SEANCE DU 1ER FEVRIER 2001


DATE D'EXPIRATION DES POUVOIRS
DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Suite de la discussion d'une proposition
de loi organique déclarée d'urgence

M. le président. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion de la proposition de loi organique (n° 166, 2000-2001), adoptée par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, modifiant la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale. [Rapport n° 186 (2000-2001).]
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Ambroise Dupont.
M. Ambroise Dupont. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord rendre un hommage particulier au travail exceptionnel de notre commission des lois et au remarquable rapport de notre collègue Christian Bonnet, qui a fait une analyse très complète de cette proposition de loi, soulignant en outre la volte-face du Gouvernement et la mauvaise manière faite au Parlement.
Avec sa permission, j'en citerai un passage particulièrement éclairant :
« La conséquence du changement brutal et peu explicité d'orientation du Gouvernement est l'obligation, pour les assemblées, de discuter dans la précipitation d'un texte important.
« Certes, le Gouvernement s'abrite derrière une initiative parlementaire, mais celle-ci lui permet surtout d'accélérer la procédure en évitant le passage du texte devant le Conseil d'Etat et en conseil des ministres, ainsi que l'a souligné M. Louis Favoreu, professeur de l'université d'Aix-Marseille III, entendu par notre commission. »
Ne pensez-vous pas, monsieur le secrétaire d'Etat, que, compte tenu de l'importance et des incidences de ce texte sur notre Constitution et touchant à l'élection présidentielle, un projet de loi aurait été préférable à cette proposition de loi organique dont l'objet est de modifier l'ordre des échéances électorales de 2002 et qui a été adoptée par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence ?
M. Jean-Pierre Schosteck. C'eût été plus convenable, en effet !
M. Ambroise Dupont. De quelle urgence, mes chers collègues, de quelle préoccupation nationale peut se prévaloir le Gouvenement pour nous faire examiner ce texte ?
M. Alain Gournac. Aucune !
M. Ambroise Dupont. C'est un mystère sur lequel personne, jusqu'à présent, n'a apporté le moindre éclaircissement convaincant.
Quel décalage entre les préoccupations de nos concitoyens et le texte qui nous occupe aujourd'hui !
Un sondage réalisé pour un grand quotidien du soir en vue des prochaines élections municipales a cherché à mettre en lumière les principales préoccupations de nos concitoyens. Il ressort de cette enquête que leur première préoccupation concerne incontestablement la sécurité des personnes et des biens, 56 % des sondés la plaçant en tête. Encore faut-il rappeler que ce sondage a été effectué avant les agressions visant les convoyeurs de fonds, avant celles qui se sont produites la semaine dernière dans les transports en commun,...
M. Alain Gournac. Des « incivilités », sans doute !
M. Ambroise Dupont. ... avant les affrontements entre deux cents à trois cents jeunes dans le centre commercial de la Défense, samedi dernier, et aussi avant la publication des chiffres officiels de la délinquance puisque cette publication ne doit intervenir que demain ; mais nous savons déjà que ces chiffres ne sont pas bons et que les statistiques font désormais apparaître une quatrième catégorie : les « incivilités ».
Pour autant, il ne semble pas que le Gouvernement ait pris un plan d'extrême urgence en la matière. Or le droit à la sécurité est bien la principale attente de nos concitoyens et mériterait toute l'attention du Gouvernement,
Toujours selon le même sondage, l'intérêt des Français porte ensuite sur les impôts locaux - pour 36 % -, les écoles - pour 33 % -, la circulation et le stationnement - pour 31 % -, l'animation de la ville - pour 30 % -, l'implantation de nouvelles entreprises - pour 30 % -, la pollution de l'air - pour 27 % -, le logement - pour 17 % -, le espaces verts et les jardins - pour 16 % -, le commerce - pour 14 % -, etc.
Comme vous pouvez le constater, 70 % des Français s'intéressent avant tout à ce qui les touche au quotidien. Votre gouvernement semble bien loin de leurs préoccupations : les écoles, la ville, l'implantation des entreprises, la pollution de l'air, le commerce... Répond-on bien à leurs attentes ?
Quant à la fiscalité, je me contenterai de rappeler un simple chiffre : la pression fiscale a atteint en 1999 le record historique de 45,7 %.
Pendant ce temps-là, le Gouvernement se précipite pour faire voter un texte qui préoccupe bien peu les Français mais l'intéresse au plus haut point puisqu'il estime que son propre avenir est en jeu. Les Français ne sont pas dupes, monsieur le secrétaire d'Etat, et ils jugent comme il convient la politique du Gouvernement.
Ainsi, concernant le présent texte, plus de la moitié d'entre eux qualifient de manoeuvre politique la proposition d'inversion du calendrier soutenue par le Premier ministre.
A plusieurs reprises, le Président de la République a clairement pris position sur cette question : « Les Français n'aiment pas que l'on modifie les règles du jeu avant de jouer. Ils soupçonnent immédiatement les acteurs de vouloir tricher, d'avoir des arrière-pensées politiques personnelles. »
M. Alain Gournac. Et ils ont raison !
M. Jean-Pierre Schosteck. Ils sont intelligents, les Français !
M. Ambroise Dupont. En tout cas, les faits donnent raison au Président de la République.
Mais ce qui me préoccupe, monsieur le secrétaire d'Etat, c'est que, au-delà du sentiment qu'ont nos concitoyens d'assister à des manipulations électorales - et je pèse mes mots -, ils en viennent à considérer de façon beaucoup plus large que la gestion de la France et la politique en général relèvent d'une alchimie qu'ils ne comprennent pas : une dose d'intérêts personnels et de savants calculs pour séduire l'électorat afin d'accéder aux fonctions et de conserver la place.
Les affaires politico-financières ont jeté, ces vingt-cinq dernières années, un lourd discrédit sur l'ensemble de la classe politique. Les électeurs ont alors sérieusement commencé à se demander si l'intérêt personnel de l'élu ne primait pas sur l'intérêt public et général. La participation de plus en plus faible lors des derniers scrutins en est l'illustration la plus flagrante, et c'est, me semble-t-il, très inquiétant.
Il est de notre devoir d'élu de redonner confiance aux électeurs, mais cette confiance se mérite. Il s'agit non de mots ou de promesses, mais d'actes concrets et de politique au sens noble du terme. Or, à mes yeux, avec l'actuel débat sur l'inversion du calendrier électoral de 2002, le Gouvernement donne très exactement l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire.
Nombre de nos collègues ont démontré de façon remarquable que ce débat était biaisé non parce que le sujet n'est pas important - j'aurais même pu apporter mon accord - mais parce qu'il est mal abordé. Nos concitoyens ne se sentent pas concernés, et ils s'interrogent donc à juste titre sur les intérêts non avoués de certains hommes politiques dans cette opération. Pourtant, vous n'en persistez pas moins à vouloir faire passer ce texte en force.
Bien entendu, j'ai noté qu'il n'y a pas si longtemps le Premier ministre, le ministre de l'intérieur et Mme Guigou tentaient de prendre en considération cette appréciation des électeurs : les élections municipales et cantonales ne sont pas loin ! Vos inquiétudes apparaissent de plus en plus. Vos contradictions, elles, en tout cas, sont manifestes.
Ainsi, le Premier ministre n'a-t-il pas déclaré, lors de son intervention télévisée du 19 octobre : « Toute initiative de ma part serait interprétée de façon étroitement politique, voire politicienne. Mois, j'en resterai là, et il faudrait vraiment qu'un consensus s'esquisse pour que des initiatives puissent être prises » ?
M. le ministre de l'intérieur, lors de la première lecture du projet de loi organique modifiant la loi du 6 novembre 1962 relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel, a tenu des propos similaires.
Nous étions alors au mois d'octobre 2000, et c'est pour tenir compte de l'avis défavorable de la commission des lois et du Gouvernement que l'amendement tendant à proroger les pouvoirs de l'Assemblée nationale en 2002 afin de modifier le calendrier électoral a été retiré par un des partenaires de la majorité plurielle.
Rétrospectivement, on peut penser qu'engager à cette époque un débat sur le calendrier électoral de 2002 eût permis de ne pas imposer au Parlement l'actuelle marche forcée pour examiner une proposition de loi organique sur le même sujet.
Qui n'a relevé, en outre, les propos de Mme Guigou estimant qu'il ne fallait pas changer les règles du jeu juste avant l'élection car, chaque fois que cela se produit, on peut être accusé de vouloir trafiquer...
M. Alain Gournac. Ah ! Quelles belles paroles !
M. Ambroise Dupont. ... et qu'en conséquence il ne serait pas opportun de changer le calendrier ?
M. Jean-Pierre Schosteck. Quelle lucidité !
M. Ambroise Dupont. Comment ne pas évoquer, enfin, la dysharmonie régnant au sein de la majorité gouvernementale, avec les vives oppositions exprimées par les autres acteurs de la gauche plurielle, dont certains représentants demeurent toutefois au sein du Gouvernement ?
Les membres du parti communiste sont farouchement contre un changement du calendrier électoral de 2002, comme l'a affirmé avec force à cette tribune notre collègue Robert Bret au nom des sénateurs communistes, en qualifiant le débat de « mesure de circonstance ».
Les Verts, pour leur part, se sont d'abord indignés, puis ont marchandé leur soutien contre une modification du mode de scrutin aux élections législatives, dans le but d'instaurer un mode de scrutin mixte, moitié majoritaire, moitié proportionnel. Les socialistes ayant jugé qu'une telle réforme n'était pas réalisable avant les prochaines élections législatives, les Verts ont donc également rejeté la réforme du calendrier.
A juste titre, ils se sont interrogés sur le fait que le Gouvernement trouve le temps d'une modification de l'ordre des échéances électorales de 2002 mais refuse la réforme du mode scrutin des élections législatives au motif que la pratique veut que l'on n'entreprenne pas une telle réforme moins d'un an avant l'échéance !
Chacun a sa façon de respecter les traditions... Le parti socialiste, lui, les respecte d'autant mieux que cela l'arrange ! Dernier exemple en date : la lettre adressée au Premier ministre ainsi qu'aux présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale, et communiquée à la presse le 20 janvier, par laquelle quatorze euro-députés socialistes - et non des moindres - ont demandé au Gouvernement de reporter les dispositions de la loi interdisant aux parlementaires européens de cumuler leur mandat avec une fonction exécutive locale.
Parmi les parlementaires cosignataires figurent ainsi les noms de M. Rocard, ancien Premier ministre, de Mme Lienemann, ancienne ministre, et de Mme Berès, présidente de la délégation socialiste française. Ces députés européens réclament le report à « la prochaine élection européenne » en faisant valoir que la « tradition » voudrait que de tels changements interviennent « à compter du prochain renouvellement et non en cours de mandat ». Cela ouvre, me semble-t-il, de nouveaux horizons !
Mais je reviens au fond du débat qui nous occupe. La question de savoir si l'élection du Président de la République doit se dérouler avant les élections législatives peut en effet être posées car c'est cette élection qui prime dans l'organisation de nos institutions. En conséquence, les autres élections, notamment les élections législatives, sont affectées, voire déterminées, par son résultat.
Cependant, l'intérêt réel de la question a été détourné pour des raisons politiciennes et occulté par la procédure suivie. Il émane de tout le processus que je viens de décrire un sentiment de malaise : les contradictions sont trop fortes entre ce que l'on nous dit et ce que l'on fait pour ne pas être visibles.
Un seul accord semble réellement se faire jour : qualifier l'opération « inversion du calendrier électoral » du Premier ministre de « mesure de circonstance en vue de la prochaine élection présidentielle ». Et c'est bien là le fond du problème !
L'unique explication du revirement brutal du Premier ministre, à cinq semaines d'intervalle, sur la question du report des législatives après la présidentielle doit en efffet être recherchée dans des calculs politiciens, personnels et dans l'ambition du Premier ministre, qui n'a pas hésité à mettre ses amis politiques eux-mêmes devant le fait accompli.
On a beau avancer aujourd'hui des arguments prétendument objectifs en faveur de l'inversion du calendrier, l'attitude du Premier ministre ne s'explique donc certainement pas uniquement par des motivations de droit, de clarté ou par l'« esprit » de nos institutions.
Je suis d'autant plus circonspect que le scénario se répète : derrière le discours officiel et les leçons de bonne conduite politique données par le Premier ministre se cachent chaque fois des arrière-pensées électorales que nous nous devons de dénoncer.
J'entends déjà certains dire : Mais pourquoi vous inquiétez-vous ? Le Conseil constitutionnel sera obligatoirement saisi du texte - s'il est définitivement adopté, bien sûr -...
M. Alain Gournac. Pas tout de suite !
M. Ambroise Dupont. ... et, si vous avez raison et que les arguments juridiques en faveur de la réforme font défaut, il ne le validera pas.
Plusieurs constitutionnalistes analysent en effet la situation ainsi. Parmi ces derniers, Louis Favoreu, professeur d'université, que je citais au début de mon propos, et également codirecteur de la Revue française de droit constitutionnel , estime que le Conseil constitutionnel devrait, pour le moins, « émettre de sérieuses réserves » sur le présent texte : lors de son audition devant la commission des lois, il a fort bien montré que la réforme allait à l'encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Evoquant les décisions du Conseil constitutionnel sur des reports de dates d'élections rendues en 1990, en 1994 pour deux d'entre elles et en 1996, M. Favoreu a souligné qu'elles concernaient la prorogation du mandat de membres d'assemblées locales - à savoir les conseils municipaux et les conseils généraux pour les trois premières décisions et, pour la dernière, une assemblée territoriale d'outre-mer -, mais que les enseignements que l'on pouvait en tirer s'appliquaient a fortiori à la prorogation du mandat de l'Assemblée nationale.
C'est à juste titre, me semble-t-il, que le professeur Favoreu a observé que le Conseil constitutionnel avait à chaque fois validé la démarche, tout en la subordonnant au respect de conditions strictes, à savoir le caractère exceptionnel et transitoire de la prorogation et l'existence d'une réelle justification.
Parmi les motifs valables retenus par le Conseil, on peut citer les suivants : favoriser la participation des électeurs, assurer la continuité de l'administration départementale, éviter la concomitance des élections avec une réforme sur le statut des élus ou permettre aux électeurs d'être mieux informés des conséquences de leur choix. Cette jurisprudence est évidemment transposable au cas d'une élection nationale.
Or le professeur Favoreu en est arrivé à la même conclusion que bon nombre de personnalités politiques : la proposition de loi organique modifiant la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale n'a pas de justification technique. Sa seule motivation est d'ordre politique.
Oui, comme vous, je suis inquiet, mes chers collègues. Je ne crains pas la décision du Conseil constitutionnel, ni les conséquences de la réforme - si elle devient la loi de la République - pour les échéances électorales concernées. Le vote des électeurs mettra un point final à toute cette polémique. Mais je suis inquiet pour nos institutions et pour notre démocratie.
Le changement de mode de scrutin juste avant les échéances électorales est d'ailleurs devenu une habitude pour certains.
Ce fut le cas en juillet 1985 lorsque la gauche a « instillé » une dose de proportionnelle pour les élections législatives de 1986.
Ce fut le cas en 1990 lorsque le gouvernement de M. Rocard a allongé d'un an le mandat des conseillers généraux afin de tenter de regrouper les élections cantonales.
Ce fut encore le cas avec la réforme du mode de scrutin avant les élections régionales de mars 1998.
C'est encore le cas aujourd'hui, et je regrette qu'une fois encore le Gouvernement réduise une véritable question à un arrangement politicien.
Le contexte dans lequel se déroule la réforme du calendrier électoral m'amènera donc à ne pas voter la proposition de loi que nous examinons.
M. Alain Gournac. Très bien !
M. Ambroise Dupont. Pour conclure, je m'appuierai une fois de plus sur les travaux de notre rapporteur, qui a déclaré : « La précipitation dans laquelle le Parlement est conduit à examiner la proposition de loi organique risque de ne pas permettre un examen approfondi de toutes les conséquences de celle-ci. Les auditions organisées par votre commission des lois ont permis de mesurer que la question était plus complexe qu'il n'y paraissait au premier abord et que toutes les conséquences du texte en discussion n'avaient pas été mesurées. » (Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Alain Gournac. Bravo ! Voilà un bon propos !
M. le président. La parole est à M. Chérioux.
M. Jean Chérioux. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, le sujet dont nous débattons aujourd'hui est, me semble-t-il - et je ne suis pas le seul à faire ce diagnostic - en complet décalage avec les préoccupations et les attentes des Français.
Il me suffit, quant à moi, de me promener dans les rues de mon xve arrondissement pour constater que ces problèmes passent bien au-dessus de la tête de nos concitoyens, non qu'ils ne s'y intéressent pas mais parce qu'ils sont préoccupés par de nombreuses autres questions, et je les comprends fort bien. En effet, ils portent aux questions institutionnelles un intérêt tout au plus secondaire, et ce en dépit de quelques thuriféraires du pouvoir qui veulent nous faire croire que l'inversion du calendrier les intéressent au premier chef !
Le débat sur les institutions ne préoccupe malheureusement, le plus souvent, que ceux qui veulent changer les règles du jeu à leur avantage. On comprend dès lors l'attitude des Français devant une telle conduite. J'en veux pour preuve l'abstention record au dernier référendum : les questions institutionnelles du fait de la manière dont elles sont abordées n'intéressent plus que les praticiens.
L'abstention est, d'ailleurs, devenue la grande question en matière institutionnelle.
M. Alain Gournac. Grande question en effet !
M. Jean Chérioux. Voilà une réalité autrement plus importante et plus préoccupante pour la démocratie ! Nous devons la combattre. Je doute, hélas ! que les manoeuvres auxquelles nous assistons incitent nos concitoyens à accorder un plus grand crédit à la classe politique au pouvoir, qui, nous le constatons s'intéresse plutôt à quelques petits arrangements entre amis qu'aux questions de fond auxquelles les Français attendent des réponses urgentes.
M. Alain Gournac. Absolument !
M. Jean-Pierre Schosteck. Tout à fait !
M. Jean Chérioux. La proposition de loi organique bouleverse de surcroît le calendrier parlementaire au détriment de tous les autres textes que nous devions examiner. Monsieur le secrétaire d'Etat, le gouvernement auquel vous appartenez a ainsi refusé que le Sénat étudie le projet de loi d'orientation sur la forêt tant que le débat qui nous réunit ne sera pas terminé. Une telle attitude sera très mal jugée en France. Au regard des problèmes que pose la forêt, notamment après les tempêtes de décembre 1999, à des centaines de milliers de nos concitoyens, le recul des élections législatives présente un caractère bien dérisoire !
M. Alain Gournac. C'est sûr !
M. Jean Chérioux. Les arguments du Gouvernement ne sont pas convaincants, et le ministre des relations avec le Parlement, en indiquant mardi soir que l'ordre du jour ne pouvait pas être modifié, ne trompe absolument personne - il ne croit d'ailleurs pas beaucoup lui-même à ses arguments. (M. Alain Gournac approuve.)
Ainsi, il faudrait maintenant étudier un texte d'une seule traite pour être efficace ! Cet argument est d'autant moins crédible que l'on a souvent ici déploré - notamment au mois de décembre dernier - le découpage en fragments de certains projets, par exemple pour pouvoir en examiner d'autres dans le cadre des navettes. Je pense au projet de loi habilitant le Gouvernement à transposer par voie d'ordonnances des directives européennes, aux textes concernant l'outre-mer ou la résorption de l'emploi précaire... Ce ne sont peut-être pas des textes importants, mais il n'en demeure pas moins que la procédure utilisée alors est en contradiction totale avec les principes invoqués aujourd'hui !
Le rappel de ces quelques vérités le démontre, M. Queyranne ne trompe personne ! Si le Gouvernement ne veut pas faire examiner le projet de loi sur la forêt - ce qui est son droit ; c'est une prérogative que lui reconnaît la Constitution - c'est parce que sa seule préoccupation est bien sûr l'inversion de ce fameux calendrier électoral. On ne gère pas les intérêts d'un pays en servant ses propres intérêts politiques au détriment de ceux de la nation.
Par ailleurs, on dit souvent qu'on ne change pas les règles du jeu juste avant le début de la partie. C'est, à mon avis, la moindre des choses, et c'est encore plus vrai s'agissant du fonctionnement de la démocratie, mais hélas ! ce n'est pas votre préoccupation majeure.
L'un de nos éminents collègues, M. Claude Estier, président du groupe socialiste du Sénat, l'a rappelé, excellemment d'ailleurs, dans un bloc-notes de L'Hebdo des socialistes daté du 8 décembre dernier, à propos de l'inversion du calendrier : « Ce n'est pas un débat institutionnel. Il ne s'agit pas de changer notre Constitution ou de rééquilibrer les pouvoirs, même si nous pouvons le souhaiter. Il serait difficile d'engager maintenant un débat institutionnel de fond, en période de cohabitation et à quatorze mois d'échéances décisives. » On ne saurait mieux dire, je l'avoue franchement. Comme lui - et je le rejoins au moins sur ce point - nous ne pouvons que regretter qu'un vrai débat institutionnel n'ait pas été engagé avant d'ouvrir la question de l'inversion du calendrier.
Personne - j'aurai l'occasion d'y revenir - ne peut mesurer les conséquences de cette inversion sur notre avenir institutionnel. Personne n'imagine les transformations de nos pratiques politiques qui peuvent en découler. Personne, je dis bien « personne », car si les uns nous assurent que rien ne changera, les autres agitent l'épouvantail du déclin de notre Ve République. Entre les partisans du « pas de vague » et les Cassandre, il y a, à juste titre, parmi nos collègues, et c'est mon cas, une inquiétude devant le risque pris.
Les éminents constitutionnalistes qui ont été auditionnés par la commission des lois étaient pour le moins « divisés » - et, d'après ce qui m'a été rapporté, le mot est faible - quant aux conséquences éventuelles de cette inversion du calendrier sur nos pratiques constitutionnelles. Certains pensent que la fonction présidentielle en sortirait renforcée. D'autres considèrent que le risque serait d'affaiblir plus encore la fonction du Président de la République, en cas de cohabitation bien sûr. Dans tous les cas, les conséquences seront certaines et le rôle du Président de la République évoluera dans un sens ou dans un autre, c'est-à-dire dans un bon sens ou dans un mauvais sens selon que l'on est favorable à un régime présidentiel ou à un régime parlementaire.
C'est la raison pour laquelle un débat sur nos institutions aurait dû être le préalable à ce texte ou à toute réforme institutionnelle. En aucun cas, nous n'aurions pas dû faire l'économie de cette discussion. D'ailleurs, le bref débat - mais peut-on vraiment parler de débat ? - organisé à l'Assemblée nationale n'a servi qu'à endormir ceux qui l'avaient demandé. En effet, ce n'est pas en deux heures que l'on règle le sort de nos institutions.
Il est donc important d'en revenir à l'essentiel.
Quelle est donc, en réalité, la seule question concrète à laquelle vous nous demandez de répondre ? Elle est simple : faut-il inverser les dates des élections législatives et de l'élection présidentielle ? Dans sa simplicité, cette question apparaît bien pour ce qu'elle est : une manoeuvre, une simple manoeuvre,...
M. Alain Gournac. Ah oui !
M. Jean Chérioux. ... une manoeuvre dérisoire.
M. Alain Gournac. Dérisoire, en effet !
M. Jean Chérioux. Je ne manquerai pas d'y revenir.
Cette inversion du calendrier, aux yeux du Premier ministre - et en cela je le rejoins sans état d'âme -, risquait d'apparaître à l'opinion comme un stratagème au service de ses propres intérêts.
Dois-je rappeler que le Premier ministre avait en effet déclaré, sans honte de se renier quelques semaines plus tard, et ce devant des millions de téléspectateurs - c'était le 20 octobre dernier au journal télévisé de vingt heures : « Toute initiative de ma part serait interprétée de façon étroitement politique, voire politicienne. Moi, j'en resterai là et il faudrait vraiment qu'un consensus s'esquisse pour que des initiatives puissent être prises » ?
Tout est dit. Oui, c'est bien une initiative étroitement politicienne. Il fallait donc, comme cela a été souvent rappelé à cette tribune, habiller des plus belles, des plus légitimes et des plus honnêtes parures cette réforme de simple convenance, qui n'a d'autre ambition que de servir les intérêts du candidat à l'élection présidentielle qu'est le Premier ministre Lionel Jospin.
Donc, pour tenter de donner quelque noblesse à la chose, on veut la parer du voile d'une réflexion de fond et l'on déplace ainsi le problème : l'esprit des institutions commanderait de commencer par l'élection présidentielle...
M. Alain Gournac. Oh ! là là !
M. Jean Chérioux. ... pour continuer par les élections législatives. Pour notre part, nous ne le croyons pas...
M. Alain Gournac. Pas du tout !
M. Jean Chérioux. ... et nous contestons avec énergie ce changement qui, en fait, est une réforme constitutionnelle qui ne dit pas son nom. Comment celui qui, voilà quelques mois encore, déclarait que la Constitution de la Ve République n'était pas sa référence ose-t-il donner aujourd'hui aux héritiers du gaullisme des leçons de constitutionnalisme ? C'est absolument extravagant !
M. Alain Gournac. Incroyable !
M. Jean Chérioux. Aux leçons de gaullisme du Gouvernement, voici ce que nous, gaullistes, nous répondons :
Depuis 1962, nos institutions ont, en effet, un caractère mixte. Elles sont de nature présidentielle, compte tenu du poids qu'a donné au Président de la République son élection au suffrage universel direct et des pouvoirs étendus qu'il détient de la loi fondamentale de 1958, mais elles sont aussi de nature parlementaire : le Premier ministre est le chef de la majorité parlementaire, et l'a toujours été ; l'Assemblée nationale détient le pouvoir de renverser le Gouvernement. C'est la spécificité des institutions de notre Ve République et, compte tenu de la réalité française, c'est sans doute aussi leur force, comme elles l'ont prouvé au cours des quarante-trois dernières années. Ce fut d'ailleurs longtemps l'avis de la plupart des constitutionnaliste.
Permettez-moi de préciser mon propos. Certains affinent cette analyse en prétendant qu'il s'agit soit d'un régime présidentiel, soit d'un régime parlementaire, suivant les périodes traversées.
Ainsi, lorsque nous sommes en temps de coïncidence de la majorité présidentielle et de la majorité parlementaire, le régime tend naturellement vers le présidentialisme, puisque la nature même de l'élection du Président de la République au suffrage universel sur une seule circonscription, la circonscription nationale, c'est-à-dire toute la France, lui donne une légitimité politique et démocratique très forte et que son pouvoir de nomination du Premier ministre lui permet, en fin de compte, de contrôler l'action gouvernementale.
A contrario, en temps de cohabitation, le régime devient tout aussi naturellement parlementaire parce que, aux termes de la Constitution, c'est le Gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la Nation » et parce qu'il est politiquement responsable devant le Parlement, ainsi que l'indique clairement l'article 20 de la Constitution.
Tantôt présidentiel, tantôt parlementaire, notre régime est donc mixte.
M. Christian Bonnet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, de suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Bien sûr !
M. Jean Chérioux. Pour d'autres encore, le problème de nos institutions serait non pas le changement de mode de régime au gré du présidentialisme majoritaire ou de la cohabitation, mais l'impossibilité de prévoir le temps d'action qui est imparti à notre politique. Dans les autres régimes européens, le calendrier est immuable, car même si le gouvernement anglais dissout la Chambre des communes avant la date normale, il le fait toujours, et toujours, à peu de chose près, à la même époque par rapport au terme normal du mandat de la Chambre des communes. Sous réserve de l'observation que je viens de faire, le calendrier est donc immuable dans les autres régimes européens et permet de maîtriser le temps de l'action politique. Dans notre système, le temps du Gouvernement serait en revanche trop variable.
Le temps d'action des différents premiers ministres qui se sont succédé depuis 1973 permet de montrer que, effectivement, le problème est non pas la cohabitation ou l'absence de cohabitation, mais bel et bien la durée variable des légitimités politiques. En effet, chaque nouvelle élection législative ou chaque élection présidentielle peut annuler et remplacer la légitimité de la précédente, quelle que soit la durée de l'exercice des mandats.
Partons du principe que votre réforme d'aujourd'hui - je suis gentil, je l'appelle réforme,...
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat à la défense chargé des anciens combattants. Position !
M. Jean Chérioux. ... même si ce n'est pas une réforme ; on sait bien ce que c'est ! - sera adoptée par le Parlement,...
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. C'est probable !
M. Jean Chérioux. ... qu'elle sera validée par le Conseil constitutionnel...
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. C'est probable aussi !
M. Jean Chérioux. ... - c'est une autre affaire - et que, d'ici là, rien ne viendra modifier ce calendrier. Le Président de la République sera élu sur un programme et obtiendra une légitimité. Rien n'indique que la nouvelle Assemblée nationale, élue quelques semaines après, soit de la même famille politique. De ce fait, la nouvelle légitimité serait parlementaire et une nouvelle cohabitation deviendrait la règle.
Où serait alors la primauté de l'élection présidentielle que souhaitent les auteurs de la présente proposition de loi ? Le nouveau Président de la République serait plus affaibli que jamais et les élections législatives prendraient tout naturellement un ascendant sans précédent sur l'élection présidentielle.
De ce fait, l'élection majeure serait non plus l'élection présidentielle mais bel et bien les élections législatives. Et puisque ces dernières primeraient, rien ne justifierait qu'elles soient postérieures, et ce de façon définitive, à l'élection présidentielle. Cet exemple, sans doute un peu long,...
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. Non, non !
M. Jean Chérioux. ... et je vous prie de m'en excuser, monsieur le secrétaire d'Etat, est explicite : en ce sens encore, la réforme que vous proposez ne se justifie pas.
Certains vont même plus loin, notamment mon excellent collègue Serge Vinçon, qui l'a déclaré avec beaucoup de talent dans son intervention. Pour lui, le régime est essentiellement parlementaire, et non mixte, allant ainsi à l'encontre de beaucoup d'idées reçues.
En effet, qui dispose en France de la responsabilité politique ? Le Gouvernement et l'Assemblée nationale. Par ailleurs, c'est le Gouvernement, même s'il met en place un programme politique qui a été consacré par une élection présidentielle, qui conduit la politique de la nation. Pour toutes ces raisons, le débat sur le renforcement de la présidentialisation du régime est, à mon avis et aux yeux d'un certain nombre d'autres, un faux débat, car, de toutes les façons, cohabitation ou non, le régime est parlementaire.
En tous les cas, la pratique de la Ve République va dans le sens de l'analyse institutionnelle. Comme le rappelait M. Edouard Balladur, il y a eu, depuis 1962, six élections présidentielles au suffrage universel direct ; l'élection présidentielle n'a immédiatement précédé les élections législatives que dans deux cas sur six, et encore, monsieur le secrétaire d'Etat, ce fut à l'initiative du Président François Mitterrand. Je ne suis pas sûr qu'il ait été le meilleur exégète de la Consitution qui avait été voulue par le général de Gaulle ; il l'a d'ailleurs assez combattue !
M. Jean Delaneau. Effectivement !
M. Jean Chérioux. On ne peut donc pas dire que cela ait un caractère vraiment exemplaire. Loin de là ! En réalité, c'est à mon avis un faux problème.
Certes, les données ont changé, à la suite de l'adoption du quinquennat, qui devait tout régler, tout arranger, éviter la cohabitation (M. le secrétaire d'Etat fait un signe de dénégation), permettre une coïncidence entre les majorités.
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. Non !
M. Jean Chérioux. Ce n'est pas tout à fait exact, et vous le savez bien !
M. Alain Gournac. Pas tout à fait exact, effectivement !
M. Jean Chérioux. Personnellement, je suis même de l'avis contraire, et je prie mes collègues qui ne partagent pas mon opinion de m'excuser de dire devant eux que, à mon avis, ce quinquennat est allé à l'encontre de l'esprit de la Ve République.
M. Philippe de Gaulle. Tout à fait !
M. Jean Chérioux. En effet, ce régime repose sur la présence à sa tête d'une personne prenant en compte l'intérêt général, et cette personne est le Président de la République, élu par l'ensemble du peuple.
M. Alain Gournac. Absolument !
M. Jean-Pierre Schosteck. Très bien !
M. Jean Chérioux. Par conséquent, à mon avis - mais je n'ai point été consulté personnellement et, au Congrès, je n'avais pas la possibilité de présenter un amendement -, il aurait fallu instaurer le système du septennat unique, ce qui nous aurait permis d'éviter de nous retrouver dans la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui.
Ce qui est grave, avec le système du quinquennat, c'est que nous risquons de voir se reproduire ce qui se passe dans d'autres pays, aux Etats-Unis notamment : les élections successives étant toujours très proches, celui qui a en charge le destin de la nation est, pendant une grande partie de son mandat, beaucoup plus préoccupé de sa propre réélection que du sort de la nation qui lui est confié.
S'agissant du texte qui est actuellement soumis à notre examen, c'est l'attitude du Premier ministre que l'on peut regretter. Nous constatons bien, et l'ordre du jour le prouve, que la préoccupation essentielle du Premier ministre est maintenant moins le gouvernement de la France que son élection éventuelle à la présidence de la République. (M. le secrétaire d'Etat fait un signe de dénégation.) Tout le montre : ainsi, les problèmes très importants qui existent ne sont pas réglés. Pourquoi ne les règle-t-on pas ? (M. Gournac s'exclame.) Parce que cela gêne de prendre certaines initiatives et de régler certains problèmes qui sont difficiles à traiter.
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. Monsieur Chérioux, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Jean Chérioux. Tout à fait, monsieur le secrétaire d'Etat.
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'Etat, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. Monsieur le sénateur, je ne peux pas laisser dire que le Premier ministre ne gouverne pas ce pays aujourd'hui et qu'il aurait seulement la préoccupation d'une élection présidentielle au terme incertain.
Je peux vous affirmer, en tant que membre du Gouvernement, que le Premier ministre gouverne ce pays, prend en considération les dossiers qui lui sont présentés et tient compte de l'opinion publique pour trouver les meilleures réponses, compte tenu de la situation dans laquelle nous sommes, qu'il s'agisse de la mise en oeuvre des 35 heures dans la fonction publique, de la question des retraites,...
M. Alain Gournac. Ah non ! Pas les retraites !
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. ... du développement économique, de la création d'emplois, de la réduction du chômage, de la création d'entreprises, de la mise en oeuvre de la professionnalisation de la défense, du rayonnement de notre pays dans les diverses instances internationales aux côtés de M. le Président de la République.
Dans la dernière partie de votre intervention, monsieur Chérioux, vous avez indiqué que, finalement, l'élection centrale dans ce pays est l'élection présidentielle. Il me semble que c'est le sens de la proposition de loi organique qui est soumise au Sénat.
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux. Monsieur le secrétaire d'Etat, j'admets volontiers que le Premier ministre gouverne. Cela va de soi, puisque c'est son rôle ! Mais la façon dont il gouverne est à mon avis influencée par ce qui va se passer après, c'est-à-dire par la future élection présidentielle. (M. Gournac s'exclame.) C'est cela qui est grave ! En effet, les choix qui sont faits, les initiatives qui sont prises le sont en fonction de cette échéance. Il y a des problèmes qu'on ne règle pas. Par exemple, pourquoi ne règle-t-on pas la question des retraites ?
M. Alain Gournac. Ah ! les retraites !
M. Jean Chérioux. C'est pourtant un problème fondamental qui, s'il n'est pas réglé, amènera certains Français à constater, dans vingt ans, que le Gouvernement a failli aujourd'hui. Or, on ne s'attaque pas à cette question parce que c'est un problème difficile à régler. On dit à la fois qu'on va le régler et que l'on va maintenir la retraite à soixante ans ! Alors, de qui se moque-t-on, monsieur le secrétaire d'Etat ?
Vous dites que d'autres mesures sont prises par le Gouvernement. C'est évident.
M. Alain Gournac. Et la sécurité ?
M. Jean Chérioux. Mais les priorités retenues par le Gouvernement sont très influencées par le rôle que le Premier ministre veut jouer dans la République au cours des années qui viennent.
M. Hilaire Flandre. On ne veut pas s'occuper des problèmes qui fâchent !
M. Alain Gournac. Il faut être populaire !
M. Jean-Pierre Schosteck. Me permettez-vous de vous interrompre, monsieur Chérioux ?
M. Jean Chérioux. Volontiers ! Je suis très bienveillant ! (Sourires.)
M. le président. Entre amis, vous pouvez le faire !
M. Jean Chérioux. Mais pas seulement entre amis, monsieur le président. J'ai le sens du fair play et de la démocratie !
M. le président. Je vous le reconnais, monsieur Chérioux.
La parole est à M. Schosteck, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jean-Pierre Schosteck. J'ai été un peu étonné par les propos de M. le secrétaire d'Etat, voilà quelques instants, même si je comprends qu'il les ait tenus. Jean Chérioux avait en effet parfaitement raison de souligner que le Gouvernement et son Premier ministre ont l'air surtout préoccupés de l'élection présidentielle. « Election présidentielle au terme incertain », a dit M. le secrétaire d'Etat. Effectivement, mais il y a quand même une relative certitude !
Le Gouvernement donne l'impression d'être souvent absent, et cela me rappelle une citation entendue au temps de mes études : « La République gouverne mal, mais elle a une excuse : elle gouverne peu. » Je trouve qu'aujourd'hui nous sommes parfaitement dans l'illustration de cette situation ! (Applaudissements sur les travées du RPR.)
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux. Merci, monsieur le président.
M. Christian Bonnet, rapporteur. Monsieur Chérioux, me permettez-vous de vous interrompre ?
M. Jean Chérioux. Je vous en prie !
M. le président. La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Christian Bonnet, rapporteur. Le Gouvernement, en l'occurrence, tire seulement les conséquences d'un propos de Michel Rocard, alors Premier ministre, aux termes duquel cette affaire des retraites avait de quoi faire sauter dix gouvernements. Indéniablement, M. Jospin est parfaitement conscient qu'il en va ainsi. C'est la raison pour laquelle il ne cherche pas à régler cette question.
M. Alain Gournac. Tout à fait ! M. Jospin manque de courage !
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux. Monsieur le rapporteur, vous avez tout à fait raison. Et pour vous montrer à quel point je suis objectif, je reconnais que le même Michel Rocard, Premier ministre, avait eu le courage, à l'époque, de publier un Livre blanc mais qui n'avait pas été suivi d'actes.
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'état. Monsieur le sénateur, me permettez-vous de vous interrompre à nouveau ?
M. Jean Chérioux. Je vous en prie !
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'Etat, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. J'observe que je mets un peu d'animation dans vos débats...
M. Alain Gournac. C'est bien !
M. Nicolas About. Enfin un membre du Gouvernement qui nous écoute !
M. Jean-Pierre Schosteck. C'est normal, c'est l'un des nôtres !
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat ... et que je trouble un peu la monotonie de vos propos ! Mais je ne peux pas, une fois de plus, laisser dire une chose qui ne me paraît pas, à moi, membre du Gouvernement, être la vérité, à savoir que ce gouvernement n'est pas préoccupé par les problèmes des Français. Les statistiques de l'emploi et la réduction du chômage démontrent quand même que, sur cette question cruciale, des succès évidents ont été remportés : notre pays compte un million de chômeurs de moins aujourd'hui,...
M. Alain Gournac. Les autres ont fait mieux que nous !
M. Jean-Pierre Schosteck. Les autres pays européens, c'est moins !
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. ... et ce n'est pas dû - permettez-moi cette expression ! - à l'opération du Saint-Esprit ! Lorsque l'on compare les résultats obtenus par les différents gouvernements européens, ceux du gouvernement français apparaissent plus performants. (M. Gournac s'exclame.)
M. Jean-Pierre Schosteck. Non !
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. Certes, la conjoncture internationale est en partie responsable de cette amélioration, mais le Gouvernement a également pris une série de mesures qui ont donné d'excellents résultats.
M. Alain Gournac. Mais non, c'est la reprise ! M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. Il reste naturellement des problèmes à traiter. Les gouvernements que vous souteniez en ont connu, et nous en avons aussi. Mais il faut traiter ces évolutions nécessaires à un rythme que l'opinion publique puisse accepter. L'objectif n'est pas, en effet, de mettre cinq ou six millions de personnes dans la rue, comme l'ont fait parfois certains premiers ministres de droite, et, finalement, de bloquer la situation ! Des évolutions sont nécessaires, mais elles doivent faire l'objet de concertations avec les Françaises et les Français. C'est ainsi que nous finirons par faire bouger cette société dans l'intérêt général, ce qui est précisément ce que nous recherchons les uns et les autres. Il me semble - je puis en témoigner - que ce gouvernement a cette préoccupation.
Je vous promets, monsieur Chérioux, de ne plus intervenir, même si le Gouvernement est accusé ! (Exclamations sur les travées du RPR.)
M. Alain Gournac. C'est dommage !
M. le président. Veuillez poursuivre, monsieur Chérioux.
M. Jean Chérioux. Mais c'est une grande joie de pouvoir dialoguer avec vous, monsieur le secrétaire d'Etat !
Je ne veux toutefois pas que le débat dérape vers les problèmes économiques et financiers.
Je constate simplement que, si le Gouvernement a obtenu certains résultats, notamment en matière de chômage, c'est qu'il y avait beaucoup à faire. Je vous rappelle qu'en 1981, date importante, en particulier pour le socialiste que vous êtes, notre pays comptait juste deux millions de chômeurs,...
M. Jean-Pierre Schosteck. Non !
M. Hilaire Flandre. Mais non ! Il n'y en avait pas un million !
M. Jean Chérioux. ... et qu'il n'est pas redescendu en deçà.
Quand vous faites des comparaisons avec les autres pays, vous devez resituer les choses dans leur cadre normal.
M. Jean-Pierre Schosteck. Comparaison n'est pas raison !
M. Hilaire Flandre. François Mitterrand avait dit qu'il se battrait sur la crête du million de chômeurs !
M. Jean Chérioux. Peu importe, nous n'allons pas commencer à discuter entre nous !
Je pense avoir suffisamment indiqué que le quinquennat ne constitue pas une garantie absolue contre la cohabitation. Certains pensent qu'il en sera un garde-fou. Comme je vous l'ai dit, je n'en suis personnellement pas sûr.
Si l'on veut réellement disposer d'une garantie contre la cohabitation, il faudrait plutôt changer de constitution, ce qui, bien sûr, peut se concevoir : on pourrait en effet soit ramener le rôle du Président à celui qui était le sien sous la IVe République,...
M. Alain Gournac. Ah, non !
M. Jean Chérioux. ... en revenant à un régime purement parlementaire, avec le risque que l'on connaît bien, chez nous - cela s'est passé sous la IIIe et la IVe République - de dérive vers le régime d'assemblée, soit instituer un véritable régime présidentiel, en supprimant le poste de Premier ministre, le droit de dissolution et la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale.
Et il y a là un vrai débat de fond qui pourrait avoir lieu. J'ai cru d'ailleurs comprendre que votre majorité plurielle était singulièrement divisée sur ce point, et c'est peut-être la raison pour laquelle vous souhaitez procéder à des opérations de ce genre plutôt que d'aborder le problème au fond : il y a, d'un côté, les tenants du régime présidentiel, avec Jean-Pierre Chevènement et ses amis du Mouvement des citoyens, et, de l'autre, le parti communiste français, favorable depuis toujours au régime d'assemblée, dont on sait pourtant dans quels errements il a entraîné notre pays par deux fois, sous la IIIe et la IVe République.
Les tenants du saut vers la présidentialisation sont apparemment de plus en plus nombreux, parfois même dans nos rangs, mais je n'en suis pas. Beaucoup d'entre nous continuent cependant à s'interroger, comme ils l'ont fait au moment du référendum sur le quinquennat. Nous pensons que ce basculement vers un régime à l'américaine pourrait être dangereux, surtout quand on connaît certains errements qui se sont déroulés au xixe siècle.
De nombreuses questions demeureraient en effet en suspens. Que se passerait-il en cas de blocage entre le Président et l'Assemblée nationale dans un régime présidentiel en France ? Une crise de régime serait bien à craindre, et c'est tout au moins ce que l'on a pu connaître jadis. Avons-nous, dans notre tradition républicaine, les soupapes de sécurité nécessaires pour faire face à de telles situations ? Je suis loin d'en être sûr.
Dans tous les cas, une telle réforme serait si profonde qu'on ne peut pas la faire aussi rapidement sans en mesurer avec attention les conséquences pour nos institutions et leur fonctionnement. Il faudrait alors un débat large et prolongé. Je n'en veux pour preuve que la méthode suivie pour réformer un autre texte fondamental de nos institutions, l'ordonnance de 1959 sur les lois de finances : on y travaille depuis des mois, pour ne pas dire des années, au Sénat comme à l'Assemblée nationale.
Et s'agissant du régime présidentiel, un tel travail devrait, à l'évidence, déboucher sur une consultation populaire !
Ce n'est donc pas de cela qu'il s'agit dans le temps consacré à ce débat, loin de là. C'est pourtant ce que certains voudraient laisser croire.
Permettez-moi de dire quelques mots sur l'urgence qui a été déclarée sur ce texte, urgence sur la nécessité de laquelle je m'interroge - et je ne suis d'ailleurs pas le seul à le faire - dans la mesure où je ne vois pas quelle priorité nationale peut apparaître alors que nous attendons et appelons de nos voeux bon nombre d'autres réformes autrement plus urgentes pour nos concitoyens ; mais, ainsi que je le disais tout à l'heure, les préoccupations de ces derniers ne semblent pas être les vôtres !
Je pense, par exemple, au problème de la sécurité - certes, un conseil restreint s'est réuni sur ce point, mais votre préoccupation à cet égard est tout de même très récente, autant que je puisse en juger -, à la famille, à la crise agricole et alimentaire qui secoue notre pays, à une réforme de la justice en profondeur et à toutes les autres réformes que le Gouvernement, en campagne, n'inscrit pas à l'ordre du jour de nos assemblées.
J'aimerais aussi évoquer le tout aussi scandaleux déni de procédure, qui consiste à faire l'économie de la consultation du Conseil d'Etat et, finalement, du Président de la République sur ces questions, puisque le texte n'a pas été présenté en conseil des ministres.
M. Alain Gournac. Effectivement !
M. Jean Chérioux. On pourra, certes, me rétorquer qu'il s'agit d'une proposition de loi, et non d'un projet, mais il semble bien que celle-ci ait été fortement inspirée, pour ne pas dire écrite ailleurs qu'à l'Assemblée elle-même. (Sourires sur les travées du RPR.)
La formule, que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer, consiste précisément à passer par le biais d'un texte d'origine parlementaire. En agissant de la sorte, monsieur le secrétaire d'Etat, votre majorité a pu se dispenser d'un certain nombre de contrôles, notamment celui du Conseil d'Etat, qui n'aurait sans doute pas été très favorable au procédé. Mais peut-être des études de bons conseillers d'Etat paraîtront-elles par la suite, qu'il sera très intéressant de lire !
Si personne ne peut se prévaloir d'être garant de l'esprit de nos institutions - et surtout pas les héritiers spirituels de celui qui a écrit Le Coup d'Etat permanent, qui les ont combattues jusqu'à très récemment -, une seule chose reste vraiment certaine : les réformes institutionnelles relèvent de la compétence du Président de la République, et de lui seul.
Monsieur le secrétaire d'Etat, n'en doutons pas, les Français sauront si l'on a répondu aux vraies questions qu'ils se posent et résolu les problèmes qu'ils rencontrent.
Ne vous trompez pas de combat. Ceux qui changent les règles pour ne pas perdre une élection perdent toujours aux yeux avertis de nos concitoyens, qui ne manqueront pas de les sanctionner.
Quant à moi, ma sanction sera peut-être faible, mais elle consistera à émettre, sur ce texte, un vote négatif. (Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. Delaneau.
M. Jean Delaneau. Monsieur le secrétaire d'Etat, je suis désolé de devoir faire appel à votre patience ; mais je sais qu'un marathonien a de l'endurance ! (Sourires.) Vous avez d'ailleurs montré tout à l'heure que vous n'hésitiez pas à prolonger vous-même le débat par vos interventions.
M. Jean-Pierre Masseret, secrétaire d'Etat. Absolument ! J'ai eu tort ! (Nouveaux sourires).
M. Jean Delaneau. Je veux d'abord préciser dans quelles conditions je suis amené à m'exprimer à cette tribune.
Au départ, je n'avais pas prévu d'intervenir dans cette discussion. Puis j'ai estimé que je pouvais tout de même avoir des choses à dire, d'ailleurs quelque peu différentes de tout ce qui a pu être dit jusqu'à maintenant.
A l'origine, en effet, je n'étais pas formellement contre ce texte, qui correspond pour moi à quelque chose d'ancien, l'inversion me paraissant relever d'une construction institutionnelle beaucoup plus large.
Quand, étudiant, j'ai commencé à m'intéresser à la politique, j'ai été un admirateur de Pierre Mendès-France, que je considérais comme un homme courageux. Je me disais qu'il était vraiment navrant qu'il aille se faire battre à Evreux, après des meetings organisés, comme le voulait l'époque, sous les préaux d'école, qu'il valait beaucoup mieux que cela.
J'ai longtemps suivi son parcours. Au début des années soixante, j'ai donc acheté l'ouvrage intéressant qu'il a écrit alors et qui s'appelait la République moderne. Dans ce livre, il avait le courage de faire, d'abord, une analyse du passé plus ou moins récent de notre pays, puis un certain nombre de propositions qui me séduisaient. Je dois dire qu'à ce moment-là il n'était pas encore allé à Charléty, et que, quand il y est allé, mon admiration pour lui a baissé légèrement. (Marques d'approbation sur les travées du RPR.)
Il abordait bien des problèmes que rencontrait notre pays et il avançait notamment l'idée d'« un gouvernement de législature », qui tendait à donner à la France une plus grande stabilité au travers d'un vrai contrat entre une majorité et le gouvernement qu'elle soutenait. Après les épisodes antérieurs à l'arrivée du général de Gaulle que, comme beaucoup d'autres ici, j'avais connus, cette voie me paraissait possible.
Pierre Mendès-France se fondait sur un certain nombre de principes simples, notamment l'indépendance de l'exécutif et le contrôle du pouvoir représentatif. Qui n'y souscrirait ? Déjà, Montesquieu avait dit que la puissance législative avait le droit et la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle avait faites étaient exécutées.
Bien sûr, le dispositif qu'il préconisait impliquait que les élections législatives précèdent la désignation du Premier ministre, qui était l'apanage du Président de la République.
Il abordait peu le rôle du Président de la République, qui, pour lui, devait être essentiellement celui qui garantissait l'équilibre des pouvoirs et la bonne application de la Constitution.
En fait, c'est la démarche qui était intéressante. Il cherchait une solution qui associe étroitement « l'action, la tâche et la durée de l'Assemblée à l'action, la tâche et la durée du Gouvernement ».
J'ajoute - pour la petite histoire, mais aussi pour l'histoire tout court - qu'il envisageait une réforme du Sénat qui ressemblait beaucoup à celle qui devait être proposée au pays par référendum quelques années plus tard. Il souhaitait, en effet, qu'il y ait une chambre qui soit à la fois politique, professionnelle, représentative du monde économique.
M. Alain Gournac. Il a pourtant voté contre cette réforme !
M. Jean Delaneau. Sans doute cette proposition n'aurait-elle pas été la bienvenue dans cette assemblée, mais c'est dire qu'il était allé assez loin dans son analyse.
Il avait même abordé le problème de la dictature, bien sûr pour la réfuter, en citant notamment un texte que beaucoup connaissent, que tout le monde devrait connaître, à savoir le discours de Bayeux du général de Gaulle en 1946 : « Sans doute, ses débuts semblent avantageux. Au milieu de l'enthousiame des uns et de la résignation des autres, dans la rigueur de l'ordre qu'elle impose, à la faveur d'un décor éclatant et d'une propagande à sens unique, elle prend d'abord un tour de dynamisme qui fait contraste avec l'anarchie qui l'avait précédée. Mais c'est le destin de la dictature d'exagérer ses entreprises... A chaque pas se dressent, au-dehors et au-dedans, des obstacles multipliés. A la fin, le ressort se brise. L'édifice grandiose s'écroule dans le malheur et dans le sang. La nation se retrouve rompue, plus bas qu'elle n'était avant que l'aventure commençât. »
A ce sujet, je rappelle que les Athéniens se dotaient d'un tyran et que, une fois qu'ils l'avaient quelque peu usé ou que celui-ci leur paraissait devenir dangereux, ils le bannissaient, quitte à en prendre éventuellement un autre.
Je rappelle aussi que, dans un passé plus récent, nous avons connu de terribles dictateurs que ceux qui les avaient soutenus ont finalement réussi à éliminer - je pense à Ceaucescu -, ce qui leur a permis d'avoir bonne conscience.
A ce stade de mon propos, je veux réaffirmer un principe fondamental de notre République : la France est un Etat de droit. Cela signifie que toutes les composantes de l'Etat sont soumises au droit, sont encadrées par lui, et la vie politique n'échappe pas à cette règle. Par conséquent, la réforme de nos institutions ne doit pas répondre à des motifs de convenance personnelle.
A ce propos, monsieur le président Allouche, vous avez dit, le 23 janvier dernier, que vous aviez « mal au Sénat de la République ». Eh bien, moi, j'ai mal à la République !
J'ai un âge qui m'a permis de la voir humiliée pendant l'occupation allemande, de la voir se fourvoyer, peut-être, dans une guerre à laquelle j'ai été amené à participer, de la voir se fourvoyer sous des gouvernements où l'on trouvait François Mitterrand, à l'intérieur ou à la Chancellerie, Guy Mollet et d'autres - je ne vais pas les citer tous ; on voit bien de quel côté ils se trouvent - de la voir ébranlée en 1968 - j'ai parlé tout à l'heure de Charléty - quand il y avait tout de même du coup d'Etat dans l'air.
Aujourd'hui, nous assistons à une manoeuvre qui consiste à utiliser nos institutions et la République pour atteindre d'autres objectifs que ceux qu'elles doivent normalement avoir.
Jaurès a dit : « La République, c'est l'outil. » L'outil de qui ? L'outil pour quoi faire ? L'outil qu'on peut utiliser jusqu'où ?
Or, après un certain nombre d'événements politiques distillés depuis une dizaine d'années, on est sur une ligne qui consiste à récupérer la République et ses institutions au profit d'un mouvement politique. (Marques d'approbation sur les travées du RPR.)
Vous me direz que tous les mouvements politiques ont peut-être essayé de faire cela. J'insiste cependant sur la persévérance du parti socialiste, en particulier, qui a animé l'opposition et qui a été au pouvoir pendant les deux tiers du temps qui s'est écoulé depuis 1981...
M. Henri de Raincourt. Plus que cela !
M. Jean Delaneau. Effectivement !
Il y a eu aussi les années de cohabitation avec les gouvernements de Jacques Chirac, d'Edouard Balladur ou d'Alain Juppé et un Président de la République dont je ne sais plus qui disait qu'il s'était servi de la Constitution. Pour ma part, je dirai que c'est sans doute l'un de ceux qui l'ont le mieux utilisée pour atteindre ses buts.
On constate, particulièrement ces dernières années, que certains font jouer les bons sentiments. Le Premier ministre notamment, la main sur le coeur, nous a dit : « La mise en oeuvre de la parité entre hommes et femmes ne sera jamais utilisée pour modifier les lois électorales. » On a vu ce qu'il en est advenu !
Peut-être a-t-on joué sur le côté « fleur bleue » des sénateurs qui se sont dit : pourquoi ne pas donner la garantie à nos compagnes, nos amies, qui ne nous logent pas dans de beaux appartements mais auxquelles on tient, au-delà de ce que leur permet déjà la loi, puisqu'elles sont libres de se présenter n'importe où, qu'elles seront éligibles dans les élections à venir ? Mais, à ce moment-là, il n'était pas question de quotas.
Puis les quotas sont venus, l'alternance sur les listes électorales est intervenue. Par ailleurs, la proportionnelle à partir de trois sièges dans les élections sénatoriales a été introduite, ce qui, bien sûr, rejoignait une autre volonté de ce Gouvernement, à savoir affaiblir le pouvoir du Sénat.
On s'étonne qu'après toutes ces péripéties, toutes ces attaques, directes ou indirectes, le Sénat réagisse comme il le fait. Le Sénat utilise le pouvoir que lui donnent la Constitution et le règlement des assemblées,...
M. Alain Gournac. Absolument !
M. Jean Delaneau. ... et il n'y a pas à le critiquer pour cela : il ne fait qu'exercer son droit.
On essaie de déconsidérer le Sénat. Ce n'est pas le Sénat qui est en train de se déconsidérer, cher Guy Allouche ; pour certains, toutes les occasions sont bonnes pour le déconsidérer ! Avec des relais médiatiques, on a essayé de dire que, à la limite, nous étions une assemblée d'anormaux, d'inutiles et, au bout du compte, on a essayé d'éliminer une partie de sa majorité pour la faire tomber dans ce fossé que nous serions, dites-vous, monsieur le président, en train de creuser.
Le Sénat est marqué par un péché mortel : il peut, étant donné les majorités actuelles dans cette assemblée et à l'Assemblée nationale, bloquer les réformes constitutionnelles. On va donc procéder par morceaux, on va essayer d'avancer. Au bout du compte, il s'agit de réduire la possibilité pour le Sénat de gêner le Gouvernement.
En ce qui concerne le texte dont nous discutons aujourd'hui, le problème est un peu différent : autre chose est venu se mêler aux intentions avouées ou inavouées.
Je pourrais pasticher un texte de Paul Géraldy, tiré de l'anthologie de la poésie française de Georges Pompidou : « Dieu, quelle étrange chose ! Je sens deux hommes en lui ! »
M. Alain Gournac. Cela arrive !
M. Jean Delaneau. Bien sûr, comme M. Masseret nous l'a dit tout à l'heure : le Gouvernement, le Premier ministre gouvernent. Certes ! Ce n'est pas moi qui le contesterai. Le Premier ministre propose des textes, les fait voter, fait avancer un certain nombre de choses. A cet égard, il ferait d'ailleurs bien de faire attention à ce que lui dit le Sénat.
M. Nicolas About. Vous avez raison, docteur !
M. Jean Delaneau. Nous parlons des urgences, cher confrère !...
M. Nicolas About. Appelons le SAMU !
M. Jean Delaneau. Bien qu'il s'en défende, l'abus des déclarations d'urgence devient dangereux.
D'autres gouvernements ont eux aussi eu recours à la procédure d'urgence. Mais celle-ci le fait avec pour objectif principal de faire échouer les commissions mixtes paritaires.
Le Gouvernement veut que cette procédure soit utilisée pour tous les textes, y compris pour ceux qui traitent des problèmes de société, comme celui sur l'interruption volontaire de grossesse qui sera peut-être débattu la semaine prochaine.
Aujourd'hui, il nous est reproché de faire traîner les débats. J'indique que l'urgence avait été déclarée bien avant que cette proposition de loi ne soit examinée par le Sénat. Il y avait donc une volonté délibérée d'éviter de parvenir, au cours des navettes, à un début d'accord, au moins sur certains points, entre l'Assemblée nationale et le Sénat. Comme si nous allions « polluer » l'état d'esprit, la position de nos collègues en leur expliquant, en arrivant à les convaincre qu'un certain nombre de mesures ne sont pas bonnes.
La tentative consistant à détourner des députés de l'actuelle majorité de ce qu'on leur a demandé de voter mérite d'être sanctionnée ! (Marques d'approbation sur les travées du RPR.)
Nous sommes donc dans le cadre de la procédure d'urgence pour cette proposition de loi aussi.
C'est un petit texte, nous dit-on. De quoi se mêlent les sénateurs ? Il s'agit simplement de modifier la date d'expiration des pouvoirs de l'actuelle Assemblée nationale. Cela ne concerne pas les sénateurs !
On s'offusque donc, car il est habituellement admis que chaque assemblée détermine les règles qui concernent son élection. Mais l'Assemblée nationale ne s'est pas gênée pour modifier profondément l'élection des sénateurs, contre l'avis de la majorité de notre assemblée.
M. Alain Gournac. Tout à fait. Il faut le rappeler.
M. Jean Delaneau. On soutient que c'est un tout petit texte. Ce n'est pas un projet de loi, c'est une proposition de loi émanant de quelques parlementaires ! Pourtant, le Gouvernement demande l'urgence, ce qui est totalement contradictoire si c'est un texte anodin.
Le Gouvernement déclare l'urgence, mais il l'assortit d'un discours qui se veut très consensuel. On donne dans le fair play , on se veut gentleman en disant : on ne modifie pas les règles électorales moins d'un an avant l'échéance, donc il faut aller vite.
Il s'agit là encore d'hypocrisie. D'abord, voilà environ un an, on a modifié des règles concernant les élections municipales qui ont lieu dans un mois. Pour ce qui concernait l'élection des grands électeurs, on n'a pas réussi jusqu'au bout.
Aujourd'hui, il s'agirait d'instituer une sorte de règle de savoir-vivre entre les deux assemblées. Mais l'amendement Pandraud, qui visait à inscrire dans la loi qu'on ne peut pas modifier les modalités d'élection d'une assemblée moins d'un an avant l'échéance, n'a jamais été voté par la majorité socialiste.
Nous sommes des gens bien, nous dit-on, et nous voulons laisser la possibilité de préparer les échéances à venir. La ficelle est un peu grosse, même si on l'habille de quelques fioritures roses !
Que de paradoxes ! On aurait pu, comme je le disais tout à l'heure à propos de la démarche de Pierre Mendès-France au début des années soixante, avoir un beau débat.
Il n'aurait pas été injurieux d'engager un grand débat sur la Constitution de 1958. On aurait pu se poser, au début de ce siècle, la question de savoir si l'on souhaitait rester dans le dispositif constitutionnel institué il y un peu plus de quarante ans ou si l'on souhaitait le modifier.
La Constitution a d'ailleurs été modifiée à de nombreuses reprises. Depuis 1974, j'ai dû aller une dizaine de fois à Versailles. (Hélas ! sur les travées du RPR.)
La Constitution actuelle ressemble-t-elle à celle de 1958 ? Ce n'est pas évident. On peut se poser la question. (Murmures sur les travées du RPR.)
Le problème ce n'est pas seulement celui de la durée du mandat présidentiel. A cet égard, je crois, à titre personnel, que le pivot de nos institutions est bien le Président de la République. Sans aller vers un régime présidentiel, tel que celui des Etats-Unis ou d'autres pays, je pencherai plutôt dans ce sens-là.
Le problème, ce n'est pas seulement celui de la durée du mandat, disais-je. Il faut aussi répondre à d'autres questions. Le mandat est-il renouvelable plusieurs fois ? Faut-il un vice-président ? Qu'en est-il du droit de dissolution ?
Vous voyez bien qu'il y a derrière tout cela beaucoup d'éléments qu'il faudrait prendre en considération plutôt que de nous présenter des réformes qui sont saucissonnées - mais, je le disais tout à l'heure, qui suivent un certain fil rouge - et qui pourraient apparaître un jour comme étant à l'origine d'une véritable modification de notre régime institutionnel réalisée à l'insu des citoyens.
Il nous revient à nous, parlementaires, qui sommes leurs légitimes représentants, de leur dire combien on nous abuse, combien on les abuse. C'est ainsi qu'il faut comprendre, monsieur le ministre des relations avec le Parlement, cette « action » de résistance face à ce qui est actuellement entrepris.
Bien sûr, on ne peut pas bloquer complètement le dispositif. Aussi, l'Assemblée nationale finira-t-elle probablement par avoir le dernier mot, peut-être grâce au concours d'un certain nombre de nos collègues ne faisant effectivement pas partie de la majorité plurielle, laquelle est amputée d'un élément relativement important, le parti communiste, qui ne veut pas non plus de cette mesure.
J'en reviens, monsieur le président Allouche, à la déclaration que vous avez faite : « A nos yeux, il n'y a pas, comme certains le prétendent, qui veulent la dénoncer, une opération politique. Si c'en était une, pourquoi certains qui, à l'Assemblée nationale, ne sont pas des nôtres l'auraient-ils votée ? » Je répondrai que c'est la démonstration qu'il s'agit bien d'une manoeuvre politique ! En effet, à partir du moment où le Premier ministre ne disposait plus de la majorité pour faire passer son texte - je parle non pas de majorité de séance, mais de la majorité absolue, c'est-à-dire la moitié du nombre des députés plus un -, il fallait bien trouver des appuis extérieurs, dont certains peuvent être de bonne foi. En l'occurrence, ce qui intéressait le Premier ministre, c'était d'attirer quelques-uns de nos collègues de l'Assemblée nationale pour les amener, en première lecture, à adopter ce texte.
Seront-ils aussi présents en nouvelle lecture, aussi ardents ? J'en doute. Cela dit, on sent bien que la précaution que veulent prendre le Gouvernement et le Premier ministre, c'est toujours d'aller vite afin que tout soit bouclé avant jeudi prochain au plus tard, car les députés, comme les sénateurs, seront ensuite en campagne. Ce droit qui leur est reconnu d'avoir le temps de mener leur campagne électorale est légitime et je pense qu'ils souhaiteront le faire valoir.
Enfin, je crois que le Gouvernement n'a pas apprécié l'action du Sénat. Il a tort, je le disais tout à l'heure, de ne pas se préoccuper de ce qui se dit ici. Je prendrai un exemple récent : on ne peut pas dire que le crédit d'impôt n'ait pas été annoncé comme étant la seule voie raisonnable et constitutionnelle.
Nous l'avons dit lors de l'examen de la loi de financement de la sécurité sociale au mois d'octobre, lors de la discussion de la loi de finances pour 2001 au mois de novembre. Nous l'avons encore dit, écrit et détaillé à l'occasion de la loi de finances rectificative. M. Fabius, dont le dernier reproche qu'on pourrait lui faire serait qu'il est sot, a bien vu que la voie dans laquelle s'était engagée le Gouvernement était mauvaise et qu'il fallait effectivement tenir compte de ce que proposait le Sénat.
Les hésitations, les valses à l'endroit et les valses à l'envers qui ont eu lieu à ce moment-là, quand le Conseil constitutionnel a donné raison au Sénat et à ceux de nos collègues de l'Assemblée nationale qui l'avaient saisi, toutes ces gesticulations n'avaient pas d'autre objet que de trouver un mot différent de celui qu'avait adopté le Sénat. Le tour était joué et quel tour de passe-passe ! En changeant le mot, le magicien avait changé les choses !
M. Alain Gournac. Absolument !
M. Jean Delaneau. Aujourd'hui encore, le Gouvernement ferait bien, comme pour d'autres domaines, d'écouter le Sénat.
On va sans doute nous répondre que nous avons fait traîner les choses, mais qu'il faudra bien, d'ici au 30 juin, que l'ordre du jour soit traité tant par notre assemblée que par l'Assemblée nationale ! En tant que président de la commission des affaires sociales, je constate effectivement que des textes importants sont en panne, mais je tiens à dire qu'ils l'étaient déjà avant l'« incident », si je puis dire, relatif à la proposition de loi dont nous discutons aujourd'hui. J'ai même, tout au long de l'année dernière, demandé au ministre chargé des relations avec le Parlement de l'époque, aujourd'hui ministre de l'intérieur, quand ils allaient venir en discussion ! Je pense, entre autres, au texte sur la bioéthique, qui est prêt depuis fin 1999.
Il va donc y avoir un « bourrage » - c'est le mot que j'ai utilisé en conférence des présidents - en fin de session, mais il n'aura rien à voir avec ce qui se passe ces deux dernières semaines au Sénat et qui était prévisible. Vos collaborateurs, qui étaient alors auprès du ministre concerné, savaient ce qu'on annonçait et ce qui arriverait !
En vérité, le Gouvernement s'est trompé. Il a cru qu'il pourrait guider les sénateurs vers la sortie, comme des moutons, et que, même s'ils montraient quelques réticences, car les moutons manifestent parfois un peu d'indépendance, ils finiraient par se ranger à l'avis général ; Panurge l'avait compris ! Eh bien non !
Je terminerai en citant Friedrich Nietzsche : « Il n'y a rien de plus vexant que de se faire mordre par un mouton ! » (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants et du RPR.)
M. le président. Je constate que M. Delaneau, après M. Gérard Larcher, s'est beaucoup inspiré des déclarations du sénateur Allouche. Si ce dernier ne s'exprimait pas, ses collègues seraient en mal d'inspiration ! (Sourires.)
M. Jean Delaneau. C'était gentiment !
M. le président. La parole est à M. Trucy.
M. François Trucy. Monsieur le ministre, je salue votre présence. Vous nous faites la courtoisie de participer à ce que je ne qualifierai pas de « débat », car, finalement, il s'agit de moins en moins d'un débat. Nous en sommes réduits à une succession de monologues qui a, peut-être, moins de valeur qu'un dialogue, même si c'est un dialogue de sourds, si fréquent en politique parlementaire ! Mais telle est la situation actuelle !
Monsieur Queyranne, bien que vous ne soyez pas ministre des sports, je commencerai mon propos par une référence sportive.
Le Tournoi des six nations de rugby commence samedi. Le match France-Ecosse se déroulera en France. Tout le monde pense qu'en définitive - peut-être prématurément - la finale du Tournoi opposera l'Angleterre à la France. Il se trouve que ce sera le dernier match. La France jouera à Londres.
Monsieur le ministre, je voudrais vous demander de participer à une petite fiction. Imaginez que le match a lieu. La France, qui joue bien, a une avance confortable à la mi-temps. Surprise ! A la reprise, les Anglais sont seize et non plus quinze, car ils ont décrété, dans le silence de leur vestiaire, de changer les règles du jeu.
Seize contre quinze ! Avec le rugby moderne, la fin du match risque d'être un peu difficile !
Je voudrais que vous gardiez à l'esprit cette fiction tout au long de mon propos et que vous fassiez l'effort intellectuel de la transposer dans la vie politique française de ces dernières semaines et des semaines à venir.
Mes chers collègues, j'arrive avec humilité dans ce débat qui a été très dense et dans lequel il y a eu peu de redites. Je vais tâcher d'y apporter ma modeste contribution. Je commencerai par une parole, j'allais dire sans prétention, de morale publique.
La politique a, certes, bien des défauts, mais peut-être pas plus que les autres activités humaines !
M. Christian Bonnet, rapporteur. Cela, c'est vrai !
M. François Trucy. Elle a au moins un mérite : celui de se fonder sur un certain nombre de principes qui, à nos yeux, lui confèrent noblesse et valeur. L'un de ceux-ci peut se résumer ainsi : être investi d'une responsabilité publique, avoir le souci de l'intérêt général - ce qui, jusqu'à preuve du contraire, est l'objet de l'action politique - implique d'assumer des convictions fortes, étayées par des arguments solides. Ce principe fait, je crois, partie de notre vie quotidienne.
S'il faut parfois, en politique comme ailleurs, savoir négocier - uniquement quand l'intérêt général le réclame -, la règle de base doit rester, et reste toujours, de s'en tenir à ses convictions et de ne pas transiger. Le respect de cette règle ne s'impose-t-il pas aujourd'hui, avec cette proposition de loi ? Chacun des orateurs qui m'ont précédé à cette tribune s'est interrogé dans cet esprit.
Pour ma part, je répondrai à la question en réclamant le respect des règles démocratiques, car qui déroge à ces grands principes de la démocratie prend le risque de la réprobation et du rejet, à tout le moins le risque de perdre sa crédibilité personnelle et d'affecter son image publique.
Aujourd'hui, la question est simple et, pour nous, s'énonce très clairement : faut-il souscrire à l'inversion de ce calendrier, telle qu'elle nous est proposée ? En d'autres termes, faut-il déplacer la date de l'élection présidentielle de manière à la placer avant les élections législatives ?
A votre grande surprise, je le dis d'emblée, je m'y oppose. Accepter l'inversion du calendrier, pour nous, c'est céder à l'accessoire, tandis que la refuser, c'est prouver que l'on se préoccupe de l'essentiel et que l'on veut défendre l'essentiel.
Accepter l'inversion du calendrier serait accepter une réforme de circonstance, de convenance, mise sur pied à la hâte et pour des raisons plus que discutables, comme l'ont dit pratiquement tous les collègues qui m'ont précédé. A la hâte si l'on considère les propos totalement inverses que tenait encore sur le sujet le Premier ministre quelques courtes semaines auparavant !
Refuser cette inversion, c'est au contraire obliger tous les acteurs du débat public à engager une réforme de réflexion, de conviction, une réforme qui se préoccupe véritablement de l'avenir de nos institutions ; et c'est bien là que réside l'essentiel.
Pour nous, l'essentiel c'est la démocratie, c'est la défense permanente et quotidienne de tous les éléments qui la constituent.
Nous avons donc le choix : nous soumettre au jeu des apparences, du court terme ou, au contraire, nous préoccuper des réalités, du long terme, c'est-à-dire de la réforme de nos institutions, et ce dans une perspective d'avenir.
Pour cela, examinons d'abord la réforme qui nous est proposée avant d'envisager des perspectives plus vastes et surtout plus pertinentes.
Il convient de rappeler pour commencer le contexte dans lequel s'est engagé le débat parlementaire sur l'inversion du calendrier électoral.
L'initiative de ce débat précipité, c'est à l'hôtel Matignon qu'il faut aller la chercher. En effet, au mois d'octobre dernier, le Premier ministre avait déclaré vouloir s'en tenir au calendrier prévu et occuper ses fonctions jusqu'au terme normal de la législature, pour ne parler de l'élection présidentielle qu'après les élections législatives.
Or, quelques semaines plus tard, coup de théâtre, le même Premier ministre se rallie à l'idée d'une inversion du calendrier électoral et engage immédiatement le projet de réforme.
Il l'engage par le biais de plusieurs propositions de loi convergentes, spontanées et concoctées dans les offices et les antichambres de l'Assemblée nationale, et ce grâce à des renforts étrangers à la majorité plurielle.
Dans l'inspiration de ces trois textes, il y a eu coïncidence, convergence d'ambitions électorales, mais rien qui puisse intéresser les Français. Monsieur le ministre, comprenez notre irritation !
Cette volte-face viendrait-elle d'un simple caprice ? Ce serait totalement inacceptable, et nous ne croyons pas à cette hypothèse.
Quelles sont donc les raisons de ce revirement sinon tardif, du moins brutal ?
Il s'agit, là encore, de distinguer entre les apparences et la réalité. Officiellement, cette réforme nous est présentée comme s'imposant pour des motifs de clarté, qui correspondraient de surcroît à l'esprit de la Constitution, laquelle voudrait que l'élection présidentielle précédât les élections législatives afin, nous dit-on, de ne pas porter atteinte à la prééminence du Président de la République, clé de voûte de nos institutions.
Cependant, si l'on se réfère à l'histoire politique de la France depuis 1958, on constate que, à plusieurs reprises, les législatives ont précédé la présidentielle sans que l'équilibre des institutions ou les pouvoirs du Président de la République se soient trouvés remis en cause.
De plus, aucune disposition dans le texte constitutionnel ne vient accréditer cette conception de l'antériorité du scrutin présidentiel.
La vraie raison est donc ailleurs ; elle relève, à l'évidence, de la manoeuvre politicienne. Naturellement, cela n'est pas avouable en ces termes. Nul n'imagine en effet le Gouvernement allant afficher que cette proposition de loi n'a d'autre objet que de créer une condition plus favorable à l'élection du Premier ministre. Quoi qu'il en soit, l'évidence s'impose avec une telle force qu'il serait vain de la nier.
On notera au passage que c'est un grand honneur pour une proposition de loi que d'être déclarée d'urgence. Je n'ai pas une ancienneté suffisante dans cette maison pour pouvoir en parler véritablement en connaissance de cause, mais je ne crois pas qu'il y ait eu énormément de propositions de loi qui aient bénéficié d'un traitement si honorable.
Imaginons un instant que le calendrier actuel soit maintenu et que les élections législatives se présentent donc en premier. Il existerait alors bel et bien un risque pour la majorité actuelle - du même coup, pour son chef - de les perdre. Cela s'est déjà produit, et ce quels que soient les majorités sortantes, les forces politiques en présence, voire les sondages.
Leur victoire n'est en effet nullement assurée, et ce pour deux raisons.
La première est l'incertitude éternelle liée à l'avenir, que nul ne peut, par définition, maîtriser. Nul n'est capable de prédire ce qu'il adviendra dans un an quelles que soient les analyses auxquelles il se livre lui-même et auxquelles les exégètes participent. Rien n'est jamais acquis. Même la cote de popularité la plus élevée, la plus solide en apparence peut très bien s'affaiblir, voire s'effondrer en quelques semaines pour peu que la conjoncture soit mauvaise et les rues encombrées par les manifestants.
M. Alain Gournac. Eh oui !
M. François Trucy. Et il n'est nul besoin de revenir sur l'usure du pouvoir, phénomène quasi physiologique que peut connaître tout gouvernement resté cinq ans au pouvoir, ce qui est un score honorable, surtout à un moment où les corporatismes, l'immobilisme et les mécontentements s'accroissent. C'est un phénomène français quasi récurrent.
La seconde raison est politique ; elle est notamment liée à l'affaiblissement du Front national, et là, je vais enfoncer quelques portes ouvertes.
Il ne faut pas oublier que la victoire de la gauche aux législatives de 1997 n'a été possible que grâce au maintien au second tour d'un nombre considérable de candidats issus du Front national. Certains ont parlé de quarante, d'autres de cinquante circonscriptions. Peu importe. Le phénomène a été suffisamment clair pour que l'on puisse y faire référence. Dans les conditions de cette époque, heureusement révolue à tous égards, les élections triangulaires avaient permis aux candidats de la gauche de l'emporter.
Mais rien n'est plus aléatoire que de parier sur la répétition des précédents : une fois n'est pas coutume.
Depuis 1997, le Front national a implosé ; il s'est divisé et il ne semble guère en mesure de pouvoir jouer en 2002 les alliés objectifs de la majorité actuelle, sauf dans quelques cas particuliers.
Revenons-en à notre scénario initial, celui de l'antériorité des élections législatives, dans lequel le risque d'une défaite de la majorité actuelle ne relève pas simplement de l'artifice théorique. Ce risque est envisageable, et même très sérieusement envisagé, en particulier par l'équipe de Matignon, dont l'une des fonctions est de prévoir. Dans quelle mesure, alors, le Premier ministre, qui viendrait d'essuyer une défaite aux élections législatives, pourrait-il se présenter dans de bonnes conditions à l'élection présidentielle prévue dans la foulée ? De là à dénoncer l'inégalité des chances entre les candidats, il n'y a qu'un pas dans le climat que nous connaissons. Le Premier ministre l'a franchi rapidement. C'est tout à l'honneur de sa réactivité et de son sens du calcul.
Il faut, dit-il, que chacun puisse faire campagne dans les mêmes conditions, c'est-à-dire que chacun puisse élaborer sa stratégie sans la rendre dépendante du résultat des élections législatives. On trouve toujours de bonnes raisons pour justifier un coup politique !
L'idéal pour y parvenir, c'est de renvoyer les élections législatives à une date ultérieure à l'élection présidentielle. Le moyen est simple : il suffit - si l'on peut dire - de faire entériner cette décision par le Parlement, plutôt d'ailleurs par l'Assemblée nationale, d'où la voie choisie par le Premier ministre.
Cette situation est-elle pour autant acceptable ? Bien entendu, pour nous, elle ne l'est pas. D'abord, parce que le caractère politicien de cette manoeuvre nous déplaît. Ensuite et surtout, parce que cette réforme ne résoudrait rien ; la plupart des arguments pour la justifier tombent un à un au fil de la discussion. Ou plutôt, la réforme ne résoudrait qu'une situation momentanée, en laissant de côté l'essentiel. Et l'essentiel aujourd'hui, ainsi que je le disais, c'est l'avenir de nos institutions : faut-il les faire évoluer ?
Cela ne semble guère faire de doute. Mais dans quel sens ? Faut-il les modifier en partie ou les changer complètement, pour passer à ce que certains appellent déjà la VIe République ?
Telles sont les vraies questions, voilà les véritables enjeux auxquels nous devons nous efforcer de répondre. Pour cela, arrêtons-nous un instant pour évoquer quelques perspectives envisageables.
Réformer nos institutions en profondeur, voilà bien une grande ambition pour la France, une grande tâche pour le Parlement et pour l'exécutif. L'évolution de la Ve République depuis 1958 au gré des alternances politiques et, par trois fois, l'instauration d'une situation de cohabitation nous ont montré que notre régime pouvait prendre une orientation tantôt présidentielle, notamment au début de son histoire, tantôt parlementaire, à partir du milieu des années 1980.
D'aucuns prétendent que ce mouvement de balancier, qui reste théoriquement possible à chaque grande consultation électorale, n'est pas sain, car il entraîne un déséquilibre des pouvoirs nuisible à notre démocratie.
Ils proposent de clarifier cette situation en changeant de République, se gardant bien de nous dire quelle serait alors cette République nouvelle.
S'il semble que personne ne souhaite vraiment le retour à un régime parlementaire - ou du moins si personne n'ose le dire - tel qu'il existait avant 1958, plusieurs s'interrogent, en revanche, sur la possiblité de mettre en place un régime présidentiel tel qu'il existe actuellement aux Etats-Unis.
Quels en seraient les principaux critères ?
Le régime présidentiel implique une séparation stricte des trois pouvoirs : législatif, exécutif et judiciaire. Je note au passage que c'est sur ces mêmes bases que nous vivons en France. En outre, ce régime, comme son nom l'indique, est organisé autour de la prééminence du Président de la République.
Appliquer ce régime politique à la France entraînerait donc trois modifications notables : il y aurait d'abord la suppression du poste de Premier ministre, ce qui impliquerait que le Président choisirait et nommerait directement les membres du Gouvernement, c'est ce qui se fait d'ailleurs dans de nombreux pays, et pas seulement européens. Pour respecter l'indépendance des pouvoirs, il faudrait ensuite retirer au chef de l'Etat le droit de dissoudre l'Assemblée nationale et, corollaire de ce critère, retirer à l'Assemblée nationale le pouvoir de voter une motion de censure à l'encontre du Gouvernement.
Un tel régime n'est en théorie pas impossible à instaurer en France, mais il comporte, à nos yeux, un très grand risque : celui du blocage des institutions, auquel la souplesse de la Ve République ne nous a absolument pas préparés.
En effet, on peut dire beaucoup de choses sur le statut de la Ve République mais il a, vaille que vaille, bien servi la France.
C'est pourquoi il faut sans doute rechercher une solution qui serait moins radicale, une solution qui consisterait à rechercher un meilleur équilibre des trois pouvoirs - exécutif, législatif et judiciaire - pour permettre à chacun d'eux de jouer pleinement son rôle.
Cette solution emprunterait certaines caractéristiques du régime présidentiel, qu'elle combinerait avec notre système actuel.
Ainsi, le droit de dissolution et le droit de censure pourraient être supprimés, tandis que la fonction de Premier ministre serait maintenue. Dans cette perspective, le Premier ministre et les autres membres du Gouvernement ne seraient l'émanation que du seul chef de l'Etat, qui, quant à lui, jouerait un rôle d'arbitrage, d'impulsion, sans interférer ensuite dans la politique du Gouvernement.
Mais cela ne suffit pas. Il faut qu'à cet équilibre du pouvoir au sommet de l'Etat corresponde un équilibre du pourvoir sur le plan local. Autrement dit, il faut que la décentralisation, vaste chantier sans cesse interrompu et non complété, soit pleinement acceptée dans son essence et renforcée dans ses mécanismes. Cela signifie que les collectivités locales doivent être en mesure de s'administrer plus librement et bénéficier d'une autonomie réelle, notamment sur le plan fiscal.
Il ne suffit pas de proclamer tout cela. Encore faut-il aussi le mettre réellement en pratique. Cela suppose que l'Etat cesse de venir constamment porter atteinte, de manière insidieuse, aux acquis correspondant à la volonté réelle des élus locaux et des citoyens eux-mêmes, qui ont bien pris goût à la décentralisation si imparfaite soit-elle.
En effet, les citoyens, avant tout attachés à leurs libertés, ne veulent pas - et ils le disent ! - d'un Etat omniprésent, d'une administration trop lourde, en un mot, d'un système qui, par sa trop grande concentration, découragerait l'initiative personnelle, l'envie d'entreprendre et d'agir et freinerait à terme le développement économique.
Notez d'ailleurs, à ce propos, que, depuis environ une vingtaine d'années, les mentalités de nos concitoyens ont très largement évolué et que la physionomie, le visage de l'Etat n'est plus celui qu'ils exigeaient il y a trente ans : il faut en tenir compte !
Ici, au Sénat, nous nous employons d'ailleurs à résister avec vigueur aux tentations recentralisatrices auxquelles votre gouvernement semble, lui, céder constamment. Nous l'avons toujours fait et nous continuerons à le faire, en partenaires actifs et défenseurs des collectivités locales.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les quelques idées que je me suis permis d'exposer devant vous visent à poser quelques jalons dans la perspective de l'élaboration d'un véritable projet d'avenir pour nos institutions et, au-delà, pour notre société, parce que la question qui nous est posée aujourd'hui, et à laquelle nous apportons la réponse que vous savez, mérite un vrai débat, dépassant la simple réfutation des arguments du Gouvernement. Ce projet, nous pourrons le construire ensemble. Chacun, s'il le désire, pourra y apporter sa pierre, sa contribution efficace.
Je ne souhaite pas revenir sur la question initiale de l'inversion du calendrier électoral de 2002, si ce n'est pour rappeler une dernière fois que, avec mes amis du groupe Républicains et Indépendants, j'y suis totalement opposé.
Nous devons nous souvenir que cette question est secondaire, que le véritable débat se situe ailleurs et qu'il est de notre devoir de parlementaires de nous préoccuper avant tout de l'intérêt des Français. En définitive, aux prochaines élections, c'est bien cela qui doit avant tout compter.
Au moment de conclure, monsieur le ministre, monsieur le président, mes chers collègues, je vous dois une confidence. Quand, voilà quelques mois, certains ont commencé à se poser et à poser des questions sur le calendrier électoral majeur - majeur en ce qu'il concerne les deux élections phares dans notre pays -, ouvrant ainsi le premier débat sur le sujet, nous, au Sénat, en avons beaucoup discuté et, personnellement, j'ai pensé qu'il y avait peut-être là matière à réfléchir, que le Parlement pouvait examiner les différentes hypothèses, mais au seul regard des intérêts de la République, avec le souci de respecter la loi fondamentale et de servir l'intérêt général. C'est dire que je n'étais pas du tout opposé par principe à une inversion du calendrier. Ce que je ne peux accepter, c'est la manière insidieuse dont le Gouvernement nous la propose aujourd'hui.
A partir du moment où les intentions du Premier ministre sont précises, claires, je dirai même aveuglantes, qu'elles procèdent d'un calcul purement politicien et opportuniste, que la proposition de loi ne vise qu'à procurer au candidat socialiste à l'Elysée un joker électoral qui est présumé nuire à son principal concurrent, à partir du moment où la manoeuvre de l'Assemblée nationale pour la faire voter est absolument ahurissante, car elle a consisté en un racolage immoral des députés centristes, alors, tous ceux qui voulaient un vrai débat, sain et approfondi, des échanges clairs et sincères, ne peuvent que se cabrer et rejeter le texte qui nous est soumis. Nul n'aime se faire rouler, fût-ce dans la farine ! (Sourires sur les travées des Républicains et Indépendants ainsi que sur celles du RPR.)
Monsieur le ministre, on ne joue pas impunément avec la vérité et la morale politique, et la manoeuvre à laquelle le Gouvernement se livre est immorale ; elle est méprisante pour le Parlement, ce qui est déjà assez grave, mais surtout pour nos concitoyens, ce qui est impardonnable ! (Applaudissements sur les mêmes travées.)
M. le président. La parole est à M. Hethener.
M. Alain Hethener. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis le début de l'examen de cette proposition de loi organique, nous avons entendu un grand nombre d'arguments et de justifications, mais il s'agit d'un débat qui, s'il mobilise beaucoup le monde politique - encore que, à regarder les travées de cet hémicycle, on peut penser que tous ne se mobilisent pas en même temps ! -, ne passionne malheureusement guère les Français.
Aussi limiterai-je mon propos à quelques réflexions.
Que l'on nous épargne tout d'abord l'argument de l'« esprit » des institutions. Pour un gaulliste, cette course à une prétendue pureté originelle qui serait la justification première de l'inversion du calendrier électoral est plutôt consternante. On me permettra d'y répliquer en rappelant ce qui constitue pour moi deux évidences.
Première évidence : les institutions de la Ve République ont une inspiration présidentialiste, issue du discours de Bayeux, mais sont aussi la concrétisation du parlementarisme rationalisé cher à Michel Debré. La seule question, comme le soulignait M. Hervé Gaymard à l'Assemblée nationale, est de savoir si ces deux conceptions de nos institutions peuvent alterner ou non.
Jusqu'en 1978, c'est l'inspiration présidentialiste qui a prévalu, comme l'a illustré avec éclat la démission du général de Gaulle après le référendum de 1969.
Valéry Giscard d'Estaing, par son discours de février 1978 à Verdun-sur-le-Doubs, Edouard Balladur, par son article de doctrine de l'automne 1985, et François Mitterrand, par sa décision de ne pas démissionner après la défaite de son camp en mars 1986, ont montré en revanche que l'inspiration parlementariste pouvait, avec la cohabitation, trouver toute sa place dans notre pratique constitutionnelle.
Nous devons donc nous garder, mes chers collègues, de caractériser trop rapidement les institutions de la Ve République. Elles ont duré parce que les concepteurs ont su réconcilier les diverses inspirations constitutionnelles que la France a connues au cours des siècles précédents.
Seconde évidence : la question de l'ordre du calendrier électoral n'a jamais été considérée par quiconque, et surtout pas par le général de Gaulle, comme un sujet majeur. La preuve en est que, en 1958, les élections législatives ont précédé de deux mois l'élection présidentielle et que personne, et surtout pas le général, n'a trouvé à y redire.
Aucun autre argument ne peut être trouvé dans toute l'histoire de la Ve République.
Certes, il est souvent arrivé que des mandats électifs soient prolongés par le législateur.
Ainsi, la loi du 21 décembre 1966 a reporté de mars à octobre 1967 le renouvellement d'une série de conseillers généraux afin d'éviter que celui-ci ne coïncide avec les élections législatives.
De même, la loi du 4 décembre 1972 a reporté le renouvellement d'une série de conseillers généraux de mars à octobre 1973 afin d'éviter que celui-ci ne coïncide, là encore, avec les élections législatives.
La loi du 8 janvier 1988 a reporté de mars à septembre le renouvellement d'une série de conseillers généraux, afin d'éviter des difficultés d'organisation de l'élection présidentielle.
La loi du 11 décembre 1990 a, pour sa part, prolongé le mandat d'une série de conseillers généraux et écourté le mandat d'une autre série, afin d'assurer la concomitance des élections régionales et des élections cantonnales.
La loi du 19 juillet 1994 a reporté de mars à juin 1995 les élections municipales afin d'éviter des difficultés d'organisation de l'élection présidentielle de 1995.
Quant à la loi du 6 février 1996, elle a reporté de mars à mai 1996 le renouvellement des membres de l'assemblée territoriale de la Polynésie française pour éviter que ces élections ne coïncident avec l'examen par le Parlement d'une réforme du statut de ce territoire d'outre-mer.
Aucun de ces précédents ne peut être invoqué à propos du texte qui nous est soumis, et je partage totalement le sentiment de notre rapporteur, car toutes ces lois concernaient des assemblées locales.
En outre, ces assemblées n'ont pas elles-mêmes décidé de prolonger la durée de leur mandat quelques mois avant le terme de celui-ci, comme l'Assemblée nationale pourrait le faire dans le cas présent.
Je rappelle par ailleurs que, au cours du siècle écoulé, la prorogation du mandat des députés n'est intervenue qu'à deux reprises : en 1918 et en 1940. De pareils précédents, concernant des périodes particulièrement dramatiques de notre histoire, justifient que l'on s'interroge sur le caractère impérieux des motifs qui sous-tendent le présent texte.
Ainsi, non seulement ce texte est une modification sans précédent dans l'histoire de la Ve République, mais, comme l'a excellemment montré notre rapporteur, il ne correspond à aucun motif d'intérêt général.
La modification de la date d'une consultation électorale, accompagnée de la prorogation de la durée d'un mandat, est une décision particulièrement grave. Elle doit donc reposer sur un motif d'intérêt général, qu'il est difficile d'appréhender dans la démarche qui nous est proposée aujourd'hui.
Je voudrais souligner, après notre éminent rapporteur, que le Conseil constitutionnel a quelques exigences en matière de prorogation des mandats électifs.
Souvenons-nous que le Conseil constitutionnel a été conduit à se prononcer à quatre reprises sur des textes législatifs reportant la date de consultations électorales. Dans les quatre cas, il s'agissait d'élections locales et non des élections législatives.
S'agissant des décisions relatives au renouvellement des conseillers généraux, il a, dans sa décision de 1990, estimé que le législateur pouvait déterminer la durée des mandats des assemblées locales sous certaines conditions.
Il a observé que le législateur devait se conformer aux principes d'ordre constitutionnel.
Il a souligné que la volonté du législateur de favoriser une plus forte participation du corps électoral lors des consultations locales n'était contraire à aucun principe ni à aucune règle de valeur constitutionnelle.
Il a enfin noté que les modalités de la réforme revêtaient un caractère exceptionnel et transitoire, de telle sorte qu'elles n'étaient contraires ni au droit de suffrage ni au principe de libre administration des collectivités territoriales.
En 1994, le Conseil constitutionnel, saisi de la loi rétablissant le renouvellement triennal par moitié des conseils généraux, a considéré que cette réforme, que le législateur justifiait par la volonté de favoriser la continuité de l'administration du département, n'était pas contraire à la Constitution.
De plus, à propos de la loi sur le renouvellement des conseillers municipaux de 1994, le Conseil constitutionnel a été conduit à se prononcer sur le report, de mars à juin 1995, de l'organisation des élections municipales.
Dans sa décision, le Conseil a déclaré la loi conforme à la Constitution en formulant les observations suivantes :
« Le législateur peut librement modifier les règles concernant le régime électoral des assemblées locales dans le respect des dispositions et principes de valeur constitutionnelle.
« La Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement ; il ne lui appartient donc pas de rechercher si les objectifs que s'est assigné le législateur auraient pu être atteints par d'autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à ces objectifs.
« Les travaux préparatoires de la loi précitée ont montré que la prorogation du mandat des conseillers municipaux était nécessaire afin d'éviter des difficultés de mise en oeuvre de l'organisation de l'élection présidentielle prévue en 1995. »
Le ministre de l'intérieur ayant estimé devant l'Assemblée nationale que la situation présente était comparable à celle de 1995, il convient de rappeler que le législateur avait décidé de reporter au mois de juin les élections municipales parce que, si ces élections avaient eu lieu au mois de mars, les maires n'auraient eu qu'une journée pour décider éventuellement de se présenter ou de présenter un candidat à l'élection présidentielle, comme la loi les y autorise.
M. Alain Gournac. Absolument !
M. Alain Hethener. Enfin, l'existence de motifs d'intérêt général a également été prise en compte dans la décision de 1996 relative au renouvellement des membres de l'assemblée territoriale de la Polynésie française.
Ainsi, mes chers collègues, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la loi organique reportant du mois de mars au mois de mai 1996 le renouvellement des membres de l'assemblée territoriale de la Polynésie française. Dans sa décision, il a déclaré la loi organique conforme à la Constitution, en estimant que la prorogation n'était pas manifestement inappropriée aux objectifs que se fixait le législateur, à savoir la volonté d'éviter la concomitance du renouvellement des membres de l'Assemblée territoriale et de l'examen, par le Parlement, d'une réforme du statut du territoire concerné.
Si le report d'élections locales a donc été jusqu'à présent admis par le Conseil constitutionnel, celui-ci a cependant vérifié que le choix du législateur n'était pas manifestement inapproprié aux objectifs fixés. Il a également été attentif à ce que les dispositifs proposés revêtent un caractère exceptionnel et transitoire.
Il a enfin admis que le législateur pouvait déroger à l'égalité pour des motifs d'intérêt général à condition que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit.
Les motifs d'intérêt général accueillis favorablement par le Conseil constitutionnel étaient - vous me permettrez de vous citer, monsieur le rapporteur - les suivants : la volonté d'éviter des difficultés matérielles d'organisation des élections présidentielles ; la volonté d'assurer la continuité de l'administration d'une collectivité ; la volonté de favoriser une participation accrue des citoyens aux consultations électorales ; la volonté d'éviter que l'élection d'une assemblée territoriale ne se déroule au moment même de l'examen par le Parlement d'un texte modifiant le statut du territoire concerné, notamment en ce qui concerne les pouvoirs de l'Assemblée territoriale.
M. Jean-Pierre Schosteck. Très bien !
M. Alain Hethener. Aucun motif comparable à ceux qui sont invoqués par les défenseurs de cette proposition de loi ne paraît donc justifier le texte soumis à notre Haute Assemblée, même si le Gouvernement a cru bon, à l'Assemblée nationale, de s'appuyer sur des recommandations du Conseil constitutionnel qu'il n'avait jusqu'alors pas prises en compte pour justifier la modification de l'ordre des échéances électorales.
Qu'en est-il, en réalité, des observations du Conseil constitutionnel ?
Le 23 juillet 2000, le Conseil constitutionnel a formulé des observations dans la perspective de l'élection présidentielle. Ces observations concernaient les mesures d'organisation des opérations électorales, la présentation des candidats, le déroulement de la campagne électorale et les comptes de campagne.
La première des observations du Conseil constitutionnel concernait cependant la date des scrutins prévus en 2002. Je la cite : « Pour des raisons de principe autant que pour des motifs pratiques, il importe que les citoyens habilités à présenter les candidats en application de l'article 3 de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 puissent le faire après avoir pris connaissance des résultats de l'élection à l'Assemblée nationale. Le deuxième tour de cette élection devrait donc avoir eu lieu lorsque s'ouvrira la période de recueil des présentations par le Conseil constitutionnel. »
Compte tenu de l'ensemble de ces règles, les élections législatives pourraient être organisées en 2002 entre le 3 février et le 31 mars. L'élection présidentielle pourrait être organisée les 14 et 28 avril ou les 21 avril et 5 mai.
Si le premier tour de l'élection présidentielle est organisé le 14 avril, les présentations des candidats devront être adressées au Conseil constitutionnel au plus tard le 26 mars à minuit. Si le premier tour est organisé le 21 avril, les présentations devront être adressées au plus tard le 2 avril à minuit.
Il apparaît que la recommandation du Conseil constitutionnel est aisée à mettre en oeuvre et ne nécessite pas les actuelles contorsions du Gouvernement soutenu par une majorité pour le moins hétéroclite.
Pourtant, les défenseurs de ce texte estiment que cette exigence justifie le report des élections législatives après l'élection présidentielle.
Observons tout d'abord qu'il est singulier que pareil argument soit avancé à l'occasion de la discussion de la présente proposition de loi organique.
En effet, pour tenir compte des observations du Conseil constitutionnel formulées en juillet dernier, le Gouvernement a déposé un projet de loi organique relatif à l'élection du Président de la République, projet de loi qui est actuellement en cours de discussion. Il n'a pas souhaité, dans ce texte pourtant spécifiquement destiné à mettre en oeuvre les recommandations du Conseil constitutionnel, formuler une proposition quelconque à propos des dates des scrutins. Il a même demandé le retrait d'un amendement tendant à modifier l'ordre des consultations électorales lors de l'examen du texte en première lecture par l'Assemblée nationale.
En outre, il est difficile de percevoir où se situe la difficulté évoquée par les auteurs de la présente proposition de loi organique. Comme le précisait M. le rapporteur, une difficulté dans l'organisation des parrainages des candidats à l'élection présidentielle ne pourrait surgir que si le Gouvernement, compétent pour fixer les dates des élections, retenait parmi les dates possibles la plus tardive pour l'organisation des élections législatives et la plus précoce pour l'organisation de l'élection présidentielle. Mais pourquoi le Gouvernement choisirait-il ces dates extrêmes ?
Ainsi, il n'existe aucune difficulté pratique, aucun motif d'intérêt général susceptible de justifier une modification de la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale et donc une prorogation de la durée du mandat des députés. Il s'agit en l'espèce non pas de savoir si le Gouvernement peut régler une difficulté pratique par d'autres moyens que la modification du calendrier électoral, mais de constater, après vous, monsieur le rapporteur, qu'il n'existe pas en fait de difficulté pratique.
Le texte que vous soutenez aujourd'hui, monsieur le ministre, est bien une réforme de convenance qui, derrière un habillage institutionnel, n'est inspirée que par des considérations politiciennes.
M. Alain Gournac. C'est sûr !
M. Alain Hethener. Pour ces raisons, je ne pourrai le voter ; je ne me prêterai pas à une opération que même vos amis du journal L'Humanité qualifient de manipulation.
Autre raison qui m'interdit de le voter, ce n'est pas la question de la réforme de nos institutions politiques qui doit nous mobiliser : c'est aux grandes réformes qui sont en suspens parce que le Gouvernement n'a pas la volonté politique de les engager que nous devons nous consacrer.
Je pense à l'épineux problème du financement des retraites, ou encore à l'indispensable sursaut républicain en matière de sécurité des personnes et des biens.
M. Alain Gournac. Oh oui !
M. Alain Hethener. Le Premier ministre doit avoir bien peur de perdre les élections législatives pour se prêter à une telle manoeuvre ! Tout ce que l'on peut dire, c'est que les Français jugeront sur pièces, mais je suis vraiment peiné d'avoir aujourd'hui encore lu dans la presse que le Premier ministre « veut "punir" » le Sénat.
M. Alain Gournac. « Punir » !
M. Jean-Pierre Raffarin. C'est inacceptable !
M. Alain Hethener. Au lieu de le « punir », il ferait mieux de l'écouter ! (Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Jean-Pierre Raffarin. Punir le législateur c'est punir le peuple !
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures vingt-cinq, est reprise à quinze heures.)