SEANCE DU 12 FEVRIER 2002
CRIMES IMPRESCRIPTIBLES
EN MATIÈRE DE TERRORISME
(Ordre du jour réservé)
Renvoi en commission d'une proposition de loi
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion des conclusions du rapport (n° 204,
2001-2002) de M. Henri de Richemont, fait au nom de la commission des lois
constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et
d'administration générale sur la proposition de loi de M. Aymeri de Montesquiou
tendant à rendre imprescriptibles les crimes et incompressibles les peines en
matière de terrorisme (n° 440 rectifié, 2000-2001).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Gérard, en remplacement de M.
de Richemont, rapporteur.
M. Patrice Gélard,
en remplacement de M. Henri de Richemont, rapporteur de la commission des lois
constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et
d'administration générale.
Monsieur le président, madame la ministre, mes
chers collègues, je suis amené ce matin à remplacer notre collègue M. de
Richemont, retenu par des obligations impératives, et je vous prie de bien
vouloir m'excuser si le rapport que je vais présenter en son nom n'aura pas la
qualité que lui-même lui aurait conférée.
Le 11 septembre 2001, les Etats-Unis d'Amérique ont été, comme chacun sait,
victimes d'attentats particulièrement effroyables, qui ne sauraient rester
impunis.
Ces dramatiques événements ont montré que nous ne disposions pas toujours,
dans notre arsenal législatif, des moyens de combattre le terrorisme avec
suffisamment d'efficacité. C'est la raison pour laquelle, en octobre dernier,
le Gouvernement a soumis au Parlement, qui les a adoptées, plusieurs mesures
destinées à renforcer l'efficacité de notre dispositif de lutte contre le
terrorisme.
Ces dispositions avaient notamment pour objet de permettre, sous certaines
conditions, la fouille des véhicules, de prévoir la possibilité pour les agents
d'entreprise de sécurité de procéder à des fouilles de bagages et à des
palpations de sécurité ou de réglementer la conservation des données de
communication.
Le Sénat est à présent saisi d'une proposition de loi présentée par notre
excellent collègue Aymeri de Montesquieu tendant à rendre imprescriptibles les
crimes et incompressibles les peines en matière de terrorisme.
Il convient d'abord de rappeler les règles actuelles quant à la prescription
et aux périodes de sûreté.
Les règles relatives à la prescription de l'action publique sont définies par
le code de procédure pénale.
En matière de crime, l'action publique se prescrit par dix années révolues à
compter du jour où le crime a été commis. En matière de délit, la prescription
de l'action publique est de trois années révolues.
En ce qui concerne la prescription des peines, les peines prononcées pour un
crime se prescrivent par vingt années révolues à compter de la date à laquelle
la décision de condamnation est devenue définitive. S'agissant des peines
prononcées pour un délit, cette durée est de cinq années révolues.
Ces règles font l'objet d'aménagements pour certaines catégories
d'infractions.
Ainsi, des règles particulières ont été prévues par le législateur dans le cas
de certaines infractions commises contre les mineurs, pour lesquelles le délai
de prescription de l'action publique ne commence à courir qu'à partir de la
majorité des victimes. Ces règles sont justifiées par la nécessité de tenir
compte de la grande difficulté, pour un mineur, de révéler des crimes ou des
délits de nature sexuelle qui ont pu être commis à son encontre par un membre
de sa famille.
Par ailleurs, en matière de stupéfiants, le délai de prescription de l'action
publique est de trente ans en ce qui concerne les infractions les plus graves
et de vingt ans pour plusieurs délits.
Des aménagements aux règles générales de prescription sont également prévus en
matière de terrorisme.
Aux termes de l'article 706-25-1, l'action publique se prescrit par trente
ans, et non par dix ans, pour l'ensemble des crimes terroristes. De plus,
l'action publique des délits constitutifs d'actes de terrorisme se prescrit par
vingt ans et non par trois ans.
Le droit français reconnaît le caractère imprescriptible d'une catégorie
unique de crimes : les crimes contre l'humanité, notamment le génocide,
auxquels s'ajouteront peut-être les autres catégories prévues par la convention
internationale dont nous venons de rendre les dispositions applicables en
France, à savoir les crimes de guerre et, sans doute, les « crimes d'agression
», dont on ne connaît pas encore la définition.
La loi de 1964 dispose que les crimes contre l'humanité « sont
imprescriptibles par leur nature ». Je rappelle que la définition des crimes
contre l'humanité figure désormais aux articles 211-1 et 212-1 du code pénal,
l'article 213-5 du même code prévoyant que l'action publique et les peines
prononcées sont imprescriptibles.
Il n'existe donc aujourd'hui, en droit français, qu'une seule catégorie de
crimes imprescriptibles : les crimes contre l'humanité. La proposition de loi
de notre collègue de Montesquiou vise, par conséquent, à créer une nouvelle
catégorie de crimes imprescriptibles.
J'en viens maintenant à la question des périodes de sûreté ou des peines
incompressibles.
La procédure pénale prévoit de nombreuses possibilités d'individualisation de
la peine en cours d'exécution. Dans les conditions prévues par le code de
procédure pénale, des mesures de réduction, de suspension, de fractionnement de
peines, ainsi que des mesures de libération conditionnelle peuvent être
prononcées.
Dès lors, le juge dispose d'une grande latitude d'appréciation.
Afin de corriger cette situation, le législateur a institué en 1978 une
période de sûreté interdisant, pendant sa durée, toute mesure
d'individualisation de la peine. Depuis, les règles relatives à la période de
sûreté ont été fréquemment modifiées.
En principe, les périodes de sûreté correspondent à la moitié de la peine
prononcée ou à dix-huit ans d'emprisonnement lorsque la réclusion à perpétuité
a été prononcée. Il convient de noter que les périodes de sûreté, qui visent à
empêcher l'individualisation des peines, peuvent être elles-mêmes
individualisées.
Ainsi, les commutations et remises de peine décidées par un décret de grâce
ont pour effet de diminuer la durée des périodes de sûreté. En outre, une
procédure de révision de la période de sûreté, certes très encadrée, est prévue
par le code de procédure pénale.
Par ailleurs, deux dispositions du code de procédure pénale permettent à une
juridiction de prononcer une peine incompressible.
En cas de meurtre ou d'assassinat d'un mineur de quinze ans, précédé ou
accompagné de viol ou de tortures ou d'actes de barbarie, la juridiction est
autorisée à porter la période de sûreté à la durée totale de la peine
prononcée, même lorsqu'elle a prononcé la réclusion criminelle à perpétuité.
Toutefois, le législateur a prévu une possibilité, certes très limitée,
d'atténuer la rigueur de ce régime : une révision peut intervenir après une
période de trente ans.
Il n'existe donc actuellement, en droit français, aucune peine totalement
incompressible.
Notre excellent collègue Aymeri de Montesquiou propose, en matière de
terrorisme, de rendre imprescriptibles les crimes et incompressibles les
peines. Comme il l'indique à juste titre dans l'exposé des motifs de sa
proposition de loi, « les attentats barbares et injustifiables commis à New
York et à Washington le 11 septembre 2001 ont traumatisé la population
américaine et choqué tous les gouvernements et l'ensemble des populations ».
L'exposé des motifs souligne que, dans ces conditions, « pour l'avenir, il est
indispensable que chaque Etat, individuellement et collectivement, se dote des
instruments juridiques appropriés pour punir ces actes impardonnables sans
faiblesse ».
Il est maintenant temps pour moi d'expliquer la position de la commission des
lois sur la proposition de loi de notre très estimé collègue.
La commission des lois comprend parfaitement sa démarche, mais considère que
l'adoption de sa proposition soulèverait des difficultés considérables et qu'il
n'est pas nécessaire, pour réprimer efficacement et avec rigueur les actes de
terrorisme, de recourir à l'arme suprême de l'imprescriptibilité et de
l'incompressibilité.
En ce qui concerne les règles relatives à la prescription, la commission
constate que, actuellement, les crimes de terrorisme se prescrivent par trente
ans, ce qui est considérable au regard des règles générales. Je rappelle que
les actes d'enquête ou d'instruction ont pour effet d'interrompre cette
prescription, de telle sorte que les faits peuvent n'être prescrits que bien
plus de trente ans après la commission du crime.
Dans ces conditions, poser le principe de l'imprescriptibilité des crimes de
terrorisme aurait un effet essentiellement symbolique, ce qui n'est pas
négligeable, mais n'est pas pleinement opérationnel.
Cependant, la commission estime qu'une telle évolution n'est pas souhaitable,
car elle aurait pour conséquence d'atténuer la spécificité qui s'attache aux
crimes contre l'humanité, qui seuls, aujourd'hui, sont imprescriptibles.
On peut d'ailleurs se poser la question de savoir si les crimes commis le 11
septembre ne sont pas des crimes contre l'humanité. Peut-être une réponse nous
sera-t-elle apportée au cours des procès de ceux qui sont actuellement
inculpés.
En outre, les crimes terroristes ne peuvent pas, de manière générale, être
comparés aux crimes contre l'humanité : si certains peuvent l'être, d'autres ne
le sont manifestement pas.
Une autre raison justifie que le droit actuel ne soit pas modifié : les crimes
du 11 septembre 2001 constituent incontestablement des actes terroristes ; mais
ils constituent aussi des crimes contre l'humanité, qui, eux, sont
imprescriptibles.
Comme l'a récemment déclaré notre excellent collègue M. Robert Badinter : «
Les attentats du 11 septembre constituent des crimes contre l'humanité au sens
du traité de Rome créant la Cour pénale internationale. »
En définitive, votre commission considère que l'imprescriptibilité des crimes
de terrorisme n'apporterait guère d'efficacité supplémentaire à la répression
et risquerait, paradoxalement, de banaliser les crimes du 11 septembre, dont la
barbarie en fait plus que des crimes terroristes.
En ce qui concerne l'article 2 de la proposition de loi, qui pose le principe
du caractère incompressible de toutes les peines prononcées en matière de
terrorisme, la commission a constaté qu'il heurtait certains principes
fondamentaux et qu'il était sans doute contraire à la Convention européenne des
droits de l'homme.
L'article VIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose
que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment
nécessaires ». Dans une décision du 20 janvier 1994, le Conseil
constitutionnel, après avoir rappelé le principe, a énoncé que « l'exécution
des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été
conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du
condamné, mais aussi pour favoriser l'amendement de celui-ci et préparer son
éventuelle réinsertion ».
Il est clair qu'un système de peine incompressible, notamment de peine
perpétuelle incompressible, exclut toute prise en compte de l'évolution
éventuelle du condamné.
Le texte qui nous est soumis ne laisse aucune latitude à la juridiction pour
apprécier le caractère nécessaire de la peine incompressible et ne prévoit
aucune possibilité d'aménagement ; il ne peut donc être retenu.
Par ailleurs, nous ne sommes pas certains qu'il soit nécessaire de prévoir, en
matière de terrorisme, le même régime que celui qui est prévu pour les meurtres
d'enfants, les règles actuelles, qui permettent de prononcer des peines de
sûreté allant jusqu'à vingt-deux ans, paraissant suffisantes.
Rappelons en effet que, si la période de sûreté empêche toute mesure
d'individualisation, son expiration ne signifie pas pour autant la libération
d'un condamné. L'expiration de la période de sûreté ouvre seulement des
possibilités d'individualisation de la peine à la juridiction compétente.
Pour l'ensemble de ces raisons, la commission des lois a décidé de ne pas
retenir la proposition de loi qui lui était soumise, même si elle comprend
parfaitement les motivations de son auteur et partage pleinement le souci de
voir réprimés effectivement les crimes de terrorisme.
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, le Sénat examine aujourd'hui les conclusions
du rapport de votre commission des lois sur la proposition de loi déposée par
M. Aymeri de Montesquiou tendant à rendre imprescriptibles les crimes et
incompressibles les peines en matière de terrorisme.
Je comprends parfaitement les motifs du dépôt de la présente proposition de
loi : ils sont liés aux événements tragiques du 11 septembre 2000, qui ont
choqué l'ensemble de la communauté internationale.
Toutefois, et sans sous-estimer ni la menace terroriste ni l'horreur de ces
crimes, le Gouvernement est opposé à cette proposition de loi, pour des raisons
proches de celles qui viennent d'être exposées à l'instant par M. Gélard, au
nom de la commission.
La position du Gouvernement rejoint ainsi celle de votre commission des lois
et de son rapporteur, M. de Richemont, qui ont décidé de ne pas retenir le
texte de cette proposition de loi, même si les motivations de son dépôt sont
largement louables.
Le premier objet de ce texte est de rendre les crimes terroristes
imprescriptibles.
Je vous rappelle que, depuis 1996, la prescription des crimes terroristes est
de trente ans, au lieu des dix ans prévus par le droit commun. Compte tenu de
l'extrême longueur de ce délai, il n'apparaît pas nécessaire, au regard de
considérations d'efficacité, de modifier à nouveau la loi et de prévoir
l'imprescriptibilité de ces crimes.
Faut-il alors, pour des raisons symboliques, rendre ces crimes
imprescriptibles ? Je ne le pense pas non plus.
Il n'est, en effet, pas envisageable de porter atteinte au caractère
spécifique des crimes contre l'humanité, qui justifie que l'imprescriptibilité
soit réservée à ces seuls crimes et qu'elle ne soit pas étendue à d'autres
infractions, quelles que soient leur nature ou leur gravité.
Etendre à d'autres crimes que les crimes contre l'humanité le principe
d'imprescriptibilité reviendrait à mon sens, à affaiblir la notion même de «
crime contre l'humanité ».
En disant cela, je ne banalise pas un seul instant les crimes du 11 septembre
car, après analyse, il apparaît bien que ces crimes, par leur nature et leur
extrême gravité, constituent en réalité, outre des actes de terrorisme, des
crimes contre l'humanité.
Ils paraissent en effet tomber sous le coup de l'article 212-2 du code pénal,
qui réprime « la pratique massive et systématique (...) d'actes inhumains
inspirés par des motifs politiques (...) raciaux ou religieux et organisés en
application d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile
».
Le second objet de la proposition de loi est de rendre incompressibles les
peines en matière de terrorisme, y compris la réclusion criminelle à
perpétuité.
Comme vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur, cette proposition est
toutefois contraire à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20
janvier 1994.
Le Conseil constitutionnel a en effet jugé dans cette décision que «
l'exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et
criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la
punition du condamné, mais aussi pour favoriser l'amendement de celui-ci et
préparer son éventuelle réinsertion ».
Ainsi, le Conseil constitutionnel n'a déclaré conformes à la Constitution les
dispositions de la loi du 1er février 1994 qui instauraient la « peine
perpétuelle incompressible » pour les assassinats d'enfants qui sont punis de
la réclusion criminelle à perpétuité que parce que cette peine n'était pas
véritablement incompressible, dans la mesure où la période de sûreté pouvait
être levée à l'issue d'un délai de trente ans.
Je rappelle au demeurant que, lors de l'examen de cette loi, c'est votre
assemblée qui avait pris l'initiative d'amender le texte du projet initial, qui
prévoyait une perpétuité incompressible pour permettre de lever la période de
sûreté après trente ans.
Prévoir l'incompressibilité des peines en matière de terrorisme serait donc
contraire à la Constitution.
D'une manière générale, notre arsenal juridique actuel contre les actes de
terrorisme présente une particulière sévérité - nous en avons d'ailleurs
réexaminé certaines dispositions à la fin de l'année 2001 - et il est adapté
pour lutter contre la menace à laquelle doivent faire face quasiment
quotidiennement les Etats de droit.
Comme vous le savez, cet arsenal a été sensiblement amélioré par plusieurs
dispositions figurant dans la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité
quotidienne, que le Gouvernement a demandé au Parlement d'adopter à la suite
des attentats du 11 septembre. Cet arsenal est vraisemblablement suffisant même
si nous savons bien qu'au-delà des textes une coopération est nécessaire avec
l'ensemble des pays démocratiques.
Je vous demande donc de ne pas adopter cette proposition de loi, ainsi que
vous y invite la commission des lois même si je rends hommage, comme vous,
monsieur le rapporteur, au travail accompli par M. de Montesquiou qui tend à
affirmer solennellement, aujourd'hui, devant le Sénat que nous n'accepterons
jamais que le terrorisme tienne lieu de débat ou de réponse à ceux qui ont
choisi la mort pour faire passer leurs idées.
(Applaudissements sur les
travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et
citoyen. - M. le président de la commission des lois et M. Longuet
applaudissent également.)
M. le président.
La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je serai d'une
brièveté remarquable.
Notre excellent collègue, M. Gélard, au nom de la commission des lois, a
parfaitement précisé les raisons pour lesquelles, en dépit de l'excellence des
motifs qui guident l'auteur de la proposition de loi, M. de Montesquiou, la
commission des lois ne pouvait être favorable, en l'état, à sa proposition.
Je dirai simplement que nous disposons d'ores et déjà, pour lutter contre le
terrorisme, d'un arsenal législatif qui, je crois, est très complet d'autant
que de récentes modifications y ont encore été apportées à l'automne.
Nous allons assister - je l'ai longuement évoqué tout à l'heure - à la
naissance de la Cour pénale internationale. Les dispositions qui s'y attachent
permettront de qualifier de crime contre l'humanité les crimes de terrorisme
les plus graves qui puissent se concevoir, comme ceux du 11 septembre.
J'ajoute qu'un acte de terrorisme peut constituer un crime contre l'humanité,
mais que tout acte de terrorisme ne constitue pas un crime contre l'humanité.
Dès lors, conservons ce qui constitue la marque spécifique du crime contre
l'humanité : le fait qu'il attente à l'humanité entière, au-delà des
malheureuses victimes, appelle l'imprescriptibilité parce que c'est l'humanité
entière qui est en cause. Pour le reste, les dispositions existantes suffisent.
Il n'y a donc pas lieu d'aller au-delà.
C'est la raison pour laquelle le groupe socialiste votera conformément à la
position de la commission des lois.
(Applaudissements sur les travées
socialistes, ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain et
citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, si nul
n'est censé ignorer la loi, encore faut-il qu'elle soit comprise par tous, par
les citoyens, mais aussi par les délinquants et les criminels.
Or, à ce jour, les lois s'entremêlent dans un maquis parfois impénétrable où
les malfaiteurs s'abritent et face auquel les victimes désarmées constatent
avec amertume qu'il est souvent source d'impunité pour les malfaiteurs. Il est
donc nécessaire d'élaborer des règles simples, notamment pour que les criminels
potentiels connaissent les sanctions qu'ils encourent.
Les attentats du 11 septembre ont créé un électrochoc planétaire : sans
distinction de nationalité, de race ou de religion, toutes les consciences ont
été frappées. Ils ont provoqué une réponse militaire, ils ont également suscité
des réactions normatives à tous les niveaux : au niveau international, tout
d'abord, avec l'accélération de la lutte contre le financement du terrorisme ;
au niveau communautaire, ensuite, avec la création d'un mandat d'arrêt
européen, en particulier pour les crimes et délits terroristes ; au niveau
national, enfin, en commençant à compléter notre législation spécifique pour
combattre le terrorisme : le Gouvernement a en effet « musclé » son projet de
loi sur la sécurité quotidienne avec des dispositions qui, dans d'autres
circonstances, avaient été repoussées par la gauche pas encore plurielle.
Peut-on refuser de légiférer « à chaud » ? Non ! bien sûr, et le Sénat l'a
bien montré en votant des mesures exceptionnelles à l'automne dernier.
Vous comprenez donc, mes chers collègues, l'esprit dans lequel j'ai déposé
cette proposition de loi dès la fin du mois de septembre. Il s'appuie sur une
volonté de clarification et d'adaptation.
La législation française est-elle suffisante ? Non ! et les législateurs que
nous sommes ne peuvent pas se contenter d'invoquer le droit existant. Nous
avons vocation à innover.
La proposition de loi que je soumets à votre examen a ainsi pour objet de
déclencher un débat. Je me placerai d'emblée dans l'optique du citoyen qui
disposerait du pouvoir législatif et non dans celle du juriste que je ne ferai
pas semblant d'être.
Le terrorisme a déjà frappé de trop nombreux pays, dont le nôtre. Cette forme
de criminalité sauvage et aveugle n'est pas nouvelle, mais elle a pris une
ampleur sans égale qui la conduit à un changement de nature.
Passé le temps de la stupeur, de l'émotion et des interrogations, il
appartient désormais à ceux que le peuple a désignés pour faire entendre sa
voix de prendre leurs responsabilités.
C'est au Parlement qu'il revient certainement de contrôler la politique
budgétaire du Gouvernement, c'est-à-dire de lui allouer les moyens nécessaires
à ce combat, mais aussi et surtout, en l'occurrence, de voter la loi et de
décider ainsi des outils mis à la disposition de l'institution judiciaire pour
qu'elle mène à bien la lutte contre ce fléau.
Mes chers collègues, soyons lucides ! En l'état actuel du droit, notre Etat ne
dispose pas des moyens juridiques suffisamment dissuasifs pour décourager
d'abord et drastiques pour punir ensuite les terroristes. Le temps est venu de
faire preuve d'une détermination égale à celle de l'adversaire.
Le texte que je vous propose est à la mesure de ce que doit être notre combat
contre toutes les formes de terrorisme : radical.
Le premier volet de la proposition de loi que j'ai l'honneur de soumettre à
votre examen vise ainsi à rendre imprescriptibles les crimes de terrorisme.
Ce message s'adresse aux terroristes, à ceux qui les poursuivent et à ceux qui
les subissent.
Aux terroristes, il s'agit de pouvoir affirmer : quelles que soient les
motivations de vos barbaries, quelles que soient les complicités dont vous
bénéficierez pour fuir la justice, quelle que soit la durée de votre fuite,
quel que soit votre âge le jour de votre arrestation, vous êtes résolus, nous
aussi. Vous nous avez déclaré la guerre, nous vous combattrons et vous
répondrez de vos actes !
Aux magistrats, nous devons dire : quelles que soient les difficultés de vos
enquêtes, quelle que soit la complexité des réseaux que vous démantelez, quelle
que soit la durée des poursuites, quels que soient les échecs que vous
rencontrerez, vous jugerez ces individus ! La France vous en donne la
responsabilité. Le Parlement doit vous en offrir les moyens.
Aux victimes, nous pourrons dire : quelle que soit votre douleur, quelle que
soit votre incompréhension, quels que soient vos doutes quant à la victoire de
la démocratie, quel que soit votre découragement, vous serez entendues ! Ne les
décevons pas.
Je me rends bien compte que la prescription de trente ans constitue une durée
déjà longue au regard de la vie d'un individu. Toutefois, compte tenu du
caractère symbolique affirmé des actes de terrorisme, ce que reconnaît
volontiers M. le rapporteur, il nous appartient d'apporter à ces crimes une
réponse non seulement symbolique, mais peut-être dissuasive.
Je suis convaincu que chacun reconnaît, en son âme et conscience, le
bien-fondé de la proposition de loi que je vous soumets.
Je sais aussi l'hésitation qui conduit certains d'entre nous à douter de la
possibilité d'appliquer une telle règle à des crimes autres que ceux qui sont
qualifiés de « crimes contre l'humanité », en raison du contexte historique qui
a donné naissance à la notion d'imprescriptibilité.
Il y a six ans, lors de la discussion d'un amendement au projet de loi,
présenté par M. Jacques Toubon, alors garde des sceaux, tendant à renforcer la
répression du terrorisme, le Sénat avait débattu de cette question.
Notre commission des lois, par la voix de son rapporteur, M. Paul Masson,
avait refusé cet amendement au motif que « l'imprescriptibilité a toujours
concerné uniquement les actes qui touchent à la substance même de notre
structure démocratique. »
Les crimes terroristes actuels répondent-ils à ce critère ? Nos démocraties,
et plus particulièrement la démocratie française, ne sont-elles pas touchées
par ces crimes terroristes qui visent à déstabiliser la société, créer le
désarroi et la perte de confiance dans un Etat qui serait incapable d'assurer
la sécurité de ses citoyens ?
Notre éminent collègue M. Robert Badinter rappelait, pour sa part, que «
l'imprescriptibilité est née du refus de nos consciences d'accepter que
demeurent impunis, après des décennies, les auteurs qui nient l'humanité ». Il
concluait dès lors que « l'imprescriptibilité doit demeurer tout à fait
exceptionnelle : elle doit être limitée aux crimes contre l'humanité et ne
saurait être étendue aux crimes qui sont en relation avec une entreprise
terroriste ».
Pour ces mêmes raisons, notre commission des lois vous demandera tout à
l'heure de repousser le texte que je défends.
Mais est-il concevable qu'un terroriste ayant massacré un, dix, cent, mille
innocents puisse s'abriter dans un pays complice, hors d'atteinte de toute
poursuite, et réapparaisse en toute impunité, la prescription étant acquise,
certain de ne subir aucune sanction ?
Interrogeons-nous ! Qu'est-ce qu'un acte de terrorisme ? Quelle est la
motivation de son auteur ? Quel objectif se fixe-t-il ? Quelle conscience
a-t-il du sort des femmes et des hommes qui croisent son chemin ?
Lorsque Oussama Ben Laden appelait ses prétendus frères musulmans à massacrer
ceux qu'il dénomme les infidèles, lorsque Al Qaïda avait pour objectif la
transformation de l'Afghanistan en émirat et la déstabilisation des pays
voisins, obligeant une coalition internationale à se constituer afin de
protéger ceux-ci, ne doit-on pas en conclure que la substance même de nos
structures démocratiques a été menacée ?
Lorsque les représentants de cette organisation terroriste n'envisagent
l'existence de la Palestine qu'à travers la disparition des Juifs d'Israël,
n'est-ce-pas, là encore, une négation de l'humanité ?
Je comprends l'émotion de ceux dont la famille a péri dans les camps de la
mort, à l'idée qu'un crime, quel qu'il soit, puisse souffrir d'une comparaison
avec les atrocités commises à Auschwitz, Dachau ou Buchenwald. Naturellement,
la mémoire des millions de victimes du nazisme ne peut pas supporter la moindre
analogie. Il n'y a aucune confusion dans mon esprit.
Néanmoins, nous devons rendre imprescriptibles les crimes terroristes, parce
que, tout simplement, les citoyens du monde aspirent à voir juger les auteurs
de ces actes.
La question de la qualification de ces actes est au coeur du débat. Je
souligne, comme l'a rappelé M. Gélard, que la commission des lois serait prête
à qualifier les attentats du 11 septembre de crimes contre l'humanité, et donc
à requérir l'imprescriptibilité en l'espèce.
Deux procédés permettraient de parvenir à l'imprescriptibilité des crimes
terroristes. Le premier, celui que je propose, consiste à rendre
imprescriptibles les crimes terroristes. Le second consiste à qualifier d'abord
de crimes contre l'humanité tel ou tel crime que l'on ne souhaite pas voir
automatiquement prescrit, et cela au cas par cas. Mais le citoyen peut-il
comprendre que le crime terroriste doive passer par cette qualification de
crime contre l'humanité pour devenir imprescriptible ?
La question d'un découplage « crimes contre l'humanité - imprescriptibilité »
doit être posée. Ainsi, si tous les crimes contre l'humanité sont
imprescriptibles par nautre, pourquoi l'imprescriptibilité serait-elle réservée
exclusivement aux crimes contre l'humanité ?
Il n'est pas satisfaisant de dire que le caractère exceptionnel de la réponse
judiciaire apportée aux atrocités nazies résulterait de leur seule
imprescriptibilité. Il résulte surtout du raisonnement salutaire de la justice
qui, notamment lors du procès Barbie, a permis d'appliquer la loi
d'imprescriptibilité de 1964 à raison de faits commis pendant la guerre, sans
contrevenir au princice de la non-rétroactivité de la loi pénale.
Rendre imprescriptibles les actes de terrorisme ne présenterait pas ce
caractère exceptionnel qui confirme la singularité des poursuites diligentées
contre les auteurs des atrocités nazies. En effet, il ne saurait être question
de déroger au code pénal, qui prévoit que les lois relatives à la prescription
sont applicables immédiatement, sauf quand elles ont pour effet d'aggraver la
situation de l'intéressé.
En matière d'imprescriptibilité des crimes terroristes, traduisons les
aspirations de nos concitoyens. Pour eux, c'est avant tout notre conscience qui
devrait dicter le droit.
Le second volet de la proposition de loi que je soumets à votre examen
concerne les modalités d'exécution des peines applicables aux crimes
terroristes. Pourquoi faut-il que les peines prononcées à l'encontre des
terroristes soient incompressibles ?
Le terroriste, par essence, nie le fonctionnement de nos sociétés
démocratiques. Il n'est pas capable de s'amender, car s'amender consiste, en
quelque sorte, à solliciter le pardon de la société. Or le terroriste ne
reconnaît pas la société : il la combat.
De plus, la société peut-elle préparer l'éventuelle réinsertion de celui qui
la dénie ?
L'adoption de la règle de droit que je propose aurait pour effet
l'instauration de peines de perpétuité réelles pour des terroristes.
Si nous refusons ce principe de perpétuité, nous devons, d'une part, le dire,
comme l'ont fait les orateurs, et, d'autre part, modifier en conséquence tous
les articles du code pénal qui prévoient la réclusion criminelle à
perpétuité.
A quoi bon voter des lois dont nous savons aujourd'hui qu'elles ne seront pas
appliquées ? J'ai le sentiment profond qu'en agissant ainsi nous trompons ceux
qui nous ont élus.
Monsieur le rapporteur, vous rappelez en juriste de profession que le droit
français ne comporte aucune peine totalement incompressible. Est-ce cependant à
vos yeux une raison suffisante et raisonnable pour ne pas faire évoluer le
droit ? Le Parlement ne doit-il pas constituer une source vivante du droit ?
Vous expliquez que l'institution de peines incompressibles trouve sa source
non seulement dans l'extrême gravité des faits, mais aussi, et surtout, par la
crainte de la récidive. Je n'imagine pas qu'en matière de terrorisme la
récidive ne puisse vous inquiéter.
Vous nous dites, enfin, que les dispositions du droit laissent au juge une
grande latitude en matière d'individualisation des peines : permettez-moi
d'oser souhaiter qu'il y soit mis fin lorsqu'il s'agit de terrorisme.
Il y a peu d'éléments dissuasifs à des actes criminels perpétrés pour des
raisons idéologiques, politiques ou religieuses. A-t-on cependant le droit d'en
négliger un qui pourrait épargner de nouvelles victimes potentielles ? Faut-il
permettre, vu la gravité exceptionnelle des crimes, qu'un juge ait la faculté
de libérer un terroriste, parfois tueur de masse, au bout de quinze ou
vingt-deux ans maximum ?
Chers collègues, je vous en prie, considérez cet argument supplémentaire et
donnons-nous les meilleurs outils pour travailler à la sécurité de nos
concitoyens.
Monsieur le rapporteur, les conclusions que vous avez présentées sont
négatives pour ce qui concerne l'incompressibilité au motif, selon vous, que le
texte qui vous a été soumis « ne laisse aucune latitude à la juridiction pour
apprécier le caractère nécessaire de la peine incompressible et ne prévoit
aucune possibilité d'aménagement ».
Si cette proposition de loi avait permis cette latitude et cette possibilité
d'aménagement, aurait-elle reçu un avis favorable de la commission des lois ?
M'inscrivant dans votre logique, je vous pose la question : pourquoi la
commission ne propose-t-elle pas alors un amendement ?
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je ne
saurais vous cacher mon étonnement devant les réactions des médias quant au
sort de deux talibans détenus sur l'île de Cuba.
Certes, on doit s'assurer que leur traitement est digne, et pas seulement au
motif qu'ils ont un jour possédé une carte d'identité française. Mais on doit
quand même au moins s'assurer également qu'ils seront effectivement poursuivis,
jugés et condamnés.
Mes chers collègues, la proposition de loi que j'ai l'honneur de vous
soumettre répond aux attentes profondes et légitimes de notre conscience
collective. Ne la rejettez pas ! Le contexte que nous impose le terrorisme est
totalement nouveau : il nous interdit de faire appel à un arsenal de lois
obsolètes.
De plus, Mme la garde des sceaux et M. le rapporteur ont déclaré comprendre
mes motifs, mais... Ce « mais » a peu de poids en regard des souffrances
passées et des dangers à venir.
Imaginons que nous débattions au lendemain des attentats du 11 septembre :
nous n'aurions pas déjà oublié que nous sommes en guerre. Une démocratie qui ne
se défend pas est en réel danger.
(Applaudissements sur les travées du RDSE et de l'Union centriste.)
M. Patrice Gélard,
rapporteur.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Patrice Gélard,
rapporteur.
Permettez-moi de faire deux observations.
Tout d'abord, sur l'imprescriptibilité, j'estime qu'elle est, en l'occurrence,
inconstitutionnelle.
Seuls les crimes de nature internationale tel le crime contre l'humanité
peuvent, me semble-t-il, faire l'objet de l'imprescriptibilité. L'extension à
d'autres crimes nécessiterait une convention internationale. Quant aux Etats
qui ouvriraient la brèche en introduisant dans leur code pénal
l'imprescriptibilité des crimes en matière de terrorisme, en attendant d'autres
extensions, je ne suis pas sûr qu'ils resteraient encore conformes à la
définition même de la démocratie.
Ensuite, sur l'incompressibilité des peines, je constate qu'elle ne serait
également pas conforme à la Constitution, pas plus d'ailleurs qu'à la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou à la Convention européenne
des droits de l'homme.
Non, vraiment, mes chers collègues, nous nous engagerions dans une voie
extrêmement dangereuse si nous vous suivions, et quels que soient les motifs
qui vous animent.
J'ajoute qu'il faut distinguer : il y a terrorisme et terrorisme. Prenez
l'exemple du plastiquage d'une perception : va-t-on prévoir
l'imprescriptibilité et l'incompressibilité pour un acte de cette nature,
purement matériel ?
En réalité, c'est le sort des victimes innocentes qui intéresse les auteurs de
la proposition de loi. Mais, chers collègues, les victimes innocentes sont
d'ores et déjà prises en compte au titre du crime contre l'humanité. A cet
égard, les attentats du 11 septembre constituent typiquement un crime contre
l'humanité.
Si donc l'intention est bonne, le moyen utilisé n'est pas satisfaisant. C'est
la raison pour laquelle je pense que nous devons refuser cette proposition de
loi.
Nous ne pouvons pas, mes chers collègues, modifier profondément toutes les
bases de notre droit pénal pour traiter d'un cas précis ; ce serait aller dans
une direction extrêmement dangereuse. Je rappellerai, en outre, qu'en dehors
des crimes contre l'humanité les pays qui ont mis en place des
incompressibilités et des imprescriptibilités de crimes sont, en réalité, des
dictatures.
M. Robert Bret.
Très bien !
M. le président.
La parole est à M. Girod.
M. Paul Girod.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je suis membre
de la commission des lois et, à ce titre, j'ai évidemment quelque compréhension
pour les arguments qu'ont développés tant M. le rapporteur que M. Badinter.
Je conçois bien que notre droit actuel, issu d'une longue tradition, soit
difficilement compatible avec un régime d'incompressibilité et
d'imprescriptibilité.
Dans le même temps, cependant, j'ai l'honneur, succédant en cela à notre
regretté collègue Maurice Schumann, de présider le Haut comité de défense
civile. Ce comité étudie depuis de nombreuses années l'évolution des types de
menace et le style non plus seulement de protection civile mais, au-delà, de
défense civile auquel il s'agit de réfléchir pour préparer à nos sociétés un
avenir qui soit, disons, normal.
Depuis longtemps donc, nous avons été amenés à attirer l'attention d'un
certain nombre de responsables sur la transformation des menaces. Pendant la
guerre de Trente Ans, l'Europe a connu un véritable génocide croisé. Rappelons
que près de la moitié de la population européenne y est passée ! Il a fallu
surmonter beaucoup de difficultés pour mettre un terme à cette anarchie. D'une
certaine manière, les grandes lois qui régissent actuellement le cas de guerre
et le cas de paix sont issues de cette nécessité, apparue à l'époque, de
ménager un minimum de règles.
Du reste, les armées nationales sont nées aussi du même constat. Tout notre
droit est imprégné d'une tradition de quatre siècles de progrès pour le respect
de la personne humaine et pour la canalisation des tensions internationales et
des conflits armés dans un système organisé.
Le xxe a fait surgir, dans ce contexte relativement simple, un certain nombre
d'innovations majeures. Il s'agit, entre autres, du détournement de la
puissance d'Etat au service d'une idélologie sans scrupule et sans limites, qui
a débouché sur les crimes nazis, sur le goulag aussi - il ne faut tout de même
pas l'oublier - ainsi que sur des transplantations brutales de peuples entiers.
A cet égard, le conflit actuel en Tchétchénie devrait nous rappeler qu'à la fin
de la guerre de 1939-1945 Staline avait déporté tous les Tchétchènes au
Kazakhstan, sans autre forme de précaution, et que ceux-ci en ont gardé un
souvenir précis. D'ailleurs, Soljenitsyne, dans
L'Archipel du goulag
,
rend hommage à la manière dont les Tchétchènes résistaient à leur oppresseur en
ne transigeant jamais sur quoi que ce soit.
C'est donc le xxe qui a introduit dans la notion de conflit des dimensions que
nous ne connaissions pas auparavant pour déboucher, en ce début du xxie siècle,
sur une substitution : des affrontements militaires classiques nous dérivons
vers une utilisation des populations civiles. D'ailleurs, Hitler, quand il
lançait ses
stukas
à l'assaut des populations civiles en avant de ses
divisions blindées, savait parfaitement ce qu'il faisait : non seulement il
cassait le moral de tous, mais, surtout, il jetait sur les routes des masses
immenses de réfugiés qui bloquaient toute avancée des divisions ennemies.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette théorie a prospéré depuis et
que, devant la menace que nous connaissons, ce sont les populations civiles
dans leur ensemble qui, par leur moral, leur économie et leur structure,
deviennent un instrument dans les mains de quiconque prétend imposer à tous une
culture très différente de celle qui a nourri la civilisation occidentale, une
culture fondée notamment sur le respect des droits de l'homme.
Par conséquent, nous sommes devant un problème totalement nouveau sur lequel
nous n'avons sûrement pas assez réfléchi. En particulier, nous semblons par
trop ignorer que ce problème n'est pas seulement originaire d'un pays démuni
d'Asie centrale mais qu'il est déjà chez nous, comme nous nous en apercevons de
jour en jour.
Grâce au ciel, en effet, notre dispositif de lutte contre le terrorisme a une
certaine efficacité et on démantèle chaque jour, chez nous et en Europe, des
réseaux, des cellules, des bases, des relais. C'est ainsi qu'à l'occasion de ce
que l'on appelle gentiment un fait divers, on arrête, comme cela s'est passé
dans le sud de notre pays, il n'y a pas si longtemps, un jeune excité qui, dans
la même journée, a tiré sur des gendarmes et tué un directeur de cabinet de
mairie et que l'on trouve, lors de la perquisition, détenteur de deux
lance-roquettes de gros calibre, bref d'un arsenal invraisemblable qu'il n'a
sûrement pas trouvé dans une pochette-surprise !
Donc, face à cette menace inédite, tout reste à inventer en termes de réponse.
Nous disposons d'un arsenal législatif concernant les individus ; nous avons un
corps de règles de la guerre s'adressant aux nations. Entre les deux, nous
devons trouver un dispositif nouveau qui prenne en compte ces menaces nouvelles
et, surtout, mettre en chantier une adaptation de nos conceptions du droit pour
faire face à la lâcheté des terroristes et aux manoeuvres qui sont les
leurs.
Sans doute les propositions de notre collègue Aymeri de Montesquiou, au
travail duquel je rends hommage, sont-elles techniquement imparfaites, mais
elles ne sont pas prématurées. Au contraire, nous aurions dû engager depuis
lontemps déjà la réflexion à la lumière d'événements dont le 11 septembre n'est
que la première manifestation massive, pour mieux « cadrer » la réaction de nos
sociétés face à cette menace diffuse et sournoise.
Je le dis tout net, je m'abstiendrai. Non pas parce que j'ai été convaincu par
les arguments de la commission des lois, qui nous dit que le texte est malvenu
et qui nous appelle à voter contre. Je ne voterai pas plus pour, parce que je
me rends bien compte des obstacles techniques, et philosophiques, aussi,
auxquels nous allons nous heurter, mais je me refuse à voter contre, pour la
simple raison que notre collègue Aymeri de Montesquiou a le mérite de saisir le
Parlement, en une période délicate - non pas seulement du fait des événements
de politique intérieure française, mais délicate pour le monde entier -, une
question sur laquelle nous n'avons pas le droit de refuser de réfléchir !
(Applaudissements sur certaines travées du RDSE et de l'Union
centriste.)
M. le président.
La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je ne
vous étonnerai pas en disant que mon groupe votera contre la proposition de loi
de M. de Montesquiou, suivant en cela l'avis de la commission des lois.
Le terrorisme est, en effet, un sujet suffisamment grave pour que l'on ne
tolère aucune solution d'affichage exploitant le traumatisme et les angoisses
de nos concitoyens nés de l'horreur effroyable des attentats du 11 septembre.
Le plaidoyer de M. de Montesquiou me conforte dans cette voie.
(M. de
Montesquiou fait un signe dubitatif.)
M. le rapporteur de la commission des lois l'a très bien souligné, cette
proposition est contraire à tous les principes de notre droit.
L'imprescriptibilité n'existe que dans le cadre des crimes contre l'humanité.
Je rejoins entièrement M. Gélard lorsqu'il met en garde contre la banalisation
qu'entraînerait l'extension de cette règle à d'autres crimes.
Il est absolument indispensable de préserver le caractère exceptionnel de
cette règle. Il serait d'ailleurs souhaitable que des attentats terroristes,
tels que ceux du 11 septembre, puissent relever de la définition du crime
contre l'humanité, comme l'a dit Mme la garde des sceaux,...
M. Aymeri de Montesquiou.
Alors, soyez logique jusqu'au bout !
Mme Nicole Borvo.
... en tant que pratiques massives d'actes inhumains, perpétrés pour des
motifs politiques, religieux, philosophiques ou raciaux, et peut-être tout cela
à la fois.
De plus, l'incompressibilité des peines n'existe pas dans notre droit et
serait contraire à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et à
l'ensemble des normes que les démocraties se sont données et doivent
respecter.
En outre, je ne suis pas certaine qu'une telle disposition n'aboutirait pas à
exclure les exemptions et réductions de peines prévues aux articles 422-1 et
422-2 du code pénal par le législateur de 1986. Il s'agit, je le rappelle,
d'obtenir du repentant des informations permettant de prévenir des actes de
terrorisme, de préserver la vie humaine ou de contribuer au démantèlement des
réseaux terroristes. Une telle exclusion aurait des effets tout à fait négatifs
sur la lutte contre le terrorisme, qui est pourtant l'objectif majeur.
Monsieur de Montesquiou, la commission avait souhaité que vous retiriez votre
proposition de loi ; vous ne l'avez pas voulu. Le Parlement ne gagne pas en
crédibilité avec de tels textes.
Je me contenterai de deux observations.
Premièrement, parce que le terrorisme constitue un véritable défi pour la
démocratie, il convient, face à la barbarie, de toujours défendre le règne du
droit. Notre devoir est de l'assumer vis-à-vis des nos concitoyens.
Nous avions d'ailleurs défendu une position semblable lors de l'examen des
dispositions antiterroristes proposées par le Gouvernement lors de la
discussion du projet de loi relatif à la sécurité quotidienne.
L'émotion de la communauté internationale dans son ensemble devant les
conditions dans lesquelles sont traités les prisonniers de Guantanamo montre à
quel point il s'impose de privilégier le droit sur la force si l'on veut
prétendre à la légitimité. Cela nous ramène d'ailleurs au débat sur la Cour
pénale internationale : il est effectivement nécessaire que le droit
international évolue et, surtout, soit respecté, ce que, hélas, trop de grandes
puissances refusent. Face à l'horreur des camps de concentration de l'Allemagne
nazie, le procès de Nuremberg imposait la supériorité du système démocratique.
Nous ne devons jamais l'oublier.
Deuxièmement, il faut se garder des amalgames qui conduisent à tenir pour
terroristes des comportements, certes condamnables, mais qui n'entrent
évidemment pas dans les définitions légales du terrorisme.
On sait quelles interrogations ont été suscitées lors des débats européens sur
l'élaboration d'une définition commune du terrorisme. Différentes associations
de droits de l'homme, au premier rang desquelles Amnesty International, ont
montré qu'une telle définition pouvait aboutir à réprimer des formes de
protestation pacifique, telles l'occupation de lieux stratégiques ou
l'arrachage d'OGM - c'est à l'ordre du jour ! - qui ne peuvent en aucun cas
être comparées aux attentats du 11 septembre à New York.
(Applaudissements
sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
J'interviendrai plus à titre personnel d'ailleurs qu'en
tant que garde des sceaux.
A la suite des propos tenus par Mme Borvo, à l'instant, je rappelle que,
lorsque nous avons tenté, à l'échelon européen, de mettre en place une
harmonisation des législations en matière de terrorisme, ne serait-ce que sur
l'incrimination, nous avons constaté à quel point il fallait être vigilant sur
les mots et les phrases. Je salue d'ailleurs l'importante contribution de la
Suède, qui a permis d'avancer dans ce travail, avec beaucoup de précision.
Après les attentats du 11 septembre, il faut se poser la question des crimes
contre l'humanité et j'espère que les Etats-Unis se soucieront enfin de la
justice internationale. Car il est paradoxal que ce pays victime, déstabilisé,
prenne des mesures importantes pour lutter contre le terrorisme et refuse la
Cour pénale internationale.
Notre objectif essentiel est de lutter contre les réseaux, notamment de
blanchiment d'argent ou de trafic d'armes, qui provoquent parfois les drames
que l'on a connus dans le sud de la France, cela ne doit pas nous entraîner
au-delà de la recherche de l'efficacité.
Enfin, certains terroristes, je pense surtout à ceux d'Al Qaïda, qui offrent
leur vie pour les actes en question, sans aucun respect de la vie, ni de la
leur ni de celle des autres, qui exploitent victimes et martyrs afin de
provoquer la naissance d'autres réseaux, cherchent non seulement à nous
déstabiliser, mais aussi à porter atteinte aux principes fondamentaux du droit
dans nos démocraties. Y parvenir constituerait pour eux une première victoire.
Prenons-y garde !
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que
sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Demande de renvoi à la commission