SEANCE DU 2 MAI 2001


M. le président. Par amendement n° 280 rectifié, M. Caldaguès propose d'insérer, avant l'article 50 quater, un article additionnel ainsi rédigé :
« Nul ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral ayant pour objet ou pour effet de porter publiquement atteinte à sa dignité ou à celle de sa fonction. »
La parole est à M. Caldaguès.
M. Michel Caldaguès. Pour ma part, je n'entrerai pas dans la discussion sur le harcèlement moral au travail puisque, dans un instant, nous examinerons un excellent amendement de la commission des affaires sociales. Je souhaite en revanche profiter du souci manifesté par le Parlement de remédier au harcèlement moral sur les lieux de travail pour souligner que ces derniers ne sont pas le seul théâtre du harcèlement moral. Il en est d'autres. Je ne vais pas les passer en revue, mais l'un d'entre eux me vient à l'esprit : le harcèlement public.
A plusieurs reprises au cours de cette discussion, on a évoqué les risques éventuels de suicide auquel peut conduire le harcèlement sur les lieux de travail. Je ne veux pas ici les contester. Nul ne peut jurer de rien. Mais des cas de suicide, on en a effectivement constaté en matière de harcèlement public.
Je crois qu'il n'est pas un groupe de la Haute Assemblée dont l'un des amis n'a pas fait, à un moment ou à un autre, l'objet d'un harcèlement public. Je ne citerai pas, bien entendu - ce serait trop facile - mes propres amis.
Je rappellerai toutefois que la IIIe République a connu un ministre de l'intérieur que le harcèlement public a conduit à un geste fatal. Plus près de nous, un haut responsable de la République a, lui aussi, été poussé au suicide à cause du harcèlement public. Je ne crains pas d'ajouter, parce que c'est mon sentiment, qu'un ancien membre du présent gouvernement peut probablement considérer qu'il a été victime d'un harcèlement public. Je le dis, bien qu'il ne soit pas de mes amis.
Mes chers collègues, certes, il est fort désagréable, sur les lieux de travail, d'être traité tous les deux jours par son patron de nul ou de raté, de s'entendre dire d'autres amabilités de ce genre ou des propos plus graves, je ne le conteste pas. Mais que dire lorsque les imputations sont publiques et qu'elles portent tort - un tort peut-être irréparable - à la dignité de celui qui est l'objet de ce harcèlement public ?
Nous ne pouvons pas laisser passer une telle occasion de montrer que nous condamnons le harcèlement public, car nous pouvons difficilement supporter, sauf à être des Ponce Pilate, que certains aient eu à en souffrir cruellement, jusqu'à la souffrance suprême. C'est la raison pour laquelle j'ai déposé cet amendement, qui reprend en partie la formulation du harcèlement sur les lieux de travail. Mes chers collègues, il y a là une responsabilité importante à prendre.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Alain Gournac, rapporteur. Notre collègue propose un amendement qui vise à mettre en place une législation générale sur le harcèlement moral, c'est-à-dire au-delà du simple cadre du travail.
Si la commission des affaires sociales a fait ici le choix d'enrichir les dispositions du projet de loi s'agissant du harcèlement moral au travail, qui, elle l'a constaté, constitue un phénomène particulier exigeant une réponse législative particulière, elle estime en revanche que, s'agissant du harcèlement en général, les dispositions actuelles du code civil et du code pénal permettent déjà d'apporter des réponses appropriées. Je pense notamment aux dispositions relatives, d'une part, à l'intégrité physique et psychique de la personne, d'autre part, à la mise en danger d'autrui ou à l'atteinte à la dignité de la personne.
La commission des affaires sociales est par conséquent très réservée sur cet amendement et souhaite entendre l'avis du Gouvernement.
M. le président. Quel est donc l'avis du Gouvernement ?
Mme Elisabeth Guigou, ministre de l'emploi et de la solidarité. En vous écoutant, monsieur le sénateur, je me demandais où vous vouliez en venir et ce que vous visiez par les « formes de harcèlement » que vous évoquiez.
J'ai cru comprendre que vous faisiez référence à des procédures de poursuite judiciaire ou à des mises en cause médiatiques, les unes et les autres étant, à travers les exemples que vous avez pris, quelquefois liées.
Selon moi, la loi doit être précise.
S'agissant des procédures judiciaires, notre code pénal comprend de nombreuses dispositions qui visent à maintenir et la présomption d'innocence et les droits de la défense. Le Gouvernement a d'ailleurs proposé - je suis bien placée pour le savoir - un projet de loi - qui est devenu la loi de la République depuis le mois de juin dernier - visant justement à renforcer la protection de la présomption d'innocence. Par conséquent, les mises en cause dans les procédures judiciaires ne peuvent relever que des dispositions actuellement inscrites dans le code pénal et dans le code de procédure pénale.
S'agissant maintenant des mises en cause par les médias, nous sommes dans un pays où la presse est libre et où, évidemment, les personnes qui sont connues, qui exercent une activité leur procurant une certaine notoriété, ont plus de risques d'être mises en cause par la presse. La meilleure garantie, c'est alors la pluralité de cette presse et non des protections, qui seraient d'ailleurs illusoires, introduites dans la loi.
Qu'il s'agisse du code de procédure pénale, de la loi renforçant la protection de la présomption d'innoncence et les droits des victimes - après avoir été votée très largement par l'ensemble de la représentation nationale, je constate que cette loi est aujourd'hui contestée sur tel ou tel point ; or on ne peut pas être pour et contre à la fois ! - ou qu'il s'agisse de la liberté et du pluralisme de la presse, je pense qu'il faut légiférer sur des objectifs précis. C'est la seule manière de faire de bonnes lois.
Nous devons légiférer sur le harcèlement moral au travail, quels que soient les lieux dans lesquels ce harcèlement moral se produit, et même en donner une définition précise, dont j'ai expliqué le contenu, car toute forme de stress dans le travail ne peut pas être assimilée à du harcèlement moral.
M. Alain Gournac, rapporteur. Tout à fait !
Mme Elisabeth Guigou, ministre de l'emploi et de la solidarité. Quand nous défrichons un important sujet, il est essentiel que nous soyons exacts et précis s'agissant du champ que nous voulons atteindre, des objectifs que nous visons, des dispositions que nous mettons en place, car c'est la meilleure garantie que cette nouvelle loi sera effectivement appliquée et qu'elle ne sera pas contestée.
J'ai plaisir à voir que nous avons une certaine convergence de vues avec le rapporteur, M. Gournac, et le président de la commission des affaires sociales du Sénat. Tant mieux, cela veut dire qu'une élaboration progressive et collective s'est faite. A l'Assemblée nationale, il y a eu une proposition de loi du groupe communiste, une réflexion des députés socialistes. Moi-même, j'avais la mienne avant d'arriver dans ce ministère, vous avez eu la vôtre. Il en a été de même du Conseil économique et social, dont j'ai tenu à saluer le travail fait voilà une quinzaine de jours.
Nous avons là un exemple d'élaboration encore une fois sereine, mais qui doit rester rigoureuse et précise pour que la loi puisse être appliquée. Voilà pourquoi je ne suis vraiment pas favorable à votre amendement, monsieur le sénateur.
M. Roland Muzeau. Très bien !
M. le président. La commission est-elle en mesure de nous donner maintenant son avis ?
M. Alain Gournac, rapporteur. Je voudrais remercier M. Caldaguès d'avoir évoqué, ce soir, le sujet du harcèlement en général, car je crois que c'était important.
Mais après réflexion, compte tenu du fait que nous devons, comme nous l'avons dit au début, faire très attention, je pense sincèrement que sa proposition ne va pas du tout dans le sens du texte que nous avons à défendre ce soir. Je souhaite par conséquent qu'après s'être expliqué il retire son amendement, faute de quoi je serais obligé de donner un avis défavorable.
M. le président. Monsieur Caldaguès, l'amendement n° 280 rectifié est-il maintenu ?
M. Michel Caldaguès. Je suis navré de ne pouvoir déférer à l'aimable proposition de notre rapporteur, mais je persiste à considérer que le phénomène que j'ai évoqué est extrêmement grave.
Permettez-moi d'abord de faire observer, pour dissiper toute remarque qui pourrait être faite à ce sujet, que je n'ai pas introduit de cavalier. Le cavalier, dans le texte, c'est l'article sur le harcèlement au travail. Ce n'est d'ailleurs qu'un cavalier parmi de nombreux autres. Ce texte est en effet un escadron de cavalerie en raison de son caractère composite, peut-être même une division de cavalerie ! Je me suis borné, si je puis dire - mais je ne voudrais pas risquer une mauvaise plaisanterie sur un sujet aussi grave - à monter en croupe, à suivre le mouvement.
J'ai très attentivement consulté le compte rendu des débats à l'Assemblée nationale. Le président de la commission des affaires sociales a déclaré qu'il continuait de réfléchir, avec d'autres, à l'élargissement de la notion de harcèlement. L'une de ses collègues socialistes - permettez-moi de le préciser - a abondé en ce sens en faisant référence au livre de Mme Hirigoyen, tant cité au cours de ces débats. Il n'y a qu'un malheur, comme disait un avocat célèbre aujourd'hui disparu, c'est que cette députée a tronqué la citation qu'elle a faite.
Mme Hirigoyen a bien évoqué, dans son livre, le harcèlement public, puisqu'elle a écrit : « Nous avons tous été témoins d'attaques perverses à un niveau ou à un autre, que ce soit dans un couple, dans les familles, dans les entreprises ou bien dans la vie politique et sociale. » Dès lors, je ne comprends pas pourquoi les écrits de Mme Hirigoyen sont présents dans tous les esprits à certaines heures et oubliés à d'autres !
Par ailleurs, les solutions législatives mentionnées par M. le rapporteur n'ont pas empêché deux hommes de se suicider. C'est cela qui est grave !
A Mme le ministre, qui a supposé que je faisais allusion à des procédures judiciaires, je répondrai que les hommes dont j'évoquais la fin tragique n'avaient pas fait l'objet de telles procédures ; il est facile de le vérifier. Par conséquent, ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire ! Ne faisons pas d'amalgame avec des préoccupations politiciennes, car c'est un peu ce que vous avez sous-entendu, madame le ministre.
J'ai fait allusion à des cas qui ne me concernaient pas personnellement et qui, en outre, sont des cas typiques dans lesquels aucune législation n'a permis d'empêcher un homme d'être conduit au désespoir par le harcèlement.
Une législation me semble donc nécessaire - je ne parle pas de dispositions pénales, car il n'y en a pas en ce qui concerne le harcèlement sur les lieux de travail - afin que la victime d'un harcèlement public puisse au moins demander réparation civile. L'amendement que je propose le permettrait. C'est pourquoi je me garderai bien de le retirer. Chacun devra donc se déterminer en conscience et prendre ses responsabilités.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 280 rectifié, repoussé par la commission et par le Gouvernement.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Intitulé du chapitre III bis (suite)