SEANCE DU 14 FEVRIER 2002
réforme des tribunaux de commerce
Rejet d'un projet de loi déclaré d'urgence
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 239, 2000-2001),
adopté par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence, portant réforme
des tribunaux de commerce. [Rapport n° 178 (2001-2002).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais d'abord vous présenter mes
excuses pour la fin de la journée, car je voulais, bien sûr, être présente pour
l'ensemble de la discussion des trois textes, mais le JAI, le Conseil Justice
et Affaires intérieures, qui est réuni depuis ce matin, abordera en fin de
journée la négociation concernant les relations avec les Etats-Unis après les
attentats du 11 septembre et l'harmonisation de l'incrimination terroriste, et,
demain matin, à neuf heures, il évoquera les problèmes du droit de la famille
et des enfants de parents divorcés, qui ont actuellement de gros soucis sur le
territoire européen. J'ai différé au maximum mon départ. M. Daniel Vaillant a
bien voulu assister à une partie de la discussion des ministres de la justice.
Je quitterai donc le Sénat à dix-huit heures, M. Jean-Jack Queyranne m'ayant
alors rejoint afin de poursuivre le débat. C'est désolant, mais telles sont les
contraintes de l'emploi du temps.
Concernant le projet de loi qui vous est soumis, tout le monde s'accorde sur
la nécessité d'une réforme de la justice commerciale. Elle constitue une
réforme fondamentale de notre organisation judiciaire.
Nombreuses ont été les tentatives, mais il est difficile de savoir s'il
s'agissait d'une simple pétition de principe ou d'une volonté d'aboutir.
Il ne fait aucun doute que le Gouvernement veut conduire la réforme à son
terme. Nonobstant l'opposition de certains juges consulaires, sur laquelle je
reviendrai, l'Assemblée nationale a, en première lecture, adopté, le 28 mars
2001, deux projets de loi : le projet de loi portant réforme des tribunaux de
commerce et le projet de loi organique modifiant l'ordonnance n° 58-1270 du 22
décembre 1958 relative au statut de la magistrature et instituant le
recrutement de conseillers de cour d'appel exerçant à titre temporaire. Le 29
mars 2001, l'Assemblée nationale a adopté le troisième volet de la réforme,
avec le projet de loi modifiant la loi n° 85-99 du 25 janvier 1985 relative aux
administrateurs judiciaires, mandataires judiciaires et experts en diagnostic
d'entreprise.
L'adoption de ces trois textes puis la saisine de votre Haute Assemblée
marquent la détermination du Gouvernement à voir aboutir la réforme globale de
la juridiction commerciale, et nul doute que ces textes continueront à cheminer
car ils sont difficiles mais passionnants et intéressants pour l'avenir, en
particulier s'agissant du règlement des difficultés de nos entreprises,
notamment des plus petites d'entre elles.
Parce que cette réforme est effectivement attendue, notamment par les petites
et moyennes entreprises ainsi que par les artisans et l'UPA, l'Union
professionnelle artisanale, qui - il faut le savoir - ne se « retrouvent » pas
dans l'organisation et le fonctionnement actuel des tribunaux de commerce ;
parce que cette réforme est nécessaire pour assurer les conditions d'une
véritable régulation par le droit de la vie économique et sociale, qui est l'un
des éléments clés de la compétitivité de notre pays ; parce que cette réforme
répond aux besoins, pour tout pays démocratique, d'une justice impartiale et
soucieuse de répondre aux attentes de ses concitoyens, elle avait été annoncée
par Mme Elisabeth Guigou en conseil des ministres dès le 14 octobre 1998.
Celle-ci avait fait part de la difficulté de ce texte mais aussi de sa
détermination à le porter, autour de trois principes fondamentaux :
impartialité, transparence et qualité.
C'est cela que les citoyens attendent de la justice en général et de la
justice commerciale en particulier, laquelle est trop souvent mise en cause au
regard de ces principes, comme le font souvent remarquer nombre de juges
consulaires.
Le défaut d'impartialité, c'est le principal reproche qui a été fait, ici ou
là, aux tribunaux de commerce. Le rapport de la commission parlementaire en
donne des exemples, même s'il rappelle aussi, et c'est en effet important, que
les juges consulaires exercent leurs fonctions bénévolement et, pour la
majorité d'entre eux, avec dévouement.
Mais il faut également, chacun en convient et les juges consulaires les
premiers, en finir avec l'ère du soupçon.
C'est pourquoi d'ailleurs, après une assemblée générale à laquelle j'avais
assisté deux jours après mon arrivée au ministère, nous en étions ensemble
convenu, pour que cette page soit tournée et que l'on ait véritablement
confiance dans une bonne justice commerciale.
D'une manière plus générale, il faut assurer aux justiciables les conditions
d'impartialité requises devant toutes les juridictions par le dernier état de
notre droit, qui puise d'ailleurs en ce domaine son inspiration dans les
dispositions de la convention européenne des droits de l'homme et des libertés
fondamentales.
Pour cela, il faut d'abord renforcer les garanties d'impartialité, à la fois
objective et subjective, de ceux qui oeuvrent au sein des tribunaux de
commerce. C'est la voie qui a été choisie. C'est le choix de la mixité.
La mixité, c'est le coeur de la réforme. Il s'agit d'associer des juges élus
et des juges professionnels dans une même formation de jugement, avec pour
objectif d'assurer une justice plus rigoureuse, puisque se trouveront réunies
la connaissance des règles de fond et de procédure et la perception, pour
chaque affaire, de sa dimension économique.
Le projet initial du Gouvernement reposait sur une logique : faire intervenir
chaque catégorie de juges dans les domaines où leurs qualités sont les plus
utiles. Cela conduisait à mobiliser les magistrats professionnels, aux côtés
des juges élus, sur les contentieux dans lesquels l'ordre public économique est
en jeu et pour lesquels les garanties d'impartialité et de respect de la
procédure sont les plus nécessaires.
S'agissant de la détermination de la compétence des chambres mixtes, je l'ai
dit et je le répète, il fallait rechercher une solution équilibrée, ce qui
n'était pas chose aisée. Le débat n'a pas lieu d'être idéologique.
J'ai donc adopté une démarche pragmatique.
Après avoir beaucoup écouté, j'ai estimé préférable de limiter la compétence
de ces formations mixtes à la connaissance des affaires relatives aux
procédures collectives.
Je crois à la vertu de la méthode expérimentale et à la pédagogie, par
l'exemple.
J'en viens à la transparence.
Les rapports de la mission d'enquête parlementaire et de la mission conjointe
des inspections générales des finances et des services judiciaires, mais aussi
les observations de nombre de praticiens du droit ont mis en lumière ce qui a
été longtemps - trop longtemps sans doute - pressenti mais caché : la justice
commerciale a trop souffert du manque de transparence dans son mode de
fonctionnement.
A côté de l'impartialité, cette absence de transparence, d'ailleurs due plus à
l'histoire qu'à la volonté, nourrit souvent le soupçon auprès de l'ensemble des
justiciables, ce qui est dommage. Il convient donc de s'en détacher
définitivement.
Il a paru essentiel de modifier le mode d'élection des juges consulaires.
Bien sûr, diverses solutions pouvaient être envisagées. J'ai toujours dit que,
sur ce sujet, comme sur d'autres, le texte proposé par le Gouvernement pouvait
évoluer sous la seule condition de ne pas ressusciter, sous quelque forme que
ce soit, les vieilles pratiques de la cooptation réduite à quelques cercles
étroits.
Ces pratiques ont, autant que les affaires, fortement contribué à la
dégradation de l'autorité et de l'image des tribunaux de commerce. C'est
pourquoi a eu lieu ce mouvement des plus petites entreprises, qui, récemment
encore, souhaitaient que l'on ne revienne pas sur les nouveaux modes
d'élection.
Les projets du Gouvernement visent un troisième objectif, dont on ne parle, à
mon avis, pas assez et auquel contribuent l'impartialité et la transparence :
c'est la qualité de la justice rendue aux citoyens.
A cet effet, il faut conférer une plus grande qualité à la justice
commerciale, et cela passe par la mixité. Je note d'ailleurs que, au cours des
entretiens de Vendôme ou dans les propositions de réforme de l'institution
judiciaire dans son ensemble, la mixité pour les autres tribunaux revient de
plus en plus. Ce qu'on me demande pour les uns doit sûrement être bon pour les
autres.
L'introduction de la mixité dans les juridictions consulaires n'est pas
inspirée par une question de pouvoir, et surtout pas - il faut définitivement
abandonner cette idée - par une question de sanction. Elle est uniquement
fondée sur la recherche d'un meilleur service aux justiciables, aux juges
consulaires eux-mêmes qui passent d'ailleurs souvent beaucoup de temps sur les
dossiers difficiles, par l'association de compétences diversifiées. Cela ne
peut qu'être un enrichissement.
C'est pourquoi le Gouvernement a tenu à ce que la mixité soit également
introduite - c'était un pas important que les juges consulaires avaient
apprécié en leur temps, en tout cas - dans les chambres commerciales des cours
d'appel, où cela n'était donc pas le cas. Ces cours bénéficieront ainsi, comme
déjà la chambre commerciale de la Cour de cassation, de la participation de
praticiens des entreprises, qui apporteront, aux côtés des magistrats
professionnels et à égalité de voix avec eux, le regard de leur expérience du
monde des affaires. C'est la réciprocité dans la mixité.
Je voudrais aussi rappeler que les réformes proposées ne sont qu'une partie
d'un ensemble beaucoup plus vaste qui intéresse globalement le secteur
économique des entreprises et des salariés qui y travaillent. Vous savez que
j'ai quelques raisons, par mes précédentes fonctions ministérielles, de me
préoccuper de cette question. J'avais d'ailleurs, très en amont, participé aux
négociations concernant les réformes des tribunaux de commerce.
La réforme des procédures liées aux difficultés des entreprises, autrefois
régies par la loi de 1984 relative à la prévention et au règlement amiable des
entreprises et par la loi de 1985 relative au redressement et à la liquidation
judiciaire des entreprises, aujourd'hui codifiées dans le code de commerce,
constituera le second volet de cette réforme d'ensemble. Il faut l'entreprendre
le plus tôt possible. D'ailleurs, de nombreuses concertations ont déjà permis
d'en jeter les bases.
Tels sont les grands principes qui ont guidé le Gouvernement dans son projet
de réforme globale de la justice commerciale.
Je me suis volontairement abstenue d'entrer dans le détail des mécanismes
retenus pour mettre en oeuvre ces principes, dès lors que la commisison des
lois a déposé une motion tendant à opposer la question préalable dont
l'adoption entraînerait le rejet du projet de loi.
Je souhaiterais seulement apporter, au regard des conclusions de la commission
des lois, les précisions suivantes.
La commission relève d'abord que, du fait d'une absence de dialogue entre le
Gouvernement et les juges consulaires, « les conditions d'une réforme viable
n'étaient pas réunies ».
Le dialogue a eu lieu. Encore faut-il s'entendre sur le mot « dialogue ».
J'ai aujourd'hui le sentiment que, pour les juges consulaires, « dialoguer »,
c'est vouloir non pas discuter, échanger, mais imposer des solutions. Or, ce
n'est pas ainsi que les choses fonctionnent. Il y a bien eu dialogue, en
particulier au mois de mars 2001, et un dialogue abouti puisque, notamment
comme je viens de l'indiquer, le périmètre de la compétence de la chambre mixte
a été modifié ; de plus, j'ai accepté la création d'un Conseil national des
juges élus des tribunaux de commerce, ce qui était une demande très forte des
juges consulaires.
Ces dispositions, qui ont été discutées avec les représentants des juges
consulaires, ont fait l'objet devant l'Assemblée nationale d'amendements
gouvernemenaux qui ont été acceptés.
Aujourd'hui, en remettant pour partie en cause les engagements souscrits et en
organisant un nouveau mouvement de grève des audiences, les juges consulaires
donnent le sentiment de se comporter en « propriétaires » - c'est le terme
qu'ils employaient eux-mêmes dans un tract - de leur juridiction. Cela n'est
naturellement pas bon. Par conséquent, si nous n'avons pas été clairs dans nos
explications, il nous faudra continuer à en donner.
J'ai le sentiment que, au-delà des pétitions de principe, les juges
consulaires ne souhaitent, pour la majorité d'entre eux, aucune réforme. Or,
cette dernière ne peut, à mon avis, pas être arrêtée, ne serait-ce qu'en raison
de la position d'un certain nombre d'entrepreneurs.
La commission estime ensuite que la réforme ne pourrait de toute évidence être
mise en oeuvre, compte tenu « qu'il est patent que la justice ne dispose pas
aujourd'hui de moyens suffisants pour appliquer cette réforme ».
Je ne souhaite pas allonger les débats en rappelant dans le détail l'effort
sans précédent consenti par ce gouvernement en termes de création d'emplois de
magistrats et de fonctionnaires de justice.
Mais je soulignerai, s'agissant de la réforme des tribunaux de commerce, que,
dès l'annonce, en octobre 1998, du projet du Gouvernement, Elisabeth Guigou a
informé de la création de postes de magistrats devant accompagner la réforme.
Ces postes ont été créés. Certes, depuis, ils ont été utilisés à autre chose,
et l'on me dit que, comme les personnes concernées travaillent bien là où elles
sont actuellement, on ne peut les récupérer. Mais nous avons créé 739 postes en
tout, dont 110 étaient destinés aux tribunaux de commerce, et l'on vient
d'annoncer la création de 1 200 postes supplémentaires. Par conséquent, les
postes sont en nombre suffisant pour répondre à la réforme, même si l'on peut,
le cas échéant, discuter de la date de sa mise en oeuvre.
Sans vouloir prolonger les débats, je rappellerai aussi que, dès les lois de
finances pour 1999 et pour 2000, les postes effectivement créés ont été non
seulement budgétés, mais aussi accompagnés de créations de postes de
fonctionnaires. Nous avons tenu - et cela a été un élément extrêmement
important de la discussion avec les juges consulaires - à ce que ces postes
réservés aux tribunaux de commerce constituent, d'un point de vue hiérarchique,
des postes de responsabilité, notamment à Paris ; de fait, il s'agit de postes
hors hiérarchie.
Cette volonté a certes suscité des difficultés : à partir du moment où l'on
veut des juges dont la compétence soit reconnue, des magistrats qui aient aussi
une grande expérience, on ne peut pas nommer des magistrats débutants. C'est là
un des arguments qui m'avaient conduite à expliquer aux juges consulaires que,
puisque nous choisissons non pas des magistrats débutants, mais des magistrats
hors hiérarchie, nous ne pouvions pas, en particulier, leur confier des rôles
d'assesseurs ; sinon, je n'aurais pas de candidats aux postes ! On ne peut à la
fois me réclamer des magistrats de haut niveau et leur demander de simplement
assister des juges consulaires ! Si certains auraient sûrement aimé ce travail,
ils auraient cependant été minoritaires !
Ces 110 postes que j'évoquais sont donc suffisants pour faire face à la mise
en oeuvre de la réforme, puisque, par rapport à ce qui avait été annoncé en
1998, nous avons fortement réduit le périmètre de la compétence des chambres
mixtes. On ne peut donc pas arguer d'une insuffisance des moyens.
Surtout - il faut le reconnaître -, c'est une réforme équilibrée, comme j'ai
eu l'occasion de le dire devant l'assemblée générale des juges consulaires. Je
suis attentive à toute réaction d'une société, dût-elle émaner d'une partie
assez minoritaire de la société économique. Or, cette réforme concilie les
exigences d'impartialité, de transparence, de maîtrise des règles de droit et
de procédure, et la connaissance, la pratique du monde économique.
Mais nous devons, en France, être vigilants. Comme la plupart des élus locaux
- et je sors là de ma fonction de ministre de la justice -, j'ai trop reçu
d'entrepreneurs qui ont la très forte impression que, entre le moment où ils
ont déposé le bilan et celui où les affaires ont été réglées, tout ne s'est pas
forcément très bien passé et qu'ils n'ont pas été entendus.
Je tiens à leur dire que nous les entendons, nous, ici, à propos de cette
réforme des tribunaux de commerce. Nous savons que les petites et moyennes
entreprises sont beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus soumises aux aléas
de l'économie que les grandes. Lors du débat sur les nouvelles régulations
économiques, en pleine négociation de cette réforme des tribunaux de commerce,
j'ai rappelé qu'il suffisait parfois à la grande distribution et aux grandes
entreprises de changer de stratégie industrielle ou commerciale pour que les
petites et moyennes entreprises aient de grosses difficultés...
M. Jean-Jacques Hyest.
Il faut changer les délais de paiement...
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Les petites entreprises sont les banquiers des grandes,
mais cela, ce n'est pas à moi que vous l'apprendrez !
Tout cela conduit très souvent les entrepreneurs de petites ou moyennes
entreprises dans les tribunaux de commerce. Dans ceux de certaines villes, ils
se sentent entendus, parce que le tissu est essentiellement composé de petites
et de moyennes entreprises ; mais, dans les très grandes villes, ils n'ont pas
le même sentiment, le tissu étant formé de petites et moyennes entreprises.
C'est pourquoi, rien que pour eux, il est important de recréer un climat de
confiance, un climat de lecture claire du droit et de connaissance du monde
économique, pour que, comme les salariés, dans les procédures collectives, ces
entrepreneurs aient la conviction que tout a été fait pour que les conflits
soient bien réglés, ce qui n'est pas malheureusement pas toujours le cas, même
si la très grande majorité des juges bénévoles accomplit un travail
extraordinaire, parfois avec un dévouement tel que je comprends aussi qu'il se
soient arc-boutés sur une réforme peut-être mal expliquée par moi, en tout cas
au départ.
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur
celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Paul Girod,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, nous venons
d'entendre un plaidoyer enflammé pour une réforme qui, cependant, suscite ici
ou là quelques réticences, c'est le moins que l'on puisse dire.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est cela, la réforme !
M. Paul Girod,
rapporteur.
En cet instant, ma première pensée va non pas vers les
magistrats des tribunaux de commerce, mais vers une masse relativement
importante de nos concitoyens qui pensent, à tort ou à raison - dans certains
cas, à raison - que les tribunaux de commerce ont fait preuve à leur égard
d'une certaine injustice.
Je dis : « dans certains cas, à raison », parce que, souvent, des gens
embarqués dans des aventures économiques dont ils ne maîtrisent ni les
contraintes ni les dimensions se retrouvent, du fait d'un jugement de tribunal
de commerce, en état personnel de désespérance, soit ayant souscrit des
engagements financiers souvent gagés sur leur patrimoine personnel de droit,
soit, à la suite d'une caution donnée, grugés, croient-ils, ou victimes, en
réalité, face à une situation juridique qu'ils n'avaient pas imaginée. Face à
la désespérance de ces gens-là, nous devons, me semble-t-il, faire preuve de
compassion et de compréhension, sans aller forcément jusqu'à l'acceptation.
Il est arrivé que les tribunaux de commerce, soit au sein de leur juridiction,
soit à côté, par l'intermédiaire des mandataires judiciaires, créent des
situations qui relevaient d'un caractère relativement scandaleux. Je crois
d'ailleurs savoir que, dans la plupart des cas, ces comportements scandaleux
ont été signalés, poursuivis et jugés. Il peut rester, ici ou là, un certain
nombre de scories, mais nous en reparlerons.
Il faut se rappeler que, comme le disait le doyen Carbonnier, « le jugement
d'équité n'en crée pas moins du droit, non pas une règle générale, mais une
solution individuelle. Solution d'un litige, apaisement d'un conflit : faire
régner la paix entre les hommes est la fin suprême du droit, et les
pacifications, les accommodements, les transactions sont du droit, bien plus
certainement que tant de normes ambitieuses ».
Un certain nombre de litiges doivent être jugés avec souplesse. Or la vie
économique est fondée sur la souplesse, sur la confiance. En effet, elle est
ainsi faite que, entre l'engagement et la liquidation, s'écoule nécessairement
un laps de temps pendant lequel la confiance est indispensable. C'est sur cette
dernière que veillent, depuis maintenant 435 ans, nos tribunaux de commerce ;
ils en sont les gardiens. C'est de cette confiance que naît l'existence d'une
économie. Or il n'y a pas de vie moderne, pas de progrès social, sans économie.
Et toute imprudence qui perturbe gravement le déroulement de la vie économique
entraîne des conséquences beaucoup plus importantes que celles qui concernent
uniquement telle ou telle catégorie de juges.
Je crains que les conséquences des conditions dans lesquelles se déroule ce
débat, avec les mouvements dont vous avez parlé tout à l'heure ne soient de
nature à perturber gravement l'économie française.
Par conséquent, je crois que nous devons les uns et les autres prendre
conscience du fait que nous manipulons en cet instant bien plus que ce que nous
pourrions imaginer faire en étudiant le statut personnel de tel ou tel, fût-il
magistrat consulaire ou magistrat professionnel.
En 435 ans, les tribunaux de commerce se sont progressivement multipliés sur
l'ensemble du territoire. Je rappelle qu'en 1563 un édit de Charles IX, inspiré
par Michel de L'Hospital, a mis en place un des premiers tribunaux de commerce
de France : celui de Paris. Depuis, l'institution consulaire n'a jamais été
contestée, même pas par la Révolution française qui, alors qu'elle balayait
toutes les institutions de notre pays, a estimé que ces juridictions devaient
être conservées. Les lois des 16 et 24 août 1790 sur l'organisation judiciaire
prévoyaient en effet l'établissement d'« un tribunal de commerce dans les
villes où l'administration du département jugeant ces établissements
nécessaires en formera la demande ».
Le code de commerce de 1807 a consacré définitivement l'existence des
tribunaux de commerce.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Régime progressiste s'il en est !
M. Paul Girod,
rapporteur.
Le caractère progressiste s'apprécie par rapport aux
événements antérieurs et non postérieurs ! Entre nous, la remise en ordre de la
France métropolitaine à cette époque n'était pas nécessairement malvenue,
compte tenu des événements qui se sont déroulés sous les régimes progressistes
qui se sont succédé en France entre 1792 et 1800 !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Quel socle !
M. Paul Girod,
rapporteur.
A cet égard, je ne pense pas qu'on puisse juger de manière
caricaturale l'histoire ou un régime quel qu'il soit.
(M. Michel
Dreyfus-Schmidt s'exclame.)
Actuellement, la France compte 191 tribunaux de commerce, 23 tribunaux de
grande instance compétents en matière commerciale - nous y reviendrons assez
largement dans la suite de la discussion -, 3 tribunaux de première instance
situés outre-mer, composés exclusivement de magistrats professionnels, à
l'instar des tribunaux de grande instance, 7 tribunaux de grande instance
disposant d'une chambre commerciale fonctionnant selon le système de
l'échevinage, en Alsace-Moselle, hérités du droit allemand, et 7 tribunaux
mixtes de commerce implantés outre-mer, dont le fonctionnement, hérité du
système colonial, est analogue à celui des juridictions d'Alsace-Moselle.
Au-delà de cette diversité, les tribunaux de commerce occupent une place
centrale dans le paysage judiciaire commercial, puisqu'ils représentent près de
82 % du nombre total des juridictions commerciales.
Cette organisation constitue une exception française, les pays étrangers ne
connaissant pas de système équivalent aussi varié. En Europe, seule la Belgique
semble avoir des juridictions spécifiques dénommées tribunaux de commerce, qui
fonctionnent selon le principe de l'échevinage, c'est-à-dire avec un président
professionnel et des juges assesseurs commerçants. En Allemagne, en
Grande-Bretagne et en Italie, les juridictions civiles traitent de litiges
commerciaux sous réserve de particularismes, puisqu'il existe aussi des
chambres commerciales en Allemagne. En Grande-Bretagne, les litiges commerciaux
les plus importants sont jugés par le tribunal de commerce, section de la
division du banc de la Reine, qui dépend de la Haute Cour, elle-même
exclusivement composée d'anciens avocats spécialisés en droit commercial, juges
professionnels désignés par leurs pairs.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'ensemble de la juridiction
commerciale en Europe n'est pas d'une unicité flagrante ! Si exception
française il y a, il y a d'autres exceptions ailleurs !
Nos tribunaux de commerce ont été institués à l'origine pour juger des litiges
entre marchands. On parlait alors d'une « justice de marchands rendue par les
marchands ». Depuis, les compétences des tribunaux de commerce ont beaucoup
évolué, puisque entrent désormais dans le champ de leurs compétences, à la
fois, ce que l'on appelle le contentieux général et les procédures
collectives.
A l'origine, seuls relevaient de la procédure du contentieux général les
contestations sur la réalité d'un acte de commerce et sa liquidation
financière. Les cas relevant de cette procédure ont considérablement augmenté
depuis, puisque l'on est peu à peu passé des seules transactions entre
commerçants aux problèmes avec les établissements de crédit, puis aux litiges
avec les sociétés commerciales, aux actes de commerce conclus entre toutes
personnes, commerçantes ou non, enfin aux billets à ordre signés par les
commerçants et les non-commerçants. On va beaucoup plus loin aujourd'hui
puisque relèvent désormais du contentieux général les pratiques
anti-concurrentielles, les abus de position dominante, les contentieux relatifs
aux instruments financiers, etc. Je passe sur les péripéties juridiques qu'a
connues le cadre juridique du contentieux général, qu'une erreur législative a
fait un temps disparaître, mais qui, heureusement, a été rétabli par la loi du
15 mai 2001 relative aux nouvelles réglementations économiques.
Il est une exception à la compétence des tribunaux de commerce ; en effet, par
un contrat passé en matière commerciale, les parties peuvent convenir d'une
clause compromissoire permettant de soumettre à un arbitrage, préalablement
défini, les litiges éventuels nés d'un acte de commerce.
Force est de constater que le recours aux instances arbitrales n'a pas
beaucoup joué à l'intérieur de notre pays, signe que les justiciables français
semblent accorder une confiance certaine aux tribunaux de commerce. Ce recours
à l'arbitrage n'a joué de façon relativement notoire, quoique non massive,
qu'en matière de contrats internationaux. Cette procédure est en effet une voie
plus commode que celle qui consiste à soumettre un contrat international à la
juridiction de tel ou tel pays. En tout cas, on peut en conclure qu'il n'y a
aucune crise de confiance à l'égard des tribunaux de commerce !
Là où les choses se compliquent, c'est depuis que les tribunaux de commerce se
trouvent de fait et de droit en charge de ce qu'on appelle « les procédures
collectives ». Elles concernent principalement des défaillances d'entreprises
aboutissant soit à leur disparition, soit à leur redressement, souvent dans le
cadre de procédures contraignantes avec liquidation, cession partielle entre
les mains de juges commissaires, de mandataires de justice, sous l'autorité du
président du tribunal, suivant des procédures contradictoires.
Ces procédures aboutissent parfois à de lourdes condamnations puisque le
tribunal de commece peut être amené à prononcer des sanctions telles que
l'interdiction de gérer ou le comblement de passifs. On peut d'ailleurs se
demander si la puissance régalienne matérialisée par la justice ordinaire ne
devrait pas être présente au moment du prononcé de peines de cette ampleur.
C'est un point sur lequel il faudra réfléchir. Il est certain en tout cas que
la résolution des problèmes découlant des « procédures collectives » pose de
redoutables cas de conscience aux tribunaux de commerce.
Parmi les critiques qui sont adressées à ces derniers, figure souvent leur
relative incompétence par rapport à l'énormité des dossiers, compte tenu de la
formation des magistrats consulaires et de leur champ d'expérience.
Ce problème avait reçu un début de solution lorsque la loi du 25 janvier 1985
avait renvoyé à un décret en Conseil d'Etat le soin de concentrer sur certains
tribunaux de commerce les plus gros dossiers, ceux qui concernaient les
entreprises de plus de cinquante salariés et dont le chiffre d'affaires
dépassait 20 millions de francs. Ainsi, sur 227 tribunaux de commerce, 96
étaient susceptibles de se saisir de dossiers de ce niveau.
Or, alors que nous étions en pleine remise en cause de la compétence des
tribunaux de commerce, un décret du 30 juillet 1999 prolongeant un mouvement
plus ancien a supprimé assez largement ces spécialisations, renvoyant à 182
tribunaux sur les 191 existants alors la possibilité d'instruire ce genre de
dossier.
Madame le garde des sceaux, je pose alors la question suivante, sinon à vous,
du moins à votre prédécesseur : est-il vraiment raisonnable et cohérent,
concomitamment, de considérer les tribunaux de commerce comme indignes de
traiter les dossiers difficiles et de renvoyer aux petits tribunaux de commerce
un certain nombre de dossiers qui, normalement, auraient dû faire l'objet d'un
traitement par les tribunaux de commerce les plus expérimentés ?
En fait, la loi du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la
liquidation judiciaires des entreprises impose de concilier les objectifs
contradictoires que sont la protection des créanciers, le maintien de
l'entreprise, la sauvegarde de l'emploi, toutes choses complexes et difficiles
à manier si l'on s'y prend trop tard ; à ce propos, j'évoquerai dans un instant
la conséquence du traitement par les tribunaux de commerce des procédures
collectives, qui aboutit trop souvent à des liquidations.
Les dispositions de cette loi de 1985 ne pouvaient être efficaces que dans la
mesure où l'on organisait un minimum de prévention. C'est d'ailleurs l'objectif
de l'article L. 611-2 du code du commerce, qui donne au président du tribunal
un pouvoir de convocation des dirigeants de l'entreprise dans le cas où la
continuité de l'exploitation est mise en danger, ou encore lorsque des
difficultés surviennent.
Notons à cet égard le rôle très important conféré aux greffes des tribunaux de
commerce, qui centralisent toutes les informations possibles en la matière -
protêts, privilèges, injonctions de payer, non-dépôt de comptes annuels - ce
qui rend possible un minimum de vigilance sur les entreprises du secteur.
En outre, le président du tribunal de commerce peut désigner un mandataire
ad hoc
ou un conciliateur dont il détermine les missions lorsqu'une
entreprise éprouve des difficultés.
Telles sont en gros les responsabilités éminentes de nos tribunaux de
commerce.
Tout récemment sont intervenues un certain nombre de grandes affaires
concernant des compagnies aériennes ou autres grandes entreprises, à propos
desquelles on a bien senti que l'ensemble de ceux qui étaient concernés étaient
suspendus aux décisions de tel ou tel tribunal de commerce. Et personne alors
n'a envisagé de dire que les juges étaient indignes en quoi que ce soit. On a
constaté comment, s'agissant d'affaires qui, par essence, vont vite, ils
étaient capables de faire face aux difficultés.
Je signale brièvement les autres compétences des tribunaux de commerce. Ces
derniers connaissent, en particulier, des litiges concernant les gérants non
salariés des grandes chaînes de distribution ou des pilotes d'aéronef en
conflit avec leur compagnie aérienne. Si cela peut parfois faire sourire, il
s'agit néanmoins de problèmes majeurs.
Or, je l'ai dit voilà un instant, l'essentiel, c'est la prévention. Et, dans
ce domaine, madame le garde des sceaux, le moins que l'on puisse dire est que
les tribunaux de commerce ont très souvent précédé et inspiré la loi. Ces
hommes de l'économie, dont on conteste aujourd'hui l'indépendance et la
sérénité, au motif qu'ils sont aussi engagés dans la vie économique, savent ce
qu'est une entreprise en train de « déraper ». Ils ont su, avant les autres,
élaborer des mécanismes visant à rendre une intervention possible avant le
dépôt de bilan, avant la cessation de paiement, lorsqu'il est encore temps.
On leur impute le taux énorme de liquidations judiciaires. Mais il faut voir
dans quel état sont les dossiers qui arrivent sur leurs bureaux !
Qu'on le veuille ou non, c'est aux tribunaux de commerce, et non à la loi, que
l'on doit l'assouplissement des règles de comportement des établissements de
crédit à l'égard des clients défaillants.
C'est encore aux tribunaux de commerce, et non à la loi, que l'on doit la mise
en place de l'administrateur provisoire. Les juges ont même anticipé les
inconvénients liés au caractère public de la nomination d'un administrateur
provisoire pour induire le système du mandataire
ad hoc
. Ce sont, en
particulier, les pratiques du tribunal de Paris qui ont impulsé ces voies de
réforme.
C'est toujours aux tribunaux de commerce que l'on doit la convocation des
dirigeants. La loi a, certes, consacré cette pratique, mais elle ne l'a fait
qu'après. Ce sont les tribunaux de commerce qui, de par leur essence, leur
responsabilité et grâce à leur observation permanente de la vie économique, ont
tracé des pistes que la loi du 1er mars 1984 relative à la prévention et au
règlement amiable des difficultés des entreprises, modifiée par la loi du 10
juin 1994, a ensuite consacrées. En tout cas, ce n'est pas de notre
administration centrale que sont issues toutes ces évolutions.
De la même manière, la réunion qui se déroule de façon informelle dans les
deux mois de l'ouverture de procédures collectives au tribunal de commerce de
Paris et qui rassemble l'ensemble des organes contrôleurs et les dirigeants
autour du juge-commissaire et du mandataire n'est prescrite par aucune règle,
mais elle s'est révélée, dans la réalité, d'une efficacité remarquable.
Par conséquent, il convient de regarder de près quel a été l'apport de ces
juges décriés, tous volontaires, non rémunérés, dans l'équilibre de la vie
économique de notre pays. On ne peut pas, au détour de procès d'intention,
régler leur compte dans des formules stéréotypées.
Comme le soulignait déjà le professeur Thaller dans son traité de droit
commercial publié en 1931 : « Ce sont eux qui ont amené les liquidations
judiciaires à côté des faillites, eux aussi qui ont cru possible d'accorder des
délais aux débiteurs d'effets de commerce, eux qui ont permis aux créanciers
d'un fonds de commerce de poursuivre l'acheteur. » Tout cela n'est pas venu de
la loi, c'est issu de l'observation vigilante et dynamique qu'avaient les juges
consulaires de la réalité de la vie économique de notre pays, faisant
progresser notre droit commercial.
D'ailleurs, les législations inspirées par la jurisprudence des tribunaux de
commerce n'ont jamais été contestées. Elles n'ont jamais été remises en cause,
parce qu'elles répondaient à une nécessité économique et qu'elles étaient
adaptées aux réalités de leur temps.
Cette justice que l'on décrie n'est pas aussi inefficace qu'on le dit ! Le
taux d'appel est de 13,3 %, alors qu'il est de 15,6 % dans les tribunaux de
grande instance dans leur ensemble et de 57,4 % dans les conseils de
prud'hommes.
Vous me direz que l'évolution de la vie économique fait que la possibilité de
faire appel est moins intéressante en la matière. Certes, mais je note que les
tribunaux de commerce affichent en matière de demandes relatives aux
entreprises en difficulté un taux d'appel de 4,3 %, très inférieur à celui des
tribunaux de grande instance, qui s'élève à 14,2 % dans le même domaine. Il
doit bien y avoir une explication à ces chiffres ! Malheureusement, nous ne
disposons pas de statistiques très précises ni très récentes et je n'ai pu
obtenir aucune comparaison entre l'activité des tribunaux de commerce et celle
des tribunaux de grande instance à compétence commerciale. Toutefois, les
chiffres disponibles ne remettent pas en cause la qualité de la justice rendue
par les tribunaux de commerce. Le taux d'infirmation en cour d'appel - en
matière d'appel, soulignons-le, nous ne sommes pas dans le milieu consulaire,
mais dans celui des magistrats professionnels -, en droit des affaires et des
contrats, s'élève à 3,75 % pour les tribunaux de commerce et à 5,86 % pour les
tribunaux de grande instance. Chacun en conclura ce qu'il voudra.
C'est une justice relativement rapide, et l'on sait qu'en droit des affaires
la rapidité compte au moins autant que le fond : sept mois pour les tribunaux
de grande instance à compétence commerciale ; six mois pour les tribunaux de
commerce ; neuf mois pour les tribunaux de grande instance en général ;
dix-huit mois pour les cours d'appel ! Là encore, chacun conclura ce qu'il
voudra.
La productivité des tribunaux de commerce est plus élevée que celle des
tribunaux de grande instance à compétence commerciale : le délai moyen de
procédure de référé est de un mois, contre deux mois pour les tribunaux de
grande instance ; liquidation judiciaire : un mois et demi, contre deux mois
pour les tribunaux de grande instance à compétence commerciale, toujours pour
l'année 1999. Ces chiffres sont sans doute marginaux mais ils n'en sont pas
moins intéressants. Les juridictions consulaires ont absorbé, entre 1985 et
1990, un doublement de leurs affaires, sans pour autant protester ni prendre de
retard. Performance intéressante ! Peut-être due à la souplesse des
bénévoles...
Madame le garde des sceaux, ce n'est pas à vous que je m'adresse en cet
instant, mais plutôt à vos services. Le rapporteur que je suis a rencontré
quelques difficultés. Je vous ai adressé un certain nombre de demandes. On
parlera tout à l'heure des
stop and go -
excusez-moi, monsieur le
président, pour cet anglicisme - dans les intentions du Gouvernement quant à la
discussion de ce texte. Mais enfin, en décembre, quand j'ai su que nous allions
en être saisi, j'ai adressé à la Chancellerie un certain nombre de demandes.
Certaines réponses me sont parvenues après les délibérations de la commission
des lois : je n'ai donc pas pu m'en servir beaucoup ! De toute façon, il ne
s'agissait souvent que de simples photocopies de l'annuaire statistique de la
Chancellerie, ce qui ne m'a pas beaucoup instruit puisque ces données sont
publiques et que j'en avais donc déjà connaissance.
Je constate aussi que de nombreuses données n'ont pu être fournies par vos
services.
Par exemple, on a répondu, à l'automne 2001, au questionnaire de mon collègue
rapporteur pour avis du budget de la justice que « le nombre de magistrats
affectés au traitement du contentieux commercial dans les tribunaux de grande
instance à compétence commerciale n'était pas connu » ! Surprenant !
Malheureusement, j'ai fait d'autres constatations concernant les cours d'appel
puisque c'est à ma demande que vous avez fait dresser un état des lieux de
l'organisation de ces cours, état des lieux qui était visiblement inconnu de
vos services.
J'ai commencé à me demander comment la Chancellerie avait pu concevoir une
réforme de cette ampleur sans avoir une bonne connaissance de l'institution
qu'elle souhaitait voir réformer...
M. Jean-Guy Branger.
Très bien !
M. Paul Girod,
rapporteur.
C'est vrai qu'il y a des problèmes : personne ne le nie, et
surtout pas les tribunaux de commerce !
Il y a un problème de technicité de plus en plus complexe. En découle un
besoin de formation des juges consulaires. Madame le garde des sceaux, comment
imaginer que la solution se trouve dans la seule présence, dans les tribunaux
de commerce, de magistrats professionnels ? En effet, ceux-ci, je le rappelle,
en trente et un mois de formation, reçoivent seulement six jours de formation
économique. D'après vos propres déclarations, ils ne seront envoyés dans les
tribunaux de commerce qu'après avoir acquis des grades suffisants, par
conséquent après avoir effectué une bonne partie de leur carrière dans des
juridictions civiles où ils n'auront, à l'évidence, pas pu se forger une claire
conscience de ce qu'est la réalité de la vie économique.
Pour résoudre ce problème de formation des juges consulaires, quels sont les
moyens de l'Etat ? Au départ, rien ! Les tribunaux de commerce ont, sur leur
propre initiative, créé à Tours un centre de formation professionnelle privé,
sous forme associative. La contribution de l'Ecole nationale de la magistrature
à la formation des futurs juges des tribunaux de commerce se fait actuellement
exclusivement sur la base du volontariat.
Il est vrai qu'une subvention de 180 000 euros est accordée chaque année, mais
je ne suis pas absolument certain qu'elle soit en rapport avec la réalité des
besoins en matière de formation.
Je me trouve donc contraint de constater qu'il n'y a, à l'heure actuelle, ni
de formation obligatoire ni de formation continue des juges consulaires en
dehors de la formation qui a été conçue par eux-mêmes : belle preuve de leur
civisme ! Belle preuve, aussi, de l'inanité du procès d'intention qui leur est
fait.
Pour ce qui est du recrutement dans les tribunaux de commerce, l'article L.
621-5 du code de commerce ayant étendu aux personnes immatriculées au
répertoire des métiers la compétence des tribunaux de commerce, il y a
indiscutablement une anomalie à ce que les artisans ne soient pas intégrés au
corps électoral.
Reste à trouver un système électif qui tienne la route ! Le moins que l'on
puisse dire, c'est que celui qui est prévu dans le projet de loi est
caricatural et conduira, que vous le vouliez ou non, en augmentant le corps
électoral de 30 000 à 2 millions de personnes, à des affrontements entre listes
du CID-UNATI et d'autres listes corporatistes de telle ou telle tendance, sans
parler d'une politisation éventuelle. La saine administration de la justice ne
semble pas découler de manière lumineuse du dispositif prévu par votre
réforme.
Il est vrai que le vivier de recrutement souffre d'une insuffisante
représentativité. Il est vrai qu'il y a sur-représentation des cadres par
rapport aux chefs d'entreprise. Il est vrai aussi que ce que l'on appelle la
présélection par cooptation est, dans bien des cas, le remède à un manque de
candidatures ; j'entends « de candidatures de qualité », mais, dans le système
électoral que vous nous proposez, il n'y a pas l'ombre d'un filtre. Or la
qualité des candidats mérite aussi réflexion.
Ce ne sont certes pas les membres des tribunaux de commerce qui refusent
l'évolution. Pourtant, nous avons assisté à une mise en cause, quasiment
caricaturale, des tribunaux de commerce à travers les rapports de la commission
d'enquête parlementaire, d'une part, et des inspections générales des services
judiciaires et des finances, d'autre part. Puisque votre ministère assume
intégralement, madame le garde des sceaux, la responsabilité de l'inspection
générale des services judiciaires, je me contente d'évoquer le rapport de la
commission d'enquête.
Sur les deux cent-vingt-sept juridictions existant à l'époque, seulement sept
ont été visitées, choisies on ne sais comment. Je relève que deux d'entre elles
avaient fait l'objet d'un pamphlet préalable, intitulé
La mafia des
tribunaux de commerce.
Je ne sais pas quels ont été les critères qui ont
permis de sélectionner les cinq autres, mais ce que je peux relever, parce que
cela figure dans le rapport, ce sont les méthodes inquisitoriales qui ont été
employées et les accusations exagérées portées à l'encontre des tribunaux de
commerce : en raison du nombre important de liquidations prononcées par
ceux-ci, on a désigné les juges seuls responsables de cette situation, oubliant
au passage que les tribunaux de grande instance à compétence commerciale
prononçaient des faillites définitives dans la même proportion.
Qu'il y ait des juges défaillants, personne n'en disconvient ! Mais que les
responsabilités ne se situent pas au seul niveau des juges, on pourrait au
moins se poser la question ! En effet, madame le garde des sceaux, la puissance
publique est théoriquement présente dans les tribunaux de commerce, à travers
les procureurs.
Il est trop simple de dire que les procédures collectives échouent parce que
ce sont des juges consulaires. C'est beaucoup plus compliqué que cela !
Je vais résumer quatre des critiques qui ont été formulées dans le rapport
d'enquête de l'Assemblée nationale.
Tout d'abord, le caractère essentiellement liquidatif des procédures
collectives - les liquidations représentaient 89 % des suites données aux
défaillances d'entreprises en 1996 - révèlerait une négligence des juges
consulaires. Ce n'est pas si simple lorsqu'on sait dans quel état les dossiers
arrivent devant les tribunaux.
Pour ce qui est de la lenteur des procédures de liquidation, j'ai déjà fait
remarquer que, dans les tribunaux de grande instance à compétence commerciale,
la procédure était encore plus lente. Ensuite, une certaine négligence, voire
une incompétence des juges consulaires, souvent dépassés par la complexité du
droit seraient également patentes. Il y a sûrement beaucoup à dire - notre
collègue Jean-Jacques Hyest évoquera sans doute ce point tout à l'heure - sur
la manière dont les mandataires de justice accomplissent leurs missions, sous
un contrôle parfois insuffisant des juges commissaires, mais surtout en
l'absence de contrôle du parquet.
Les deux autres critiques ont de quoi laisser interloqué.
Est dénoncé, d'une part, le caractère occulte du déroulement d'une procédure
confisquée par des juges consulaires, qui refuseraient d'informer les
administrateurs judiciaires et les mandataires liquidateurs.
Est évoquée, d'autre part, la soumission des juges-commissaires, peu présents
et peu disponibles, aux mandataires de justice qu'ils sont censés contrôler.
Ces deux critiques sont parfaitement contradictoires ! C'est soit l'une, soit
l'autre, mais pas les deux en même temps !
Cette espèce de procès en sorcellerie qui a été monté contre les tribunaux de
commerce de manière probablement excessive est un élément parmi beaucoup
d'autres. Derrière cette mise en cause ontologique des juges, se profilent des
accusations graves : « comportement douteux », « trafic d'influence », «
collusion et clientélisme avec les mandataires de justice ou les avocats », «
corruption active », « favoritisme », et j'en passe ! « Le tribunal de commerce
est devenu un lieu où l'exercice de fonctions d'intérêt public, rendre la
justice, se confond parfois avec les intérêts privés puisqu'il s'agit
d'intérêts financiers qui sont considérables... Le tribunal de commerce
plongeait parfois dans la corruption la plus complète. »
Mais que font vos procureurs, madame le garde des sceaux ? Où sont-ils ? Si
telles sont les moeurs des tribunaux de commerce, pourquoi n'interviennent-ils
pas, alors que, par définition, ils doivent être présents précisément pour
prévenir ce genre de comportements ?
M. Jean-Jacques Hyest.
Ce sont des délits !
M. Paul Girod,
rapporteur.
J'en viens à la réforme qui nous est proposée.
D'abord, comment nous parvient-elle ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que
la méthode suivie par le Gouvernement en la matière a de quoi étonner ! 1998 :
rapport de la commission d'enquête. 1999 : déclaration solennelle selon
laquelle une réforme va être proposée immédiatement. Juillet 2000 : dépôt du
projet de loi. Mars 2001 : discussion du texte à l'Assemblée nationale, et en
urgence encore ! Depuis, plus rien ! Jusqu'à la fin décembre 2001, où est
annoncée la discussion au Sénat de cette réforme, sur laquelle la procédure
d'urgence est toujours déclarée. Nous y sommes ! Enfin !
Excusez-moi, mais quand on a décidé d'une réforme et que l'on y croit
vraiment, est-ce un comportement logique ?
Qu'y a-t-il dans cette réforme ?
L'objet essentiel est l'introduction de la mixité, c'est-à-dire la mise en
place de juges professionnels, présidents des formations de jugement à toutes
les étapes des procédures collectives.
J'ai déjà dit un mot de l'absence consternante de formation des magistrats
professionnels en la matière.
On peut s'interroger sur la volonté effective des magistrats professionnels
d'entrer dans un tel système. On peut constater que les magistrats
professionnels susceptibles d'être présents dans les tribunaux de commerce,
c'est-à-dire les procureurs, sont « irrégulièrement » présents au sein des
juridictions, où ils exercent cependant une part des responsabilités.
Je note au passage que, pour autant, on ne supprime pas les tribunaux de
grande instance à compétence commerciale, contrairement aux recommandations de
la commission Barbusiaux et Bernard de 1999.
Madame le garde des sceaux, vous nous dites que la justice commerciale est en
faillite.
(Mme le garde des sceaux fait un signe de dénégation.)
Ce
n'est peut-être pas vous qui l'avez dit mais nous l'avons entendu.
Quoi qu'il en soit, la justice commerciale est-elle la seule à se trouver si
cruellement dépourvue de moyens ?
Vous avez dit tout à l'heure, madame le garde des sceaux, que vous aviez créé
un certain nombre d'emplois. Dont acte ! Sur les documents budgétaires, c'est
vrai ! Vous avez parlé de 250 postes mais, à ce jour, 186 ont été créés : 100
dans la loi de finances de 2000 ; 40 dans la loi de finances de 2001 et 46 dans
celle de 2002. Il reste donc 90 postes à créer. De plus, si 101 postes ont
d'ores et déjà été localisés, ils n'ont toujours pas, pour autant, été
pourvus.
Je suis obligé de constater que les magistrats qui ont été recrutés,
théoriquement, dans le cadre du contingent des tribunaux de commerce ont été
affectés au renforcement des juridictions civiles, ne serait-ce que pour
résorber le retard - qui ne paraît d'ailleurs pas se résorber si vite que cela
- et peut-être aussi pour compenser les 35 heures.
Si vous recrutez des magistrats, madame le garde des sceaux, affectez-les à
ce qui est important et immédiat, à savoir le désencombrement des juridictions
civiles !
En 1985, un de nos éminents collègues - qui, malheureusement, n'est pas
présent en cet instant dans l'hémicycle - avait envisagé une réforme des
tribunaux de commerce et il nous avait alors dit : « Les perspectives sont
rigoureuses, il semble nécessaire de renforcer en priorité les effectifs de
magistrats professionnels dans le domaine de l'instruction afin de développer
certaines juridictions, ce qui interdit de penser à la mixité. »
Ce constat est toujours d'actualité, nous le savons tous, nous qui recevons
dans nos permanences de nombreuses personnes qui se plaignent amèrement, et non
sans raison, du fait que la justice courante, la justice civile, la justice
pénale, ne va pas à la cadence qu'ils pourraient souhaiter ! Les retards sont
si importants dans ce domaine que c'est d'abord par là qu'il faudrait essayer
de sauver de la faillite l'ensemble de notre appareil judiciaire !
Quant à la compensation de l'abaissement de l'âge d'inéligibilité par une
limitation de l'âge d'éligibilité, si l'on y regarde de près, cela peut aboutir
à faire sortir de nos tribunaux 40 % des magistrats actuels, alors que l'on a
déjà tant de mal à les renouveler !
Mais il y a aussi la réforme du système électoral - j'en ai dit un mot tout à
l'heure - et je me pose la question : est-ce vraiment par là qu'il fallait
commencer ?
En réalité, nous sommes confrontés à deux questions en même temps, dont la
première concerne notre vie économique et sa partie « judiciarisée ». A cet
égard, la réforme de la loi de 1985 - je l'ai dit tout à l'heure et tout le
monde en est d'accord - était nécessaire, car son application s'est révélée
difficile. Le chantier est ouvert, madame le garde des sceaux, depuis 1998, et
il a abouti, après nombre de confrontations, de rapprochements, de conférences,
de colloques, à un certain nombre de propositions.
Peut-être n'est-ce pas par là qu'il faudrait commencer, parce qu'il ne suffit
pas de reprocher aux juges leurs décisions : il faut agir sur la vie économique
elle-même, car c'est sur elle que s'exerce la responsabilité des chefs
d'entreprise, qui ont d'abord besoin de stabilité et de clarté quand ils sont
en difficulté.
Une deuxième réforme avait été annoncée à la même époque. Elle aurait pu elle
aussi être engagée plus tôt : je veux parler de la réforme de la carte, ce qui
me ramène au rôle du procureur de la République et à la compétence des juges
des tribunaux de commerce.
Madame le garde des sceaux, il est vrai que, dans les tout petits tribunaux
qui traitent très peu d'affaires par an, les juges consulaires ne peuvent
acquérir « sur le tas » la formation nécessaire. Les présidents des tribunaux
de commerce disent qu'il faut au minimum dix-huit mois pour qu'un juge devienne
effectivement opérationnel. Dans les petits tribunaux, c'est encore plus long
!
Il est vrai aussi que le décret que j'évoquais tout à l'heure n'a pas
contribué à opérer la redistribution des dossiers, concentrés sur les tribunaux
plus importants, vers les tribunaux qui n'atteignaient pas la masse critique,
comme l'avait pourtant prévu la loi de 1985. Cependant, la réforme de la carte
aurait permis d'atteindre le même résultat tout en garantissant une présence
réelle du parquet. C'est d'ailleurs d'ordre réglementaire et non législatif,
madame le garde des sceaux !
Une telle refonte de la carte relève de la compétence réglementaire, et je
pense que vous trouveriez ici bien plus d'appui que vous ne l'imaginez si vous
vous atteliez à déterminer dans quelle mesure il faut ou non concentrer sur
certains tribunaux les gros dossiers ou - pourquoi pas ? - éloigner le
justiciable de son juge de telle manière que l'indépendance de ce dernier soit
mieux assurée qu'elle ne l'est aujourd'hui.
C'est là une priorité à laquelle la Chancellerie - je ne parle pas de vous,
madame le garde des sceaux - n'a pas accordé suffisamment d'attention. Depuis
plusieurs années, on parle en permanence de cette réforme, mais elle ne vient
jamais.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Quand elle vient, vous n'en voulez pas !
M. Paul Girod,
rapporteur.
A qui s'adresse le « vous » ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
A vous !
M. Paul Girod,
rapporteur.
A moi ?
M. le président.
Monsieur Dreyfus-Schmidt, ne retardez pas le débat !
(Sourires.)
M. Paul Girod,
rapporteur.
Bref, je plaide en faveur de la rationalisation de la carte
judiciaire et du renforcement du rôle d'un parquet généralement absent : nous
savons bien, en effet, madame le garde des sceaux, vous comme moi et comme
chacun dans cet hémicycle, que, quand il y a eu des dysfonctionnements graves -
dysfonctionnements que personne ne nie - dans les tribunaux de commerce, dans
99 % des cas, le parquet n'était pas représenté. Du jour où le parquet est
revenu dans ces mêmes tribunaux, les errements ont totalement cessé.
C'est probablement par là que toute réforme, quelle qu'elle soit, devrait
commencer.
Je pense que, si vous aviez eu la sagesse de commencer par la réforme de la
loi de 1985 sur les procédures collectives, par mettre à plat devant l'opinion
publique dans son ensemble le problème de la carte des tribunaux de commerce,
vous auriez évité de vous trouver devant une réforme qui a pris un caractère
inutilement vexatoire pour les juges des tribunaux de commerce.
Faut-il rappeler que, depuis quatre cents ans, sans rémunération, ces juges
prennent sur leur temps, mettent leur expérience au service de leurs
concitoyens pour faire en sorte que cette notion de confiance, qui est à la
base même de la vie économique, continue à gérer l'ensemble des transactions,
l'ensemble de la vie économique ?
Je ne crois pas que ce soit en insultant, comme cela a été fait, les juges des
tribunaux de commerce que l'on crée les conditions d'une saine réforme de cette
partie importante de notre appareil judiciaire.
A moins de découvrir au fil des débats des nouveautés intéressantes, je serai
donc amené à expliquer tout à l'heure les raisons pour lesquelles la commission
des lois va recommander au Sénat de ne pas poursuivre plus avant l'examen et
une réforme qui, si elle n'est pas contestable dans son inspiration, l'est
totalement dans la manière dont elle a été menée et qui serait dangereuse dans
son application immédiate si elle devait être réellement appliquée.
Le moment venu, nous ferons un certain nombre de propositions, tant sur le
recrutement des magistrats des tribunaux de commerce - j'ai déposé cet
après-midi une proposition de loi sur le sujet - que sur l'introduction d'une
mixité réelle, réfléchie et non pas simplement imposée de manière vexatoire à
des personnes qui n'ont pas mérité l'opprobre dans lequel on les traîne.
Quoi qu'il en soit, dans l'atmosphère qui est celle d'aujourd'hui, compte tenu
de la date et de l'heure auxquelles nous délibérons, nous pensons que ce débat
est malvenu, et je m'en expliquerai à l'issue de la discussion générale.
(Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et
des Républicains et Indépendants.)
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Je souhaite répondre à M. le rapporteur - certes pas
sur tous les points, car, fort de sa connaissance du dossier, il a parlé très
longuement - mais sur certains sujets, car je ne suis pas tout à fait d'accord
avec lui...
J'ai bien compris qu'il n'y aurait pas de réforme pendant cette législature.
Dont acte ! Le Sénat prend la décision qu'il croit devoir prendre. Il en
assumera la responsabilité.
M. Philippe Marini.
Vous auriez pu faire des propositions plus tôt !
M. Jean-Jacques Hyest.
Oui, vous aviez tout le temps !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Par rapport aux délais, précisément, j'assume de mon
côté totalement, je tiens à le dire, la responsabilité du retard pris après
mars 2000. Compte tenu des débats et des échanges extrêmement intéressants qui
ont eu lieu entre la Chancellerie et nombre de juges consulaires, du travail
excellent qu'ils ont fait - y compris pour poser un certain nombre de questions
qui rejoignent d'ailleurs les vôtres pour partie : je pense à la réforme de
1985, mais à bien d'autres choses encore - il m'avait semblé qu'il n'était pas
urgent - en dépit de la déclaration d'urgence - de légiférer. Cela a permis de
nombreuses auditions, de nombreux échanges.
M. Philippe Marini.
Curieux usage de l'urgence !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Monsieur le sénateur, il peut arriver que l'on entende
ce qui se passe !
M. Philippe Marini.
C'est une urgence qui n'est pas urgente !
(Sourires.)
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Peu importe, mais nous ne sommes pas à l'heure de la
dérision : il s'agit d'un problème sérieux et, sur cette question de délai,
j'assume totalement mes responsabilités.
S'agissant de la carte judiciaire des tribunaux de commerce, je veux bien
entendre ce que vous dites, mais êtes-vous d'accord avec vos propres collègues
au sein de votre groupe ?
Nous sommes le premier gouvernement à avoir supprimé des tribunaux, et il faut
au moins nous en rendre hommage ! Il y a des années et des années que tout le
monde parle de la carte judiciaire, mais nous sommes les premiers à avoir agi !
Cela ne s'est pas fait facilement, et les juges consulaires de ces tribunaux
n'ont pas forcément apprécié ces fermetures ! Je pense notamment à un tribunal
qui figure actuellement sur la deuxième liste - au-delà des seize premiers, qui
ont effectivement été supprimés - des tribunaux sur lesquels nous nous
interrogeons parce qu'ils traitent peu d'affaires. Les juges consulaires
intéressés ont alors fait signer un certain nombre de pétitions à beaucoup
d'élus locaux - notamment à des sénateurs de votre famille politique - pour
expliquer à quel point il était absolument indécent que certaines affaires
soient jugées 170 kilomètres plus loin. La pression a été extrêmement forte
!
Dans ces conditions, il est facile d'avoir une position de principe sur la
fermeture des tribunaux de commerce quand, par ailleurs, l'ensemble des élus
signent des pétitions pour qu'on ne les ferme pas !
Nous avons donc décidé de fermer quarante-trois tribunaux et, sur les seize
qui figuraient sur la première liste, dans un cas, que je connais
effectivement, il y a eu des réactions très violentes. Mais l'assemblée des
juges consulaires n'a pas souhaité s'impliquer dans la fermeture des tribunaux
en question !
Je vous rappelle aussi que j'ai eu ce qu'on appelle la « co-tutelle » - c'est
un mot terrible, mais la tutelle ne signifie-t-elle pas protection ? - des
chambres de commerce et d'industrie. J'ai donc beaucoup sillonné les
départements qui comptaient plusieurs chambres de commerce et plusieurs
tribunaux de commerce - parce que, souvent, les arrondissements judiciaires et
les chambres de commerce et d'industrie ont la même histoire et que, lorsque,
dans un département, il y a trois chambres de commerce et d'industrie, souvent,
il y a aussi trois tribunaux de commerce - et j'ai subi une pression très forte
de l'assemblée permanente des chambres de commerce pour qu'on ne supprime pas
de chambre de commerce et d'industrie ni de tribunaux de commerce dans la même
aire géographique.
Les présidents de chambres de commerce et d'industrie connaissent bien le
tissu de leur département ou de leur région et je les ai entendus quand ils
défendaient leurs chambres, en dépit de l'opinion de certains qui m'ont
beaucoup critiquée de ne pas avoir fermé les tribunaux de commerce qui
correspondaient à la même aire géographique. On ne peut toutefois pas dire à la
fois qu'il faut les entendre lorsqu'ils sont arc-boutés contre une réforme - et
c'est vrai qu'ils l'étaient, ce n'est un secret pour personne - et qu'il ne
faut pas les entendre pour autre chose : ou bien on les entend, ou bien on ne
les entend pas !
Vous avez évoqué les délais. Or votre rapport mentionne des différences de 0,1
mois.
M. Paul Girod,
rapporteur.
Non ! Je ne parle jamais de 0,1 mois.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Les chiffres figurent à la page 30 de votre rapport
!
M. Paul Girod,
rapporteur.
C'est 1,2 et 1,7 mois !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Si l'on prend l'année 1999, les délais pour les
liquidations judiciaires immédiates sont de 1,3 mois pour les TGI et de 1,5
mois pour les tribunaux de commerce ; pour les liquidations avec période
d'observation, ils sont de 6,6 mois dans les TGI à compétence commerciale - on
en trouve dans vingt-trois départements, plus un dans les DOM - et de 7 mois
dans les tribunaux de commerce. C'est à peu près la même chose ! Quand on
raisonne sur des moyennes et sur des chiffres, on constate donc que les
tribunaux de commerce ne font pas plus mal que les TGI, même s'il y a une
différence de 0,4 mois !
Sur les plans de continuation, les délais sont de 12,6 mois pour les TGI et de
13,1 mois pour les tribunaux de commerce et, pour les plans de cession, ils
s'élèvent respectivement à 7,6 mois et à 8 mois. Si différence il y a, elle
n'est pas significative ! Au demeurant, vous savez comme moi ce que valent les
moyennes en matière de délais et en matière de justice ! Même avec ces
chiffres-là, on ne pourrait pas critiquer les uns ou les autres, surtout
s'agissant de litiges extrêmement difficiles à résoudre.
Vous avez dit aussi qu'il n'était pas tenu compte des arbitrages, notamment en
matière de contrats. Je ne fais pas partie de ceux qui s'érigent contre
l'arbitrage - je sais que le Sénat l'a fortement défendu - mais je ne souhaite
pas que les magistrats professionnels rendent de tels arbitrages, car je
considère qu'il faut bien séparer les fonctions : si l'arbitrage échoue, c'est
souvent l'institution judiciaire qui est saisie et non pas l'institution
commerciale, car les litiges portent sur des points beaucoup plus délicats. Il
me semble donc important que les magistrats professionnels ne puissent pas
faire d'arbitrage, mais qu'il y soit recouru de plus en plus, y compris en
matière de contrat, ne me pose pas de problème.
Par ailleurs, j'ai bien entendu ce que disaient un certain nombre de petits
producteurs sur les contrats. Il va falloir rédiger beaucoup plus clairement
les clauses d'arbitrage et remédier au manque d'information. Il faut faire
passer ces informations sur l'arbitrage via les chambres de commerce et
d'industrie. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point, mais ce n'est pas de ma
compétence.
A propos des petits et des grands tribunaux, vous souteniez dans votre exposé,
monsieur le rapporteur, - mais je vous ai peut-être mal compris tant le dossier
est difficile et tant j'ai entendu d'arguments - que si les litiges sont très
importants, il faut les faire juger par les grands tribunaux. Ce n'est pas ce
que disent les chefs d'entreprise. Ils n'estiment pas que les grands tribunaux
de commerce sont forcément meilleurs que les petits. En revanche, ils
souhaitent, pour les petits tribunaux, comme pour les grands d'ailleurs, qu'il
y ait moins de représentants du secteur bancaire.
Quand j'ai eu à défendre le dossier de M. Patriat concernant le système des
cautions bancaires pour les petites et moyennes entreprises, j'ai pu constater
qu'entre les banques et les petits entrepreneurs le problème n'était pas
simple.
Quand, dans un tribunal, dans une formation de jugement, il y a deux
représentants des banques, un des assurances et seulement un des chefs
d'entreprise, les équilibres sont parfois rompus et il n'est pas mauvais de se
poser la question.
Selon vous, il ne faut pas élargir l'électorat...
M. Paul Girod,
rapporteur.
Je n'ai jamais dit cela !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
... au prétexte qu'avec deux millions d'électeurs on va
avoir des oppositions entre le CID - UNATI et d'autres groupes.
M. Paul Girod,
rapporteur.
Ce n'est pas ce que j'ai dit !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Selon moi, toute élection mérite d'être vécue comme
telle !
M. Paul Girod,
rapporteur.
Madame le garde des sceaux, me permettez-vous de vous
interrompre ?
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Je vous en prie ! Je l'accepte, comme je l'ai toujours
accepté, d'ailleurs !
M. Jean-Pierre Fourcade.
Cela devient de la conversation de salon !
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur, avec l'autorisation de l'orateur.
M. Paul Girod,
rapporteur.
J'ai dit, d'une part, que la non-prise en compte des
artisans dans le système électoral était une mauvaise chose et, d'autre part,
que la technique du vote direct de 2,4 millions de personnes au lieu de 30 000
risquait d'aboutir à des affrontements entre des listes du style de ceux que
j'ai décrits.
Madame le garde des sceaux, j'ai un certain nombre de suggestions techniques à
vous faire sur le sujet. Mais nous en parlerons dans une atmosphère plus
détendue !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Moi, je suis très détendue !
M. le président.
Veuillez poursuivre, madame le garde des sceaux !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
L'augmentation du nombre des électeurs fera que, dans
les petits tribunaux, il y aura peut-être moins de cadres et plus de chefs
d'entreprise. Il me semble intéressant de prendre en compte cette
considération.
Dans le même ordre d'idée, beaucoup, y compris des entrepreneurs, relèvent
qu'on ne peut pas être en même temps juge consulaire et racheteur ou
entrepreneur ayant des intérêts dans le rachat. Cette remarque aussi est tout à
fait normale et logique.
En matière de formation, je partage votre point de vue ; je crois que nous
avons effectivement trop tardé à donner un coup de pouce dans ce domaine.
Compte tenu des échecs d'arbitrage qui conduisent souvent les intéressés, non
au tribunal de commerce, mais au tribunal de grande instance, la formation des
magistrats en termes de droit commercial doit sûrement être beaucoup plus
solide.
Vous dites, monsieur le rapporteur, que les magistrats qui vont être nommés ne
sont pas formés. Je ne partage pas votre point de vue. L'examen des litiges
qu'ils ont eu à traiter en témoigne.
Les magistrats professionnels ont été obligés de s'intéresser à ce type de
dossiers, à la rupture de contrats internationaux notamment. Beaucoup l'ont
fait avec une grande technicité. Mais ce n'est jamais simple. Pour un chef
d'entreprise ou un employé d'une banque, ça ne l'est pas non plus, comme on l'a
vu récemment pour une société de plasturgie où tout le monde était dubitatif
sur les solutions à apporter.
Il ne faut pas opposer une technicité à une autre. Et peut-être que le fait de
mettre ensemble des gens qui, pour les uns, connaissent bien le système
économique et, pour les autres, ont une expérience professionnelle d'ordre
juridique, constitue une bonne solution.
Voilà ce que je voulais préciser à cet instant de la discussion générale.
J'ajoute que je prends acte de ce que vous avez dit sur la suspicion, sur le
doute, sur les positions qui ont été prises à l'Assemblée nationale, sur tout
ce qui a pu se passer. Il faut se dégager de ce climat de suspicion. Dans nos
discussions avec les juges consulaires, nous avons réussi à trouver un langage
serein, intéressant, constructif.
M. Philippe Marini.
Ils ont l'air tous contents !
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Ils ont beaucoup participé à l'évolution de ce qui sera
un jour la justice commerciale européenne. Mais, pour atteindre cet objectif,
nous avons vraiment beaucoup à faire.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Très bien !
M. le président.
La parole est à M. Fourcade.
M. Jean-Pierre Fourcade.
Mes chers collègues, trois sentiments m'animent au moment où je prends la
parole après l'intéressant échange entre Mme la ministre et M. le rapporteur,
échange qui me paraissait mettre un terme au débat.
Tout d'abord, je rends hommage, madame la ministre, à votre souci de la
sérennité, de l'apaisement, de la tranquillité. Vous souhaitez éviter toute
formule un peu trop agressive, contrairement à certains de nos jeunes collègues
de l'Assemblée nationale.
Ensuite, à quelques jours de la disparition du franc, au moment où va
s'instaurer la monnaie unique et où nous allons devoir harmoniser nos régimes
économiques, sociaux et fiscaux, je suis étonné que le Parlement débatte du
caractère essentiel ou non de la mixité dans les tribunaux de commerce. Ce
débat me paraît tellement éloigné de nos préoccupations, de celles de nos
concitoyens et des chefs d'entreprise, des questions de concurrence, de
compétition, de mondialisation, de délocalisation, avec toutes les conséquences
sociales qui vont s'ensuivre. Traiter gravement du problème de la mixité me
paraît refléter cette espèce de décalage que nombre de nos concitoyens
ressentent entre les préoccupations qui les assaillent tous les jours et les
actions et les réformes proposées par le Gouvernement.
Enfin, troisième sentiment, je suis choqué que vous ayez cru devoir utiliser
la procédure de l'urgence pour nous soumettre un projet de loi huit jours avant
l'interruption des travaux parlementaires.
M. Jean-Pierre Schosteck.
C'est devenu une habitude !
M. Jean-Pierre Fourcade.
L'ancien parlementaire que je suis ne comprend pas cette précipitation. Nous
parlons de cette question depuis quatre ans. Ce projet de loi a été examiné
l'année dernière par l'Assemblée nationale. Vous avez tenu à procéder à de
nombreuses concertations et tout le monde vous en est reconnaissant. Etait-il
urgent de débattre aujourd'hui de ce projet de loi alors que le président de
l'Assemblée nationale - et non celui du Sénat ! - a tenu à ce que nous
suspendions nos travaux le 21 février ? Nous n'avons pas le temps de réfléchir
sérieusement à cette question dans les huit jours qui nous sont impartis.
Vous comprenez pourquoi je suis choqué. Nous ne pouvons pas bien légiférer
dans l'urgence et ce type de procédure ne peut s'appliquer qu'à des textes
comme les lois de finances - il faut bien procéder au règlement du budget - les
lois de financement de la sécurité sociale ou des mesures immédiates en matière
de sécurité, mais certainement pas à une réforme concernant les tribunaux.
L'excellent rapport que vient de présenter notre collègue Paul Girod démontre
qu'une réforme des tribunaux de commerce est sans toute nécessaire mais que le
Gouvernement s'y est mal pris et qu'un certain nombre d'obstacles doivent être
contournés.
Le premier obstacle, c'est la fameuse mixité dans les juridictions
commerciales et l'introduction de juges professionnels. Mais, finalement, cette
réforme ne pose pas un problème dramatique lorsqu'on l'explique, lorsqu'on
essaie de mieux harmoniser les rôles des juges professionnels et des juges
consulaires.
Le problème vient du fait que vous avez mis en place un système qui n'est pas
convenable puisque vous avez prévu que la présidence de la chambre des
procédures collectives serait exclusivement attribuée à un magistrat du corps
judiciaire. Il s'agit là d'une mesure vexatoire.
Si des juges consulaires et des magistrats traditionnels, les uns payés, les
autres bénévoles, travaillent ensemble sur des sujets de fond, pour quelle
raison le critère de compétence n'est-il pas le seul permettant d'accéder aux
fonctions de président de la chambre des procédures collectives ? Pourquoi les
juges de chaque origine n'accèdent-ils pas de manière égalitaire à la
présidence ?
C'est là une discrimination qui me paraît bien plus idéologique que
pragmatique et sur laquelle tout gouvernement, quel qu'il soit, sera contraint
de revenir.
Le deuxième problème, c'est évidemment le mode de désignation des juges
consulaires.
J'ai bien entendu vos arguments et je crois qu'ils sont relativement fondés.
Pour ma part, je me référerai au tribunal de commerce que je connais le mieux,
celui du département des Hauts-de-Seine. Je rappelle d'ailleurs que lorsque
nous avons voulu le créer, nous nous sommes heurtés à il y a une obstruction
formidable de la Chancellerie qui expliquait aux parlementaires que nous étions
que l'idée de créer un tribunal de commerce à Nanterre était farfelue et que
celui de Paris suffisait largement ! Heureusement, nous avons tenu bon contre
la Chancellerie, contre un certain nombre d'intérêts ou de lobbies et nous
avons créé ce tribunal. Tout naturellement, il est devenu le deuxième tribunal
de commerce de France, puisque son siège est au coeur d'un tissu
entrepreunerial extrêmement important, où se traitent de très nombreuses
affaires. Je surveille aujourd'hui avec intérêt l'évolution de ce tribunal, qui
me paraît fonctionner dans de bonnes conditions.
Que vous vouliez élargir le mode de recrutement, c'est concevable. Que vous
vouliez qu'il y ait moins de banquiers, moins de cadres supérieurs, davantage
de chefs d'entreprise, c'est normal. Que vous vouliez que les chefs de petites
entreprises et les artisans, puisqu'ils sont maintenant justiciables de ces
tribunaux, y accèdent plus facilement, nous l'acceptons. En revanche, je
considère que le système qui est prévu dans le projet de loi est tout à fait
inefficace, car le collège électoral sera fantastique.
J'ai noté par ailleurs, et vous savez que je suis sensible à ces questions,
que vous mettez à la charge des communes la totalité des frais de ces élections
! Nous nous chargeons déjà des élections aux conseils de prud'hommes, aux
chambres d'agriculture et aux chambres de commerce, nous ajouterons les
tribunaux de commerce, bien entendu sans jamais recevoir la moindre
rémunération. Les communes sont taillables et corvéables à merci ! Le
Gouvernement ignore ce qu'est un budget local et les problèmes auxquels les
élus peuvent être confrontés !
Votre texte ne me paraît pas bon. Il faut sans doute modifier le mécanisme
électoral, l'élargir, avoir davantage de professionnels, mais ce que vous nous
proposez ne va pas du tout dans ce sens.
Je souhaitais également évoquer, mais M. Girod l'a parfaitement démontré, le
fait que vous n'avez pas les moyens d'appliquer cette réforme. En effet, avant
de former davantage de magistrats à l'ensemble des techniques commerciales,
avant que les magistrats professionnels soient capables de discuter avec les
lawyers
américains et de porter des jugements précis sur les problèmes
que rencontrent les grandes entreprises sur le marché international, il faudra
un certain temps.
En fait, vous augmentez la charge de travail des magistrats, mais vous n'avez
pas prévu de les former et les programmes de l'Ecole nationale de la
magistrature n'ont pas été revus.
J'ai quelques lueurs sur le fonctionnement des grandes entreprises ou des
entreprises moyennes dans la compétition internationale, et je ne crois pas que
les magistrats puissent du jour au lendemain être compétents sur les problèmes
de brevets, d'urbanisme, de frais généraux, etc.
L'affaire Enron aux Etats-Unis montre à cet égard que, malgré des procédures
d'audit, malgré les commissaires aux comptes, les analystes financiers,...
M. Jean-Jacques Hyest.
Eh oui !
M. Jean-Pierre Fourcade.
... on constate souvent des dérapages dans la présentation des comptes.
Je ne crois pas, madame le garde des sceaux, que nous ayons aujourd'hui, à
part quelques juges d'instruction dont je salue la compétence, beaucoup de
magistrats capables de démêler, dans des affaires du type Enron, la part de la
vérité et de la falsification ou de l'affabulation.
Ce texte n'est pas très bon sur le plan des moyens mis en oeuvre pour
l'appliquer. C'est la raison pour laquelle, au nom de mon groupe, je voterai la
question préalable que la commission des lois va présenter.
Mais je ne voudrais pas rester sur un jugement négatif, madame le garde des
sceaux. Puisque nous nous reverrons forcément au cours de la prochaine
mandature - je ne sais pas où nous serons l'un et l'autre, mais cela n'a pas
d'importance, nous nous reverrons sûrement - je voudrais vous indiquer quelles
sont, à mon avis, les pistes à suivre pour réaliser cette réforme.
Premièrement, il faut tout de suite développer l'intervention du parquet dans
les procédures collectives. C'est une garantie de transparence et d'équité qui
me paraît essentielle. Il suffirait d'augmenter le nombre, non pas des juges
professionnels, mais des magistrats du parquet et d'obliger ces derniers à
siéger davantage au cours des procédures collectives pour obtenir assez
rapidement le résultat que vous recherchez. Pour avoir vu fonctionner ce
système au tribunal de Nanterre, je peux affirmer qu'il s'agit d'une bonne
opération, surtout lorsque les parquetiers connaissent bien ces problèmes et
qu'ils ont été formés aux problèmes de droit commercial, international ou
national.
Deuxièmement, c'est là où le bât blesse, les procédures collectives ne sont
pas du tout adaptées aux problèmes actuels de concurrence et de gestion des
entreprises ; Paul Girod l'a longuement expliqué et tout le monde vous le dira
aujourd'hui. Les lois de 1984, 1985, 1993, etc. sont tout à fait intéressantes,
mais elles me paraissent dépassées par rapport à l'important mouvement de
concentration entre les grandes entreprises sur le plan mondial, aux procédures
nouvelles d'échanges de technologie, au développement de certaines filiales et
à la délocalisation non seulement des usines, mais aussi des chaînes de
commandement.
Pourquoi un certain nombre de nos entreprises trouvent intéressante
l'installation d'une
holding
aux Pays-Bas ? Pourquoi une banque
importante - que je ne citerai pas - a-t-elle installé sa salle des marchés à
Londres ? Pourquoi des compagnies importantes font-elles tenir leur
comptabilité par des informaticiens indiens ? Il y a bien des raisons à tout
cela !
Dans un tel contexte, réformer les tribunaux de commerce grâce à la mixité me
paraît secondaire par rapport à la nécessité de réformer un certain nombre
d'approches des procédures collectives pour éviter que ne s'ensuivent des
conséquences sociales et qu'un certain nombre d'entreprises en difficultés ne
pâtissent du nombre de mécanismes d'alerte qui est, à l'heure actuelle,
beaucoup trop insuffisant dans notre société.
J'en viens à la révision de la carte des tribunaux de commerce. Selon vous -
il est vrai qu'on nous le dit souvent - dès que le Gouvernement propose une
réforme, les élus locaux, qui sont par nature des démagogues, s'insurgent et
tirent les sonnettes pour s'y opposer.
Permettez-moi de vous donner l'exemple de la région parisienne, puisque vous
êtes une élue de province.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
De région, pas de province !
M. Jean-Pierre Fourcade.
Il existait une seule chambre de commerce à Paris. Quand les nouveaux
départements ont été créés, il s'est posé la question de savoir s'il fallait
aussi créer d'autres chambres de commerce. Certains parlementaires, dont
j'étais, ont estimé que l'outil dont nous disposions fonctionnait bien et que
l'on pouvait par conséquent conserver une chambre de commerce unique assistée
de délégations départementales : Paris - Hauts-de-Seine, Paris - Val-de-Marne,
etc. Ce système s'est révélé plus efficace que si nous avions « cassé » l'outil
existant pour instituer de nouvelles chambres de commerce.
Vous pouvez suivre une démarche identique pour la réforme de la carte des
tribunaux de commerce, à condition de présenter préalablement l'enjeu global de
la réforme. Si l'on progresse à petits pas, des oppositions très fortes se font
jour, comme c'est le cas lorsqu'on ferme un poste de police, une caserne de
gendarmerie, une perception, un centre de recettes des impôts, etc.
Il faut ensuite expliquer les moyens qui seront utilisés pour y parvenir. Ceux
qui ont déjà conduit des réformes de cette importance savent que la
concertation et la présentation de l'ensemble de l'opération sont des
préalables nécessaires pour obtenir des résultats.
Madame le garde des sceaux, vous n'êtes pas responsable des malaises qui ont
accompagné la naissance de cette réforme. Le « paquet » que votre prédécesseur
vous a laissé en héritage est quelque peu difficile à ficeler, si vous me
permettez cette image. Vous avez fait de gros efforts pour revenir à plus
d'objectivité, mais il reste des progrès à accomplir.
Cette réforme pour laquelle je vous ai donné des pistes - le parquet,
l'élection, la réforme de la carte, la modification des techniques de règlement
des procédures collectives - est nécessaire, mais elle ne pourra aboutir que si
l'on rétablit un climat de confiance et la concertation. Or force est de
constater que le recours à la procédure de l'urgence, en cette période, de
surcroît, n'est certainement pas de nature à rétablir cette confiance.
M. Jean-Pierre Fourcade.
Vous avez bien voulu, parce que vous êtes courageuse, assumer l'urgence. Je
souhaite maintenant qu'il n'y ait pas de texte définitif avant la fin de la
présente session afin qu'on ait le temps de réfléchir tranquillement aux
différents éléments de la réforme. Cette dernière sera ainsi moins idéologique,
plus pragmatique et consensuelle. Les entreprises de notre pays étant
confrontées à une concurrence de plus en plus impitoyable, il est nécessaire de
bien réfléchir avant d'avancer des réformes et de jeter des anathèmes !
(Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et
des Républicains et Indépendants.)
M. Jean-Pierre Schosteck.
Très bien !
M. le président.
La parole est à M. Trucy.
M. François Trucy.
Permettez-moi d'abord de remercier M. Béteille, qui a bien voulu me céder son
tour de parole pour me permettre de résoudre un problème d'emploi du temps,
dont l'organisation est difficile ! Je prie également Mme le garde des sceaux
de bien vouloir excuser mon absence dans la suite du débat. Je ne serai donc
pas présent lorsqu'elle répondra à mes propos, qu'elle trouvera peut-être peu
agréables...
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je ne
reviendrai pas, en détail, sur l'historique qui nous vaut de discuter
aujourd'hui de la réforme des tribunaux de commerce, si ce n'est pour souligner
la maladresse du Gouvernement et de certains de ses zélés partisans.
Le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale n'est-il pas
émaillé d'expressions aussi excessives que « institution pourrie » ou « justice
de connivence » ? Un style qui n'honore ni le Parlement ni, surtout, les
auteurs de ces propos.
La mise à l'index, la généralisation facile, l'excès sont les meilleurs moyens
de fausser un débat et d'empêcher de trouver une solution raisonnable et
consensuelle, à moins que l'objectif ne soit d'imposer des choix de façon
dogmatique.
Pour en finir sur ce problème de forme, disons que ces propos sont indignes à
l'égard des juges consulaires, attachés, dans leur ensemble, à rendre des
jugements efficaces, rapides et cela gratuitement, nous le savons tous.
Avec un tel départ, dont M. Fourcade a eu raison de dire tout à l'heure,
madame, que vous n'étiez pas responsable personnellement, il n'est pas étonnant
que le Gouvernement ait rencontré de nombreuses difficultés pour mener à bien
sa réforme des tribunaux de commerce dans des conditions sereines et
équilibrées.
Le sujet, difficile, nécessitait du temps et de la réflexion. Or vous avez
choisi la manière brusque et vous avez commis des erreurs.
La première est une erreur de méthode, avec un départ tonitruant et une
concertation préalable insuffisante - vous avez rappelé dans quelles conditions
il y a eu tentative de concertation, une concertation à nos yeux insuffisante -
qui hypothèque maintenant la réussite du projet.
La deuxième est une erreur de
casting
- pardonnez cet anglicisme ! -
avec l'engagement véhément et excessif de personnalités de votre majorité dont
j'ai déjà souligné à quel point la virulence était déplacée.
La troisième erreur réside dans un manque de cohérence.
D'une part, vous ne cherchez ni à améliorer la prévention et le traitement des
difficultés des entreprises, ni à revoir notre droit des procédures
collectives. Or cela aurait pu et dû aller de pair avec un texte sur la justice
commerciale. Vous ne pensez pas non plus à renforcer, le plus en amont
possible, les procédures d'alerte et les informations sur la situation de
l'entreprise.
D'autre part - M. Girod l'a abondamment décrit -, vous n'avez pas les moyens
financiers et humains - vous ne les aurez pas de sitôt - nécessaires à
l'application de cette réforme. Cette imprévision, nous l'avons d'ailleurs déjà
constatée pour d'autres textes du Gouvernement intéressant la justice.
La dernière erreur est une erreur d'organisation, puisque l'urgence est
déclarée sur un texte aussi important et que les difficultés au sein de votre
propre majorité, madame le garde des sceaux, ne permettront pas à ce texte
d'aboutir. A ce jour, aucune date n'est prévue pour la réunion de la commission
mixte paritaire alors que les débats au Parlement durent depuis près d'un an !
Mais ce point ayant été largement développé, je n'insisterai pas.
Si nous ne contestons pas la nécessité de réformer la justice commerciale -
nul ne le conteste -, nous ne pouvons accepter la manière de procéder du
Gouvernement, parce qu'elle se traduit par un texte inadapté qui déstabilise la
justice commerciale.
Notre collègue Paul Girod l'a clairement montré dans son rapport, dont nous
approuvons le sytle et le contenu, tant il est précis, complet. C'est un
rapport fait avec beaucoup de compétences.
Pour ma part, je ne retiendrai que quelques points essentiels.
Si la mixité est envisagée depuis longtemps, vous l'introduisez, madame le
garde des sceaux, sans cohérence, c'est-à-dire sans mettre fin à la compétence
de certains tribunaux de grande instance en matière commerciale.
Telle que vous la proposez, la mixité est, d'une part, vexatoire et injuste,
tant sur la forme que sur le fond, à l'égard des juges consulaires et, d'autre
part, irréaliste, car elle méconnaît leur compétence en matière économique.
Par ailleurs, vous ne préparez pas son succès. Non seulement vous n'avez pas
favorisé le dialogue entre magistrats et juges consulaires - qui aurait été
autrement productif -, mais encore vous ne garantissez pas la formation des
magistrats dans les domaines économiques et financiers sur lesquels ils seront
amenés à se prononcer, MM. Girod et Fourcade l'ont bien souligné.
Pourquoi ne retenez-vous pas plutôt des propositions qui consistent à scinder
les chambres de procédures collectives en deux sections ? L'une, uniquement
consulaire, serait chargée du traitement des redressements judiciaires et
l'autre, mixte, présidée par un professionnel, statuerait sur les liquidations
judiciaires, les cessions d'unités de production, etc.
Les conditions d'élection des juges consulaires posent des problèmes matériels
d'organisation et leur mode de scrutin au suffrage universel direct - et non
plus indirect - risque encore d'aggraver une abstention déjà regrettable.
L'instauration d'une limite d'âge est difficilement compréhensible quand les
juges consulaires tirent l'essentiel de leur légitimité de l'expérience, de la
disponiblité et de l'élection. Avec ce couperet, vous éliminez, par votre
texte, 40 % des effectifs et vous n'en avez pas les moyens !
Quant à la déclaration des intérêts économiques, réservée, si j'ose dire, aux
seuls magistrats consulaires, telle qu'elle est proposée par l'Assemblée
nationale, elle fait
a priori
peser les soupçons sur les seuls
magistrats consulaires, et ce n'est pas juste.
Enfin, la refonte de la carte judiciaire reste inachevée ; la suppression
d'une trentaine de tribunaux de commerce ne s'appelle pas une réforme.
La justice commerciale de notre pays est l'héritière d'une longue histoire ;
son originalité réside dans la participation des praticiens à son exercice.
Elle doit aujourd'hui s'adapter à l'évolution de l'économie qui tend,
notamment, à une plus grande internationalisation et à un recours plus fréquent
à l'arbitrage. Ces réalités s'imposent à tous, législateurs et
professionnels.
Ces derniers en ont pleinement conscience, comme le démontrent les
propositions formulées à tous les niveaux par les juges consulaires
eux-mêmes.
La réforme de la justice commerciale est ainsi un enjeu démocratique pour une
justice de qualité. Nous en sommes très conscients !
Cependant, les termes du débat ont été complètement faussés par le
Gouvernement et sa majorité, si bien que nous nous trouvons face à une
proposition de réforme isolée, déséquilibrée, incomplète et irréaliste.
C'est pourquoi le groupe des Républicains et Indépendants estime qu'il n'y a
pas lieu de poursuivre un débat si mal engagé. Nous voterons la question
préalable. Il ne nous paraît pas tolérable de procéder par amalgame,
simplification abusive ou accusations outrancières.
Il ne nous paraît pas non plus possible de prétendre réformer les tribunaux de
commerce sans avoir, préalablement, mené une réflexion approfondie et
concertée.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et
Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Marini.
M. Philippe Marini.
Permettez-moi en quelques instants, madame le ministre, avec l'aimable
autorisation de notre collègue M. Béteille, qui a bien voulu que nous
intervertissions nos prises de parole, d'insister sur quelques aspects
importants de ce texte, à ce stade de son examen.
La réforme qui nous est soumise à la hâte, en fin de session, procède d'une
mauvaise méthode et ne peut être acceptée sur le fond. De plus, présenter,
assortie de la procédure d'urgence, une réforme que l'on a eu des années pour
mettre au point, ce n'est pas sérieux !
Vous arrivez en fin de session en sachant très bien que le texte a peu de
chance d'être finalisé d'ici à la date et à l'heure limites. Vous le présentez
pour faire plaisir à quelques-uns de vos amis et, à la vérité, je ne serais pas
très surpris, madame le ministre, après vous avoir poussée dans vos
retranchements, de vous entendre dire que votre propre texte contient des
dispositions dont vous n'acceptez qu'une lointaine « maternité », si vous me
permettez cette expression, en tout cas que vous n'êtes peut-être pas
totalement heureuse d'assumer.
Cette réforme a été préparée dans une ambiance détestable, je veux le
rappeler. C'est la méthode « Montebourg » qui est à mettre en cause et qui
consiste à salir systématiquement une institution...
M. Jean-Jacques Hyest.
Pas seulement une institution !
M. Philippe Marini.
... dont la quasi-totalité des membres mériterait plutôt la reconnaissance de
la République, car ils travaillent bénévolement pour résoudre les difficultés
des entreprises.
M. Jean-Pierre Schosteck.
Exactement !
M. Jacques Blanc.
Très bien !
M. Philippe Marini.
Avec cette réforme, on se propose de désigner à la vindicte publique des
boucs-émissaires. Plus exactement, la commission d'enquête qui a précédé la
réforme, les propos publics, les anathèmes, tout cela procède bien de cette
méthode détestable. On en trouve naturellement l'inspiration en de tristes
périodes de l'histoire politique, en France ou ailleurs :...
M. Jean-Pierre Schosteck.
C'est vrai !
M. Philippe Marini.
... des boucs-émissaires, des invectives, une institution que l'on condamne
par avance et qui n'a même pas droit à un procès équitable.
Madame le ministre, tout cela ne peut évidemment pas, à la veille de
l'interruption des travaux parlementaires et dans l'état actuel du texte,
franchir l'obstacle du Sénat. Pour autant, nous serons nombreux ici à constater
que la réforme des tribunaux de commerce est un sujet sérieux qui devra, un
jour, donner lieu à des progrès.
Comme le dit très justement la commission des lois en la personne de son
rapporteur, cette réforme ne doit-elle pas, d'abord, s'attacher au fond des
choses, c'est-à-dire aux règles de droit à appliquer en matière de procédure
collective avant d'aborder la question institutionnelle ? N'êtes-vous pas en
train de donner libre cours à un penchant, hélas ! trop français, qui consiste,
dès lors qu'une question est posée, à lui apporter une réponse institutionnelle
? Vous n'attaquez, si j'ose dire, que la partie la plus facile des choses. En
effet, il est aisé de désigner des boucs-émissaires, de changer le système
électoral pour les éliminer en grande majorité et de satisfaire les invectives
de quelques-uns de vos amis. Mais reprendre l'examen concret et technique du
droit applicable dans la compétition internationale, comme le rappelait
Jean-Pierre Fourcade, est un exercice d'une autre difficulté, que vous n'avez
pas encore entamé.
La commission a raison de dire que l'on a inversé l'ordre des facteurs et
qu'une vraie réforme de la justice commerciale doit commencer par prendre en
compte d'autres priorités.
Par ailleurs, madame le ministre, vous avez créé, au fil des années -
vous-même et davantage encore votre prédécesseur, je tiens à le souligner - une
ambiance qui, en raison de vos attitudes, devient de plus en plus lourde entre
le corps des magistrats professionnels et celui des juges consulaires élus.
C'est une grave responsabilité, car ces deux corps doivent certainement
s'enrichir mutuellement ; nous sommes nombreux à le penser.
Permettez-moi d'avoir l'immodestie de rappeler qu'ayant été parlementaire en
mission en 1996, sur les questions touchant à la modernisation du droit des
sociétés, pour le compte de l'ancien Premier ministre, j'avais remis des
conclusions qui faisaient appel à une certaine mixité des juridictions
consulaires. J'avais souhaité que l'on instille, dans les formations de
jugement des tribunaux de commerce, de jeunes magistrats du siège, de jeunes
juges professionnels susceptibles d'apporter la connaissance du droit et, en
même temps, de se confronter à la réalité commerciale. Il me semblait qu'ainsi,
sans rien changer aux responsabilités essentielles d'organisation et de
conduite des juridictions consulaires, on pourrait aboutir à un rapprochement
des états d'esprit et des cultures.
N'est-ce pas à la sortie de l'Ecole nationale de la magistrature qu'il faut
commencer, pour celles et ceux qui en ont le goût à s'intéresser aux questions
économiques et financières ? N'est-ce pas une bonne voie que de siéger avec des
commerçants, des petits entrepreneurs, des personnes de bonne volonté n'ayant
pas toujours reçu initialement la formation théorique la plus large, mais qui
font preuve de bon sens et qui ont une connaissance des affaires ? Une telle
opération de rapprochement n'aurait-elle pas, à terme, des incidences très
intéressantes sur les débats respectifs, sur une meilleure compréhension
mutuelle ?
M. Jacques Blanc.
Bien sûr !
M. Philippe Marini.
Cela ne permettrait-il pas à nos jeunes magistrats du siège ayant acquis cette
connaissance concrète de parler de choses qu'ils auraient un peu vécues, au
lieu de ne les voir que de façon souvent trop théorique, voire défavorable ?
Madame le ministre, il est utile de réfléchir à tout cela, c'est certain, mais
il ne faut pas le faire en utilisant les méthodes qui ont permis à ce projet de
loi de voir le jour, ni au moment où les travaux parlementaires vont
s'interrompre en raison de la fin de la législature.
La réforme que vous nous présentez est inacceptable.
M. Jacques Blanc.
Tout à fait !
M. Philippe Marini.
En effet, elle inverse les bonnes priorités. Elle relève de cette « méthode
Montebourg » absolument détestable à tous égards.
M. Jacques Blanc.
Eh oui !
M. Philippe Marini.
Mais elle est également inacceptable sur le fond et dans son dispositif même.
Il n'est pas justifié, madame le ministre, de mettre fin à l'élection à deux
dégrés. Naturellement, au Sénat, il est normal que nous défendions l'élection à
deux degrés.
M. Robert Bret.
Eh oui !
M. Philippe Marini.
C'est une méthode utile de sélection des personnes les plus aptes, les plus
impliquées.
M. Jacques Blanc.
Comme ici !
(Sourires.)
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
C'est terrible ce que vous dites !
M. Philippe Marini.
Je voudrais m'expliquer sur cet aspect des choses.
Il s'agit non pas de créer un organe représentatif d'une catégorie
socioprofessionnelle, mais de juger des contentieux liés à la vie concrète des
entreprises. Il faut donc une implication, un engagement et une certaine
durée.
Croyez-vous que le dispositif électoral que vous nous proposerez nous
permettra de disposer d'un vivier de bons juges consulaires ? Croyez-vous que
l'on n'attisera pas, comme le rapporteur le craignait à juste titre, des
surenchères, des insatisfactions, des manoeuvres catégorielles qui n'ont rien à
voir avec la justice ?
Madame le ministre, supprimer l'élection à deux degrés est une profonde erreur
lorsqu'il s'agit de rendre la justice et lorsque c'est une justice consulaire,
une justice d'entrepreneur, une justice de commerçant. Permettez-moi, même si
cela vous apparaît politiquement incorrect, d'exprimer cette conviction, car je
suis de ceux qui n'acceptent pas de se plier, parce que c'est la mode, à des
mesures dont on leur dit qu'elles sont inéluctables, mais qui, en vérité,
véhiculent un fort contenu idéologique.
M. Jean-Pierre Schosteck.
Vous n'êtes pas le seul !
M. Philippe Marini.
En outre, madame le ministre, la réforme que vous proposez encourt un très
grave reproche : comme la réforme de Mme Guigou, votre prédécesseur, en matière
de droit pénal et de respect de la présomption d'innocence, c'est une réforme
qui suppose la création de nombreux postes de magistrats sans que l'on s'en
soit donné les moyens. Si, par malheur, cette réforme était adoptée, sa mise en
oeuvre aurait à peu près les mêmes effets que celle de la loi renforçant la
protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes,
c'est-à-dire qu'elle donnerait lieu à de nombreux blocages et à beaucoup
d'incohérences parce que les moyens n'auront pas été prévus.
M. Jean-Pierre Schosteck.
Eh oui !
M. Jacques Blanc.
C'est la méthode Jospin !
M. Philippe Marini.
Une fois de plus, vous aurez fait de l'institutionnel au détriment du
règlement au fond des problèmes et dans le cadre d'un budget et d'une
organisation judiciaire qui, aujourd'hui et demain, compte tenu des priorités
du Gouvernement auquel vous appartenez, ne permettraient pas de réaliser une
justice commerciale jouant correctement son rôle.
Enfin, madame le ministre, cette réforme est volontairement déséquilibrée : la
mixité que vous proposez, au lieu d'être l'enrichissement mutuel auquel je
faisais allusion, a été conçue et déclinée de manière vexatoire. Comme l'a fait
très opportunément M. le rapporteur, nombre de nos collègues en apporteront des
preuves et des éléments étayés de démonstrations.
Madame le ministre, en vérité, ce n'est pas une réforme des juridictions
consulaires que vous nous proposez ; c'est une véritable nationalisation, si
j'ose dire, des tribunaux de commerce.
(Mme le garde des sceaux s'esclaffe.)
C'est mettre de côté toute une tradition de bénévolat, de conscience
professionnelle et de fonctionnement de cette justice nécessaire au bon ordre
des affaires. C'est renverser l'ordre normal des priorités. C'est créer de
nouvelles incompréhensions entre deux catégories de magistrats, les magistrats
issus des rangs des marchands étant considérés, par définition et au départ,
comme inférieurs et simplement dignes de remplir quelques tâches accessoires,
voire subalternes.
Madame le ministre, vous comprendrez que, dans ces conditions il ne soit pas
raisonnablement possible d'engager l'examen en première lecture de ce texte.
Dès lors, la meilleure solution en même temps que le signal le plus clair que
le Sénat puisse adresser à l'ensemble du réseau de la justice consulaire est de
voter la motion tendant à opposer la question préalable déposée par la
commission des lois.
(Applaudissements sur les travées du RPR et des
Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Béteille.
M. Laurent Béteille.
Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, nous sommes
tous d'accord, me semble-t-il, pour considérer qu'une réforme des tribunaux de
commerce est nécessaire ; le constat en ce domaine ne date pas d'hier. La carte
judiciaire est devenue obsolète, le mode de recrutement des juges consulaires
trop étroit, et leur formation juridique est à améliorer. Parallèlement, un
certain nombre de mesures seraient nécessaires, comme le renforcement de la
présence des parquets, dont c'est le rôle, auprès des juridiction
consulaires.
D'ailleurs, les juges consulaires sont tout à fait prêts à faire évoluer leur
mandat, ce qui ne doit pas nous surprendre puisque le monde des affaires dont
ils sont issus est lui-même en perpétuelle évolution. Je rappelle qu'ils ont
eux-mêmes proposé, dès 1997, une réforme des juridictions commerciales.
Ils souhaitent recevoir une formation juridique plus poussée, eux qui
éprouvent parfois des difficultés, en particulier les jeunes juges, face à une
législation de plus en plus complexe. Ils appellent également de leurs voeux un
élargissement du corps électoral et du mode de recrutement, de sorte que les
candidats à la fonction de juge consulaire soient plus nombreux
qu'actuellement. Enfin, ils ne refusent pas, sous certaines conditions, le
principe de la mixité, contrairement à ce qu'un soupçon de corporatisme et de
préservation des intérêts acquis a pu laisser croire.
Dès lors, était-il nécessaire, mes chers collègues, de faire peser sur eux une
telle suspicion par des critiques excessives et même scandaleuses condamnant
l'institution des juges consulaires elle-même, par une mise en cause «
ontologique », comme l'écrit fort justement notre rapporteur ? Etait-il
nécessaire d'exagérer quelques affaires retentissantes pour disqualifier une
institution dont il faut d'abord dire qu'elle rend d'excellents services à la
justice de notre pays ?
Alors que le service public de la justice manque dramatiquement de moyens,
notamment humains, reconnaissons aux juridictions consulaires le mérite de
prendre des décisions de justice tout en étant composées de bénévoles.
On a beaucoup insisté, dans cette enceinte, au moment de la discussion du
budget de votre ministère ou lors de l'examen du texte relatif à la présomption
d'innocence, sur la véritable pénurie de magistrats dont souffre notre pays. Il
est vrai que les effectifs de magistrats on fort peu évolué, alors que la
délinquance a, elle, beaucoup changé et que les procédures se sont multipliées
pour atteindre des niveaux aujourd'hui inédits. Et, pour toute réponse, on
s'est contenté de supprimer la collégialité pour un certain nombre d'affaires
!
N'est-il pas paradoxal, dans ces conditions, d'élaborer des réformes qui, à
l'instar de celle du 15 juin 2000, exigent pour leur mise en oeuvre, de plus en
plus de magistrats ? On voit pourquoi l'engagement que l'on prend d'allouer au
fonctionnement des tribunaux de commerce un certain nombre de magistrats
professionnels ne peut pas manquer de nous inquiéter !
Chaque année, 3 100 juges consulaires rendent plus d'un million de décisions.
Ils le font bénévolement, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas rétribués, et
au-delà, puisque, pour avoir interrogé un certain nombre d'entre eux, je sais
que certains se procurent à leur frais le matériel informatique sur lequel ils
tapent eux-mêmes leurs décisions. Inutile de vous dire que ce n'est pas le cas
des magistrats professionnels !
Le coût d'un jugement rendu par un tribunal de commerce revient, en moyenne, à
4,5 euros, contre 540 euros pour un jugement de tribunal de grande instance.
Ainsi le budget alloué aux tribunaux de commerce est-il parfaitement dérisoire
au regard des missions assumées : il s'élève à 5 millions d'euros seulement.
On peut dire aussi que ces magistrats font preuve d'une grande disponibilité,
bien qu'ils exercent une profession par ailleurs. Cela leur permet de rendre
une justice relativement rapide, comme l'a souligné M. le rapporteur, et
adaptée aux exigences de la vie commerciale. Ainsi, le durée moyenne de
traitement des affaires contentieuses était de six mois devant les tribunaux de
commerce, contre neuf mois devant les tribunaux de grande instance. Je ne parle
pas des cours d'appel, qui répondent à d'autres exigences.
Le taux d'appel est très voisin - légèrement plus faible - que celui des
autres tribunaux ; quant au taux d'infirmation, il ne dépasse guère 3 %, ce qui
montre la qualité des décisions rendues.
Ce qu'il faut d'ailleurs souligner, au-delà des chiffres, c'est une
remarquable adéquation de la justice consulaire à la vie des affaires, fruit
d'une excellente connaissance des milieux économiques et du pragmatisme des
juges consulaires, qui apportent une contribution essentielle à l'évolution et
à l'élaboration du droit des affaires.
On leur doit l'introduction de nombreux dispositifs qui ont été repris
ultérieurement dans la législation, dans le domaine de la prévention des
difficultés des entreprises, pour les règles de convocation des dirigeants ou
celles qui sont relatives au comportement des organismes de crédit.
Ainsi, il convient de rendre hommage au travail remarquable des juges
consulaires dans leur ensemble et de renforcer et de soutenir une institution
exemplaire qui, depuis quatre siècles, a toujours su s'adapter, rendant une
justice rapide, efficace et peu coûteuse.
Après ces considérations pratiques, permettez-moi de souligner que les juges
consulaires ont une légitimité, légitimité qui fait défaut aux juges
professionnels de l'ordre judiciaire, eux qui ne doivent qu'à la réussite à un
concours le droit de rendre la justice au nom du peuple français.
Les juges des tribunaux de commerce ont été élus par les justiciables, devant
le collège desquels ils devront se représenter s'ils souhaitent poursuivre leur
mission.
Aussi, comment ne pas dire aujourd'hui que cette réforme nécessaire a été bien
mal menée ?
Rarement la phase préparatoire d'un projet de loi aura donné lieu à autant
d'outrances. Rarement une réforme aura manifesté autant de mépris pour ceux
qu'elle concerne.
Les rapports de la commission d'enquête sur l'activité et le fonctionnement
des tribunaux de commerce, dont le président était M. Colcombet et le
rapporteur M. Montebourg, sont devenus de véritables réquisitoires. Qu'on en
juge à ces quelques citations : « Toute l'institution est pourrie », «
l'institution est plus gangrénée que je ne le pensais » ; « justice de
connivence » ; « les tribunaux de commerce ne présentent aucune garantie
d'indépendance » ; « ces gens étaient plus âpres au gain que soucieux de
service public »... J'en passe.
C'était absolument scandaleux, et cette réforme commençait vraiment bien mal
!
C'est pourquoi, madame le ministre, votre gouvernement, conscient des
outrances du rapporteur et du vice originel qui frappait cette réforme,
décidait prudemment de l'enterrer pendant un certain temps.
Tout à coup, elle ressurgit, l'année dernière, assortie d'une procédure
d'urgence - une de plus ! -, et ce apparemment contre votre souhait, exprimé
quelques jours plus tôt. Preuve que la sérénité n'était pas pour autant
revenue, 90 % des tribunaux de commerce s'étaient alors mis en grève - ce
n'étaient pas seulement quelques magistrats - et le mouvement se prolongea
pendant plusieurs semaines.
La déclaration adoptée par le tribunal de commerce de Paris voilà exactement
un an résume bien le climat qui entoure cette réforme depuis son origine : «
Favorables à une modernisation des tribunaux de commerce, mais opposés à une
réforme incomplète fondée sur la suspicion et l'inégalité, présentée dans
l'urgence, les juges consulaires suspendent leur activité juridictionnelle.
»
Puis, là encore, il faudra attendre un an pour que le projet de loi, examiné
par l'Assemblée nationale, soit inscrit à l'ordre du jour du Sénat, à quelques
jours de la fin de la législature, après que l'on nous eut dit qu'il ne serait
pas examiné lors de cette session. Il y a pour le moins une erreur de
méthode.
Pourtant, comme je le disais en commençant, cette réforme est nécessaire.
La carte judiciaire doit être revue et rationalisée, pour tenir compte du
tissu économique actuel, qui a bien changé depuis le xixe siècle. L'alignement
des juridictions commerciales sur le ressort des tribunaux de grande instance
pourrait résoudre nombre des problèmes soulevés, en permettant notamment au
parquet d'être plus présent lors des procédures collectives et ainsi de mieux
les contrôler. Chacun étant d'accord sur ce point, rien n'empêche de mettre en
oeuvre cette réforme, sauf peut-être - là aussi - la pénurie de magistrats.
Le corps électoral doit être élargi et inclure toutes les personnes inscrites
au répertoire des métiers, pour que les justiciables des tribunaux de commerce
participent à la désignation de ceux qui les jugent. Le mode de recrutement
doit également être élargi, pour susciter des candidatures plus nombreuses aux
élections consulaires : alors que la magistrature consulaire connaît une
certaine « crise des vocations », ce ne sont pas la suspicion et l'opprobre
jetés sur les personnes qui vont arranger les choses.
Nous l'avons déjà dit : la formation juridique des juges consulaires,
notamment de ceux qui sont nouvellement élus, est nécessaire, compte tenu de la
complexité croissante du droit des affaires et de son caractère de plus en plus
international. Parallèlement, il faudrait aussi apporter aux juges
professionnels éventuellement affectés dans les tribunaux de commerce une
formation complémentaire.
Je dois dire, cependant, parce qu'il ne faudrait pas laisser s'installer la
caricature, qu'il y a, parmi les magistrats consulaires, des juristes de très
grande classe,...
M. Paul Girod,
rapporteur.
Tout à fait !
M. Laurent Béteille.
... des magistrats dont la formation juridique très approfondie en fait des
spécialistes et même des autorités incontestées dans un certain nombre de
domaines du droit des affaires.
S'agissant de la mesure phare de ce projet de loi, à savoir l'introduction de
magistrats professionnels dans les juridictions consulaires, on peut
s'interroger : où va-t-on trouver les effectifs nécessaires, alors que le
nombre de magistrats est déjà notoirement insuffisant ? Je pourrais citer
l'exemple du tribunal de grande instance d'Evry, que je connais bien. Le nombre
de postes de magistrats est déjà faible mais, en plus, il manque en permanence
une dizaine de magistrats par rapport aux effectifs théoriques. Où va-t-on
trouver les effectifs des magistrats professionnels qui viendront siéger, en
plus, au tribunal de commerce ?
Je ne crois pas que le principe de l'échevinage soit critiquable en soi. Ce
qui est critiquable, en revanche, c'est la manière avec laquelle les
initiateurs du projet ont présupposé la supériorité des magistrats
professionnels sur les juges consulaires pour leur donner
ipso facto
une
place prépondérante au sein des juridictions. Visiblement, nous ne sommes pas
les seuls à avoir eu cette impression, à en juger par les réactions des juges
consulaires eux-mêmes.
Par ailleurs, si le principe de la mixité est bon, pourquoi ne pas l'appliquer
aux tribunaux de grande instance compétents en matière commerciale ?
Heureusement, à la demande du Gouvernement, l'Assemblée nationale a adopté une
position de repli, en limitant la compétence de la chambre mixte au domaine des
procédures collectives. On est loin, certes, de la surenchère originelle, quand
on faisait de ce principe le remède absolu contre la gangrène qui, selon
certains, atteignait l'institution consulaire.
Cependant, par souci de cohérence et de parallélisme, ne conviendrait-il pas
également de revoir la composition des juridictions de grande instance
lorsqu'elles traitent des affaires commerciales et d'y introduire des
magistrats consulaires ?
Madame le ministre, en conclusion, ce projet de loi aurait pu être l'occasion
d'entreprendre la réforme d'ensemble attendue par les différents acteurs de la
vie judiciaire et économique depuis trente ans. Une telle réforme globale
aurait inclus non seulement les tribunaux de commerce, mais aussi la
réorganisation de la carte judiciaire et la réforme des procédures
collectives.
Cependant, force est de le constater, le rendez-vous est manqué, comme l'a
fort bien démontré notre rapporteur, que je tiens ici à saluer pour la qualité
de son travail.
Madame le ministre, ce projet de loi est examiné dans de mauvaises conditions
: en urgence, en fin de législature, sous la pression de certains des membres
de votre majorité, après quatre ans d'atermoiements et d'hésitations, sans la
sérénité nécessaire à une réforme de cette ampleur, sans consensus, sans
concertation suffisante avec les acteurs de l'institution consulaire.
En outre, il manque à ce projet de loi la réforme des procédures collectives,
pourtant indissociable de la réforme des tribunaux de commerce.
Enfin, ce texte aggravera encore la dramatique pénurie des effectifs de
magistrats, sans même prendre en compte le problème, essentiel, du manque de
moyens alloués au service public de la justice, mission régalienne de l'Etat.
C'est la raison pour laquelle nous voterons la question préalable.
(M. le
président de la commission et le rapporteur applaudissent.)
M. le président.
La parole est à M. Gerbaud.
M. François Gerbaud.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans ce débat
où tout a déjà été pratiquement dit, nous partageons au moins deux certitudes :
en premier lieu, l'urgence n'est pas la bonne méthode ; en second lieu,
personne ne conteste la nécessité d'une réforme des tribunaux de commerce,
notamment les juges consulaires eux-mêmes.
Il n'en est pas moins vrai que tout est dans la méthode, et la vôtre, madame
la ministre, est discutable, tant dans la conception générale de ce que vous
nous présentez comme une réforme que dans les détails du projet de loi.
D'une manière générale, en effet, aucune réforme sérieuse ne peut se concevoir
sans respecter deux priorités, à savoir, d'une part, une réforme profonde des
procédures collectives et, d'autre part, une refonte véritable de la carte
judiciaire. Négliger ces deux priorités, c'est risquer de bâtir sur le
sable.
Réformer les procédures collectives est certes difficile. Votre lointain et
brillant prédécesseur, notre collègue Robert Badinter, s'y était attelé en
1985. Le résultat n'avait pas été à la hauteur de ses efforts. Diverses mesures
législatives et réglementaires en avaient atténué, en 1987, les faiblesses les
plus évidentes, sans toutefois parvenir à des solutions satisfaisantes.
Vous avez choisi de régler le problème en l'ignorant. Ne vous étonnez donc pas
de notre désapprobation. Sans doute considérez-vous que votre projet de loi
relatif aux administrateurs judiciaires, mandataires judiciaires à la
liquidation des entreprises et experts en diagnostics d'entreprises est
susceptible de constituer un progrès au moins partiel. Nous n'en sommes pas
totalement convaincus.
Quant à la carte judiciaire, le rapporteur de la commission des lois de
l'Assemblée nationale lui-même, qui est pourtant de votre sensibilité, n'a pu
que déplorer votre choix de faire l'impasse sur son indispensable refonte.
Il note, en particulier, que « la conjonction de l'introduction de la mixité
au sein des tribunaux de commerce et de leur éparpillement sur le territoire
génère un coût direct pour les finances publiques, en raison de son impact, en
termes de nombre de postes de magistrats professionnels à créer ».
On ne saurait mieux souligner ce que j'appellerai l'inadéquation d'une réforme
qui prétend corriger un défaut, sans se soucier d'un autre défaut bien plus
important celui-là, à savoir son coût : nous retrouvons là une démarche à
laquelle nous ne sommes que trop habitués.
Réformer, c'est bien, c'est même très bien, mais prévoir l'impact des réformes
sur les finances publiques, c'est mieux. Or, souvent, ce n'est pas le cas.
Par ailleurs, M. Colcombet, rapporteur du projet de loi à l'Assemblée
nationale, n'ose pas trop insister sur l'impossibilité d'assurer une présence
effective du parquet devant des tribunaux de commerce éparpillés à l'excès.
Notre collègue Paul Girod, rapporteur de la commission des lois du Sénat, se
montre pertinemment plus précis sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, et
souligne les lacunes de l'organisation du parquet dans ce domaine, ainsi que la
faiblesse des créations de postes.
Compte tenu de la qualité du rapport de M. Paul Girod, je me bornerai à
évoquer quelques points qui me paraissent particulièrement propres à illustrer
les faiblesses du projet de loi.
Ainsi, le texte prévoit la création de chambres mixtes, composées d'un
magistrat de l'ordre judiciaire, président, et de deux juges élus, assesseurs.
Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? A côté de ces
chambres mixtes, subsisteront d'autres chambres qui seront composées uniquement
de juges consulaires.
Le rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale indiquait
lui-même qu'il eût sans doute été préférable d'instaurer purement et simplement
l'échevinage plutôt que de s'en tenir à un compromis qu'il qualifiait
pudiquement « d'acceptable ». J'ajouterai que ce compromis est bancal et
probablement lourd de conséquences.
Ainsi peut-on légitimement craindre que les relations entre le président du
tribunal, juge consulaire, et le président de la chambre mixte, magistrat
professionnel, ne soient parfois difficiles et que le mécanisme d'arbitrage
prévu en cas de désaccord ne puisse pallier des tensions psychologiques
préjudiciables à l'administration d'une bonne justice.
Cependant, des difficultés bien plus graves encore ne manqueront pas de
surgir, j'en suis convaincu, en matière de compétences : les chambres mixtes,
en effet, auront une compétence d'attribution pour les litiges intéressant
l'ordre public économique, c'est-à-dire principalement les procédures
collectives, les chambres purement consulaires conservant le contentieux dit
général.
J'observe d'abord que les juges élus seront certainement heureux et fiers
d'être ainsi réduits à la portion congrue ! Je doute en réalité qu'ils
apprécient un système qui ne leur laisse que les conflits de peu d'importance
et qui réserve les affaires les plus difficiles aux chambres présidées par un
magistrat professionnel, lequel, si bon juriste qu'il soit, n'aura pas toujours
des connaissances aussi étendues que les leurs dans le domaine du droit des
affaires et des usagers du commerce. Cela a été dit.
Quel manque de confiance, en vérité !
J'observe ensuite que ce partage risque d'entraîner des conflits de compétence
entre les différentes chambres. Le texte prévoit un mécanisme, en apparence
relativement simple, pour régler les conflits, mais qu'en sera-t-il dans la
pratique ? Est-il vraiment facile de déterminer ce qui relève de l'ordre public
? On peut parfois en douter...
En outre, avec la création de ces chambres mixtes, on confie de nouvelles
tâches, fort lourdes, à des magistrats professionnels qui sont déjà si accablés
de travail qu'ils ne peuvent rendre leurs décisions, chacun le sait, qu'avec
des retards, hélas ! souvent trop importants. Combien faudrait-il créer de
postes de magistrats pour que les chambres mixtes puissent réellement aboutir à
d'heureux résultats, sans pour autant perturber le fonctionnement des
juridictions civiles et pénales, fonctionnement déjà compromis gravement par la
mise en oeuvre de la loi relative à la présomption d'innocence et par
l'application des 35 heures ?
La chancellerie estime prudemment à 250 le nombre de postes nécessaires.
Certains ont déjà été créés, c'est vrai, et parfois même réellement pourvus.
Mais les besoins des tribunaux sont tels que ces postes nouveaux sont déjà
complètement absorbés par la marche ordinaire et difficile de la justice.
Je donnerai un autre exemple de cette méthode qui consiste à souffler le chaud
et le froid. Nous avons vu que les affaires les plus importantes seraient
jugées par des chambres présidées par un magistrat professionnel : on semble
donc se défier quelque peu de la capacité des juges consulaires. En revanche,
l'article 8 du projet de loi indique que « Les fonctions de juge-commissaire
sont exercées par un juge élu ». Compte tenu de la complexité de certaines
affaires et du rôle éminent du juge-commissaire dans la procédure, on aurait pu
envisager de recourir parfois à un magistrat professionnel. En somme, on aurait
pu désigner les juges-commissaires au cas par cas. Eh bien non ! Dans tous les
cas, ce seront des juges élus. Ainsi peut-être a-t-on voulu ménager leur
susceptibilité, après avoir fait preuve par ailleurs d'une sourde et injuste
défiance à leur endroit.
Défiance, c'est hélas ! bien le mot. On pouvait concevoir d'instituer par
exemple une limite d'âge pour l'exercice des fonctions de juge consulaire mais,
compte tenu de l'expérience et de la disponibilité que requièrent ces
fonctions, le bon sens voulait qu'elle soit élevée. Soixante-quinze ans aurait
été une limite d'âge admissible. Or le texte initial prévoyait soixante-cinq
ans : c'était, comme le souligne notre collègue Paul Girod, véritablement
décapiter la magistrature consulaire.
Cette limite d'âge a certes été repoussée à soixante-huit ans par voie
d'amendement à l'Assemblée nationale, mais ce geste est évidemment tout à fait
insuffisant, eu égard à l'âge moyen des juges qui sont actuellement en cours de
mandat.
En réalité, la réforme qui nous est proposée aujourd'hui a été conçue dans un
esprit injustement soupçonneux, voire dédaigneux à l'égard des juges
consulaires considérés comme les représentants d'une « justice de connivence ».
Tels sont les termes mêmes d'un rapport d'enquête, que je n'accepte pas et dont
le ton témoigne de ce que j'appellerai l'inacceptable temps du mépris.
Dès lors, comment s'étonner de la réaction des intéressés ? Nous avons assisté
à des démissions par centaines et même à une grève.
A ce point de mon propos, j'ai peine à imaginer qu'au terme de cette
discussion votre projet de loi soit adopté. J'ai peine à imaginer la mise en
place d'une réforme conçue sans la moindre concertation et dont les principaux
acteurs ne veulent pas.
Comment pourraient-ils, en effet, alors même qu'ils ne sont pas
systématiquement opposés à toute réforme, accepter une réforme qui est faite
non seulement sans eux, mais contre eux ?
Notre rapporteur définit excellement ce texte comme un « bricolage législatif
».
N'avons-nous pas, là encore, un nouvel exemple des pratiques habituelles du
Gouvernement ?
Nous savons bien que le Gouvernement fait preuve d'une prudence extraordinaire
lorsqu'une réforme, à l'évidence indispensable, risquerait de déplaire à une
partie de son électorat. Je pense ici au grave problème des retraites, qui n'a
pas été abordé. En revanche, le Gouvernement a mené « tambour battant » la
réforme des 35 heures, que nul ne demandait et dont nous n'avons pas fini de
mesurer les conséquences désastreuses dans de très nombreuses activités.
Aujourd'hui, le Gouvernement entend faire adopter, en urgence, une réforme
imparfaitement ficelée, peu susceptible de lui nuire, mais que, par une
compilation que nous connaissons déjà, il pourra intégrer au bilan que M. le
Premier ministre ne cesse d'évoquer.
Il n'est pas d'une grande adresse politique que de se donner l'air de faire de
grandes réformes sans prendre à bras le corps les vraies difficultés. En
l'occurrence, le Gouvernement abandonne la refonte de la carte judiciaire et la
réforme des procédures collectives, c'est-à-dire les deux préalables
indispensables à toute réforme sérieuse.
Il est regrettable que la tentation de l'effet d'annonce l'emporte trop
souvent. Est regrettable aussi cette sorte d'indifférence quant aux
conséquences financières des réformes annoncées.
De surcroît, précipiter en fin de législature et à la veille d'importantes
élections nationales une réforme de cette importance, avec toutes les
conséquences qu'elle implique, est assez maladroit et ôte au projet tous les
caractères d'objectivité qui lui sont indispensables.
Pour conclure, madame le ministre, il me vient à l'esprit cette phrase de
Talleyrand, pour lequel j'ai quelque sympathie : « On ne va jamais aussi loin
que lorsqu'on ne sait pas où l'on va. » C'est le cas aujourd'hui. Mais comme en
ce domaine très délicat que nous traitons, on ne peut aller loin qu'avec
certitude, je crois qu'il faut effectivement être très prudent.
Pour toutes les raisons que je viens d'évoquer, le groupe du RPR votera bien
entendu la question préalable.
(Applaudissements sur les travées du RPR. -
M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président.
La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Sénat aura
donc décidé aujourd'hui d'enterrer la réforme des tribunaux de commerce.
M. Paul Girod,
rapporteur,
et M. Jean-Jacques Hyest.
Non !
M. Robert Bret.
Dans quelques instants, en effet, sera votée - il n'y a guère de suspens - la
question préalable portant sur la réforme des tribunaux de commerce et le
projet de loi organique y afférent.
Vous aurez ainsi choisi, mesdames, messieurs de la majorité sénatoriale, de
vous opposer à l'introduction de la mixité au sein des juridictions consulaires
pour des raisons tenant, une fois de plus, à des considérations bien éloignées
du texte qui nous est soumis, plutôt que d'adopter une attitude constructive,
même si nous sommes à une semaine de l'interruption des travaux parlementaires
et si l'urgence a été demandée sur ce projet de loi.
On doit d'autant plus le déplorer que tout le monde, y compris la droite
parlementaire, admet sinon la nécessité, du moins l'intérêt de réformer
l'organisation et le fonctionnement des tribunaux de commerce.
Car la présente législature s'est malheureusement illustrée, on le sait, par
les soubresauts d'une institution née voilà quelques siècles, mais dont le
fonctionnement autarcique a été l'objet de critiques très dures, qui ont jeté
la suspicion, parfois injustement, il est vrai, sur l'ensemble de la profession
: en 1998, le rapport d'enquête de l'Assemblée nationale sur les tribunaux de
commerce devait révéler de graves dysfonctionnements, certains juges ayant
sacrifié l'intérêt général et celui des salariés au profit d'aménagements
douteux, voire, parfois, d'intérêts personnels.
Il devenait urgent de réformer le fonctionnement de cette justice, si l'on
voulait que se perpétue le principe original d'une justice rendue par des
professionnels de terrain, qui n'a pas toujours son équivalent en Europe.
Le Gouvernement s'y est d'abord attelé en procédant à une révision de la carte
judiciaire. Au total, trente-six tribunaux de commerce - quarante-trois, nous a
dit Mme la ministre - ont déjà été supprimés. Néanmoins, le Gouvernement a
rapidement rencontré de vives résistances, particulièrement de la part des
juges consulaires : le bras de fer commençait.
Depuis lors, il faut déplorer les réactions de crispation parfois
jusqu'au-boutistes qui ont conduit à plusieurs reprises à des situations
d'impasse. Aujourd'hui encore, vous le savez, des tribunaux de commerce sont en
grève sur la question de la présidence de la chambre mixte.
Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen le regrettent
d'autant plus qu'il leur semble que la réforme était parvenue à un point
d'équilibre satisfaisant. L'introduction de la mixité, le renforcement de la
déontologie, le renforcement des incompatibilités, la démocratisation du mode
d'élection des juges consulaires, tout comme les limites de durée d'exercice,
permettent en effet de se conformer pleinement aux exigences de la Convention
européenne des droits de l'homme en matière de droit à un juge impartial. En
outre, monsieur le rapporteur, ce n'est pas parce que la France n'a jamais été
condamnée sur ce terrain que notre législation est forcément irréprochable.
La mixité nous semble particulièrement bienheureuse, car l'alliance des
expériences, de la formation et des qualités respectives des magistrats
professionnels et non professionnels ne peut qu'être enrichissante et profiter
au justiciable, qui doit être, vous en conviendrez tous, le principal
bénéficiaire de la réforme.
On ne peut que déplorer, de ce point de vue, la limitation du champ de la
mixité aux seules procédures collectives, bien en deçà de ce que prévoyait le
texte initial, et le combat d'arrière-garde mené par certains tribunaux
s'agissant de la présidence de cette chambre. Cette réaction ne peut
qu'alimenter la défiance à l'encontre des juges consulaires, suspectés de
vouloir défendre un pré carré et qui risquent d'être les principales victimes
de cette situation.
En effet, à nos yeux, la mixité est une chance, et le fait de la transposer à
l'échelon de la cour d'appel n'est pas apprécié à sa juste valeur. D'ailleurs,
comme mon collègue député Patrice Carvalho, je considère qu'il serait tout à
fait utile d'appliquer le principe de mixité aux chambres sociales d'appel, de
façon à y faire entrer les représentants des salariés.
Les fondements de la réforme étaient donc bons, et il est très dommage que la
majorité sénatoriale refuse d'en discuter. Je dois dire que je suis loin d'être
convaincu de l'opportunité de débattre d'une motion tendant à opposer la
question préalable à ce texte...
Ce ne sont pas les arguments développés dans l'exposé des motifs de la motion
qui nous posent problème : ils ne sont pas, en effet, sans rejoindre un certain
nombre de nos préoccupations.
En particulier, il faut bien dire que la réforme des procédures collectives
nous paraît tout à fait prioritiare, tant il est vrai que le principe posé à
l'article 1er de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985, qui fait de la
préservation de l'emploi l'un des objectifs légaux d'une procédure collective,
est loin d'avoir une portée pratique.
On sait, en effet, combien les procédures tendent à privilégier les créanciers
par rapport aux salariés, ce qui a même pu conduire à faire reconnaître la
qualité de créancier à un groupe dont l'une des sociétés avait été mise en
liquidation judiciaire : je pense ici au cas d'Alsthom, devenu créancier des
Ateliers mécaniques Saint-Florent.
Quand on sait que le rapport établi par Mme Franchi, membre de la division
économique et financière du parquet, relève que 90 % des procédures collectives
aboutissent à des liquidations judiciaires, on mesure la faible efficacité du
système et l'urgence de la réforme.
A l'heure où il est plus rentable de prononcer l'oraison funèbre d'une
entreprise que d'essayer de la faire vivre, la réforme des formations de
jugement peut en effet paraître paradoxale : les hommes auront beau être les
plus compétents et les plus vertueux de la Terre, tant que les procédures
n'évolueront pas, les mêmes schémas s'appliqueront.
Les conséquences, en termes d'emploi, des décisions de redressement et de
liquidation judiciaires des entreprises sont telles - 30 % des licenciements
économiques sont concernés - que l'on ne peut aujourd'hui faire l'économie
d'une refonte des lois du 1er mars 1984 et du 25 janvier 1985.
Pour autant, doit-on, comme le préconise M. le rapporteur, faire de cette
réforme un préalable ? Nous ne le pensons pas, d'autant que cet argument sert
d'alibi à la majorité sénatoriale, hostile, au fond, à l'institution de
chambres mixtes.
Pour notre part, nous pensons que la réflexion doit aller bien au-delà et que
si l'on persiste à n'aborder la question que sous l'angle du droit commercial,
sans faire le lien avec les conseils prud'homaux et le code du travail, on ne
progressera pas.
Il aurait été souhaitable de pousser plus loin l'application du principe de
mixité, en ouvrant les formations de jugement commerciales à des conseillers
prud'homaux ; une telle réforme aurait permis la représentation des salariés
lors des procédures de liquidation judiciaire.
Plus fondamentalement, dans une période où l'accent est mis sur les intérêts
de l'actionnaire, à l'aune exclusive desquels doit être apprécié l'intérêt de
l'entreprise, on mesure l'enjeu que constitue le fait d'imposer le salarié
comme interlocuteur à part entière dans les procédures collectives.
En cas de dépôt de bilan, de fermeture d'une entreprise ou de maintien de
l'activité avec repreneur, si les enjeux peuvent paraître différents, les
exigences des salariés et des collectivités locales sont convergentes : les
premiers souhaitent ne plus être considérés comme des acteurs mineurs ou
passifs ; les secondes veulent que l'on reconnaisse davantage la responsabilité
de l'Etat vis-à-vis des territoires et des bassins d'emploi touchés par les
fermetures de sites.
Le projet de loi de modernisation sociale, dans son volet relatif à la
prévention des licenciements économiques, comporte, sur ces questions, des
avancées indiscutables. Je rappelle également que, depuis le début de la
législature, les parlementaires communistes demandent un moratoire s'agissant
des licenciements économiques.
La jurisprudence économique et sociale récente, notamment la décision du
Conseil constitutionnel, nous renforce dans la conviction qu'il faut défendre
la capacité du politique à imposer des lignes directrices à un pouvoir
économique qui finit par ne plus accepter que l'auto-régulation.
Les propos tenus par M. Houillon à l'Assemblée nationale étaient, de ce point
de vue, tout à fait éclairants. Il s'interrogeait en effet sur l'opportunité
d'une intervention judiciaire dans le domaine commercial, alors que, selon lui,
l'arbitrage avait fait ses preuves à l'étranger. Mais on sait bien de quelles
preuves il s'agit : celles de l'émancipation totale du libéralisme des
contraintes du politique, conformément aux principes de la réforme idéologique
tant souhaitée par nos collègues Philippe Marini et Jean-Pierre Fourcade, que
nous avons entendus à l'instant...
Le second argument de la majorité sénatoriale est plus convaincant.
La poursuite de la réforme de la carte judiciaire apparaît en effet comme un
impératif, et il y a une certaine incohérence à demander à des magistrats
professionnels de siéger au sein de tribunaux de commerce ayant vocation à
disparaître ! Nous ne sommes pas dans une période d'abondance du personnel
judiciaire telle que nous puissions nous permettre de recourir à ce genre de
pratiques, d'autant que la réforme risque d'être « coûteuse » en moyens humains
et que, après la douche froide de la loi du 15 juin 2000, nous devons être
prudents, afin d'éviter que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets et
que la mise en oeuvre de la réforme ne se trouve paralysée faute de
personnels.
Avouons cependant que les élus ne manifestent pas beaucoup de bonne volonté
pour faire avancer ce dossier et que l'on peut aisément nous renvoyer la balle
: la réforme de la carte judiciaire est souvent défendue par les élus, quelles
que soient les travées sur lesquelles ils siègent pour autant que leur
circonscription n'est pas directement concernée...
Mon groupe ne votera pas la motion tendant à opposer la question préalable,
parce que nous savons bien que celle-ci masque une hostilité de principe à
toute réforme de la juridiction commerciale.
Deux éléments nous confortent dans cette idée.
En premier lieu, la position défendue par la majorité sénatoriale relève de
l'immobilisme : pas de réforme du tout plutôt qu'une petite réforme, dont elle
admet pourtant qu'elle pourrait être utile.
En second lieu et surtout, l'argument avancé par la majorité sénatoriale
trouve immédiatement ses limites dans le refus de l'appliquer au texte relatif
aux administrateurs judiciaires, mandataires judiciaires à la liquidation des
entreprises et experts en diagnostics d'entreprises ! Comme si ce texte
échappait, par je ne sais quel miracle, à la nécessité d'une réforme des
procédures collectives, alors que les professions concernées réclament
elles-mêmes une telle réforme ! Comme si l'exercice de ces dernières ne
dépendait aucunement de la carte judiciaire !
Il faut donc bien admettre que la majorité sénatoriale ne cherche ici qu'à
faire un coup politique à la veille d'échéances électorales. C'est pourquoi le
groupe communiste républicain et citoyen ne pourra pas la suivre et votera, je
l'annonce dès à présent, contre la motion tendant à opposer la question
préalable. Il en ira d'ailleurs de même pour le projet de loi organique
modifiant l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique
relative au statut de la magistrature et instituant le recrutement de
conseillers de cour d'appel exerçant à titre temporaire, qui fait lui aussi
l'objet d'une motion tendant à opposer la question préalable.
M. le président.
La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne
soulignerai pas, à la suite de plusieurs orateurs, comment nous traitons des
dossiers importants, en présentant un texte à la fin d'une législature, après
avoir, de surcroît, déclaré l'urgence. Cela étant, plus l'on se rapproche de la
suspension des travaux parlementaires, plus l'urgence devient manifeste !
Néanmoins, il n'est tout de même pas très raisonnable de présenter maintenant
un texte dont l'adoption bouleverserait considérablement l'organisation
juridictionnelle dans le domaine commercial. Ce motif, à lui seul, suffirait
d'ailleurs à justifier le dépôt d'une motion tendant à opposer la question
préalable.
Monsieur le ministre, les raisons historiques expliquant l'existence des
tribunaux de commerce ont été rappelées tout à l'heure. Nous disposons, dans ce
pays, d'un système tout à fait spécifique de règlement des litiges commerciaux
et, surtout, des problèmes liés aux procédures collectives.
M. Bret affirmait à l'instant que, dans ce dispositif, le créancier est
privilégié. Cela est vrai, mais, alors que, dans le droit anglo-saxon, lui seul
est privilégié, nous disposons, dans notre arsenal législatif, des lois de 1984
et de 1985, qui avaient été promues par M. Badinter, à l'époque garde des
sceaux.
Certes, ces lois doivent faire l'objet d'un certain nombre de modifications,
mais l'esprit qui les sous-tend ne doit pas être remis en cause, s'agissant
notamment du volet afférent à la prévention.
En effet, quand les tribunaux de commerce ont les moyens de bien appliquer la
loi de 1984, le dispositif de prévention donne de très bons résultats, ainsi
que cela a pu être vérifié dans un certain nombre de grandes juridictions.
En ce qui concerne la loi de 1985, si les liquidations sont certes nombreuses,
comme le fait apparaître un récent rapport de l'Office d'évaluation de la
législation, certaines d'entre elles devraient être beaucoup plus rapides. En
effet, vouloir redresser à tout prix des entreprises alors que ce n'est pas
possible est une erreur et aboutit à léser tout le monde : les salariés, les
créanciers, mais aussi, par exemple, les sous-traitants.
M. Paul Girod,
rapporteur.
Et les fournisseurs !
M. Jean-Jacques Hyest.
En outre, j'ai déjà déploré, à plusieurs reprises, le manque de fonds propres
des entreprises, l'existence du crédit interentreprises, qui constitue une
singularité de notre pays, ainsi que la longueur des délais de paiement. Tous
ces facteurs cumulés entraînent souvent des difficultés en cascade dans les
entreprises, et ce n'est pas parce que l'on aura réformé les tribunaux de
commerce que ces problèmes seront résolus.
Il eût mieux valu, à mon sens, s'atteler d'abord à la réforme des procédures
collectives. L'esprit des lois de 1984 et de 1985 ne doit pas être remis en
question, je le redis, mais il est nécessaire de modifier certains éléments du
dispositif et de simplifier les procédures. J'aborderai maintenant la question
de la carte judiciaire.
Les tribunaux de commerce, de même qu'un certain nombre de tribunaux de
l'ordre judiciaire, de brigades de gendarmerie et de commissariats de police,
sont les héritiers de l'histoire. Une évolution de leur carte est certainement
souhaitable, mais les problèmes que rencontrent ces juridictions tiennent, pour
une grande part, au fait que, dans certaines petites villes de province, il est
parfois bien difficile à un juge consulaire qui est aussi un chef d'entreprise
de prendre rapidement les décisions qui s'imposent, notamment en matière de
déclaration de cessation de paiements. Il n'est pas question de corruption ! La
justice de proximité est souvent une bonne chose, mais cela n'est pas vrai dans
le cas des tribunaux de commerce. Au contraire, mettre quelque distance entre
le justiciable et le juge me paraît ici souhaitable.
La réforme de la carte judiciaire, qui a été entreprise mais n'a pas été menée
assez loin, mérite donc de tenir une place particulière dans le dispositif,
monsieur le ministre. Cela est d'autant plus vrai que si des juges
professionnels devaient un jour être agrégés aux juridictions consulaires, il
conviendrait d'économiser les moyens humains, ce que ne permettrait guère
l'organisation actuelle. Or nous savons bien que d'autres tâches requièrent les
magistrats professionnels, et la révision de la carte judiciaire constitue
donc, à mes yeux, une priorité.
Quoi qu'il en soit, seuls les juges consulaires peuvent jouer un rôle en
matière de prévention, monsieur le ministre, car jamais un magistrat
professionnel ne pourra accomplir une tâche de cet ordre.
L'existence des tribunaux de commerce est donc rationnelle ; le malaise vient
du fait que les juges consulaires ont été très meurtris par les critiques
excessives dont ils ont fait l'objet. A cet égard, je ne reviendrai pas sur un
certain rapport, qui instruisait un véritable procès en sorcellerie. Il faut de
plus dénoncer les méthodes employées par la commission d'enquête de l'Assemblée
nationale : on n'avait jamais vu cela, même dans un local de police judiciaire
ou,
a fortiori,
dans un cabinet d'instruction, où les personnes sont
traitées avec plus de respect et où l'on respecte certainement les droits de la
défense et le principe du contradictoire. Un certain nombre de personnes tout à
fait dignes et respectables m'ont rapporté la manière dont elles avaient été
traitées lors de leur audition devant la commission d'enquête : ce n'est pas
une bonne manière pour élaborer une législation.
J'expliquerai tout à l'heure, ou plus probablement mardi prochain, à
l'occasion de l'examen d'un autre texte, combien les approximations, les
éléments mensongers contenus dans le rapport de la commission d'enquête et qui
sont présentés comme des vérités disqualifient leurs auteurs ; je dénoncerai le
procès injuste fait aux juridictions consulaires.
On ne peut pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
J'ai indiqué que la proximité ne me paraissait pas toujours souhaitable et
qu'il était nécessaire d'améliorer le recrutement, afin que les magistrats
soient réellement représentatifs, notre excellent rapporteur, M. Paul Girod, a
d'ailleurs déposé une proposition de loi sur ce sujet. En effet, le projet de
loi pèche un peu à cet égard. On risque d'avoir des magistrats qui ne
présentent pas toutes les garanties en matière de formation. Il faut trouver un
équilibre entre une certaine cooptation, ce qui peut être le cas aujourd'hui,
et une élection, mais sans doute au deuxième degré, afin que les juges
consulaires soient des personnes sérieuses et qu'ils représentent l'ensemble du
monde économique, notamment les artisans.
Que l'on renforce des procédures disciplinaires et la déontologie, que l'on
améliore le recrutement, qu'il puisse y avoir des juges stagiaires, que la
durée des mandats soit limitée, pourquoi pas ? Mais cette réforme nécessite du
temps et, surtout, une parfaite concertation, sinon les meilleurs juges
consulaires partiront. Or s'il ne reste que ceux qui sont attachés à leur robe
et qui ne sont pas les plus compétents, nous n'aurons pas gagné à cette
réforme. S'agissant de la mise en place éventuelle des chambres mixtes, on
aurait pu - je ne parle pas de la présidence de ces chambres - envisager une
harmonisation des relations entre les juges consulaires et le magistrat en
charge de ces questions. On se serait alors aperçu qu'il était possible de
trouver, selon les endroits, des solutions différentes.
Qu'il y ait des juges professionnels, j'en suis d'accord, à condition que la
Chancellerie ait réellement les moyens de les affecter. Encore faut-il trouver
des magistrats qui aient cette qualification. Je ne dis pas, comme certains,
que, pour être juge consulaire, il faut être chef d'entreprise. En effet, il
faut aussi être juriste. Autrement, pour être juge dans une juridiction pénale,
il faudrait pratiquement être un voyou.
(Sourires.)
Ce n'est pas une
bonne comparaison ! Hélas, peu de juges connaissent le nom de l'entreprise et
ont des notions de droit commercial. Il est vrai que, dans certaines
juridictions, ce sont des juges professionnels qui traitent les questions
relevant du droit commercial. Tout à l'heure, une petite discussion a eu lieu
entre M. le rapporteur et Mme le garde des sceaux sur la rapidité et
l'efficacité.
Bien entendu, si se produisait un jour une évolution des juridictions
consulaires, il faudrait aussi mettre en place des juridictions consulaires là
où il n'y en a pas. En effet, un vrai problème d'égalité se pose à cet égard
dans notre pays. Cela poserait peut-être le problème particulier de
l'Alsace-Moselle, dont la spécificité est admise et doit être maintenue.
Dans de nombreux domaines de la justice, la mixité pourrait être poussée
beaucoup plus loin. Je pense à la justice pénale et en particulier aux
tribunaux correctionnels. A l'instar de la Nouvelle-Calédonie et de la
Polynésie, où cela fonctionne, monsieur le ministre, si on mettait des juges
non professionnels dans les juridictions correctionnelles, nous pourrions faire
des progrès. La question est ouverte.
Je crois que cette réforme est nécessaire mais procédons à la réforme des
procédures collectives puis à celle de la carte judiciaire avant de l'engager
et faisons-le dans une meilleure concertation. En effet, il ne faut pas heurter
ceux qui, je vous l'assure, se consacrent avec beaucoup de dévouement à cette
cause, car, eux aussi, ils ont le souci et de l'entreprise et des hommes qui la
constituent. Il ne faut donc pas les désespérer. Or la réforme telle qu'elle a
été présentée, pas tant d'ailleurs du fait du Gouvernement que de celui d'un
certain nombre de députés, ne permet pas d'aboutir aujourd'hui dans les
conditions requises de sérénité. Il me semble préférable que le problème soit
repris quand les esprits seront apaisés et, peut-être, quand certains
procureurs auront disparu
(Sourires)
... de la scène politique. Je ne
souhaite pas leur mort, d'autant qu'ils sont jeunes et qu'ils ont une longue
vie devant eux, mais j'espère qu'ils iront nuire ailleurs qu'au sein du
Parlement. C'est pourquoi je crois raisonnable de suivre M. le rapporteur donc
et de voter la motion tendant à opposer la question préalable.
(MM. Béteille
et Biwer applaudissent.)
M. le président.
La parole est à Mme André.
Mme Michèle André.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je regrette
que le débat sur les textes qui viennent en discussion ne soit pas organisé ce
soir. En effet, ces trois textes relèvent du même esprit et ils ont une
cohérence, que vous ne respectez pas si j'en juge par le dépôt de motions
tendant à opposer la question préalable sur deux d'entre eux.
Pour ma part, je considère que ces textes s'inscrivent dans une réforme
globale et qu'il est nécessaire de ne pas les dissocier dans leur présentation.
C'est la raison pour laquelle, si vous le permettez, mon intervention
concernera les trois projets de loi, qui sont autant de volets différents d'une
même réforme.
Ces trois projets de loi constituent, pour l'organisation de la justice
commerciale une réforme de grande ampleur, très attendue car nécessaire, comme
certains d'entre vous en sont convenu ici même.
Cette réforme est essentielle à plus d'un titre.
D'abord, et c'est une bonne chose, les Français sont devenus très exigeants à
l'égard du service public de la justice, qu'ils veulent impartial et plus
efficace dans le rendu des décisions, d'autant que celles-ci peuvent entraîner
de terribles conséquences en chaîne à l'égard des personnels salariés et des
autres acteurs de l'activité économique.
Ensuite, parce qu'il s'agit de la justice des commerçants, les considérations
économiques, notamment celles qui reposent sur la concurrence et la performance
de nos entreprises, ne doivent pas être négligées.
Nous sommes donc tous d'accord, et les magistrats consulaires en premier, pour
affirmer que l'organisation des juridictions commerciales, qui, dans ses
principes - M. le rapporteur l'a souligné - remonte au XVIe siècle n'est plus
adaptée au contexte actuel.
Beaucoup de critiques sont formulées sur les conditions du débat et
l'hésitation manifestée par le Gouvernement en reportant toujours l'inscription
à l'ordre du jour de ces trois textes. A notre place, nous ne pouvons que les
partager. Mais reconnaissons aussi que le Sénat a pris tellement son temps dans
l'examen des textes inscrits à son ordre du jour depuis le début du mois de
janvier...
M. René Garrec,
président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Je ne suis
pas sûr qu'il l'ait fait !
Mme Michèle André.
... qu'on ne peut honnêtement adresser au seul Gouvernement le reproche de
l'encombrement du calendrier parlementaire.
M. René Garrec,
président de la commission des lois.
Il ne faut pas exagérer, ma chère
collègue !
Mme Michèle André.
Le contexte dans lequel il est procédé à l'examen de ces projets de loi n'est
pas le plus propice à la sérénité. Une chose est claire : le Parlement ne peut
pas travailler correctement sous la pression. Ainsi, nous déplorons de voir à
nouveau la justice commerciale paralysée, depuis le 1er février, par un
mouvement de grève, qui fait suite aux démissions massives de juges consulaires
en 1999 et à la grève qui s'est déroulée l'année dernière du mois de février au
mois de mars.
Comment en être surpris ? Les tentatives de réformes ont été nombreuses et -
constatons-le ! - nombreux ont été les échecs. Certes, il est rare qu'une
réforme ambitieuse parvienne à réunir un consensus général, mais je ne suis pas
sûre que le refus exprimé par une partie des acteurs de l'institution mérite
d'être relevé comme un signe probant de la nocivité de la réforme.
Vous avez raison, monsieur le rapporteur, la question est très délicate et
elle impose une nécessaire concertation. Mais la concertation a eu lieu. Les
intéressés ont été associés, un rapport parlementaire, dont vous avez beaucoup
parlé, a été rédigé, une enquête administrative a été diligentée. De ces
travaux approfondis, il est ressorti des conclusions identiques et plusieurs
projets de loi, déposés en 1998.
Pour mener à bien cette réforme de la justice commerciale, celle-ci
s'accompagne d'une refonte de la carte judiciaire et de la révision en cours
d'élaboration de la loi du 25 janvier 1985, relative au redressement et à la
liquidation judiciaires des entreprises.
On peut déplorer, à juste titre, la réduction partielle du nombre de
juridictions commerciales, s'interroger sur l'ordre de priorité des réformes et
la lenteur de leur rédaction qu'impose la nécessaire concertation des
principaux intéressés, mais l'urgence aujourd'hui se concentre sur
l'organisation actuelle des tribunaux de commerce et leur adaptation.
Avant de poursuivre, une mise au point me semble nécessaire sur le rôle des
juges consulaires, intéressés au premier chef et sans lesquels aucune réforme
n'est viable. Il n'a jamais été question de dénigrer les membres des tribunaux
de commerce. Nous avons conscience de leurs nombreuses qualités, dont
témoignent non seulement leur dévouement, puisqu'ils participent bénévolement
au service public de la justice, mais également leur expérience du terrain et
la compétence économique dont ils savent faire preuve.
Malheureusement, des scandales ont éclaté. Des dérives ont terni l'image de
respectabilité et de crédibilité des juges consulaires dans l'exercice de leurs
missions et ont porté atteinte à l'ensemble de l'institution.
Ces projets de loi présentent donc le mérite d'insuffler une nouvelle exigence
de qualité, qui est une exigence élémentaire attendue par les justiciables, en
confortant l'assise juridique des tribunaux de commerce.
Vous le savez, le coeur de la réforme est l'introduction de la mixité dans les
tribunaux de commerce. Se trouveront associés dans une même formation de
jugement, ce qui n'est pas une première, des magistrats professionnels et des
juges élus. C'est, à nos yeux, un plus incontestable. Vous le reconnaissez
vous-même, monsieur le rapporteur, « la présence de magistrats professionnels
permet un enrichissement réciproque et une amélioration du fonctionnement des
tribunaux de commerce ». Il va de soi que ces magistrats seront suffisamment
formés et sensibilisés aux réalités économiques. Sur ce point au moins, nous
sommes d'accord.
L'étendue du champ de la mixité est une question importante dans le cadre de
la réforme. Sur ce point également, vous ne pouvez pas ne pas reconnaître que
la concertation a été au rendez-vous : de nombreuses consultations ont été
organisées, les discussions et les propositions se sont multipliées.
Vous ne pouvez pas dénoncer l'absence de consultations entre le corps
consulaire et le Gouvernement, qui a adopté dans cette affaire - Mme le garde
des sceaux l'a dit tout à l'heure et vous l'avez reconnu - une démarche
pragmatique, au point de limiter la compétence des chambres mixtes à la
connaissance des affaires relatives aux procédures collectives. Nous comprenons
la méthode constructive choisie par le Gouvernement, mais aller plus loin
serait renier la réforme elle-même.
D'autant que la cohésion de la juridiction est préservée dans la mesure où le
projet de loi tend à maintenir l'attribution de la présidence du tribunal de
commerce à un juge consulaire. Ce dernier conserve l'ensemble de ses pouvoirs
juridictionnels, qu'il s'agisse des référés ou des ordonnances sur requête, y
compris dans les matières relevant au fond de la compétence de la chambre
mixte. Seuls les pouvoirs exercés en matière de procédure collective seront
confiés au président de la chambre mixte, ce qui est tout à fait compréhensible
dans la logique de la réforme proposée.
Le président du tribunal de commerce conserve également ses prérogatives en
matière de règlement amiable des difficultés des entreprises, à l'exception du
pouvoir de prononcer la suspension provisoire des poursuites des créanciers
contre le débiteur.
Une fois encore, tout malentendu sur la présidence du tribunal de commerce
doit être levé. Le rôle occupé par le président du tribunal de commerce est,
selon nous, déterminant car celui-ci détient à la fois l'expérience
professionnelle du monde de l'entreprise et une expérience judiciaire. C'est un
avantage capital dans l'exercice des missions que les tribunaux de commerce
doivent rendre aux entreprises.
Je ne sais pas ce que vous entendez par « une démarche globale », monsieur le
rapporteur, mais la réforme des tribunaux de commerce est très étendue. Elle
comporte d'autres volets tendant à modifier les règles de recrutement des juges
élus ; elle renforce leur statut par de nouvelles règles déontologiques et par
un droit à la formation.
Le groupe socialiste considère que l'ensemble des mesures sur la limite d'âge,
sur le nombre de mandats qui peuvent être exercés, sur les incompatibilités,
sur la déontologie et la discipline ainsi que sur la déclaration d'intérêt sont
de bonnes dispositions, qui vont dans le sens de la clarification et de la
transparence du statut des juges élus sans porter atteinte à leur spécificité,
bien au contraire. La création d'un conseil national des tribunaux de commerce
va également dans ce sens.
L'élargissement du corps électoral et le nouveau mode d'élection permettront
non seulement de mieux adapter le corps électoral aux justiciables intéressés,
mais également de rendre ces élections plus démocratiques.
L'élargissement du corps électoral est une autre grande nouveauté du texte. Le
projet a le souci de la cohérence en plaçant le corps électoral en conformité
avec les justiciables qui relèvent directement des tribunaux de commerce.
Ainsi, les artisans seront électeurs et éligibles aux fonctions de juge des
tribunaux de commerce. Il s'agit d'une uniformisation qui est incontestablement
profitable.
Mais ce qui est plus important encore concerne la modification du mode de
désignation des juges consulaires, qui conjugue le mode de scrutin plurinominal
à deux tours et l'élection au suffrage universel direct.
Est-il sérieux de présenter cette nouvelle modalité de désignation comme « une
simple mesure d'affichage, voire une tentative de déstabilisation [...]
hypothéquant dangereusement l'avenir de la justice consulaire » ? Actuellement,
l'élection des juges consulaires n'est guère mobilisatrice. On note même une
étrange équivalence entre le nombre de candidats et le nombre de postes à
pourvoir, ce qui autorise des observateurs éclairés à parler d'un système de
cooptation.
Ce nouveau régime électoral démocratisé permettra au contraire d'ouvrir
l'offre des candidatures et de mieux répondre à l'absentéisme actuel, que l'on
peut déplorer. La qualité de la justice consulaire en sera améliorée parce que
les juges consulaires seront en mesure de représenter la totalité du monde
économique, dans sa richesse et dans sa diversité.
Monsieur le rapporteur, nous pouvons comprendre que vous exprimiez votre
inquiétude sur la formation des magistrats professionnels dans le domaine
économique et financier. Nous partageons d'ailleurs cette légitime
préoccupation. Mais la question de la formation concerne tous les juges des
tribunaux de commerce et, à cet égard, le projet de loi inscrit le principe
d'une formation des magistrats consulaires. Le droit commercial est une matière
qui s'est énormément complexifiée. Il y va de la qualité des décisions qui
seront rendues, dans l'intérêt premier des justiciables.
Nous reconnaissons que, sur les nombreuses considérations, exprimées avec
véhémence et quelquefois de manière excessive par M. le rapporteur, certaines
ne sont pas négligeables et ont même retenu notre attention. Mais en
choisissant de poser la question préalable sur le projet de loi portant réforme
des tribunaux de commerce, la commission des lois n'a pas sérieusement pris en
considération le pari que nous faisons : celui d'une véritable révolution
culturelle qui suscitera des changements notoires dans le comportement des uns
et des autres.
Il est à craindre, si le Sénat adopte la motion tendant à opposer la question
préalable, que nous ne puissions pas discuter non plus du projet de loi
organique relatif au statut de la magistrature et instituant le recrutement des
conseillers de cour d'appel exerçant à titre temporaire.
Ce texte s'inscrit dans le droit-fil du projet de loi portant réforme des
tribunaux de commerce, puisqu'il est la contrepartie, à l'échelon des cours
d'appel, de la mixité proposée pour les tribunaux de commerce et qu'il cherche
à atteindre les mêmes objectifs d'enrichissement et de complémentarité des
compétences, au bénéfice des justiciables.
Sur ce projet de loi également, monsieur le rapporteur, vos propos sont pour
le moins excessifs, puisque vous n'hésitez pas à qualifier ce texte de «
coquille vide fondée sur un raisonnement erroné, voire hypocrite ».
De quoi s'agit-il au demeurant ? Ce projet de loi organique ouvre la
possibilité de nommer des magistrats qui siégeront dans des formations de
jugement des cours d'appel traitant du contentieux commercial et qui pourront
continuer d'exercer leur activité professionnelle. C'est également une
nouveauté, que vous semblez rejeter en bloc.
Ce statut « conçu sur mesure » que vous dénigrez ne fait que prendre en
considération la situation particulière au regard du droit commun de personnes
qui n'ont pas la qualité principale de magistrat, ce qui suppose des conditions
de recrutement spécifiques.
Le recrutement de ces conseillers de cour d'appel à titre temporaire respecte
nos principes constitutionnels et s'appuie sur un certain nombre
d'incompatibilités, que l'Assemblée nationale a renforcées, afin de prévenir
tout conflit d'intérêts.
En raison de son objet, il semble logique que la commission des lois ait
souhaité viser dans la motion tendant à opposer la question préalable ce projet
de loi organique. Usant du même esprit de logique, vous comprendrez que nous
nous y opposerons, parce qu'il n'est pas sain, quelle que soit la justesse des
arguments avancés, de refuser le débat dans une enceinte parlementaire, alors
que cette dernière représente le lieu par excellence de l'échange et du
contradictoire.
En revanche, nous nous réjouissons que la commission des lois ait accepté,
sous l'impulsion de M. Hyest, rapporteur, d'examiner le dernier volet de la
réforme de la justice commerciale, relatif au statut des administrateurs
judiciaires et des mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises.
L'application des règles relatives aux entreprises en difficultés est depuis
longtemps un pré carré, réservé à quelques professionnels.
Personne ne peut contester les critiques qui se sont élevées contre certaines
pratiques conduisant à la création d'une commission d'enquête parlementaire à
l'Assemblée nationale et à une enquête menée conjointement par l'Inspection
générale des finances et l'Inspection générale des services judiciaires.
Ces investigations ont été conduites parce que de nombreux justiciables,
débiteurs et créanciers, se sont élevés contre la façon dont les liquidations
dans lesquelles ils avaient été parties prenantes avaient été administrées.
La représentation nationale, comme c'est son devoir, a souhaité réagir pour ne
pas ajouter aux sentiments de partialité, de collusions et de déni de justice
que ces personnes avaient éprouvés celui de l'indifférence.
Il est trop facile d'escamoter le débat en votant la question préalable tout
en soulignant le caractère caricatural et l'absence d'objectivité du rapport
d'enquête établi en 1998 par l'Assemblée nationale, comme la majorité
sénatoriale se plaît à le ressasser.
C'est bien à la suite des conclusions convergentes de ces enquêtes qu'il est
apparu nécessaire de corriger les effets pervers de certaines pratiques et les
imperfections de la loi de 1985.
A la nécessité d'assurer une justice impartiale vient s'ajouter une seconde
considération tout aussi essentielle parce qu'elle met en lumière le rôle des
principaux acteurs des lois de 1985 : favoriser autant que faire se peut la
sauvegarde de l'entreprise en difficulté par le maintien de l'activité et de
l'emploi dès lors que la viabilité est caractérisée.
Il y va de l'intérêt de l'ensemble de la chaîne économique : en premier lieu
les salariés, mais aussi les sous-traitants, les actionnaires, les épargnants.
La nature privative de certaines affaires peut également avoir des
répercussions sur la collectivité en général.
Il n'a jamais été question de montrer du doigt les professionnels des
procédures collectives. Ces derniers détiennent des compétences reconnues ;
mais, dans l'intérêt de la profession tout entière, il convient de ramener la
sérénité en clarifiant certaines pratiques par un meilleur encadrement de la
profession.
Il est également nécessaire d'y créer les conditions d'un renouveau en mettant
un terme à des situations de monopole qui se sont révélées nocives.
Il faut rénover la profession et mieux contrôler les professionnels. Il n'y a
pas de contradiction dans cette démarche.
Cette ambition passe d'abord par l'ouverture de ces professions à la
concurrence. Le projet de loi ne tend pas à « banaliser le recours à des
personnes extérieures » qui offriraient de moindres garanties. Il fait
disparaître simplement des situations de monopole de fait dont profitaient les
mandataires de justice.
Vous allez sans doute penser que nous tenons des propos vexatoires, que nous
entretenons la suspicion, que nous sommes excessifs ; mais les faits parlent
pour nous : cette exclusivité professionnelle a engendré des dérives qui se
sont transformées en dysfonctionnements et ont entraîné des abus manifestes.
Aussi, la possibilité pour les juridictions de désigner des personnes non
inscrites sur les listes de ces professions ouvre ce secteur à la concurrence.
Cette ouverture, contrairement à ce qui est dit, repose sur des contreparties
qui sont indispensables car, sans elles, nous pourrions craindre, comme vous,
la disparition des professions réglementées. Tel n'est pas notre souhait ; en
tous les cas, ce n'est pas l'objectif recherché par ce projet de loi.
Pour pouvoir être désignées, les personnes non inscrites se verront imposer de
nombreuses conditions et ne seront choisies qu'en respectant certaines
garanties. Il serait en effet paradoxal de vouloir mettre un terme aux dérives
constatées en contrôlant mieux les professions réglementées tout en se montrant
moins scrupuleux à l'égard des personnes extérieures.
M. Jean-Jacques Hyest.
Vous anticipez sur un projet de loi dont nous n'avons pas entamé la discussion
!
Mme Michèle André.
J'avais indiqué au début de mon propos que je parlerais des trois sujets.
M. Jean-Jacques Hyest.
Mais nous n'allons pas examiner ce texte aujourd'hui !
M. le président.
Vous arrivez au terme de votre temps de parole !
Mme Michèle André.
J'en viens donc à ma conclusion.
La justice commerciale a besoin d'un renouveau, dans l'intérêt des
justiciables, personnes morales ou personnes physiques qui sont en droit
d'attendre une justice rapide, efficace et impartiale, et dans l'intérêt de
notre économie - et je pense à la protection de l'emploi - qui ne peut que
profiter d'un système de droit de qualité.
Le groupe socialiste au nom duquel j'interviens soutiendra toujours l'action
d'un gouvernement dès lors qu'il est celui de la réforme, sur le plan social,
économique et institutionnel. Il le prouve encore aujourd'hui au moment où nous
examinons cette réforme d'ensemble de la justice commerciale.
Le groupe socialiste, vous vous en doutez, votera contre la motion tendant à
opposer la question préalable.
(Applaudissements sur les travées
socialistes.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Question préalable