M. Dominique Braye. Toujours la même bonne blague !
Mme Annie David. … et encore en fonction des accords négociés, lesquels peuvent être, vous le savez, moins favorables que la loi ou les conventions collectives ; nous y reviendrons.
Toutes ces contrevérités n’ont qu’un objectif : dresser un écran de fumée, détourner l’attention de nos concitoyennes et concitoyens sur votre intention réelle, qui est d’imposer de profonds changements de société.
Il faut dire que les temps dédiés aux loisirs, à la culture, à la vie associative, cultuelle, à l’engagement politique, sont, à vos yeux, des temps non productifs au sens marchand du terme. Certains de vos amis ont même affirmé dans les médias que cette proposition de loi permettait de « remettre la France au travail » ! (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s’esclaffe.) Comme si ce n’étaient pas les entreprises qui délocalisent et ferment des usines, jetant ainsi des milliers de salariés dans la précarité ! Et comme si, avant l’élection présidentielle de 2007, notre pays avait pris l’habitude de se vautrer dans l’oisiveté !
Là encore, le tableau dépeint par la droite est loin d’être fidèle à la réalité puisque 7 % des salariés de notre pays travaillent déjà le dimanche, ce qui nous place bien au-dessus de la moyenne européenne. Si l’on y inclut les salariés occasionnels du dimanche, le pourcentage est alors de 25 %.
Au-delà du seul travail du dimanche, la France est le pays européen qui compte le plus grand nombre de salariés travaillant occasionnellement ou durablement le samedi : cela concerne 70 % d’entre eux.
Contrairement à ce que vous voudriez faire croire en vous attaquant aux 35 heures, aux rythmes de travail et, aujourd’hui, au repos dominical, notre pays n’est donc pas atteint par ce que l’on appelle le « sous-travail », si ce n’est en raison du chômage et des temps de travail morcelés que vos propres politiques favorisent !
Mieux, d’après une étude menée en septembre 2007 par Eurostat, la France se classe, en termes de productivité, en troisième position, juste derrière les États-Unis et la Norvège. Je sais, monsieur le ministre, que ces vérités vous déplaisent,…
M. Xavier Darcos, ministre du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville. Pourquoi ? Je n’ai rien dit !
Mme Annie David. … car elles démontrent que cette proposition de loi ne correspond pas aux besoins économiques de notre pays, ni à ceux de nos concitoyennes et concitoyens !
Mais surtout, en dépit de ce que vous ne cessez de déclarer, l’ouverture des magasins le dimanche ne correspond pas à une attente populaire. Selon une étude menée en novembre dernier par le CRÉDOC, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, trois Français sur quatre estiment que « le temps d’ouverture des commerces est déjà suffisant ».
La différence existant entre celles et ceux de nos concitoyens qui sont favorables à l’ouverture des magasins le dimanche et celles et ceux qui y sont opposés réside dans leur rapport au temps, et plus particulièrement, aurais-je envie de dire, au temps libre. Ainsi apprend-on dans cette même étude du CREDOC que « 36 % des Français déclarent manquer de temps pour faire ce qu’ils ont à faire, mais ne sont que 28 % à manquer de temps pour leurs achats ». Ce serait donc pour cette minorité que vous voudriez renoncer, monsieur le ministre, à tout ce que représente le dimanche, en bouleversant tous les équilibres sociaux et humains bâtis depuis l’adoption de la loi de 1906 ?... Je n’ose le croire !
Je pense plutôt que vous vous servez de cette minorité pour imposer une société où l’individualisation – qu’il ne faut pas confondre avec la prise en compte des intérêts individuels – prendra le pas sur le collectif, où le travail et, au-delà, le rapport marchand constitueraient les seules références.
Les sénateurs du groupe CRC-SPG sont opposés à cette conception réductrice dans laquelle vous prétendez enfermer l’humanité. Nous estimons que, à côté de la vie professionnelle, il doit y avoir une vie sociale et sociétale permettant de conjuguer passions, intérêts, « vivre ensemble » et collectivité, solidarité et partage. Nous refusons de considérer que les hommes et les femmes sont strictement voués à des relations de travail ou de consommation. Soutenus par toutes les organisations syndicales, hormis le Medef, nous entendons affirmer aujourd’hui que nous ne sommes pas réductibles à notre seule force de travail ou à notre capacité d’achat ! Ou, pour reprendre les excellents propos du député UMP Marc Le Fur : « Nous ne voulons pas d’une République qui traite l’homme contemporain en individu consommateur ! »
Nous sommes convaincus que cette vie sociale et sociétale passe par un temps pour soi et pour les autres, identique et simultané. Toutes les études historiques et sociologiques le prouvent : l’existence d’une journée commune de repos a joué un rôle important en termes de cohésion et de socialisation. C’est, par exemple, grâce à l’application de loi de 1906, qui instaura le principe du repos dominical, que la loi de 1901 relative au contrat d’association a commencé à prendre son ampleur. Pour le sociologue Jean-Yves Boulin, le dimanche a « une fonction de synchronisation des temps et des activités ». Cette journée en commun est donc nécessaire au maintien du collectif, y compris au sein du cercle familial.
Cela est d’autant plus vrai que les modes de vie se sont intensifiés en moins de trente ans et que les pratiques et les usages des temps sociaux ont été profondément bouleversés, notamment en raison de l’individualisation et de la multiplication des horaires de travail atypiques, souvent à temps partiel, ainsi que de la « morcellisation » du travail, une évolution dont votre politique est responsable.
De plus, le cercle familial et la vie familiale ont également évolué, notamment avec la généralisation des foyers bi-actifs ou le nombre toujours croissant de familles monoparentales. Toutes ces évolutions induisent une exigence unique : la conservation de temps partagés « par » et « pour » tous.
Vous ne pouvez, monsieur le ministre, rester insensible à cette argumentation, à moins que Xavier Darcos, ministre du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, ne vienne contredire Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale, qui n’hésitait pas, en 2007, à déclarer que la fermeture des écoles le samedi permettrait « aux familles de se retrouver ». (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. Daniel Raoul. Très bien !
Mme Annie David. On pourrait donc vous objecter, monsieur le ministre, que faire travailler les salariés le dimanche, seul jour véritablement partagé, aura l’effet inverse. Vous aurez alors beau jeu de dénoncer le démantèlement du cercle familial et d’imposer aux parents que vous jugerez inconséquents – en réalité, contraints de travailler les jours de repos de leurs enfants – des sanctions pénales et financières.
Pour notre part, nous refusons de voir notre société se transformer en une société de satisfaction immédiate des envies matérielles et commerciales. Cette logique du « tout-commerce », du matérialisme, ne peut être celle d’une société d’épanouissement de tous. Elle ne fera, au contraire, qu’accroître le sentiment d’inégalité entre celles et ceux qui accumulent le plus de richesses, peuvent disposer à leur guise de leur temps, acheter les biens qu’ils désirent, et les plus précaires de nos concitoyens, contraints d’accepter tous les emplois, y compris ceux qui incluent le travail le dimanche.
Par ailleurs, cette proposition de loi ne sera qu’une pièce d’un engrenage. Après avoir cherché à satisfaire les envies des consommateurs qui veulent être libres d’acheter meubles et vêtements le dimanche, il faudra bien satisfaire celles et ceux qui voudront acheter téléviseurs et chaussures tout au long de la nuit !
Avant de conclure, je tiens à indiquer que l’ouverture des commerces le dimanche n’est en rien comparable à l’ouverture des services publics, qui exige une continuité dans l’offre qu’elle apporte à l’ensemble de nos concitoyennes et concitoyens, et vous le savez parfaitement !
Avec cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, nous voulons permettre à toutes celles et tous ceux qui, sans distinction d’appartenance politique, souhaitent replacer le politique au-dessus de l’économique, remettre les femmes et les hommes au cœur de nos préoccupations, qui entendent s’opposer à l’émergence d’une société conditionnée par les exigences des consommateurs et refuser une société dans laquelle les intérêts collectifs seraient sacrifiés sur l’autel de l’argent roi ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste.)
Mme la présidente. La parole est à Mme le rapporteur.
Mme Isabelle Debré, rapporteur de la commission des affaires sociales. La commission n’a pas été convaincue par les arguments avancés par Mme David à l’appui de cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. (Manifestations de surprise feinte sur les travées du groupe socialiste.)
M. Robert del Picchia. Très bien !
Mme Isabelle Debré, rapporteur. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, les aménagements proposés concernant le repos dominical sont de portée limitée. Ils ne portent donc pas atteinte au droit au repos et aux loisirs garanti par le préambule de la Constitution de 1946.
Quant aux différences entre les salariés, elles s’expliquent par l’existence de deux situations distinctes : dans certains cas, le travail dominical est conditionné à l’obtention d’une autorisation temporaire et individuelle, alors qu’il est de plein droit dans d’autres cas, en raison de la nature même de l’activité ou de la zone géographique considérée.
Pour autant, certaines obligations seront fixées, telle la négociation obligatoire même là où la dérogation est de droit, contrairement à ce qui se passe actuellement. Ce texte comporte donc des avancées par rapport à la situation existante.
Mme la présidente. La parole est M. le ministre.
M. Daniel Raoul. Quel suspense ! (Sourires sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
M. Xavier Darcos, ministre du travail, des relations sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville. En référer comme vous le faites, madame David, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est considérer que les 7 ou 8 millions de personnes qui travaillent aujourd'hui le dimanche dans des stations thermales ou touristiques sont victimes d’un ostracisme, ce que je conteste.
Par ailleurs, je formulerai sept brèves remarques.
Premièrement, la loi n’implique aucune obligation pour le salarié d’accepter la modification de son contrat de travail. (Exclamations amusées sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste.)
Je ne vois pas ce qu’il y a là de comique !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. C’est risible !
M. Xavier Darcos, ministre. C’est exactement ce qui est écrit dans la loi ! Mais si cela vous amuse…
Mme Annie David. Vous savez bien que c’est faux !
M. Xavier Darcos, ministre. Deuxièmement, le refus de travailler le dimanche n’est pas en soi, vous le savez, constitutif d’une faute justifiant un licenciement.
Mme Annie David. C’est faux !
M. Xavier Darcos, ministre. J’ai rappelé tout à l'heure que les directions départementales de l’inspection du travail procéderaient à des vérifications. (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s’exclame.)
Troisièmement, nous proposons non pas une généralisation du travail dominical, comme cela a été affirmé à plusieurs reprises, mais tout simplement une extension limitée et encadrée.
Quatrièmement, il n’y a aucune individualisation des relations du travail en France. À la différence de nombreux pays européens, la France est, au contraire, reconnue pour la place éminente qu’elle accorde à la négociation collective (Mme Nicole Borvo Cohen-Seat s’esclaffe.), d’où, d’ailleurs, la difficulté de réviser la directive européenne sur le temps de travail.
Cinquièmement, les statistiques dont vous faites état doivent être, c’est le moins que l’on puisse dire, nuancées : en matière de temps de travail, la France se situe non pas en tête du peloton, mais dans sa deuxième moitié.
Sixièmement, c’est non cette proposition de loi qui comporte un vrai risque de démantèlement du lien familial, mais le chômage, contre lequel le Gouvernement mobilise toutes ses forces.
Mme Annie David. Comme chez Caterpillar et Continental ?...
M. Xavier Darcos, ministre. Septièmement, enfin, le droit individuel des salariés ne sera pas sacrifié.
En conséquence, le Gouvernement s’oppose fermement à cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Mme la présidente. Je mets aux voix la motion n° 119, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.
Je suis saisie d'une demande de scrutin public émanant du groupe CRC-SPG.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.)
Mme la présidente. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 201 :
Nombre de votants | 338 |
Nombre de suffrages exprimés | 337 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 169 |
Pour l’adoption | 137 |
Contre | 200 |
Le Sénat n'a pas adopté. (Applaudissements sur les travées de l’UMP. – Exclamations sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
Question préalable
Mme la présidente. Je suis saisie, par M. Jeannerot, Mme Le Texier, M. Desessard, Mmes Printz, Demontès, Jarraud-Vergnolle, Khiari et Blondin, MM. Caffet, Courteau, Yung, Daudigny et les membres du groupe Socialiste, apparentés et rattachés, d'une motion n°6.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, après engagement de la procédure accélérée, réaffirmant le principe du repos dominical et visant à adapter les dérogations à ce principe dans les communes et zones touristiques et thermales ainsi que dans certaines grandes agglomérations pour les salariés volontaires (n° 562, 2008-2009).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Claude Jeannerot, auteur de la motion.
M. Claude Jeannerot. Monsieur le ministre, j’ai bien entendu vos explications. Croyez que je ne vous fais aucun procès d’intention. Par définition, je vous accorde même le bénéfice de la bonne foi et j’aimerais pouvoir croire aux assurances que vous avez bien voulu nous donner. Mais, vraiment, je pense que vous faites une erreur d’analyse. Vous sous-estimez, en particulier, la force des signes. Le signe que vous donnez est de bien mauvais augure pour notre société et, au terme de cette discussion générale, ma conviction se trouve renforcée.
Mes chers collègues, contrairement aux apparences, le débat qui nous mobilise aujourd’hui, au cœur de l’été, n’est pas un débat technique visant, comme on l’affirme, à permettre quelques aménagements subalternes et périphériques. Il ne s’agit pas seulement de régler des exceptions plus ou moins larges par rapport à un principe qui demeurerait celui du repos dominical. Ne vous y trompez pas, ce n’est pas à un simple toilettage juridique que nous avons ici affaire !
En fait, ce texte renvoie à une question de société. Il porte en germe des bouleversements profonds et, de notre point de vue, inacceptables. Pour tout dire, le texte qui nous est proposé doit être retiré dans sa totalité pour trois raisons décisives : les mesures qu’il comporte sont inefficaces économiquement, injustes socialement et dangereuses pour la cohésion sociale.
Mes collègues ont longuement développé le fait que les mesures proposées sont inefficaces économiquement. D’ailleurs, ici comme ailleurs, personne ne croit pouvoir en escompter un quelconque effet positif sur la consommation et sur la croissance. Vous le savez bien, c’est le pouvoir d’achat qui est à la source de la croissance, et celui-ci est d’abord commandé par les salaires.
Une étude de l’Observatoire français des conjonctures économiques, l’OFCE, sur la situation en Allemagne montre que l’ouverture des magasins le dimanche n’a modifié ni les comportements de consommation ni les comportements d’épargne.
La généralisation progressive du travail le dimanche n’aura qu’un effet : l’élargissement du temps de consommation. Ainsi, les précaires n’auront pas davantage de travail, mais leur travail, quand ils en auront, sera plus émietté. Mais ni la croissance ni le pouvoir d’achat des Français ne s’en trouveront stimulés... Au contraire, le travail dominical détruira des emplois en pénalisant les petits commerces qui, à chiffre d’affaires égal, emploient trois fois plus de salariés que les grandes surfaces.
De l’avis d’une majorité d’experts et des organisations syndicales et patronales représentant les PME et les très petites entreprises, ce sont même des dizaines de milliers d’emplois qui seraient ainsi menacés dans le petit commerce.
MM. Daniel Raoul et Jean-Pierre Sueur. Eh oui !
M. Claude Jeannerot. Peu l’ont souligné, l’ouverture des commerces le dimanche, c’est aussi, paradoxalement, la certitude d’une augmentation des prix. Les surcoûts liés aux charges fixes sont évalués à 4 % ou à 5 % et seront répercutés sur les prix payés par tous les consommateurs, y compris par ceux qui achètent en semaine. Ouvrir un dimanche coûte trois fois plus cher qu’ouvrir un jour de semaine, du fait des frais de communication qu’il faut engager ou des charges de fournisseurs qui se trouvent augmentées par les prestations dominicales.
Par ailleurs, beaucoup l’ont dit, l’extension du travail du dimanche est également une aberration au regard du développement durable. Après l’adoption du Grenelle de l’environnement, la course à la consommation suscitée, et non raisonnée, est malvenue. Chauffer, éclairer, climatiser, transporter produits et consommateurs un jour de plus est évidemment générateur de surconsommation d’énergie.
M. Roland Courteau. C’est vrai !
M. Claude Jeannerot. Ces sujets n’ont donné lieu à aucune évaluation.
Je signale que des commerces d’ameublement ont cessé d’ouvrir le dimanche au vu des coûts suscités, et des accords locaux se multiplient pour fermer simultanément dans des départements entiers.
Ce texte est encore injuste socialement.
Quoi que vous en disiez, le texte qui nous est présenté constitue un changement de cap. Il ouvre une brèche dans notre droit du travail. D’ailleurs, il nous arrive sous forme rampante et insidieuse, et, comme l’ont dit mes collègues, le choix de la procédure, celle d’une proposition de loi, n’est pas le fruit du hasard. Même si, au bout du compte, les partenaires sociaux ont pu faire entendre leur voix, vous l’avez souligné, monsieur le ministre, le recours à une proposition de loi permet, vous le savez, de contourner le dialogue social préalable.
M. Roland Courteau. Évidemment !
M. Claude Jeannerot. L’Élysée a en effet sciemment utilisé la proposition de loi du député Richard Mallié pour court-circuiter les syndicats. S’il s’était agi d’un projet de loi, il aurait fallu les consulter dans un cadre formel et organisé ; c’était une obligation.
M. Roland Courteau. Eh oui !
M. Claude Jeannerot. D’ailleurs, en invitant à la fin octobre les parlementaires « à s’en saisir sans tabou », le Président de la République a indiqué sa volonté de voir le projet aboutir au plus vite.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Comme pour la loi Hadopi !
M. Claude Jeannerot. On invoque régulièrement – et vous venez de l’utiliser à nouveau, monsieur le ministre – l’argument de la liberté de choix. Pourquoi, demande-t-on, vouloir interdire à ceux qui le souhaitent de travailler le dimanche ?
Je le dis avec force, un tel argument n’est évidemment pas crédible ! C’est oublier que le contrat de travail n’est pas un contrat comme les autres ; il n’est pas passé entre deux personnes placées sur un pied d’égalité. S’il existe encore, dans notre pays, un droit du travail distinct du droit des contrats, c’est précisément sur le fondement de la reconnaissance du lien de subordination entre employeur et salarié. Dans le rapport salarial, l’égalité entre les parties au contrat, la parfaite liberté de l’une et de l’autre partie constituent une illusion, vous le savez bien. Les salariés ne sont jamais volontaires en raison même de ce lien de subordination.
Un seul exemple suffira à le montrer, celui d’un demandeur d’emploi lors d’un entretien d’embauche. Imaginez la scène : pourra-t-il affirmer tranquillement qu’il ne veut pas travailler le dimanche si l’employeur le lui demande et conserver réellement toutes ses chances d’être embauché ?
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Personne ne le croit !
M. Claude Jeannerot. Si au moins cette obligation de fait permettait aux salariés d’obtenir des compensations salariales, une telle mesure trouverait peut-être un début de justification. Mais, dès lors qu’ils travaillent dans une zone ou une commune de tourisme, le texte ne prévoit pour eux aucune compensation.
Enfin, ce texte est dangereux pour la cohésion sociale, et j’insisterai sur ce point.
Ce texte nous incite à élargir notre réflexion : dans quelle société voulons-nous vivre ? Voilà la question centrale !
Tous les équilibres auxquels nous sommes parvenus à travers les siècles seront, quoi que vous en disiez, remis en cause.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Mais pas les bénéfices de LVMH !
M. Claude Jeannerot. Aujourd’hui, le marché exige l’ouverture le dimanche. Hier, c’était la précarisation du salariat. Que demandera-t-il demain ?
Voilà pourquoi il ne faut pas seulement des règles de protection ; il faut des principes intangibles au service de l’organisation sociale. Ces principes sont au centre de toute l’histoire du mouvement social. Ils rappellent la prééminence de l’humain sur le matériel. Et même si l’activité commerciale dominicale devait permettre de créer des richesses supplémentaires, ce qui est loin d’être démontré, celles-ci ne valent rien par rapport à cette prééminence de l’humain, dans toutes ses dimensions, citoyenne, culturelle, affective et spirituelle. L’homme ne saurait être réduit à un consommateur.
Entendez la voix de Jean Jaurès, qui vous adjure de ne pas renoncer à cette grande loi qui, en 1906, a instauré le repos dominical obligatoire de vingt-quatre heures pour les ouvriers et les employés du commerce ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
Aux femmes et aux hommes qui ne se réclament pas de cette tradition de la gauche, mais qui se réfèrent à la démocratie chrétienne, je veux rappeler que ce repos dominical ne fut pas la victoire de la seule CGT. Elle fut aussi la leur puisque, en 1880, la loi de 1814 qui permettait déjà de chômer le dimanche avait été abrogée et que, en 1906, c’est une loi de consensus national qui fut votée, je tiens à le souligner, afin de protéger les travailleurs. Ce consensus, vous allez le briser !
Mes chers collègues, ce débat n’est pas un débat comme les autres. Si cette proposition de loi en est à sa quatrième mouture, c’est bien parce que nous pressentons tous, par-delà les sensibilités politiques, que le travail du dimanche est une digue dont la destruction en emportera beaucoup d’autres !
La philosophie de ce texte est claire et c’est toujours la même : il faut travailler plus, plus longtemps, plus vieux, le dimanche, les jours fériés, la Pentecôte et, bientôt, pendant son arrêt de maladie ou son congé maternité.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Quand il y a pourtant 10 % de chômeurs !
M. Claude Jeannerot. La philosophie de ce texte est également fort simple : un pays « moderne » serait un pays où la consommation doit être élevée au rang de loisir et où le bon vouloir de la clientèle se mue en objectif d’intérêt général. Dans cette optique, le dimanche est présenté comme une survivance surannée de vielles obligations religieuses ; l’abolition du dimanche chômé serait donc une marque de « modernité »…
Ce qui est en question, ce n’est pas seulement l’intérêt des salariés : c’est aussi toute notre vie collective et sociale, qui, soyez-en sûrs, chers collègues de la majorité – et je suis prêt à prendre date avec vous –, se trouvera ébranlée.
Le repos dominical est, dans notre droit, érigé en principe d’ordre public. Le législateur a choisi de sacraliser un jour voué au repos individuel et collectif, à la famille, aux amis, un jour qui échappe à l’échange marchand, à l’emprise de l’activité commerciale. De ce point de vue, il exerce, monsieur le ministre, une fonction symbolique essentielle, ainsi qu’une fonction sociale éminente, que chacun s’accorde du reste à reconnaître, tant l’enjeu dépasse a priori les clivages politiques habituels, comme nous avons encore pu le vérifier cet après-midi.
Par ce texte, vous fragilisez tout notre édifice social, vous jouez les apprentis sorciers ! (Exclamations sur les travées de l’UMP.)
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. Que d’exagération !
M. Claude Jeannerot. Quelles conséquences aura votre réforme sur la vie familiale, la vie associative, les pratiques culturelles ?
M. Alain Gournac. Et sur les hommes politiques ?
M. Dominique Braye. C’est la fin du monde ! (Sourires sur les mêmes travées.)
M. Claude Jeannerot. Quelles conséquences auront, en termes de santé publique, des mesures qui détériorent le tissu social et familial ?
Certes, j’en conviens avec vous, il est difficile de disposer d’éléments de projection précis. (Rires et nouvelles exclamations sur les mêmes travées.) J’observe toutefois qu’aucune forme d’expertise n’a été sollicitée.
M. Dominique Braye. Que ne l’avez-vous fait !
M. Claude Jeannerot. Cependant, un élément devrait troubler le Gouvernement et la majorité, remettre en cause leurs certitudes.
M. Dominique Braye. Certainement pas !
M. Claude Jeannerot. Toutes les organisations représentatives de salariés, qui, par définition, expriment toutes sortes de sensibilité, de la CGT à la CFTC en passant par la CGC, émettent les plus expresses réserves sur ces dispositions.
M. Alain Gournac. Oui, seulement des réserves !
M. Dominique Braye. Et elles ne viennent que de ceux du haut ! Sur le terrain, ils sont tous d’accord pour travailler le dimanche !
M. Daniel Raoul. Braye, arrêtez !
Mme Raymonde Le Texier. Assommez-le !
M. Claude Jeannerot. Entendez-les ! (Hourvari.) En commission, toutes se sont accordées, de façon absolument explicite, sur une position commune : ces mesures sont dangereuses pour le tissu social et familial.
Plus généralement, les Français ont exprimé leur position. Lorsqu’on leur demande s’ils seraient d’accord pour travailler régulièrement le dimanche, 64 % d’entre eux répondent par la négative et seulement 13 % y sont favorables. Toujours selon ce sondage Ipsos, réalisé en novembre dernier, les ouvriers sont défavorables à cette proposition à plus de 65 %, les salariés des professions intermédiaires et les cadres à plus de 67 %.
Parce que ce texte est inefficace économiquement, injuste socialement et dangereux pour notre « vivre ensemble », nous en demandons le retrait. C’est le sens de cette motion tendant à opposer la question préalable. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)