SEANCE DU 1ER FEVRIER 2001
DATE D'EXPIRATION DES POUVOIRS
DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
Suite de la discussion d'une proposition
de loi organique déclarée d'urgence
M. le président.
L'ordre du jour appelle la suite de la discussion de la proposition de loi
organique (n° 166, 2000-2001), adoptée par l'Assemblée nationale, après
déclaration d'urgence, modifiant la date d'expiration des pouvoirs de
l'Assemblée nationale. [Rapport n° 186 (2000-2001).]
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Ambroise
Dupont.
M. Ambroise Dupont.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je
voudrais tout d'abord rendre un hommage particulier au travail exceptionnel de
notre commission des lois et au remarquable rapport de notre collègue Christian
Bonnet, qui a fait une analyse très complète de cette proposition de loi,
soulignant en outre la volte-face du Gouvernement et la mauvaise manière faite
au Parlement.
Avec sa permission, j'en citerai un passage particulièrement éclairant :
« La conséquence du changement brutal et peu explicité d'orientation du
Gouvernement est l'obligation, pour les assemblées, de discuter dans la
précipitation d'un texte important.
« Certes, le Gouvernement s'abrite derrière une initiative parlementaire, mais
celle-ci lui permet surtout d'accélérer la procédure en évitant le passage du
texte devant le Conseil d'Etat et en conseil des ministres, ainsi que l'a
souligné M. Louis Favoreu, professeur de l'université d'Aix-Marseille III,
entendu par notre commission. »
Ne pensez-vous pas, monsieur le secrétaire d'Etat, que, compte tenu de
l'importance et des incidences de ce texte sur notre Constitution et touchant à
l'élection présidentielle, un projet de loi aurait été préférable à cette
proposition de loi organique dont l'objet est de modifier l'ordre des échéances
électorales de 2002 et qui a été adoptée par l'Assemblée nationale après
déclaration d'urgence ?
M. Jean-Pierre Schosteck.
C'eût été plus convenable, en effet !
M. Ambroise Dupont.
De quelle urgence, mes chers collègues, de quelle préoccupation nationale peut
se prévaloir le Gouvenement pour nous faire examiner ce texte ?
M. Alain Gournac.
Aucune !
M. Ambroise Dupont.
C'est un mystère sur lequel personne, jusqu'à présent, n'a apporté le moindre
éclaircissement convaincant.
Quel décalage entre les préoccupations de nos concitoyens et le texte qui nous
occupe aujourd'hui !
Un sondage réalisé pour un grand quotidien du soir en vue des prochaines
élections municipales a cherché à mettre en lumière les principales
préoccupations de nos concitoyens. Il ressort de cette enquête que leur
première préoccupation concerne incontestablement la sécurité des personnes et
des biens, 56 % des sondés la plaçant en tête. Encore faut-il rappeler que ce
sondage a été effectué avant les agressions visant les convoyeurs de fonds,
avant celles qui se sont produites la semaine dernière dans les transports en
commun,...
M. Alain Gournac.
Des « incivilités », sans doute !
M. Ambroise Dupont.
... avant les affrontements entre deux cents à trois cents jeunes dans le
centre commercial de la Défense, samedi dernier, et aussi avant la publication
des chiffres officiels de la délinquance puisque cette publication ne doit
intervenir que demain ; mais nous savons déjà que ces chiffres ne sont pas bons
et que les statistiques font désormais apparaître une quatrième catégorie : les
« incivilités ».
Pour autant, il ne semble pas que le Gouvernement ait pris un plan d'extrême
urgence en la matière. Or le droit à la sécurité est bien la principale attente
de nos concitoyens et mériterait toute l'attention du Gouvernement,
Toujours selon le même sondage, l'intérêt des Français porte ensuite sur les
impôts locaux - pour 36 % -, les écoles - pour 33 % -, la circulation et le
stationnement - pour 31 % -, l'animation de la ville - pour 30 % -,
l'implantation de nouvelles entreprises - pour 30 % -, la pollution de l'air -
pour 27 % -, le logement - pour 17 % -, le espaces verts et les jardins - pour
16 % -, le commerce - pour 14 % -, etc.
Comme vous pouvez le constater, 70 % des Français s'intéressent avant tout à
ce qui les touche au quotidien. Votre gouvernement semble bien loin de leurs
préoccupations : les écoles, la ville, l'implantation des entreprises, la
pollution de l'air, le commerce... Répond-on bien à leurs attentes ?
Quant à la fiscalité, je me contenterai de rappeler un simple chiffre : la
pression fiscale a atteint en 1999 le record historique de 45,7 %.
Pendant ce temps-là, le Gouvernement se précipite pour faire voter un texte
qui préoccupe bien peu les Français mais l'intéresse au plus haut point
puisqu'il estime que son propre avenir est en jeu. Les Français ne sont pas
dupes, monsieur le secrétaire d'Etat, et ils jugent comme il convient la
politique du Gouvernement.
Ainsi, concernant le présent texte, plus de la moitié d'entre eux qualifient
de manoeuvre politique la proposition d'inversion du calendrier soutenue par le
Premier ministre.
A plusieurs reprises, le Président de la République a clairement pris position
sur cette question : « Les Français n'aiment pas que l'on modifie les règles du
jeu avant de jouer. Ils soupçonnent immédiatement les acteurs de vouloir
tricher, d'avoir des arrière-pensées politiques personnelles. »
M. Alain Gournac.
Et ils ont raison !
M. Jean-Pierre Schosteck.
Ils sont intelligents, les Français !
M. Ambroise Dupont.
En tout cas, les faits donnent raison au Président de la République.
Mais ce qui me préoccupe, monsieur le secrétaire d'Etat, c'est que, au-delà du
sentiment qu'ont nos concitoyens d'assister à des manipulations électorales -
et je pèse mes mots -, ils en viennent à considérer de façon beaucoup plus
large que la gestion de la France et la politique en général relèvent d'une
alchimie qu'ils ne comprennent pas : une dose d'intérêts personnels et de
savants calculs pour séduire l'électorat afin d'accéder aux fonctions et de
conserver la place.
Les affaires politico-financières ont jeté, ces vingt-cinq dernières années,
un lourd discrédit sur l'ensemble de la classe politique. Les électeurs ont
alors sérieusement commencé à se demander si l'intérêt personnel de l'élu ne
primait pas sur l'intérêt public et général. La participation de plus en plus
faible lors des derniers scrutins en est l'illustration la plus flagrante, et
c'est, me semble-t-il, très inquiétant.
Il est de notre devoir d'élu de redonner confiance aux électeurs, mais cette
confiance se mérite. Il s'agit non de mots ou de promesses, mais d'actes
concrets et de politique au sens noble du terme. Or, à mes yeux, avec l'actuel
débat sur l'inversion du calendrier électoral de 2002, le Gouvernement donne
très exactement l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire.
Nombre de nos collègues ont démontré de façon remarquable que ce débat était
biaisé non parce que le sujet n'est pas important - j'aurais même pu apporter
mon accord - mais parce qu'il est mal abordé. Nos concitoyens ne se sentent pas
concernés, et ils s'interrogent donc à juste titre sur les intérêts non avoués
de certains hommes politiques dans cette opération. Pourtant, vous n'en
persistez pas moins à vouloir faire passer ce texte en force.
Bien entendu, j'ai noté qu'il n'y a pas si longtemps le Premier ministre, le
ministre de l'intérieur et Mme Guigou tentaient de prendre en considération
cette appréciation des électeurs : les élections municipales et cantonales ne
sont pas loin ! Vos inquiétudes apparaissent de plus en plus. Vos
contradictions, elles, en tout cas, sont manifestes.
Ainsi, le Premier ministre n'a-t-il pas déclaré, lors de son intervention
télévisée du 19 octobre : « Toute initiative de ma part serait interprétée de
façon étroitement politique, voire politicienne. Mois, j'en resterai là, et il
faudrait vraiment qu'un consensus s'esquisse pour que des initiatives puissent
être prises » ?
M. le ministre de l'intérieur, lors de la première lecture du projet de loi
organique modifiant la loi du 6 novembre 1962 relative à l'élection du
Président de la République au suffrage universel, a tenu des propos
similaires.
Nous étions alors au mois d'octobre 2000, et c'est pour tenir compte de l'avis
défavorable de la commission des lois et du Gouvernement que l'amendement
tendant à proroger les pouvoirs de l'Assemblée nationale en 2002 afin de
modifier le calendrier électoral a été retiré par un des partenaires de la
majorité plurielle.
Rétrospectivement, on peut penser qu'engager à cette époque un débat sur le
calendrier électoral de 2002 eût permis de ne pas imposer au Parlement
l'actuelle marche forcée pour examiner une proposition de loi organique sur le
même sujet.
Qui n'a relevé, en outre, les propos de Mme Guigou estimant qu'il ne fallait
pas changer les règles du jeu juste avant l'élection car, chaque fois que cela
se produit, on peut être accusé de vouloir trafiquer...
M. Alain Gournac.
Ah ! Quelles belles paroles !
M. Ambroise Dupont.
... et qu'en conséquence il ne serait pas opportun de changer le calendrier
?
M. Jean-Pierre Schosteck.
Quelle lucidité !
M. Ambroise Dupont.
Comment ne pas évoquer, enfin, la dysharmonie régnant au sein de la majorité
gouvernementale, avec les vives oppositions exprimées par les autres acteurs de
la gauche plurielle, dont certains représentants demeurent toutefois au sein du
Gouvernement ?
Les membres du parti communiste sont farouchement contre un changement du
calendrier électoral de 2002, comme l'a affirmé avec force à cette tribune
notre collègue Robert Bret au nom des sénateurs communistes, en qualifiant le
débat de « mesure de circonstance ».
Les Verts, pour leur part, se sont d'abord indignés, puis ont marchandé leur
soutien contre une modification du mode de scrutin aux élections législatives,
dans le but d'instaurer un mode de scrutin mixte, moitié majoritaire, moitié
proportionnel. Les socialistes ayant jugé qu'une telle réforme n'était pas
réalisable avant les prochaines élections législatives, les Verts ont donc
également rejeté la réforme du calendrier.
A juste titre, ils se sont interrogés sur le fait que le Gouvernement trouve
le temps d'une modification de l'ordre des échéances électorales de 2002 mais
refuse la réforme du mode scrutin des élections législatives au motif que la
pratique veut que l'on n'entreprenne pas une telle réforme moins d'un an avant
l'échéance !
Chacun a sa façon de respecter les traditions... Le parti socialiste, lui, les
respecte d'autant mieux que cela l'arrange ! Dernier exemple en date : la
lettre adressée au Premier ministre ainsi qu'aux présidents du Sénat et de
l'Assemblée nationale, et communiquée à la presse le 20 janvier, par laquelle
quatorze euro-députés socialistes - et non des moindres - ont demandé au
Gouvernement de reporter les dispositions de la loi interdisant aux
parlementaires européens de cumuler leur mandat avec une fonction exécutive
locale.
Parmi les parlementaires cosignataires figurent ainsi les noms de M. Rocard,
ancien Premier ministre, de Mme Lienemann, ancienne ministre, et de Mme Berès,
présidente de la délégation socialiste française. Ces députés européens
réclament le report à « la prochaine élection européenne » en faisant valoir
que la « tradition » voudrait que de tels changements interviennent « à compter
du prochain renouvellement et non en cours de mandat ». Cela ouvre, me
semble-t-il, de nouveaux horizons !
Mais je reviens au fond du débat qui nous occupe. La question de savoir si
l'élection du Président de la République doit se dérouler avant les élections
législatives peut en effet être posées car c'est cette élection qui prime dans
l'organisation de nos institutions. En conséquence, les autres élections,
notamment les élections législatives, sont affectées, voire déterminées, par
son résultat.
Cependant, l'intérêt réel de la question a été détourné pour des raisons
politiciennes et occulté par la procédure suivie. Il émane de tout le processus
que je viens de décrire un sentiment de malaise : les contradictions sont trop
fortes entre ce que l'on nous dit et ce que l'on fait pour ne pas être
visibles.
Un seul accord semble réellement se faire jour : qualifier l'opération «
inversion du calendrier électoral » du Premier ministre de « mesure de
circonstance en vue de la prochaine élection présidentielle ». Et c'est bien là
le fond du problème !
L'unique explication du revirement brutal du Premier ministre, à cinq semaines
d'intervalle, sur la question du report des législatives après la
présidentielle doit en efffet être recherchée dans des calculs politiciens,
personnels et dans l'ambition du Premier ministre, qui n'a pas hésité à mettre
ses amis politiques eux-mêmes devant le fait accompli.
On a beau avancer aujourd'hui des arguments prétendument objectifs en faveur
de l'inversion du calendrier, l'attitude du Premier ministre ne s'explique donc
certainement pas uniquement par des motivations de droit, de clarté ou par l'«
esprit » de nos institutions.
Je suis d'autant plus circonspect que le scénario se répète : derrière le
discours officiel et les leçons de bonne conduite politique données par le
Premier ministre se cachent chaque fois des arrière-pensées électorales que
nous nous devons de dénoncer.
J'entends déjà certains dire : Mais pourquoi vous inquiétez-vous ? Le Conseil
constitutionnel sera obligatoirement saisi du texte - s'il est définitivement
adopté, bien sûr -...
M. Alain Gournac.
Pas tout de suite !
M. Ambroise Dupont.
... et, si vous avez raison et que les arguments juridiques en faveur de la
réforme font défaut, il ne le validera pas.
Plusieurs constitutionnalistes analysent en effet la situation ainsi. Parmi
ces derniers, Louis Favoreu, professeur d'université, que je citais au début de
mon propos, et également codirecteur de la
Revue française de droit
constitutionnel
, estime que le Conseil constitutionnel devrait, pour le
moins, « émettre de sérieuses réserves » sur le présent texte : lors de son
audition devant la commission des lois, il a fort bien montré que la réforme
allait à l'encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Evoquant les décisions du Conseil constitutionnel sur des reports de dates
d'élections rendues en 1990, en 1994 pour deux d'entre elles et en 1996, M.
Favoreu a souligné qu'elles concernaient la prorogation du mandat de membres
d'assemblées locales - à savoir les conseils municipaux et les conseils
généraux pour les trois premières décisions et, pour la dernière, une assemblée
territoriale d'outre-mer -, mais que les enseignements que l'on pouvait en
tirer s'appliquaient
a fortiori
à la prorogation du mandat de
l'Assemblée nationale.
C'est à juste titre, me semble-t-il, que le professeur Favoreu a observé que
le Conseil constitutionnel avait à chaque fois validé la démarche, tout en la
subordonnant au respect de conditions strictes, à savoir le caractère
exceptionnel et transitoire de la prorogation et l'existence d'une réelle
justification.
Parmi les motifs valables retenus par le Conseil, on peut citer les suivants :
favoriser la participation des électeurs, assurer la continuité de
l'administration départementale, éviter la concomitance des élections avec une
réforme sur le statut des élus ou permettre aux électeurs d'être mieux informés
des conséquences de leur choix. Cette jurisprudence est évidemment transposable
au cas d'une élection nationale.
Or le professeur Favoreu en est arrivé à la même conclusion que bon nombre de
personnalités politiques : la proposition de loi organique modifiant la date
d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale n'a pas de justification
technique. Sa seule motivation est d'ordre politique.
Oui, comme vous, je suis inquiet, mes chers collègues. Je ne crains pas la
décision du Conseil constitutionnel, ni les conséquences de la réforme - si
elle devient la loi de la République - pour les échéances électorales
concernées. Le vote des électeurs mettra un point final à toute cette
polémique. Mais je suis inquiet pour nos institutions et pour notre
démocratie.
Le changement de mode de scrutin juste avant les échéances électorales est
d'ailleurs devenu une habitude pour certains.
Ce fut le cas en juillet 1985 lorsque la gauche a « instillé » une dose de
proportionnelle pour les élections législatives de 1986.
Ce fut le cas en 1990 lorsque le gouvernement de M. Rocard a allongé d'un an
le mandat des conseillers généraux afin de tenter de regrouper les élections
cantonales.
Ce fut encore le cas avec la réforme du mode de scrutin avant les élections
régionales de mars 1998.
C'est encore le cas aujourd'hui, et je regrette qu'une fois encore le
Gouvernement réduise une véritable question à un arrangement politicien.
Le contexte dans lequel se déroule la réforme du calendrier électoral
m'amènera donc à ne pas voter la proposition de loi que nous examinons.
M. Alain Gournac.
Très bien !
M. Ambroise Dupont.
Pour conclure, je m'appuierai une fois de plus sur les travaux de notre
rapporteur, qui a déclaré : « La précipitation dans laquelle le Parlement est
conduit à examiner la proposition de loi organique risque de ne pas permettre
un examen approfondi de toutes les conséquences de celle-ci. Les auditions
organisées par votre commission des lois ont permis de mesurer que la question
était plus complexe qu'il n'y paraissait au premier abord et que toutes les
conséquences du texte en discussion n'avaient pas été mesurées. »
(Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
M. Alain Gournac.
Bravo ! Voilà un bon propos !
M. le président.
La parole est à M. Chérioux.
M. Jean Chérioux.
Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, le
sujet dont nous débattons aujourd'hui est, me semble-t-il - et je ne suis pas
le seul à faire ce diagnostic - en complet décalage avec les préoccupations et
les attentes des Français.
Il me suffit, quant à moi, de me promener dans les rues de mon xve
arrondissement pour constater que ces problèmes passent bien au-dessus de la
tête de nos concitoyens, non qu'ils ne s'y intéressent pas mais parce qu'ils
sont préoccupés par de nombreuses autres questions, et je les comprends fort
bien. En effet, ils portent aux questions institutionnelles un intérêt tout au
plus secondaire, et ce en dépit de quelques thuriféraires du pouvoir qui
veulent nous faire croire que l'inversion du calendrier les intéressent au
premier chef !
Le débat sur les institutions ne préoccupe malheureusement, le plus souvent,
que ceux qui veulent changer les règles du jeu à leur avantage. On comprend dès
lors l'attitude des Français devant une telle conduite. J'en veux pour preuve
l'abstention record au dernier référendum : les questions institutionnelles du
fait de la manière dont elles sont abordées n'intéressent plus que les
praticiens.
L'abstention est, d'ailleurs, devenue la grande question en matière
institutionnelle.
M. Alain Gournac.
Grande question en effet !
M. Jean Chérioux.
Voilà une réalité autrement plus importante et plus préoccupante pour la
démocratie ! Nous devons la combattre. Je doute, hélas ! que les manoeuvres
auxquelles nous assistons incitent nos concitoyens à accorder un plus grand
crédit à la classe politique au pouvoir, qui, nous le constatons s'intéresse
plutôt à quelques petits arrangements entre amis qu'aux questions de fond
auxquelles les Français attendent des réponses urgentes.
M. Alain Gournac.
Absolument !
M. Jean-Pierre Schosteck.
Tout à fait !
M. Jean Chérioux.
La proposition de loi organique bouleverse de surcroît le calendrier
parlementaire au détriment de tous les autres textes que nous devions examiner.
Monsieur le secrétaire d'Etat, le gouvernement auquel vous appartenez a ainsi
refusé que le Sénat étudie le projet de loi d'orientation sur la forêt tant que
le débat qui nous réunit ne sera pas terminé. Une telle attitude sera très mal
jugée en France. Au regard des problèmes que pose la forêt, notamment après les
tempêtes de décembre 1999, à des centaines de milliers de nos concitoyens, le
recul des élections législatives présente un caractère bien dérisoire !
M. Alain Gournac.
C'est sûr !
M. Jean Chérioux.
Les arguments du Gouvernement ne sont pas convaincants, et le ministre des
relations avec le Parlement, en indiquant mardi soir que l'ordre du jour ne
pouvait pas être modifié, ne trompe absolument personne - il ne croit
d'ailleurs pas beaucoup lui-même à ses arguments.
(M. Alain Gournac approuve.)
Ainsi, il faudrait maintenant étudier un texte d'une seule traite pour être
efficace ! Cet argument est d'autant moins crédible que l'on a souvent ici
déploré - notamment au mois de décembre dernier - le découpage en fragments de
certains projets, par exemple pour pouvoir en examiner d'autres dans le cadre
des navettes. Je pense au projet de loi habilitant le Gouvernement à transposer
par voie d'ordonnances des directives européennes, aux textes concernant
l'outre-mer ou la résorption de l'emploi précaire... Ce ne sont peut-être pas
des textes importants, mais il n'en demeure pas moins que la procédure utilisée
alors est en contradiction totale avec les principes invoqués aujourd'hui !
Le rappel de ces quelques vérités le démontre, M. Queyranne ne trompe personne
! Si le Gouvernement ne veut pas faire examiner le projet de loi sur la forêt -
ce qui est son droit ; c'est une prérogative que lui reconnaît la Constitution
- c'est parce que sa seule préoccupation est bien sûr l'inversion de ce fameux
calendrier électoral. On ne gère pas les intérêts d'un pays en servant ses
propres intérêts politiques au détriment de ceux de la nation.
Par ailleurs, on dit souvent qu'on ne change pas les règles du jeu juste
avant le début de la partie. C'est, à mon avis, la moindre des choses, et c'est
encore plus vrai s'agissant du fonctionnement de la démocratie, mais hélas ! ce
n'est pas votre préoccupation majeure.
L'un de nos éminents collègues, M. Claude Estier, président du groupe
socialiste du Sénat, l'a rappelé, excellemment d'ailleurs, dans un bloc-notes
de
L'Hebdo des socialistes
daté du 8 décembre dernier, à propos de
l'inversion du calendrier : « Ce n'est pas un débat institutionnel. Il ne
s'agit pas de changer notre Constitution ou de rééquilibrer les pouvoirs, même
si nous pouvons le souhaiter. Il serait difficile d'engager maintenant un débat
institutionnel de fond, en période de cohabitation et à quatorze mois
d'échéances décisives. » On ne saurait mieux dire, je l'avoue franchement.
Comme lui - et je le rejoins au moins sur ce point - nous ne pouvons que
regretter qu'un vrai débat institutionnel n'ait pas été engagé avant d'ouvrir
la question de l'inversion du calendrier.
Personne - j'aurai l'occasion d'y revenir - ne peut mesurer les conséquences
de cette inversion sur notre avenir institutionnel. Personne n'imagine les
transformations de nos pratiques politiques qui peuvent en découler. Personne,
je dis bien « personne », car si les uns nous assurent que rien ne changera,
les autres agitent l'épouvantail du déclin de notre Ve République. Entre les
partisans du « pas de vague » et les Cassandre, il y a, à juste titre, parmi
nos collègues, et c'est mon cas, une inquiétude devant le risque pris.
Les éminents constitutionnalistes qui ont été auditionnés par la commission
des lois étaient pour le moins « divisés » - et, d'après ce qui m'a été
rapporté, le mot est faible - quant aux conséquences éventuelles de cette
inversion du calendrier sur nos pratiques constitutionnelles. Certains pensent
que la fonction présidentielle en sortirait renforcée. D'autres considèrent que
le risque serait d'affaiblir plus encore la fonction du Président de la
République, en cas de cohabitation bien sûr. Dans tous les cas, les
conséquences seront certaines et le rôle du Président de la République évoluera
dans un sens ou dans un autre, c'est-à-dire dans un bon sens ou dans un mauvais
sens selon que l'on est favorable à un régime présidentiel ou à un régime
parlementaire.
C'est la raison pour laquelle un débat sur nos institutions aurait dû être le
préalable à ce texte ou à toute réforme institutionnelle. En aucun cas, nous
n'aurions pas dû faire l'économie de cette discussion. D'ailleurs, le bref
débat - mais peut-on vraiment parler de débat ? - organisé à l'Assemblée
nationale n'a servi qu'à endormir ceux qui l'avaient demandé. En effet, ce
n'est pas en deux heures que l'on règle le sort de nos institutions.
Il est donc important d'en revenir à l'essentiel.
Quelle est donc, en réalité, la seule question concrète à laquelle vous nous
demandez de répondre ? Elle est simple : faut-il inverser les dates des
élections législatives et de l'élection présidentielle ? Dans sa simplicité,
cette question apparaît bien pour ce qu'elle est : une manoeuvre, une simple
manoeuvre,...
M. Alain Gournac.
Ah oui !
M. Jean Chérioux.
... une manoeuvre dérisoire.
M. Alain Gournac.
Dérisoire, en effet !
M. Jean Chérioux.
Je ne manquerai pas d'y revenir.
Cette inversion du calendrier, aux yeux du Premier ministre - et en cela je le
rejoins sans état d'âme -, risquait d'apparaître à l'opinion comme un
stratagème au service de ses propres intérêts.
Dois-je rappeler que le Premier ministre avait en effet déclaré, sans honte de
se renier quelques semaines plus tard, et ce devant des millions de
téléspectateurs - c'était le 20 octobre dernier au journal télévisé de vingt
heures : « Toute initiative de ma part serait interprétée de façon étroitement
politique, voire politicienne. Moi, j'en resterai là et il faudrait vraiment
qu'un consensus s'esquisse pour que des initiatives puissent être prises » ?
Tout est dit. Oui, c'est bien une initiative étroitement politicienne. Il
fallait donc, comme cela a été souvent rappelé à cette tribune, habiller des
plus belles, des plus légitimes et des plus honnêtes parures cette réforme de
simple convenance, qui n'a d'autre ambition que de servir les intérêts du
candidat à l'élection présidentielle qu'est le Premier ministre Lionel
Jospin.
Donc, pour tenter de donner quelque noblesse à la chose, on veut la parer du
voile d'une réflexion de fond et l'on déplace ainsi le problème : l'esprit des
institutions commanderait de commencer par l'élection présidentielle...
M. Alain Gournac.
Oh ! là là !
M. Jean Chérioux.
... pour continuer par les élections législatives. Pour notre part, nous ne le
croyons pas...
M. Alain Gournac.
Pas du tout !
M. Jean Chérioux.
... et nous contestons avec énergie ce changement qui, en fait, est une
réforme constitutionnelle qui ne dit pas son nom. Comment celui qui, voilà
quelques mois encore, déclarait que la Constitution de la Ve République n'était
pas sa référence ose-t-il donner aujourd'hui aux héritiers du gaullisme des
leçons de constitutionnalisme ? C'est absolument extravagant !
M. Alain Gournac.
Incroyable !
M. Jean Chérioux.
Aux leçons de gaullisme du Gouvernement, voici ce que nous, gaullistes, nous
répondons :
Depuis 1962, nos institutions ont, en effet, un caractère mixte. Elles sont de
nature présidentielle, compte tenu du poids qu'a donné au Président de la
République son élection au suffrage universel direct et des pouvoirs étendus
qu'il détient de la loi fondamentale de 1958, mais elles sont aussi de nature
parlementaire : le Premier ministre est le chef de la majorité parlementaire,
et l'a toujours été ; l'Assemblée nationale détient le pouvoir de renverser le
Gouvernement. C'est la spécificité des institutions de notre Ve République et,
compte tenu de la réalité française, c'est sans doute aussi leur force, comme
elles l'ont prouvé au cours des quarante-trois dernières années. Ce fut
d'ailleurs longtemps l'avis de la plupart des constitutionnaliste.
Permettez-moi de préciser mon propos. Certains affinent cette analyse en
prétendant qu'il s'agit soit d'un régime présidentiel, soit d'un régime
parlementaire, suivant les périodes traversées.
Ainsi, lorsque nous sommes en temps de coïncidence de la majorité
présidentielle et de la majorité parlementaire, le régime tend naturellement
vers le présidentialisme, puisque la nature même de l'élection du Président de
la République au suffrage universel sur une seule circonscription, la
circonscription nationale, c'est-à-dire toute la France, lui donne une
légitimité politique et démocratique très forte et que son pouvoir de
nomination du Premier ministre lui permet, en fin de compte, de contrôler
l'action gouvernementale.
A contrario,
en temps de cohabitation, le régime devient tout aussi
naturellement parlementaire parce que, aux termes de la Constitution, c'est le
Gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la Nation » et parce
qu'il est politiquement responsable devant le Parlement, ainsi que l'indique
clairement l'article 20 de la Constitution.
Tantôt présidentiel, tantôt parlementaire, notre régime est donc mixte.
M. Christian Bonnet,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, de
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Bien sûr
!
M. Jean Chérioux.
Pour d'autres encore, le problème de nos institutions serait non pas le
changement de mode de régime au gré du présidentialisme majoritaire ou de la
cohabitation, mais l'impossibilité de prévoir le temps d'action qui est imparti
à notre politique. Dans les autres régimes européens, le calendrier est
immuable, car même si le gouvernement anglais dissout la Chambre des communes
avant la date normale, il le fait toujours, et toujours, à peu de chose près, à
la même époque par rapport au terme normal du mandat de la Chambre des
communes. Sous réserve de l'observation que je viens de faire, le calendrier
est donc immuable dans les autres régimes européens et permet de maîtriser le
temps de l'action politique. Dans notre système, le temps du Gouvernement
serait en revanche trop variable.
Le temps d'action des différents premiers ministres qui se sont succédé depuis
1973 permet de montrer que, effectivement, le problème est non pas la
cohabitation ou l'absence de cohabitation, mais bel et bien la durée variable
des légitimités politiques. En effet, chaque nouvelle élection législative ou
chaque élection présidentielle peut annuler et remplacer la légitimité de la
précédente, quelle que soit la durée de l'exercice des mandats.
Partons du principe que votre réforme d'aujourd'hui - je suis gentil, je
l'appelle réforme,...
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat à la défense chargé des anciens combattants.
Position
!
M. Jean Chérioux.
... même si ce n'est pas une réforme ; on sait bien ce que c'est ! - sera
adoptée par le Parlement,...
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
C'est probable !
M. Jean Chérioux.
... qu'elle sera validée par le Conseil constitutionnel...
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
C'est probable aussi !
M. Jean Chérioux.
... - c'est une autre affaire - et que, d'ici là, rien ne viendra modifier ce
calendrier. Le Président de la République sera élu sur un programme et
obtiendra une légitimité. Rien n'indique que la nouvelle Assemblée nationale,
élue quelques semaines après, soit de la même famille politique. De ce fait, la
nouvelle légitimité serait parlementaire et une nouvelle cohabitation
deviendrait la règle.
Où serait alors la primauté de l'élection présidentielle que souhaitent les
auteurs de la présente proposition de loi ? Le nouveau Président de la
République serait plus affaibli que jamais et les élections législatives
prendraient tout naturellement un ascendant sans précédent sur l'élection
présidentielle.
De ce fait, l'élection majeure serait non plus l'élection présidentielle mais
bel et bien les élections législatives. Et puisque ces dernières primeraient,
rien ne justifierait qu'elles soient postérieures, et ce de façon définitive, à
l'élection présidentielle. Cet exemple, sans doute un peu long,...
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
Non, non !
M. Jean Chérioux.
... et je vous prie de m'en excuser, monsieur le secrétaire d'Etat, est
explicite : en ce sens encore, la réforme que vous proposez ne se justifie
pas.
Certains vont même plus loin, notamment mon excellent collègue Serge Vinçon,
qui l'a déclaré avec beaucoup de talent dans son intervention. Pour lui, le
régime est essentiellement parlementaire, et non mixte, allant ainsi à
l'encontre de beaucoup d'idées reçues.
En effet, qui dispose en France de la responsabilité politique ? Le
Gouvernement et l'Assemblée nationale. Par ailleurs, c'est le Gouvernement,
même s'il met en place un programme politique qui a été consacré par une
élection présidentielle, qui conduit la politique de la nation. Pour toutes ces
raisons, le débat sur le renforcement de la présidentialisation du régime est,
à mon avis et aux yeux d'un certain nombre d'autres, un faux débat, car, de
toutes les façons, cohabitation ou non, le régime est parlementaire.
En tous les cas, la pratique de la Ve République va dans le sens de l'analyse
institutionnelle. Comme le rappelait M. Edouard Balladur, il y a eu, depuis
1962, six élections présidentielles au suffrage universel direct ; l'élection
présidentielle n'a immédiatement précédé les élections législatives que dans
deux cas sur six, et encore, monsieur le secrétaire d'Etat, ce fut à
l'initiative du Président François Mitterrand. Je ne suis pas sûr qu'il ait été
le meilleur exégète de la Consitution qui avait été voulue par le général de
Gaulle ; il l'a d'ailleurs assez combattue !
M. Jean Delaneau.
Effectivement !
M. Jean Chérioux.
On ne peut donc pas dire que cela ait un caractère vraiment exemplaire. Loin
de là ! En réalité, c'est à mon avis un faux problème.
Certes, les données ont changé, à la suite de l'adoption du quinquennat, qui
devait tout régler, tout arranger, éviter la cohabitation
(M. le secrétaire
d'Etat fait un signe de dénégation),
permettre une coïncidence entre les
majorités.
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
Non !
M. Jean Chérioux.
Ce n'est pas tout à fait exact, et vous le savez bien !
M. Alain Gournac.
Pas tout à fait exact, effectivement !
M. Jean Chérioux.
Personnellement, je suis même de l'avis contraire, et je prie mes collègues
qui ne partagent pas mon opinion de m'excuser de dire devant eux que, à mon
avis, ce quinquennat est allé à l'encontre de l'esprit de la Ve République.
M. Philippe de Gaulle.
Tout à fait !
M. Jean Chérioux.
En effet, ce régime repose sur la présence à sa tête d'une personne prenant en
compte l'intérêt général, et cette personne est le Président de la République,
élu par l'ensemble du peuple.
M. Alain Gournac.
Absolument !
M. Jean-Pierre Schosteck.
Très bien !
M. Jean Chérioux.
Par conséquent, à mon avis - mais je n'ai point été consulté personnellement
et, au Congrès, je n'avais pas la possibilité de présenter un amendement -, il
aurait fallu instaurer le système du septennat unique, ce qui nous aurait
permis d'éviter de nous retrouver dans la situation dans laquelle nous sommes
aujourd'hui.
Ce qui est grave, avec le système du quinquennat, c'est que nous risquons de
voir se reproduire ce qui se passe dans d'autres pays, aux Etats-Unis notamment
: les élections successives étant toujours très proches, celui qui a en charge
le destin de la nation est, pendant une grande partie de son mandat, beaucoup
plus préoccupé de sa propre réélection que du sort de la nation qui lui est
confié.
S'agissant du texte qui est actuellement soumis à notre examen, c'est
l'attitude du Premier ministre que l'on peut regretter. Nous constatons bien,
et l'ordre du jour le prouve, que la préoccupation essentielle du Premier
ministre est maintenant moins le gouvernement de la France que son élection
éventuelle à la présidence de la République.
(M. le secrétaire d'Etat fait
un signe de dénégation.)
Tout le montre : ainsi, les problèmes très
importants qui existent ne sont pas réglés. Pourquoi ne les règle-t-on pas ?
(M. Gournac s'exclame.)
Parce que cela gêne de prendre certaines
initiatives et de régler certains problèmes qui sont difficiles à traiter.
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
Monsieur Chérioux, me permettez-vous de vous
interrompre ?
M. Jean Chérioux.
Tout à fait, monsieur le secrétaire d'Etat.
M. le président.
La parole est à M. le secrétaire d'Etat, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
Monsieur le sénateur, je ne peux pas laisser dire que
le Premier ministre ne gouverne pas ce pays aujourd'hui et qu'il aurait
seulement la préoccupation d'une élection présidentielle au terme incertain.
Je peux vous affirmer, en tant que membre du Gouvernement, que le Premier
ministre gouverne ce pays, prend en considération les dossiers qui lui sont
présentés et tient compte de l'opinion publique pour trouver les meilleures
réponses, compte tenu de la situation dans laquelle nous sommes, qu'il s'agisse
de la mise en oeuvre des 35 heures dans la fonction publique, de la question
des retraites,...
M. Alain Gournac.
Ah non ! Pas les retraites !
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
... du développement économique, de la création
d'emplois, de la réduction du chômage, de la création d'entreprises, de la mise
en oeuvre de la professionnalisation de la défense, du rayonnement de notre
pays dans les diverses instances internationales aux côtés de M. le Président
de la République.
Dans la dernière partie de votre intervention, monsieur Chérioux, vous avez
indiqué que, finalement, l'élection centrale dans ce pays est l'élection
présidentielle. Il me semble que c'est le sens de la proposition de loi
organique qui est soumise au Sénat.
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux.
Monsieur le secrétaire d'Etat, j'admets volontiers que le Premier ministre
gouverne. Cela va de soi, puisque c'est son rôle ! Mais la façon dont il
gouverne est à mon avis influencée par ce qui va se passer après, c'est-à-dire
par la future élection présidentielle.
(M. Gournac s'exclame.)
C'est cela qui est grave ! En effet, les choix
qui sont faits, les initiatives qui sont prises le sont en fonction de cette
échéance. Il y a des problèmes qu'on ne règle pas. Par exemple, pourquoi ne
règle-t-on pas la question des retraites ?
M. Alain Gournac.
Ah ! les retraites !
M. Jean Chérioux.
C'est pourtant un problème fondamental qui, s'il n'est pas réglé, amènera
certains Français à constater, dans vingt ans, que le Gouvernement a failli
aujourd'hui. Or, on ne s'attaque pas à cette question parce que c'est un
problème difficile à régler. On dit à la fois qu'on va le régler et que l'on va
maintenir la retraite à soixante ans ! Alors, de qui se moque-t-on, monsieur le
secrétaire d'Etat ?
Vous dites que d'autres mesures sont prises par le Gouvernement. C'est
évident.
M. Alain Gournac.
Et la sécurité ?
M. Jean Chérioux.
Mais les priorités retenues par le Gouvernement sont très influencées par le
rôle que le Premier ministre veut jouer dans la République au cours des années
qui viennent.
M. Hilaire Flandre.
On ne veut pas s'occuper des problèmes qui fâchent !
M. Alain Gournac.
Il faut être populaire !
M. Jean-Pierre Schosteck.
Me permettez-vous de vous interrompre, monsieur Chérioux ?
M. Jean Chérioux.
Volontiers ! Je suis très bienveillant !
(Sourires.)
M. le président.
Entre amis, vous pouvez le faire !
M. Jean Chérioux.
Mais pas seulement entre amis, monsieur le président. J'ai le sens du
fair
play
et de la démocratie !
M. le président.
Je vous le reconnais, monsieur Chérioux.
La parole est à M. Schosteck, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jean-Pierre Schosteck.
J'ai été un peu étonné par les propos de M. le secrétaire d'Etat, voilà
quelques instants, même si je comprends qu'il les ait tenus. Jean Chérioux
avait en effet parfaitement raison de souligner que le Gouvernement et son
Premier ministre ont l'air surtout préoccupés de l'élection présidentielle. «
Election présidentielle au terme incertain », a dit M. le secrétaire d'Etat.
Effectivement, mais il y a quand même une relative certitude !
Le Gouvernement donne l'impression d'être souvent absent, et cela me rappelle
une citation entendue au temps de mes études : « La République gouverne mal,
mais elle a une excuse : elle gouverne peu. » Je trouve qu'aujourd'hui nous
sommes parfaitement dans l'illustration de cette situation !
(Applaudissements sur les travées du RPR.)
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux.
Merci, monsieur le président.
M. Christian Bonnet,
rapporteur.
Monsieur Chérioux, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Jean Chérioux.
Je vous en prie !
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Christian Bonnet,
rapporteur.
Le Gouvernement, en l'occurrence, tire seulement les
conséquences d'un propos de Michel Rocard, alors Premier ministre, aux termes
duquel cette affaire des retraites avait de quoi faire sauter dix
gouvernements. Indéniablement, M. Jospin est parfaitement conscient qu'il en va
ainsi. C'est la raison pour laquelle il ne cherche pas à régler cette
question.
M. Alain Gournac.
Tout à fait ! M. Jospin manque de courage !
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux.
Monsieur le rapporteur, vous avez tout à fait raison. Et pour vous montrer à
quel point je suis objectif, je reconnais que le même Michel Rocard, Premier
ministre, avait eu le courage, à l'époque, de publier un Livre blanc mais qui
n'avait pas été suivi d'actes.
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'état.
Monsieur le sénateur, me permettez-vous de vous
interrompre à nouveau ?
M. Jean Chérioux.
Je vous en prie !
M. le président.
La parole est à M. le secrétaire d'Etat, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
J'observe que je mets un peu d'animation dans vos
débats...
M. Alain Gournac.
C'est bien !
M. Nicolas About.
Enfin un membre du Gouvernement qui nous écoute !
M. Jean-Pierre Schosteck.
C'est normal, c'est l'un des nôtres !
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat ...
et que je trouble un peu la monotonie de vos propos
! Mais je ne peux pas, une fois de plus, laisser dire une chose qui ne me
paraît pas, à moi, membre du Gouvernement, être la vérité, à savoir que ce
gouvernement n'est pas préoccupé par les problèmes des Français. Les
statistiques de l'emploi et la réduction du chômage démontrent quand même que,
sur cette question cruciale, des succès évidents ont été remportés : notre pays
compte un million de chômeurs de moins aujourd'hui,...
M. Alain Gournac.
Les autres ont fait mieux que nous !
M. Jean-Pierre Schosteck.
Les autres pays européens, c'est moins !
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
... et ce n'est pas dû - permettez-moi cette
expression ! - à l'opération du Saint-Esprit ! Lorsque l'on compare les
résultats obtenus par les différents gouvernements européens, ceux du
gouvernement français apparaissent plus performants.
(M. Gournac s'exclame.)
M. Jean-Pierre Schosteck.
Non !
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
Certes, la conjoncture internationale est en partie
responsable de cette amélioration, mais le Gouvernement a également pris une
série de mesures qui ont donné d'excellents résultats.
M. Alain Gournac.
Mais non, c'est la reprise !
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
Il reste naturellement des problèmes à traiter. Les
gouvernements que vous souteniez en ont connu, et nous en avons aussi. Mais il
faut traiter ces évolutions nécessaires à un rythme que l'opinion publique
puisse accepter. L'objectif n'est pas, en effet, de mettre cinq ou six millions
de personnes dans la rue, comme l'ont fait parfois certains premiers ministres
de droite, et, finalement, de bloquer la situation ! Des évolutions sont
nécessaires, mais elles doivent faire l'objet de concertations avec les
Françaises et les Français. C'est ainsi que nous finirons par faire bouger
cette société dans l'intérêt général, ce qui est précisément ce que nous
recherchons les uns et les autres. Il me semble - je puis en témoigner - que ce
gouvernement a cette préoccupation.
Je vous promets, monsieur Chérioux, de ne plus intervenir, même si le
Gouvernement est accusé !
(Exclamations sur les travées du RPR.)
M. Alain Gournac.
C'est dommage !
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux.
Mais c'est une grande joie de pouvoir dialoguer avec vous, monsieur le
secrétaire d'Etat !
Je ne veux toutefois pas que le débat dérape vers les problèmes économiques et
financiers.
Je constate simplement que, si le Gouvernement a obtenu certains résultats,
notamment en matière de chômage, c'est qu'il y avait beaucoup à faire. Je vous
rappelle qu'en 1981, date importante, en particulier pour le socialiste que
vous êtes, notre pays comptait juste deux millions de chômeurs,...
M. Jean-Pierre Schosteck.
Non !
M. Hilaire Flandre.
Mais non ! Il n'y en avait pas un million !
M. Jean Chérioux.
... et qu'il n'est pas redescendu en deçà.
Quand vous faites des comparaisons avec les autres pays, vous devez resituer
les choses dans leur cadre normal.
M. Jean-Pierre Schosteck.
Comparaison n'est pas raison !
M. Hilaire Flandre.
François Mitterrand avait dit qu'il se battrait sur la crête du million de
chômeurs !
M. Jean Chérioux.
Peu importe, nous n'allons pas commencer à discuter entre nous !
Je pense avoir suffisamment indiqué que le quinquennat ne constitue pas une
garantie absolue contre la cohabitation. Certains pensent qu'il en sera un
garde-fou. Comme je vous l'ai dit, je n'en suis personnellement pas sûr.
Si l'on veut réellement disposer d'une garantie contre la cohabitation, il
faudrait plutôt changer de constitution, ce qui, bien sûr, peut se concevoir :
on pourrait en effet soit ramener le rôle du Président à celui qui était le
sien sous la IVe République,...
M. Alain Gournac.
Ah, non !
M. Jean Chérioux.
... en revenant à un régime purement parlementaire, avec le risque que l'on
connaît bien, chez nous - cela s'est passé sous la IIIe et la IVe République -
de dérive vers le régime d'assemblée, soit instituer un véritable régime
présidentiel, en supprimant le poste de Premier ministre, le droit de
dissolution et la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée
nationale.
Et il y a là un vrai débat de fond qui pourrait avoir lieu. J'ai cru
d'ailleurs comprendre que votre majorité plurielle était singulièrement divisée
sur ce point, et c'est peut-être la raison pour laquelle vous souhaitez
procéder à des opérations de ce genre plutôt que d'aborder le problème au fond
: il y a, d'un côté, les tenants du régime présidentiel, avec Jean-Pierre
Chevènement et ses amis du Mouvement des citoyens, et, de l'autre, le parti
communiste français, favorable depuis toujours au régime d'assemblée, dont on
sait pourtant dans quels errements il a entraîné notre pays par deux fois, sous
la IIIe et la IVe République.
Les tenants du saut vers la présidentialisation sont apparemment de plus en
plus nombreux, parfois même dans nos rangs, mais je n'en suis pas. Beaucoup
d'entre nous continuent cependant à s'interroger, comme ils l'ont fait au
moment du référendum sur le quinquennat. Nous pensons que ce basculement vers
un régime à l'américaine pourrait être dangereux, surtout quand on connaît
certains errements qui se sont déroulés au xixe siècle.
De nombreuses questions demeureraient en effet en suspens. Que se passerait-il
en cas de blocage entre le Président et l'Assemblée nationale dans un régime
présidentiel en France ? Une crise de régime serait bien à craindre, et c'est
tout au moins ce que l'on a pu connaître jadis. Avons-nous, dans notre
tradition républicaine, les soupapes de sécurité nécessaires pour faire face à
de telles situations ? Je suis loin d'en être sûr.
Dans tous les cas, une telle réforme serait si profonde qu'on ne peut pas la
faire aussi rapidement sans en mesurer avec attention les conséquences pour nos
institutions et leur fonctionnement. Il faudrait alors un débat large et
prolongé. Je n'en veux pour preuve que la méthode suivie pour réformer un autre
texte fondamental de nos institutions, l'ordonnance de 1959 sur les lois de
finances : on y travaille depuis des mois, pour ne pas dire des années, au
Sénat comme à l'Assemblée nationale.
Et s'agissant du régime présidentiel, un tel travail devrait, à l'évidence,
déboucher sur une consultation populaire !
Ce n'est donc pas de cela qu'il s'agit dans le temps consacré à ce débat, loin
de là. C'est pourtant ce que certains voudraient laisser croire.
Permettez-moi de dire quelques mots sur l'urgence qui a été déclarée sur ce
texte, urgence sur la nécessité de laquelle je m'interroge - et je ne suis
d'ailleurs pas le seul à le faire - dans la mesure où je ne vois pas quelle
priorité nationale peut apparaître alors que nous attendons et appelons de nos
voeux bon nombre d'autres réformes autrement plus urgentes pour nos concitoyens
; mais, ainsi que je le disais tout à l'heure, les préoccupations de ces
derniers ne semblent pas être les vôtres !
Je pense, par exemple, au problème de la sécurité - certes, un conseil
restreint s'est réuni sur ce point, mais votre préoccupation à cet égard est
tout de même très récente, autant que je puisse en juger -, à la famille, à la
crise agricole et alimentaire qui secoue notre pays, à une réforme de la
justice en profondeur et à toutes les autres réformes que le Gouvernement, en
campagne, n'inscrit pas à l'ordre du jour de nos assemblées.
J'aimerais aussi évoquer le tout aussi scandaleux déni de procédure, qui
consiste à faire l'économie de la consultation du Conseil d'Etat et,
finalement, du Président de la République sur ces questions, puisque le texte
n'a pas été présenté en conseil des ministres.
M. Alain Gournac.
Effectivement !
M. Jean Chérioux.
On pourra, certes, me rétorquer qu'il s'agit d'une proposition de loi, et non
d'un projet, mais il semble bien que celle-ci ait été fortement inspirée, pour
ne pas dire écrite ailleurs qu'à l'Assemblée elle-même.
(Sourires sur les
travées du RPR.)
La formule, que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer, consiste précisément à
passer par le biais d'un texte d'origine parlementaire. En agissant de la
sorte, monsieur le secrétaire d'Etat, votre majorité a pu se dispenser d'un
certain nombre de contrôles, notamment celui du Conseil d'Etat, qui n'aurait
sans doute pas été très favorable au procédé. Mais peut-être des études de bons
conseillers d'Etat paraîtront-elles par la suite, qu'il sera très intéressant
de lire !
Si personne ne peut se prévaloir d'être garant de l'esprit de nos institutions
- et surtout pas les héritiers spirituels de celui qui a écrit
Le Coup
d'Etat permanent,
qui les ont combattues jusqu'à très récemment -, une
seule chose reste vraiment certaine : les réformes institutionnelles relèvent
de la compétence du Président de la République, et de lui seul.
Monsieur le secrétaire d'Etat, n'en doutons pas, les Français sauront si l'on
a répondu aux vraies questions qu'ils se posent et résolu les problèmes qu'ils
rencontrent.
Ne vous trompez pas de combat. Ceux qui changent les règles pour ne pas perdre
une élection perdent toujours aux yeux avertis de nos concitoyens, qui ne
manqueront pas de les sanctionner.
Quant à moi, ma sanction sera peut-être faible, mais elle consistera à
émettre, sur ce texte, un vote négatif.
(Applaudissements sur les travées du
RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Delaneau.
M. Jean Delaneau.
Monsieur le secrétaire d'Etat, je suis désolé de devoir faire appel à votre
patience ; mais je sais qu'un marathonien a de l'endurance !
(Sourires.)
Vous avez d'ailleurs montré tout à l'heure que vous n'hésitiez pas à prolonger
vous-même le débat par vos interventions.
M. Jean-Pierre Masseret,
secrétaire d'Etat.
Absolument ! J'ai eu tort !
(Nouveaux
sourires).
M. Jean Delaneau.
Je veux d'abord préciser dans quelles conditions je suis amené à m'exprimer à
cette tribune.
Au départ, je n'avais pas prévu d'intervenir dans cette discussion. Puis j'ai
estimé que je pouvais tout de même avoir des choses à dire, d'ailleurs quelque
peu différentes de tout ce qui a pu être dit jusqu'à maintenant.
A l'origine, en effet, je n'étais pas formellement contre ce texte, qui
correspond pour moi à quelque chose d'ancien, l'inversion me paraissant relever
d'une construction institutionnelle beaucoup plus large.
Quand, étudiant, j'ai commencé à m'intéresser à la politique, j'ai été un
admirateur de Pierre Mendès-France, que je considérais comme un homme
courageux. Je me disais qu'il était vraiment navrant qu'il aille se faire
battre à Evreux, après des meetings organisés, comme le voulait l'époque, sous
les préaux d'école, qu'il valait beaucoup mieux que cela.
J'ai longtemps suivi son parcours. Au début des années soixante, j'ai donc
acheté l'ouvrage intéressant qu'il a écrit alors et qui s'appelait
la
République moderne.
Dans ce livre, il avait le courage de faire, d'abord,
une analyse du passé plus ou moins récent de notre pays, puis un certain nombre
de propositions qui me séduisaient. Je dois dire qu'à ce moment-là il n'était
pas encore allé à Charléty, et que, quand il y est allé, mon admiration pour
lui a baissé légèrement.
(Marques d'approbation sur les travées du
RPR.)
Il abordait bien des problèmes que rencontrait notre pays et il avançait
notamment l'idée d'« un gouvernement de législature », qui tendait à donner à
la France une plus grande stabilité au travers d'un vrai contrat entre une
majorité et le gouvernement qu'elle soutenait. Après les épisodes antérieurs à
l'arrivée du général de Gaulle que, comme beaucoup d'autres ici, j'avais
connus, cette voie me paraissait possible.
Pierre Mendès-France se fondait sur un certain nombre de principes simples,
notamment l'indépendance de l'exécutif et le contrôle du pouvoir représentatif.
Qui n'y souscrirait ? Déjà, Montesquieu avait dit que la puissance législative
avait le droit et la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle
avait faites étaient exécutées.
Bien sûr, le dispositif qu'il préconisait impliquait que les élections
législatives précèdent la désignation du Premier ministre, qui était l'apanage
du Président de la République.
Il abordait peu le rôle du Président de la République, qui, pour lui, devait
être essentiellement celui qui garantissait l'équilibre des pouvoirs et la
bonne application de la Constitution.
En fait, c'est la démarche qui était intéressante. Il cherchait une solution
qui associe étroitement « l'action, la tâche et la durée de l'Assemblée à
l'action, la tâche et la durée du Gouvernement ».
J'ajoute - pour la petite histoire, mais aussi pour l'histoire tout court -
qu'il envisageait une réforme du Sénat qui ressemblait beaucoup à celle qui
devait être proposée au pays par référendum quelques années plus tard. Il
souhaitait, en effet, qu'il y ait une chambre qui soit à la fois politique,
professionnelle, représentative du monde économique.
M. Alain Gournac.
Il a pourtant voté contre cette réforme !
M. Jean Delaneau.
Sans doute cette proposition n'aurait-elle pas été la bienvenue dans cette
assemblée, mais c'est dire qu'il était allé assez loin dans son analyse.
Il avait même abordé le problème de la dictature, bien sûr pour la réfuter, en
citant notamment un texte que beaucoup connaissent, que tout le monde devrait
connaître, à savoir le discours de Bayeux du général de Gaulle en 1946 : « Sans
doute, ses débuts semblent avantageux. Au milieu de l'enthousiame des uns et de
la résignation des autres, dans la rigueur de l'ordre qu'elle impose, à la
faveur d'un décor éclatant et d'une propagande à sens unique, elle prend
d'abord un tour de dynamisme qui fait contraste avec l'anarchie qui l'avait
précédée. Mais c'est le destin de la dictature d'exagérer ses entreprises... A
chaque pas se dressent, au-dehors et au-dedans, des obstacles multipliés. A la
fin, le ressort se brise. L'édifice grandiose s'écroule dans le malheur et dans
le sang. La nation se retrouve rompue, plus bas qu'elle n'était avant que
l'aventure commençât. »
A ce sujet, je rappelle que les Athéniens se dotaient d'un tyran et que, une
fois qu'ils l'avaient quelque peu usé ou que celui-ci leur paraissait devenir
dangereux, ils le bannissaient, quitte à en prendre éventuellement un autre.
Je rappelle aussi que, dans un passé plus récent, nous avons connu de
terribles dictateurs que ceux qui les avaient soutenus ont finalement réussi à
éliminer - je pense à Ceaucescu -, ce qui leur a permis d'avoir bonne
conscience.
A ce stade de mon propos, je veux réaffirmer un principe fondamental de notre
République : la France est un Etat de droit. Cela signifie que toutes les
composantes de l'Etat sont soumises au droit, sont encadrées par lui, et la vie
politique n'échappe pas à cette règle. Par conséquent, la réforme de nos
institutions ne doit pas répondre à des motifs de convenance personnelle.
A ce propos, monsieur le président Allouche, vous avez dit, le 23 janvier
dernier, que vous aviez « mal au Sénat de la République ». Eh bien, moi, j'ai
mal à la République !
J'ai un âge qui m'a permis de la voir humiliée pendant l'occupation allemande,
de la voir se fourvoyer, peut-être, dans une guerre à laquelle j'ai été amené à
participer, de la voir se fourvoyer sous des gouvernements où l'on trouvait
François Mitterrand, à l'intérieur ou à la Chancellerie, Guy Mollet et d'autres
- je ne vais pas les citer tous ; on voit bien de quel côté ils se trouvent -
de la voir ébranlée en 1968 - j'ai parlé tout à l'heure de Charléty - quand il
y avait tout de même du coup d'Etat dans l'air.
Aujourd'hui, nous assistons à une manoeuvre qui consiste à utiliser nos
institutions et la République pour atteindre d'autres objectifs que ceux
qu'elles doivent normalement avoir.
Jaurès a dit : « La République, c'est l'outil. » L'outil de qui ? L'outil pour
quoi faire ? L'outil qu'on peut utiliser jusqu'où ?
Or, après un certain nombre d'événements politiques distillés depuis une
dizaine d'années, on est sur une ligne qui consiste à récupérer la République
et ses institutions au profit d'un mouvement politique.
(Marques
d'approbation sur les travées du RPR.)
Vous me direz que tous les mouvements politiques ont peut-être essayé de faire
cela. J'insiste cependant sur la persévérance du parti socialiste, en
particulier, qui a animé l'opposition et qui a été au pouvoir pendant les deux
tiers du temps qui s'est écoulé depuis 1981...
M. Henri de Raincourt.
Plus que cela !
M. Jean Delaneau.
Effectivement !
Il y a eu aussi les années de cohabitation avec les gouvernements de Jacques
Chirac, d'Edouard Balladur ou d'Alain Juppé et un Président de la République
dont je ne sais plus qui disait qu'il s'était servi de la Constitution. Pour ma
part, je dirai que c'est sans doute l'un de ceux qui l'ont le mieux utilisée
pour atteindre ses buts.
On constate, particulièrement ces dernières années, que certains font jouer
les bons sentiments. Le Premier ministre notamment, la main sur le coeur, nous
a dit : « La mise en oeuvre de la parité entre hommes et femmes ne sera jamais
utilisée pour modifier les lois électorales. » On a vu ce qu'il en est advenu
!
Peut-être a-t-on joué sur le côté « fleur bleue » des sénateurs qui se sont
dit : pourquoi ne pas donner la garantie à nos compagnes, nos amies, qui ne
nous logent pas dans de beaux appartements mais auxquelles on tient, au-delà de
ce que leur permet déjà la loi, puisqu'elles sont libres de se présenter
n'importe où, qu'elles seront éligibles dans les élections à venir ? Mais, à ce
moment-là, il n'était pas question de quotas.
Puis les quotas sont venus, l'alternance sur les listes électorales est
intervenue. Par ailleurs, la proportionnelle à partir de trois sièges dans les
élections sénatoriales a été introduite, ce qui, bien sûr, rejoignait une autre
volonté de ce Gouvernement, à savoir affaiblir le pouvoir du Sénat.
On s'étonne qu'après toutes ces péripéties, toutes ces attaques, directes ou
indirectes, le Sénat réagisse comme il le fait. Le Sénat utilise le pouvoir que
lui donnent la Constitution et le règlement des assemblées,...
M. Alain Gournac.
Absolument !
M. Jean Delaneau.
... et il n'y a pas à le critiquer pour cela : il ne fait qu'exercer son
droit.
On essaie de déconsidérer le Sénat. Ce n'est pas le Sénat qui est en train de
se déconsidérer, cher Guy Allouche ; pour certains, toutes les occasions sont
bonnes pour le déconsidérer ! Avec des relais médiatiques, on a essayé de dire
que, à la limite, nous étions une assemblée d'anormaux, d'inutiles et, au bout
du compte, on a essayé d'éliminer une partie de sa majorité pour la faire
tomber dans ce fossé que nous serions, dites-vous, monsieur le président, en
train de creuser.
Le Sénat est marqué par un péché mortel : il peut, étant donné les majorités
actuelles dans cette assemblée et à l'Assemblée nationale, bloquer les réformes
constitutionnelles. On va donc procéder par morceaux, on va essayer d'avancer.
Au bout du compte, il s'agit de réduire la possibilité pour le Sénat de gêner
le Gouvernement.
En ce qui concerne le texte dont nous discutons aujourd'hui, le problème est
un peu différent : autre chose est venu se mêler aux intentions avouées ou
inavouées.
Je pourrais pasticher un texte de Paul Géraldy, tiré de l'anthologie de la
poésie française de Georges Pompidou : « Dieu, quelle étrange chose ! Je sens
deux hommes en lui ! »
M. Alain Gournac.
Cela arrive !
M. Jean Delaneau.
Bien sûr, comme M. Masseret nous l'a dit tout à l'heure : le Gouvernement, le
Premier ministre gouvernent. Certes ! Ce n'est pas moi qui le contesterai. Le
Premier ministre propose des textes, les fait voter, fait avancer un certain
nombre de choses. A cet égard, il ferait d'ailleurs bien de faire attention à
ce que lui dit le Sénat.
M. Nicolas About.
Vous avez raison, docteur !
M. Jean Delaneau.
Nous parlons des urgences, cher confrère !...
M. Nicolas About.
Appelons le SAMU !
M. Jean Delaneau.
Bien qu'il s'en défende, l'abus des déclarations d'urgence devient
dangereux.
D'autres gouvernements ont eux aussi eu recours à la procédure d'urgence. Mais
celle-ci le fait avec pour objectif principal de faire échouer les commissions
mixtes paritaires.
Le Gouvernement veut que cette procédure soit utilisée pour tous les textes, y
compris pour ceux qui traitent des problèmes de société, comme celui sur
l'interruption volontaire de grossesse qui sera peut-être débattu la semaine
prochaine.
Aujourd'hui, il nous est reproché de faire traîner les débats. J'indique que
l'urgence avait été déclarée bien avant que cette proposition de loi ne soit
examinée par le Sénat. Il y avait donc une volonté délibérée d'éviter de
parvenir, au cours des navettes, à un début d'accord, au moins sur certains
points, entre l'Assemblée nationale et le Sénat. Comme si nous allions «
polluer » l'état d'esprit, la position de nos collègues en leur expliquant, en
arrivant à les convaincre qu'un certain nombre de mesures ne sont pas
bonnes.
La tentative consistant à détourner des députés de l'actuelle majorité de ce
qu'on leur a demandé de voter mérite d'être sanctionnée !
(Marques
d'approbation sur les travées du RPR.)
Nous sommes donc dans le cadre de la procédure d'urgence pour cette
proposition de loi aussi.
C'est un petit texte, nous dit-on. De quoi se mêlent les sénateurs ? Il s'agit
simplement de modifier la date d'expiration des pouvoirs de l'actuelle
Assemblée nationale. Cela ne concerne pas les sénateurs !
On s'offusque donc, car il est habituellement admis que chaque assemblée
détermine les règles qui concernent son élection. Mais l'Assemblée nationale ne
s'est pas gênée pour modifier profondément l'élection des sénateurs, contre
l'avis de la majorité de notre assemblée.
M. Alain Gournac.
Tout à fait. Il faut le rappeler.
M. Jean Delaneau.
On soutient que c'est un tout petit texte. Ce n'est pas un projet de loi,
c'est une proposition de loi émanant de quelques parlementaires ! Pourtant, le
Gouvernement demande l'urgence, ce qui est totalement contradictoire si c'est
un texte anodin.
Le Gouvernement déclare l'urgence, mais il l'assortit d'un discours qui se
veut très consensuel. On donne dans le
fair play
, on se veut
gentleman
en disant : on ne modifie pas les règles électorales moins
d'un an avant l'échéance, donc il faut aller vite.
Il s'agit là encore d'hypocrisie. D'abord, voilà environ un an, on a modifié
des règles concernant les élections municipales qui ont lieu dans un mois. Pour
ce qui concernait l'élection des grands électeurs, on n'a pas réussi jusqu'au
bout.
Aujourd'hui, il s'agirait d'instituer une sorte de règle de savoir-vivre entre
les deux assemblées. Mais l'amendement Pandraud, qui visait à inscrire dans la
loi qu'on ne peut pas modifier les modalités d'élection d'une assemblée moins
d'un an avant l'échéance, n'a jamais été voté par la majorité socialiste.
Nous sommes des gens bien, nous dit-on, et nous voulons laisser la possibilité
de préparer les échéances à venir. La ficelle est un peu grosse, même si on
l'habille de quelques fioritures roses !
Que de paradoxes ! On aurait pu, comme je le disais tout à l'heure à propos de
la démarche de Pierre Mendès-France au début des années soixante, avoir un beau
débat.
Il n'aurait pas été injurieux d'engager un grand débat sur la Constitution de
1958. On aurait pu se poser, au début de ce siècle, la question de savoir si
l'on souhaitait rester dans le dispositif constitutionnel institué il y un peu
plus de quarante ans ou si l'on souhaitait le modifier.
La Constitution a d'ailleurs été modifiée à de nombreuses reprises. Depuis
1974, j'ai dû aller une dizaine de fois à Versailles.
(Hélas ! sur les
travées du RPR.)
La Constitution actuelle ressemble-t-elle à celle de 1958 ? Ce n'est pas
évident. On peut se poser la question.
(Murmures sur les travées du
RPR.)
Le problème ce n'est pas seulement celui de la durée du mandat présidentiel. A
cet égard, je crois, à titre personnel, que le pivot de nos institutions est
bien le Président de la République. Sans aller vers un régime présidentiel, tel
que celui des Etats-Unis ou d'autres pays, je pencherai plutôt dans ce
sens-là.
Le problème, ce n'est pas seulement celui de la durée du mandat, disais-je. Il
faut aussi répondre à d'autres questions. Le mandat est-il renouvelable
plusieurs fois ? Faut-il un vice-président ? Qu'en est-il du droit de
dissolution ?
Vous voyez bien qu'il y a derrière tout cela beaucoup d'éléments qu'il
faudrait prendre en considération plutôt que de nous présenter des réformes qui
sont saucissonnées - mais, je le disais tout à l'heure, qui suivent un certain
fil rouge - et qui pourraient apparaître un jour comme étant à l'origine d'une
véritable modification de notre régime institutionnel réalisée à l'insu des
citoyens.
Il nous revient à nous, parlementaires, qui sommes leurs légitimes
représentants, de leur dire combien on nous abuse, combien on les abuse. C'est
ainsi qu'il faut comprendre, monsieur le ministre des relations avec le
Parlement, cette « action » de résistance face à ce qui est actuellement
entrepris.
Bien sûr, on ne peut pas bloquer complètement le dispositif. Aussi,
l'Assemblée nationale finira-t-elle probablement par avoir le dernier mot,
peut-être grâce au concours d'un certain nombre de nos collègues ne faisant
effectivement pas partie de la majorité plurielle, laquelle est amputée d'un
élément relativement important, le parti communiste, qui ne veut pas non plus
de cette mesure.
J'en reviens, monsieur le président Allouche, à la déclaration que vous avez
faite : « A nos yeux, il n'y a pas, comme certains le prétendent, qui veulent
la dénoncer, une opération politique. Si c'en était une, pourquoi certains qui,
à l'Assemblée nationale, ne sont pas des nôtres l'auraient-ils votée ? » Je
répondrai que c'est la démonstration qu'il s'agit bien d'une manoeuvre
politique ! En effet, à partir du moment où le Premier ministre ne disposait
plus de la majorité pour faire passer son texte - je parle non pas de majorité
de séance, mais de la majorité absolue, c'est-à-dire la moitié du nombre des
députés plus un -, il fallait bien trouver des appuis extérieurs, dont certains
peuvent être de bonne foi. En l'occurrence, ce qui intéressait le Premier
ministre, c'était d'attirer quelques-uns de nos collègues de l'Assemblée
nationale pour les amener, en première lecture, à adopter ce texte.
Seront-ils aussi présents en nouvelle lecture, aussi ardents ? J'en doute.
Cela dit, on sent bien que la précaution que veulent prendre le Gouvernement et
le Premier ministre, c'est toujours d'aller vite afin que tout soit bouclé
avant jeudi prochain au plus tard, car les députés, comme les sénateurs, seront
ensuite en campagne. Ce droit qui leur est reconnu d'avoir le temps de mener
leur campagne électorale est légitime et je pense qu'ils souhaiteront le faire
valoir.
Enfin, je crois que le Gouvernement n'a pas apprécié l'action du Sénat. Il a
tort, je le disais tout à l'heure, de ne pas se préoccuper de ce qui se dit
ici. Je prendrai un exemple récent : on ne peut pas dire que le crédit d'impôt
n'ait pas été annoncé comme étant la seule voie raisonnable et
constitutionnelle.
Nous l'avons dit lors de l'examen de la loi de financement de la sécurité
sociale au mois d'octobre, lors de la discussion de la loi de finances pour
2001 au mois de novembre. Nous l'avons encore dit, écrit et détaillé à
l'occasion de la loi de finances rectificative. M. Fabius, dont le dernier
reproche qu'on pourrait lui faire serait qu'il est sot, a bien vu que la voie
dans laquelle s'était engagée le Gouvernement était mauvaise et qu'il fallait
effectivement tenir compte de ce que proposait le Sénat.
Les hésitations, les valses à l'endroit et les valses à l'envers qui ont eu
lieu à ce moment-là, quand le Conseil constitutionnel a donné raison au Sénat
et à ceux de nos collègues de l'Assemblée nationale qui l'avaient saisi, toutes
ces gesticulations n'avaient pas d'autre objet que de trouver un mot différent
de celui qu'avait adopté le Sénat. Le tour était joué et quel tour de
passe-passe ! En changeant le mot, le magicien avait changé les choses !
M. Alain Gournac.
Absolument !
M. Jean Delaneau.
Aujourd'hui encore, le Gouvernement ferait bien, comme pour d'autres domaines,
d'écouter le Sénat.
On va sans doute nous répondre que nous avons fait traîner les choses, mais
qu'il faudra bien, d'ici au 30 juin, que l'ordre du jour soit traité tant par
notre assemblée que par l'Assemblée nationale ! En tant que président de la
commission des affaires sociales, je constate effectivement que des textes
importants sont en panne, mais je tiens à dire qu'ils l'étaient déjà avant l'«
incident », si je puis dire, relatif à la proposition de loi dont nous
discutons aujourd'hui. J'ai même, tout au long de l'année dernière, demandé au
ministre chargé des relations avec le Parlement de l'époque, aujourd'hui
ministre de l'intérieur, quand ils allaient venir en discussion ! Je pense,
entre autres, au texte sur la bioéthique, qui est prêt depuis fin 1999.
Il va donc y avoir un « bourrage » - c'est le mot que j'ai utilisé en
conférence des présidents - en fin de session, mais il n'aura rien à voir avec
ce qui se passe ces deux dernières semaines au Sénat et qui était prévisible.
Vos collaborateurs, qui étaient alors auprès du ministre concerné, savaient ce
qu'on annonçait et ce qui arriverait !
En vérité, le Gouvernement s'est trompé. Il a cru qu'il pourrait guider les
sénateurs vers la sortie, comme des moutons, et que, même s'ils montraient
quelques réticences, car les moutons manifestent parfois un peu d'indépendance,
ils finiraient par se ranger à l'avis général ; Panurge l'avait compris ! Eh
bien non !
Je terminerai en citant Friedrich Nietzsche : « Il n'y a rien de plus vexant
que de se faire mordre par un mouton ! »
(Applaudissements sur les travées
des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. le président.
Je constate que M. Delaneau, après M. Gérard Larcher, s'est beaucoup inspiré
des déclarations du sénateur Allouche. Si ce dernier ne s'exprimait pas, ses
collègues seraient en mal d'inspiration !
(Sourires.)
M. Jean Delaneau.
C'était gentiment !
M. le président.
La parole est à M. Trucy.
M. François Trucy.
Monsieur le ministre, je salue votre présence. Vous nous faites la courtoisie
de participer à ce que je ne qualifierai pas de « débat », car, finalement, il
s'agit de moins en moins d'un débat. Nous en sommes réduits à une succession de
monologues qui a, peut-être, moins de valeur qu'un dialogue, même si c'est un
dialogue de sourds, si fréquent en politique parlementaire ! Mais telle est la
situation actuelle !
Monsieur Queyranne, bien que vous ne soyez pas ministre des sports, je
commencerai mon propos par une référence sportive.
Le Tournoi des six nations de rugby commence samedi. Le match France-Ecosse se
déroulera en France. Tout le monde pense qu'en définitive - peut-être
prématurément - la finale du Tournoi opposera l'Angleterre à la France. Il se
trouve que ce sera le dernier match. La France jouera à Londres.
Monsieur le ministre, je voudrais vous demander de participer à une petite
fiction. Imaginez que le match a lieu. La France, qui joue bien, a une avance
confortable à la mi-temps. Surprise ! A la reprise, les Anglais sont seize et
non plus quinze, car ils ont décrété, dans le silence de leur vestiaire, de
changer les règles du jeu.
Seize contre quinze ! Avec le rugby moderne, la fin du match risque d'être un
peu difficile !
Je voudrais que vous gardiez à l'esprit cette fiction tout au long de mon
propos et que vous fassiez l'effort intellectuel de la transposer dans la vie
politique française de ces dernières semaines et des semaines à venir.
Mes chers collègues, j'arrive avec humilité dans ce débat qui a été très dense
et dans lequel il y a eu peu de redites. Je vais tâcher d'y apporter ma modeste
contribution. Je commencerai par une parole, j'allais dire sans prétention, de
morale publique.
La politique a, certes, bien des défauts, mais peut-être pas plus que les
autres activités humaines !
M. Christian Bonnet,
rapporteur.
Cela, c'est vrai !
M. François Trucy.
Elle a au moins un mérite : celui de se fonder sur un certain nombre de
principes qui, à nos yeux, lui confèrent noblesse et valeur. L'un de ceux-ci
peut se résumer ainsi : être investi d'une responsabilité publique, avoir le
souci de l'intérêt général - ce qui, jusqu'à preuve du contraire, est l'objet
de l'action politique - implique d'assumer des convictions fortes, étayées par
des arguments solides. Ce principe fait, je crois, partie de notre vie
quotidienne.
S'il faut parfois, en politique comme ailleurs, savoir négocier - uniquement
quand l'intérêt général le réclame -, la règle de base doit rester, et reste
toujours, de s'en tenir à ses convictions et de ne pas transiger. Le respect de
cette règle ne s'impose-t-il pas aujourd'hui, avec cette proposition de loi ?
Chacun des orateurs qui m'ont précédé à cette tribune s'est interrogé dans cet
esprit.
Pour ma part, je répondrai à la question en réclamant le respect des règles
démocratiques, car qui déroge à ces grands principes de la démocratie prend le
risque de la réprobation et du rejet, à tout le moins le risque de perdre sa
crédibilité personnelle et d'affecter son image publique.
Aujourd'hui, la question est simple et, pour nous, s'énonce très clairement :
faut-il souscrire à l'inversion de ce calendrier, telle qu'elle nous est
proposée ? En d'autres termes, faut-il déplacer la date de l'élection
présidentielle de manière à la placer avant les élections législatives ?
A votre grande surprise, je le dis d'emblée, je m'y oppose. Accepter
l'inversion du calendrier, pour nous, c'est céder à l'accessoire, tandis que la
refuser, c'est prouver que l'on se préoccupe de l'essentiel et que l'on veut
défendre l'essentiel.
Accepter l'inversion du calendrier serait accepter une réforme de
circonstance, de convenance, mise sur pied à la hâte et pour des raisons plus
que discutables, comme l'ont dit pratiquement tous les collègues qui m'ont
précédé. A la hâte si l'on considère les propos totalement inverses que tenait
encore sur le sujet le Premier ministre quelques courtes semaines auparavant
!
Refuser cette inversion, c'est au contraire obliger tous les acteurs du débat
public à engager une réforme de réflexion, de conviction, une réforme qui se
préoccupe véritablement de l'avenir de nos institutions ; et c'est bien là que
réside l'essentiel.
Pour nous, l'essentiel c'est la démocratie, c'est la défense permanente et
quotidienne de tous les éléments qui la constituent.
Nous avons donc le choix : nous soumettre au jeu des apparences, du court
terme ou, au contraire, nous préoccuper des réalités, du long terme,
c'est-à-dire de la réforme de nos institutions, et ce dans une perspective
d'avenir.
Pour cela, examinons d'abord la réforme qui nous est proposée avant
d'envisager des perspectives plus vastes et surtout plus pertinentes.
Il convient de rappeler pour commencer le contexte dans lequel s'est engagé le
débat parlementaire sur l'inversion du calendrier électoral.
L'initiative de ce débat précipité, c'est à l'hôtel Matignon qu'il faut aller
la chercher. En effet, au mois d'octobre dernier, le Premier ministre avait
déclaré vouloir s'en tenir au calendrier prévu et occuper ses fonctions
jusqu'au terme normal de la législature, pour ne parler de l'élection
présidentielle qu'après les élections législatives.
Or, quelques semaines plus tard, coup de théâtre, le même Premier ministre se
rallie à l'idée d'une inversion du calendrier électoral et engage immédiatement
le projet de réforme.
Il l'engage par le biais de plusieurs propositions de loi convergentes,
spontanées et concoctées dans les offices et les antichambres de l'Assemblée
nationale, et ce grâce à des renforts étrangers à la majorité plurielle.
Dans l'inspiration de ces trois textes, il y a eu coïncidence, convergence
d'ambitions électorales, mais rien qui puisse intéresser les Français. Monsieur
le ministre, comprenez notre irritation !
Cette volte-face viendrait-elle d'un simple caprice ? Ce serait totalement
inacceptable, et nous ne croyons pas à cette hypothèse.
Quelles sont donc les raisons de ce revirement sinon tardif, du moins brutal
?
Il s'agit, là encore, de distinguer entre les apparences et la réalité.
Officiellement, cette réforme nous est présentée comme s'imposant pour des
motifs de clarté, qui correspondraient de surcroît à l'esprit de la
Constitution, laquelle voudrait que l'élection présidentielle précédât les
élections législatives afin, nous dit-on, de ne pas porter atteinte à la
prééminence du Président de la République, clé de voûte de nos institutions.
Cependant, si l'on se réfère à l'histoire politique de la France depuis 1958,
on constate que, à plusieurs reprises, les législatives ont précédé la
présidentielle sans que l'équilibre des institutions ou les pouvoirs du
Président de la République se soient trouvés remis en cause.
De plus, aucune disposition dans le texte constitutionnel ne vient accréditer
cette conception de l'antériorité du scrutin présidentiel.
La vraie raison est donc ailleurs ; elle relève, à l'évidence, de la manoeuvre
politicienne. Naturellement, cela n'est pas avouable en ces termes. Nul
n'imagine en effet le Gouvernement allant afficher que cette proposition de loi
n'a d'autre objet que de créer une condition plus favorable à l'élection du
Premier ministre. Quoi qu'il en soit, l'évidence s'impose avec une telle force
qu'il serait vain de la nier.
On notera au passage que c'est un grand honneur pour une proposition de loi
que d'être déclarée d'urgence. Je n'ai pas une ancienneté suffisante dans cette
maison pour pouvoir en parler véritablement en connaissance de cause, mais je
ne crois pas qu'il y ait eu énormément de propositions de loi qui aient
bénéficié d'un traitement si honorable.
Imaginons un instant que le calendrier actuel soit maintenu et que les
élections législatives se présentent donc en premier. Il existerait alors bel
et bien un risque pour la majorité actuelle - du même coup, pour son chef - de
les perdre. Cela s'est déjà produit, et ce quels que soient les majorités
sortantes, les forces politiques en présence, voire les sondages.
Leur victoire n'est en effet nullement assurée, et ce pour deux raisons.
La première est l'incertitude éternelle liée à l'avenir, que nul ne peut, par
définition, maîtriser. Nul n'est capable de prédire ce qu'il adviendra dans un
an quelles que soient les analyses auxquelles il se livre lui-même et
auxquelles les exégètes participent. Rien n'est jamais acquis. Même la cote de
popularité la plus élevée, la plus solide en apparence peut très bien
s'affaiblir, voire s'effondrer en quelques semaines pour peu que la conjoncture
soit mauvaise et les rues encombrées par les manifestants.
M. Alain Gournac.
Eh oui !
M. François Trucy.
Et il n'est nul besoin de revenir sur l'usure du pouvoir, phénomène quasi
physiologique que peut connaître tout gouvernement resté cinq ans au pouvoir,
ce qui est un score honorable, surtout à un moment où les corporatismes,
l'immobilisme et les mécontentements s'accroissent. C'est un phénomène français
quasi récurrent.
La seconde raison est politique ; elle est notamment liée à l'affaiblissement
du Front national, et là, je vais enfoncer quelques portes ouvertes.
Il ne faut pas oublier que la victoire de la gauche aux législatives de 1997
n'a été possible que grâce au maintien au second tour d'un nombre considérable
de candidats issus du Front national. Certains ont parlé de quarante, d'autres
de cinquante circonscriptions. Peu importe. Le phénomène a été suffisamment
clair pour que l'on puisse y faire référence. Dans les conditions de cette
époque, heureusement révolue à tous égards, les élections triangulaires avaient
permis aux candidats de la gauche de l'emporter.
Mais rien n'est plus aléatoire que de parier sur la répétition des précédents
: une fois n'est pas coutume.
Depuis 1997, le Front national a implosé ; il s'est divisé et il ne semble
guère en mesure de pouvoir jouer en 2002 les alliés objectifs de la majorité
actuelle, sauf dans quelques cas particuliers.
Revenons-en à notre scénario initial, celui de l'antériorité des élections
législatives, dans lequel le risque d'une défaite de la majorité actuelle ne
relève pas simplement de l'artifice théorique. Ce risque est envisageable, et
même très sérieusement envisagé, en particulier par l'équipe de Matignon, dont
l'une des fonctions est de prévoir. Dans quelle mesure, alors, le Premier
ministre, qui viendrait d'essuyer une défaite aux élections législatives,
pourrait-il se présenter dans de bonnes conditions à l'élection présidentielle
prévue dans la foulée ? De là à dénoncer l'inégalité des chances entre les
candidats, il n'y a qu'un pas dans le climat que nous connaissons. Le Premier
ministre l'a franchi rapidement. C'est tout à l'honneur de sa réactivité et de
son sens du calcul.
Il faut, dit-il, que chacun puisse faire campagne dans les mêmes conditions,
c'est-à-dire que chacun puisse élaborer sa stratégie sans la rendre dépendante
du résultat des élections législatives. On trouve toujours de bonnes raisons
pour justifier un coup politique !
L'idéal pour y parvenir, c'est de renvoyer les élections législatives à une
date ultérieure à l'élection présidentielle. Le moyen est simple : il suffit -
si l'on peut dire - de faire entériner cette décision par le Parlement, plutôt
d'ailleurs par l'Assemblée nationale, d'où la voie choisie par le Premier
ministre.
Cette situation est-elle pour autant acceptable ? Bien entendu, pour nous,
elle ne l'est pas. D'abord, parce que le caractère politicien de cette
manoeuvre nous déplaît. Ensuite et surtout, parce que cette réforme ne
résoudrait rien ; la plupart des arguments pour la justifier tombent un à un au
fil de la discussion. Ou plutôt, la réforme ne résoudrait qu'une situation
momentanée, en laissant de côté l'essentiel. Et l'essentiel aujourd'hui, ainsi
que je le disais, c'est l'avenir de nos institutions : faut-il les faire
évoluer ?
Cela ne semble guère faire de doute. Mais dans quel sens ? Faut-il les
modifier en partie ou les changer complètement, pour passer à ce que certains
appellent déjà la VIe République ?
Telles sont les vraies questions, voilà les véritables enjeux auxquels nous
devons nous efforcer de répondre. Pour cela, arrêtons-nous un instant pour
évoquer quelques perspectives envisageables.
Réformer nos institutions en profondeur, voilà bien une grande ambition pour
la France, une grande tâche pour le Parlement et pour l'exécutif. L'évolution
de la Ve République depuis 1958 au gré des alternances politiques et, par trois
fois, l'instauration d'une situation de cohabitation nous ont montré que notre
régime pouvait prendre une orientation tantôt présidentielle, notamment au
début de son histoire, tantôt parlementaire, à partir du milieu des années
1980.
D'aucuns prétendent que ce mouvement de balancier, qui reste théoriquement
possible à chaque grande consultation électorale, n'est pas sain, car il
entraîne un déséquilibre des pouvoirs nuisible à notre démocratie.
Ils proposent de clarifier cette situation en changeant de République, se
gardant bien de nous dire quelle serait alors cette République nouvelle.
S'il semble que personne ne souhaite vraiment le retour à un régime
parlementaire - ou du moins si personne n'ose le dire - tel qu'il existait
avant 1958, plusieurs s'interrogent, en revanche, sur la possiblité de mettre
en place un régime présidentiel tel qu'il existe actuellement aux
Etats-Unis.
Quels en seraient les principaux critères ?
Le régime présidentiel implique une séparation stricte des trois pouvoirs :
législatif, exécutif et judiciaire. Je note au passage que c'est sur ces mêmes
bases que nous vivons en France. En outre, ce régime, comme son nom l'indique,
est organisé autour de la prééminence du Président de la République.
Appliquer ce régime politique à la France entraînerait donc trois
modifications notables : il y aurait d'abord la suppression du poste de Premier
ministre, ce qui impliquerait que le Président choisirait et nommerait
directement les membres du Gouvernement, c'est ce qui se fait d'ailleurs dans
de nombreux pays, et pas seulement européens. Pour respecter l'indépendance des
pouvoirs, il faudrait ensuite retirer au chef de l'Etat le droit de dissoudre
l'Assemblée nationale et, corollaire de ce critère, retirer à l'Assemblée
nationale le pouvoir de voter une motion de censure à l'encontre du
Gouvernement.
Un tel régime n'est en théorie pas impossible à instaurer en France, mais il
comporte, à nos yeux, un très grand risque : celui du blocage des institutions,
auquel la souplesse de la Ve République ne nous a absolument pas préparés.
En effet, on peut dire beaucoup de choses sur le statut de la Ve République
mais il a, vaille que vaille, bien servi la France.
C'est pourquoi il faut sans doute rechercher une solution qui serait moins
radicale, une solution qui consisterait à rechercher un meilleur équilibre des
trois pouvoirs - exécutif, législatif et judiciaire - pour permettre à chacun
d'eux de jouer pleinement son rôle.
Cette solution emprunterait certaines caractéristiques du régime présidentiel,
qu'elle combinerait avec notre système actuel.
Ainsi, le droit de dissolution et le droit de censure pourraient être
supprimés, tandis que la fonction de Premier ministre serait maintenue. Dans
cette perspective, le Premier ministre et les autres membres du Gouvernement ne
seraient l'émanation que du seul chef de l'Etat, qui, quant à lui, jouerait un
rôle d'arbitrage, d'impulsion, sans interférer ensuite dans la politique du
Gouvernement.
Mais cela ne suffit pas. Il faut qu'à cet équilibre du pouvoir au sommet de
l'Etat corresponde un équilibre du pourvoir sur le plan local. Autrement dit,
il faut que la décentralisation, vaste chantier sans cesse interrompu et non
complété, soit pleinement acceptée dans son essence et renforcée dans ses
mécanismes. Cela signifie que les collectivités locales doivent être en mesure
de s'administrer plus librement et bénéficier d'une autonomie réelle, notamment
sur le plan fiscal.
Il ne suffit pas de proclamer tout cela. Encore faut-il aussi le mettre
réellement en pratique. Cela suppose que l'Etat cesse de venir constamment
porter atteinte, de manière insidieuse, aux acquis correspondant à la volonté
réelle des élus locaux et des citoyens eux-mêmes, qui ont bien pris goût à la
décentralisation si imparfaite soit-elle.
En effet, les citoyens, avant tout attachés à leurs libertés, ne veulent pas -
et ils le disent ! - d'un Etat omniprésent, d'une administration trop lourde,
en un mot, d'un système qui, par sa trop grande concentration, découragerait
l'initiative personnelle, l'envie d'entreprendre et d'agir et freinerait à
terme le développement économique.
Notez d'ailleurs, à ce propos, que, depuis environ une vingtaine d'années, les
mentalités de nos concitoyens ont très largement évolué et que la physionomie,
le visage de l'Etat n'est plus celui qu'ils exigeaient il y a trente ans : il
faut en tenir compte !
Ici, au Sénat, nous nous employons d'ailleurs à résister avec vigueur aux
tentations recentralisatrices auxquelles votre gouvernement semble, lui, céder
constamment. Nous l'avons toujours fait et nous continuerons à le faire, en
partenaires actifs et défenseurs des collectivités locales.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les quelques
idées que je me suis permis d'exposer devant vous visent à poser quelques
jalons dans la perspective de l'élaboration d'un véritable projet d'avenir pour
nos institutions et, au-delà, pour notre société, parce que la question qui
nous est posée aujourd'hui, et à laquelle nous apportons la réponse que vous
savez, mérite un vrai débat, dépassant la simple réfutation des arguments du
Gouvernement. Ce projet, nous pourrons le construire ensemble. Chacun, s'il le
désire, pourra y apporter sa pierre, sa contribution efficace.
Je ne souhaite pas revenir sur la question initiale de l'inversion du
calendrier électoral de 2002, si ce n'est pour rappeler une dernière fois que,
avec mes amis du groupe Républicains et Indépendants, j'y suis totalement
opposé.
Nous devons nous souvenir que cette question est secondaire, que le véritable
débat se situe ailleurs et qu'il est de notre devoir de parlementaires de nous
préoccuper avant tout de l'intérêt des Français. En définitive, aux prochaines
élections, c'est bien cela qui doit avant tout compter.
Au moment de conclure, monsieur le ministre, monsieur le président, mes chers
collègues, je vous dois une confidence. Quand, voilà quelques mois, certains
ont commencé à se poser et à poser des questions sur le calendrier électoral
majeur - majeur en ce qu'il concerne les deux élections phares dans notre pays
-, ouvrant ainsi le premier débat sur le sujet, nous, au Sénat, en avons
beaucoup discuté et, personnellement, j'ai pensé qu'il y avait peut-être là
matière à réfléchir, que le Parlement pouvait examiner les différentes
hypothèses, mais au seul regard des intérêts de la République, avec le souci de
respecter la loi fondamentale et de servir l'intérêt général. C'est dire que je
n'étais pas du tout opposé par principe à une inversion du calendrier. Ce que
je ne peux accepter, c'est la manière insidieuse dont le Gouvernement nous la
propose aujourd'hui.
A partir du moment où les intentions du Premier ministre sont précises,
claires, je dirai même aveuglantes, qu'elles procèdent d'un calcul purement
politicien et opportuniste, que la proposition de loi ne vise qu'à procurer au
candidat socialiste à l'Elysée un joker électoral qui est présumé nuire à son
principal concurrent, à partir du moment où la manoeuvre de l'Assemblée
nationale pour la faire voter est absolument ahurissante, car elle a consisté
en un racolage immoral des députés centristes, alors, tous ceux qui voulaient
un vrai débat, sain et approfondi, des échanges clairs et sincères, ne peuvent
que se cabrer et rejeter le texte qui nous est soumis. Nul n'aime se faire
rouler, fût-ce dans la farine !
(Sourires sur les travées des Républicains
et Indépendants ainsi que sur celles du RPR.)
Monsieur le ministre, on ne joue pas impunément avec la vérité et la morale
politique, et la manoeuvre à laquelle le Gouvernement se livre est immorale ;
elle est méprisante pour le Parlement, ce qui est déjà assez grave, mais
surtout pour nos concitoyens, ce qui est impardonnable !
(Applaudissements
sur les mêmes travées.)
M. le président.
La parole est à M. Hethener.
M. Alain Hethener.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis le
début de l'examen de cette proposition de loi organique, nous avons entendu un
grand nombre d'arguments et de justifications, mais il s'agit d'un débat qui,
s'il mobilise beaucoup le monde politique - encore que, à regarder les travées
de cet hémicycle, on peut penser que tous ne se mobilisent pas en même temps !
-, ne passionne malheureusement guère les Français.
Aussi limiterai-je mon propos à quelques réflexions.
Que l'on nous épargne tout d'abord l'argument de l'« esprit » des
institutions. Pour un gaulliste, cette course à une prétendue pureté originelle
qui serait la justification première de l'inversion du calendrier électoral est
plutôt consternante. On me permettra d'y répliquer en rappelant ce qui
constitue pour moi deux évidences.
Première évidence : les institutions de la Ve République ont une inspiration
présidentialiste, issue du discours de Bayeux, mais sont aussi la
concrétisation du parlementarisme rationalisé cher à Michel Debré. La seule
question, comme le soulignait M. Hervé Gaymard à l'Assemblée nationale, est de
savoir si ces deux conceptions de nos institutions peuvent alterner ou non.
Jusqu'en 1978, c'est l'inspiration présidentialiste qui a prévalu, comme l'a
illustré avec éclat la démission du général de Gaulle après le référendum de
1969.
Valéry Giscard d'Estaing, par son discours de février 1978 à
Verdun-sur-le-Doubs, Edouard Balladur, par son article de doctrine de l'automne
1985, et François Mitterrand, par sa décision de ne pas démissionner après la
défaite de son camp en mars 1986, ont montré en revanche que l'inspiration
parlementariste pouvait, avec la cohabitation, trouver toute sa place dans
notre pratique constitutionnelle.
Nous devons donc nous garder, mes chers collègues, de caractériser trop
rapidement les institutions de la Ve République. Elles ont duré parce que les
concepteurs ont su réconcilier les diverses inspirations constitutionnelles que
la France a connues au cours des siècles précédents.
Seconde évidence : la question de l'ordre du calendrier électoral n'a jamais
été considérée par quiconque, et surtout pas par le général de Gaulle, comme un
sujet majeur. La preuve en est que, en 1958, les élections législatives ont
précédé de deux mois l'élection présidentielle et que personne, et surtout pas
le général, n'a trouvé à y redire.
Aucun autre argument ne peut être trouvé dans toute l'histoire de la Ve
République.
Certes, il est souvent arrivé que des mandats électifs soient prolongés par le
législateur.
Ainsi, la loi du 21 décembre 1966 a reporté de mars à octobre 1967 le
renouvellement d'une série de conseillers généraux afin d'éviter que celui-ci
ne coïncide avec les élections législatives.
De même, la loi du 4 décembre 1972 a reporté le renouvellement d'une série de
conseillers généraux de mars à octobre 1973 afin d'éviter que celui-ci ne
coïncide, là encore, avec les élections législatives.
La loi du 8 janvier 1988 a reporté de mars à septembre le renouvellement d'une
série de conseillers généraux, afin d'éviter des difficultés d'organisation de
l'élection présidentielle.
La loi du 11 décembre 1990 a, pour sa part, prolongé le mandat d'une série de
conseillers généraux et écourté le mandat d'une autre série, afin d'assurer la
concomitance des élections régionales et des élections cantonnales.
La loi du 19 juillet 1994 a reporté de mars à juin 1995 les élections
municipales afin d'éviter des difficultés d'organisation de l'élection
présidentielle de 1995.
Quant à la loi du 6 février 1996, elle a reporté de mars à mai 1996 le
renouvellement des membres de l'assemblée territoriale de la Polynésie
française pour éviter que ces élections ne coïncident avec l'examen par le
Parlement d'une réforme du statut de ce territoire d'outre-mer.
Aucun de ces précédents ne peut être invoqué à propos du texte qui nous est
soumis, et je partage totalement le sentiment de notre rapporteur, car toutes
ces lois concernaient des assemblées locales.
En outre, ces assemblées n'ont pas elles-mêmes décidé de prolonger la durée de
leur mandat quelques mois avant le terme de celui-ci, comme l'Assemblée
nationale pourrait le faire dans le cas présent.
Je rappelle par ailleurs que, au cours du siècle écoulé, la prorogation du
mandat des députés n'est intervenue qu'à deux reprises : en 1918 et en 1940. De
pareils précédents, concernant des périodes particulièrement dramatiques de
notre histoire, justifient que l'on s'interroge sur le caractère impérieux des
motifs qui sous-tendent le présent texte.
Ainsi, non seulement ce texte est une modification sans précédent dans
l'histoire de la Ve République, mais, comme l'a excellemment montré notre
rapporteur, il ne correspond à aucun motif d'intérêt général.
La modification de la date d'une consultation électorale, accompagnée de la
prorogation de la durée d'un mandat, est une décision particulièrement grave.
Elle doit donc reposer sur un motif d'intérêt général, qu'il est difficile
d'appréhender dans la démarche qui nous est proposée aujourd'hui.
Je voudrais souligner, après notre éminent rapporteur, que le Conseil
constitutionnel a quelques exigences en matière de prorogation des mandats
électifs.
Souvenons-nous que le Conseil constitutionnel a été conduit à se prononcer à
quatre reprises sur des textes législatifs reportant la date de consultations
électorales. Dans les quatre cas, il s'agissait d'élections locales et non des
élections législatives.
S'agissant des décisions relatives au renouvellement des conseillers généraux,
il a, dans sa décision de 1990, estimé que le législateur pouvait déterminer la
durée des mandats des assemblées locales sous certaines conditions.
Il a observé que le législateur devait se conformer aux principes d'ordre
constitutionnel.
Il a souligné que la volonté du législateur de favoriser une plus forte
participation du corps électoral lors des consultations locales n'était
contraire à aucun principe ni à aucune règle de valeur constitutionnelle.
Il a enfin noté que les modalités de la réforme revêtaient un caractère
exceptionnel et transitoire, de telle sorte qu'elles n'étaient contraires ni au
droit de suffrage ni au principe de libre administration des collectivités
territoriales.
En 1994, le Conseil constitutionnel, saisi de la loi rétablissant le
renouvellement triennal par moitié des conseils généraux, a considéré que cette
réforme, que le législateur justifiait par la volonté de favoriser la
continuité de l'administration du département, n'était pas contraire à la
Constitution.
De plus, à propos de la loi sur le renouvellement des conseillers municipaux
de 1994, le Conseil constitutionnel a été conduit à se prononcer sur le report,
de mars à juin 1995, de l'organisation des élections municipales.
Dans sa décision, le Conseil a déclaré la loi conforme à la Constitution en
formulant les observations suivantes :
« Le législateur peut librement modifier les règles concernant le régime
électoral des assemblées locales dans le respect des dispositions et principes
de valeur constitutionnelle.
« La Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général
d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement ; il ne lui
appartient donc pas de rechercher si les objectifs que s'est assigné le
législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les
modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à ces
objectifs.
« Les travaux préparatoires de la loi précitée ont montré que la prorogation
du mandat des conseillers municipaux était nécessaire afin d'éviter des
difficultés de mise en oeuvre de l'organisation de l'élection présidentielle
prévue en 1995. »
Le ministre de l'intérieur ayant estimé devant l'Assemblée nationale que la
situation présente était comparable à celle de 1995, il convient de rappeler
que le législateur avait décidé de reporter au mois de juin les élections
municipales parce que, si ces élections avaient eu lieu au mois de mars, les
maires n'auraient eu qu'une journée pour décider éventuellement de se présenter
ou de présenter un candidat à l'élection présidentielle, comme la loi les y
autorise.
M. Alain Gournac.
Absolument !
M. Alain Hethener.
Enfin, l'existence de motifs d'intérêt général a également été prise en compte
dans la décision de 1996 relative au renouvellement des membres de l'assemblée
territoriale de la Polynésie française.
Ainsi, mes chers collègues, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la
loi organique reportant du mois de mars au mois de mai 1996 le renouvellement
des membres de l'assemblée territoriale de la Polynésie française. Dans sa
décision, il a déclaré la loi organique conforme à la Constitution, en estimant
que la prorogation n'était pas manifestement inappropriée aux objectifs que se
fixait le législateur, à savoir la volonté d'éviter la concomitance du
renouvellement des membres de l'Assemblée territoriale et de l'examen, par le
Parlement, d'une réforme du statut du territoire concerné.
Si le report d'élections locales a donc été jusqu'à présent admis par le
Conseil constitutionnel, celui-ci a cependant vérifié que le choix du
législateur n'était pas manifestement inapproprié aux objectifs fixés. Il a
également été attentif à ce que les dispositifs proposés revêtent un caractère
exceptionnel et transitoire.
Il a enfin admis que le législateur pouvait déroger à l'égalité pour des
motifs d'intérêt général à condition que la différence de traitement qui en
résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit.
Les motifs d'intérêt général accueillis favorablement par le Conseil
constitutionnel étaient - vous me permettrez de vous citer, monsieur le
rapporteur - les suivants : la volonté d'éviter des difficultés matérielles
d'organisation des élections présidentielles ; la volonté d'assurer la
continuité de l'administration d'une collectivité ; la volonté de favoriser une
participation accrue des citoyens aux consultations électorales ; la volonté
d'éviter que l'élection d'une assemblée territoriale ne se déroule au moment
même de l'examen par le Parlement d'un texte modifiant le statut du territoire
concerné, notamment en ce qui concerne les pouvoirs de l'Assemblée
territoriale.
M. Jean-Pierre Schosteck.
Très bien !
M. Alain Hethener.
Aucun motif comparable à ceux qui sont invoqués par les défenseurs de cette
proposition de loi ne paraît donc justifier le texte soumis à notre Haute
Assemblée, même si le Gouvernement a cru bon, à l'Assemblée nationale, de
s'appuyer sur des recommandations du Conseil constitutionnel qu'il n'avait
jusqu'alors pas prises en compte pour justifier la modification de l'ordre des
échéances électorales.
Qu'en est-il, en réalité, des observations du Conseil constitutionnel ?
Le 23 juillet 2000, le Conseil constitutionnel a formulé des observations dans
la perspective de l'élection présidentielle. Ces observations concernaient les
mesures d'organisation des opérations électorales, la présentation des
candidats, le déroulement de la campagne électorale et les comptes de
campagne.
La première des observations du Conseil constitutionnel concernait cependant
la date des scrutins prévus en 2002. Je la cite : « Pour des raisons de
principe autant que pour des motifs pratiques, il importe que les citoyens
habilités à présenter les candidats en application de l'article 3 de la loi n°
62-1292 du 6 novembre 1962 puissent le faire après avoir pris connaissance des
résultats de l'élection à l'Assemblée nationale. Le deuxième tour de cette
élection devrait donc avoir eu lieu lorsque s'ouvrira la période de recueil des
présentations par le Conseil constitutionnel. »
Compte tenu de l'ensemble de ces règles, les élections législatives pourraient
être organisées en 2002 entre le 3 février et le 31 mars. L'élection
présidentielle pourrait être organisée les 14 et 28 avril ou les 21 avril et 5
mai.
Si le premier tour de l'élection présidentielle est organisé le 14 avril, les
présentations des candidats devront être adressées au Conseil constitutionnel
au plus tard le 26 mars à minuit. Si le premier tour est organisé le 21 avril,
les présentations devront être adressées au plus tard le 2 avril à minuit.
Il apparaît que la recommandation du Conseil constitutionnel est aisée à
mettre en oeuvre et ne nécessite pas les actuelles contorsions du Gouvernement
soutenu par une majorité pour le moins hétéroclite.
Pourtant, les défenseurs de ce texte estiment que cette exigence justifie le
report des élections législatives après l'élection présidentielle.
Observons tout d'abord qu'il est singulier que pareil argument soit avancé à
l'occasion de la discussion de la présente proposition de loi organique.
En effet, pour tenir compte des observations du Conseil constitutionnel
formulées en juillet dernier, le Gouvernement a déposé un projet de loi
organique relatif à l'élection du Président de la République, projet de loi qui
est actuellement en cours de discussion. Il n'a pas souhaité, dans ce texte
pourtant spécifiquement destiné à mettre en oeuvre les recommandations du
Conseil constitutionnel, formuler une proposition quelconque à propos des dates
des scrutins. Il a même demandé le retrait d'un amendement tendant à modifier
l'ordre des consultations électorales lors de l'examen du texte en première
lecture par l'Assemblée nationale.
En outre, il est difficile de percevoir où se situe la difficulté évoquée par
les auteurs de la présente proposition de loi organique. Comme le précisait M.
le rapporteur, une difficulté dans l'organisation des parrainages des candidats
à l'élection présidentielle ne pourrait surgir que si le Gouvernement,
compétent pour fixer les dates des élections, retenait parmi les dates
possibles la plus tardive pour l'organisation des élections législatives et la
plus précoce pour l'organisation de l'élection présidentielle. Mais pourquoi le
Gouvernement choisirait-il ces dates extrêmes ?
Ainsi, il n'existe aucune difficulté pratique, aucun motif d'intérêt général
susceptible de justifier une modification de la date d'expiration des pouvoirs
de l'Assemblée nationale et donc une prorogation de la durée du mandat des
députés. Il s'agit en l'espèce non pas de savoir si le Gouvernement peut régler
une difficulté pratique par d'autres moyens que la modification du calendrier
électoral, mais de constater, après vous, monsieur le rapporteur, qu'il
n'existe pas en fait de difficulté pratique.
Le texte que vous soutenez aujourd'hui, monsieur le ministre, est bien une
réforme de convenance qui, derrière un habillage institutionnel, n'est inspirée
que par des considérations politiciennes.
M. Alain Gournac.
C'est sûr !
M. Alain Hethener.
Pour ces raisons, je ne pourrai le voter ; je ne me prêterai pas à une
opération que même vos amis du journal
L'Humanité
qualifient de
manipulation.
Autre raison qui m'interdit de le voter, ce n'est pas la question de la
réforme de nos institutions politiques qui doit nous mobiliser : c'est aux
grandes réformes qui sont en suspens parce que le Gouvernement n'a pas la
volonté politique de les engager que nous devons nous consacrer.
Je pense à l'épineux problème du financement des retraites, ou encore à
l'indispensable sursaut républicain en matière de sécurité des personnes et des
biens.
M. Alain Gournac.
Oh oui !
M. Alain Hethener.
Le Premier ministre doit avoir bien peur de perdre les élections législatives
pour se prêter à une telle manoeuvre ! Tout ce que l'on peut dire, c'est que
les Français jugeront sur pièces, mais je suis vraiment peiné d'avoir
aujourd'hui encore lu dans la presse que le Premier ministre « veut "punir" »
le Sénat.
M. Alain Gournac.
« Punir » !
M. Jean-Pierre Raffarin.
C'est inacceptable !
M. Alain Hethener.
Au lieu de le « punir », il ferait mieux de l'écouter !
(Applaudissements
sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Jean-Pierre Raffarin.
Punir le législateur c'est punir le peuple !
M. le président.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les
reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures vingt-cinq, est reprise à quinze
heures.)