera le premier point de mon intervention.
Le processus de décentralisation a bouleversé les règles de compétence au
niveau local. Les maires, exécutif des communes, ont vu leur rôle renforcé. A
la suite du développement de leurs attributions, leur responsabilité pénale a
été mise en cause de plus en plus souvent.
Les maires représentent l'exécutif, au sein des communes. Ils ont également un
pouvoir propre, la police, garants qu'ils sont du maintien de l'ordre au sein
de la localité. Leur responsabilité peut donc être encourue, d'une part, dans
la gestion des biens et services, services qui peuvent être délégués, et,
d'autre part, dans l'exercice des pouvoirs de police administrative. Pour
résumer, cela fait beaucoup !
Les nombreuses condamnations pénales d'élus locaux pour des faits non
intentionnels ont soulevé des interrogations concernant le fonctionnement de la
démocratie locale.
Chacun garde à l'esprit le cas du maire tenu responsable pénalement de
pollutions causées par une station d'épuration communale, alors que les moyens
financiers dont il disposait lui interdisaient d'intervenir. Cas limite, me
dira-t-on !
Mais il y a aussi l'exemple de ce maire condamné parce qu'un enfant de cinq
ans, laissé sans surveillance, s'est suspendu aux barres de la cage de but d'un
terrain de foot et a été grièvement blessé par leur chute. C'était dans mon
département.
Il y a encore le cas de cette fédération de pêcheurs, qui, en désaccord avec
la municipalité sur l'utilisation d'un plan d'eau, attaque au pénal le maire en
profitant d'une erreur administrative mineure de sa part, dans l'affolement
causé par l'inondation de la station d'épuration. C'était encore dans mon
département.
Il y a eu pas moins de quatre cas similaires - je ne vais pas les énumérer
tous - au cours de la seule année 1998 dans le département de l'Hérault. Le
trouble a été si grand que nous avons dû assister longuement nos collègues, en
prenant soin, bien évidemment, de ne pas intervenir de façon visible ni occulte
dans le déroulement de la procédure. Notre assistance fut essentiellement
morale et psychologique. Il n'empêche qu'à un certain moment les élus locaux de
mon département ont frisé l'affolement général.
Bien sûr, j'exclus totalement des cas cités toute prise illégale d'intérêt au
préjudice de la collectivité et tout manquement à la probité. Mais j'exclus
aussi le cas du maire qui, connaissant l'instabilité des obus d'ornement d'un
monument aux morts et sachant qu'un accident s'était déjà produit, a méconnu
son obligation d'assurer la sécurité dans la commune et n'a pas fait sceller
les obus dans le sol. Imprudence effectivement condamnable !
Mais entre ces cas de prévarication ou de prise en compte manifestement
insuffisante des problèmes de sécurité pour les habitants et ceux que j'ai
cités précédemment et que j'ai vécus indirectement, il y a une marge, il y a un
terrain sur lequel nous, Parlement, devons trouver les voies pour éviter que
les uns et les autres ne soient confondus dans le même opprobre.
D'ailleurs, je parle des maires, mais je pourrais évoquer aussi les directeurs
d'école. Celui qui a été nommé, pour la première fois à ce poste, dans ma
commune à la rentrée dernière est venu me voir il y a moins d'un mois pour
m'annoncer que, très vraisemblablement, il allait demander à réintégrer le
corps des enseignants parce que les charges qui lui incombaient étaient trop
lourdes et que l'assistance que lui fournissait le ministère de l'éducation
nationale était, à son gré, insuffisante. Il m'a rappelé que 10 000 postes de
directeurs d'école étaient aujourd'hui vacants et il m'a indiqué que, comme
pour les élus locaux, que je côtoie sans arrêt, l'on assistait, à l'heure
actuelle, à une véritable désertion devant les responsabilités au sein du
ministère de l'éducation nationale.
Je pourrais encore, comme vous, mes chers collègues, citer ces exemples de
présidents d'association qui renoncent, ou qui deviennent fatalistes.
D'ailleurs, nous qui sommes des élus locaux et qui siégeons sur ces travées,
nous sommes par principe « fatalistes ». Sinon, nous n'aurions d'autre solution
que de renoncer dans l'instant à notre mandat.
Donc, la situation exige des solutions.
Sans vouloir me lancer dans le débat qui est aujourd'hui ouvert sur ce sujet
dans notre pays, je dirai de façon quelque peu lapidaire qu'entre l'autorité du
juge et le pouvoir du législateur - je n'emploie pas, bien sûr, ces mots à la
légère - il faudra bien, dans les années qui viennent, qu'un rééquilibrage se
fasse. Et dans notre tradition, ce rééquilibrage ne peut se faire qu'au profit
de ceux qui sont soumis à la sanction et qui ont la légitimité du suffrage
universel.
J'ai conscience, en tenant ces propos - je ne suis pas juriste - que ces
principes sont parfois mal acceptés par l'opinion et, surtout, qu'ils ne
suffisent pas à toujours clarifier la situation ni à trouver les bons
équilibres.
Ce qui est sûr, c'est qu'en aucun cas je ne demande que l'on édicte je ne sais
quelle irresponsabilité civile, pénale ou administrative des élus. La loi que
nous allons voter doit pouvoir s'appliquer à tous.
Je remercie une nouvelle fois notre collègue Pierre Fauchon d'avoir, par sa
proposition de loi, lancé la discussion et Mme le garde des sceaux de nous
avoir permis d'avancer vers des solutions.
Toutefois - ce sera ma deuxième réflexion - il semble que la loi du 13 mai
1996 offrait déjà une amorce de solution, le juge exerçant dorénavant un
contrôle
in concreto,
en ne sanctionnant pas l'élu qui a fait tout ce
qui était en son pouvoir pour éviter le dommage. De fait - là aussi,
l'intervention de notre collègue Michel Dreyfus-Schmidt l'a montré -, les
choses ont peu évolué depuis.
Face à cette situation, le législateur est appelé à modifier de nouveau la loi
du 13 mai 1996, et c'est ce qui nous rassemble aujourd'hui.
L'environnement juridique est de plus en plus complexe, la décentralisation
ayant entraîné une multiplication des charges au niveau local. Sous l'effet
combiné des lois du 2 mars 1982 et des différentes lois de transfert de
compétences qui se sont ensuivies, et, parallèlement, du désengagement
financier de l'Etat, les élus sont de plus en plus souvent mis en cause devant
le juge pour des faits qui ont lieu au sein de leur collectivité, sans qu'ils
soient fautifs au sens de la faute pénale.
De ce point de vue, la proposition que vient de faire à cette tribune notre
collègue Michel Dreyfus-Schmidt d'introduire dans le droit pénal et dans le
droit civil, comme cela existe en droit administratif, la notion de faute
lourde ou grave...
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Pas le droit civil !
M. Gérard Delfau.
... pourrait permettre de concilier ce qui paraît aujourd'hui difficilement
conciliable entre le législateur et le juge.
Bref, la proposition de loi qui nous est présentée répond pour partie, mais
heureusement, à notre attente, et les membres du groupe du RDSE la voteront.
Pourtant, elle ne permet pas de régler le problème au fond, demeurant à
certains égards - que notre collègue Pierre Fauchon ne donne à ce mot aucun
sens péjoratif ! - un palliatif.
Seul un statut digne de l'élu local, assorti d'une rémunération et d'une
assistance juridique correspondant aux compétences qui lui sont attribuées,
permettra une évolution salutaire de la situation des maires, des conseillers
généraux, bref de tous ceux qui ont en charge une collectivité.
Le statut de l'élu - je ne pourrai en parler longuement aujourd'hui - doit
être amélioré d'urgence.
Si la loi du 21 mars 1831, intervenant dans un autre type de société où les
fonctions électives étaient implicitement réservées aux gens fortunés, posait
le principe de gratuité, l'évolution des collectivités locales pousse
inéluctablement à la reconnaissance d'une rémunération digne pour les maires.
Et je ne parle même pas de la complexité de la tâche, Pierre Mauroy l'ayant
fait avec beaucoup de talent et, en même temps, beaucoup d'émotion, tout à
l'heure, en expliqaunt ce qu'il vivait en tant que maire de Lille !
Parallèlement - vous l'avez dit, madame la garde des sceaux - il faut
réfléchir à la mise en place d'une assistance juridique adaptée pour les élus
locaux.
Vous avez proposé, et c'est logique, que la question soit envisagée à
l'échelon de l'intercommunalité. Pourquoi pas ? Encore que ce ne soit pas si
facile, car il y a une telle complexité dans la matière concernée et une telle
personnalisation des situations que l'intercommunalité aura peut-être quelque
mal à assumer cette nouvelle compétence. En tout cas, vous avez vraiment eu
raison, madame la garde des sceaux, de poser cette question, parce que - et là
aussi je vais parler en tant que sénateur rencontrant, comme chacun de mes
collègues, l'ensemble des maires du département - la situation actuelle est
totalement inégalitaire. En effet, si l'on est à la tête d'une commune de
quelque importance, on a les moyens de faire appel à des cabinets d'avocats
spécialisés, et la population l'accepte. En revanche, si l'on est, comme c'est
mon cas, maire d'une commune de moins de 4 000 habitants, et même si l'on se
place à l'échelon de la communauté de communes, qui regroupe 20 000 habitants,
il est inconcevable financièrement, mais peut-être plus encore
psychologiquement, d'aller chercher des compétences qui, dans le monde
d'aujourd'hui, se font, et c'est légitime, largement rémunérer.
Voilà quelques réflexions que je voulais soumettre au Sénat. J'ajouterai - il
en a été peu question aujourd'hui - qu'il faut en revanche se garder, à mon
sens, de chercher une solution du côté d'un renforcement du contrôle de
légalité. Plus exactement, je ne voudrais pas que la capacité d'autonomie
accordée par la loi de 1982 à la collectivité locale soit restreinte en raison
du problème qui nous occupe aujourd'hui et nous incite à confier aux préfets un
rôle qui n'est plus le leur et qui ne doit plus, à mon sens, être le leur. Mais
il en a été peu question dans ce débat, je n'insiste donc pas.
Le Gouvernement s'est engagé à soumettre prochainement ce texte à l'Assemblée
nationale. J'adresse une nouvelle fois mes remerciements à l'auteur de la
proposition de loi, qui montre que le Sénat sait être, quand il le veut, une
assemblée novatrice. Je remercie également le Gouvernement, qui accorde toute
son attention à cette initiative parlementaire et qui s'est engagé à faire
avancer cette question dans le débat. Même si nous ne faisons qu'un pas, ce
sera un pas bienvenu.
(Applaudissements sur les travées socialistes et sur
celles du groupe communiste républicain et citoyen. - M. le président de la
commission et M. le rapporteur applaudissent également.)
M. le président.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux ; nous les
reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures quarante-cinq, est reprise à quinze
heures cinq, sous la présidence deM. Christian Poncelet.)