M. Bruno Retailleau. Nous abordons effectivement l’un des articles les plus importants du texte : derrière les notions de capacité d’initiative, de répartition des compétences, de financements croisés ou de chef de file, on trouve celle de libertés locales.
L’une des plus fondamentales de ces libertés locales, c’est la liberté d’agir, de façon contrôlée et limitée. Elle est désignée, dans le projet de loi, par l’expression « capacité d’initiative », et elle correspond à la clause générale de compétence.
Si celle-ci revêt une importance essentielle, c’est notamment parce qu’elle se trouve depuis plus d’un siècle, qu’on le veuille ou non, au cœur du droit des collectivités territoriales, au point que notre conception de la clause générale de compétence exprime et définit aussi notre conception de la décentralisation, qui peut être seulement administrative, ou politique.
Tout à l’heure, en défendant l’amendement que j’ai déposé sur cet article, je montrerai que le projet de loi dénature habilement la clause générale de compétence, jusqu’à l’anéantir, ou presque. Auparavant, je souhaite insister sur la signification de cette capacité d’initiative.
La clause de compétence générale reflète une réaction française devant un État historiquement très jacobin, très unitaire et très centralisé. C’est la solution que nous avons trouvée, dans notre pays, pour faire respirer un système quelque peu verrouillé. Il ne s’agit pas seulement d’une considération théorique générale : la capacité d’initiative permet aux administrations locales d’être efficaces et de répondre aux besoins de la population, dans un système qui n’est pas fédéral, la Constitution ne précisant pas de manière limitative la répartition des compétences entre l’échelon central et les niveaux périphériques.
Par ailleurs, la clause de compétence générale a une portée éminemment constitutionnelle, même si elle ne constitue pas en soi un principe constitutionnel. Elle est selon moi la pierre angulaire du principe de libre administration locale, qui est lui-même un principe constitutionnel. Cela me semble assez clair, même si j’aimerais que le Conseil constitutionnel se prononce un jour sur ce point !
Pour être plus précis, depuis la réforme opérée par le gouvernement Raffarin, l’article 1er de notre Constitution dispose que la France est une République dont l’organisation est décentralisée. Or l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle et le compte rendu des débats de l’époque renvoient à l’article 72 de la Constitution, où il est question de subsidiarité et de libre administration des collectivités territoriales. La portée constitutionnelle de la clause de compétence générale n’est donc nullement théorique : il s’agit de protéger des libertés qui, historiquement, se sont constituées en réaction à un État central fort.
Enfin, la clause générale de compétence est tout simplement le principe de l’efficacité locale. Certains de nos collègues voudraient nous faire croire qu’elle offre aux élus la liberté de faire n’importe quoi, de dépenser comme ils l’entendent ! Or il n’en est rien : il s’agit de pouvoir répondre aux attentes de la population lorsqu’un problème se pose sur un territoire, par exemple en cas de marée noire. Nos concitoyens se moquent bien de la clause générale de compétence, du principe de spécialisation ou d’exclusivité des compétences : ils veulent que l’on réponde concrètement à leurs besoins et que l’on règle les problèmes. À cet égard, la clause générale de compétence est, pour les élus, un principe de liberté d’action et d’imagination. Il en va des personnes publiques comme des personnes privées : dans une démocratie, ce n’est pas leur liberté qu’il faut mettre en cause, mais le mauvais usage qu’elles peuvent éventuellement en faire. Dans le cas des élus, c’est aux électeurs qu’il revient alors de se prononcer.
Je le répète, ce sujet est fondamental. Le texte, bien plus habilement qu’on ne le pense, vide de sa substance la clause générale de compétence, qui assure donc à une collectivité la possibilité d’exercer sa liberté, tout en étant bien sûr soumise à certaines contraintes, et de faire preuve d’imagination.
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Peyronnet, sur l’article.
M. Jean-Claude Peyronnet. Monsieur le ministre, lorsque j’ai défendu, au nom de mon groupe, une motion tendant à opposer au présent texte l’exception d’irrecevabilité, vous m’avez répondu que l’article 35 ne contredisait en rien la clause générale de compétence, mais qu’il en organisait l’exercice.
Or il est très difficile d’organiser des compétences dont on ne connaît pas la nature ! Quant aux principes affirmés, ils sont tellement vagues qu’il est ardu d’en déduire qui fait quoi ! Nous ne le saurons pas avant la fin de cette année, ou le début de la prochaine…
Le plus évident, dans ce texte, c’est son caractère flou, et par là même inquiétant. En effet, on se demande vraiment ce qu’il cache ! Pourquoi avoir élaboré un tel article, dépourvu de contenu normatif ? Il n’organise rien, se bornant à poser des principes si vagues qu’ils sont dénués de portée.
Les seules compétences visées semblent être celles des conseils généraux et des conseils régionaux, les communes n’étant pas citées.
Vous avez dénoncé, monsieur Maurey, la confusion et l’illisibilité instaurées par les financements croisés. Sur ce point, je rejoins tout à fait M. Retailleau : ce qui compte avant tout, pour nos concitoyens, c’est l’efficacité. Il faut être en mesure de répondre à d’éventuelles suspicions, mais, en tout état de cause, les montages sont compliqués et sont affaire de spécialistes. D’ailleurs, les financements de l’État ne sont pas plus transparents, mais personne ne s’en inquiète.
Quoi qu’il en soit, ces financements ne concernent que de 10 % à 15 % au maximum des compétences des conseils généraux et des conseils régionaux. Pour le reste, les compétences sont déjà très fortement spécialisées. Ainsi, hors la compétence sociale, les marges de manœuvre des conseils généraux sont assez limitées.
Vous avez en outre affirmé, monsieur Maurey, que certains d’entre nous cherchent à effrayer les maires, en leur annonçant qu’ils devraient à l’avenir financer seuls leurs écoles, à la suite de la suppression de la clause générale de compétence des départements. Mais le problème tient surtout au manque de ressources, une baisse assez forte de celles-ci ayant déjà été constatée dans certains départements…
À l’instar de nombre d’intervenants, j’estime que la clause de compétence générale, c’est la liberté, c’est la marge d’adaptation des collectivités aux spécificités du territoire, c’est leur capacité d’action et d’innovation : il en est ainsi depuis le xixe siècle. Si elle est supprimée, tout le monde fera partout la même chose.
Comment faut-il interpréter la dernière phrase de l'article 35, aux termes de laquelle le « rôle du département dans le soutien aux communes rurales sera confirmé » ? Si l’on vise ici l’entretien de la voirie, la distribution d’eau, l’assainissement, la réalisation d’équipements sportifs, ces actions s’inscrivent pleinement dans l’exercice de la clause générale de compétence. Vous le savez pertinemment, on ne pourra pas se passer de l’intervention du département dans ces domaines, et la clause générale de compétence survivra donc à travers de multiples exceptions. Voilà qui ne simplifiera guère le fonctionnement de nos institutions !
Par conséquent, mieux vaudrait, compte tenu surtout des non-dits et des inquiétudes qu’il suscite, supprimer purement et simplement cet article, et passer à autre chose !
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement, sur l'article.
M. Jean-Pierre Chevènement. Comme l’a fort bien dit M. Retailleau, la clause de compétence générale, c’est une liberté.
Vous voulez enfermer les départements et les régions dans des compétences spéciales, non encore définies. Il aurait été bon de commencer par les préciser.
M. Jean-Claude Peyronnet. Eh oui !
M. Jean-Pierre Chevènement. Comme je l’ai déjà dit en défendant la motion tendant au renvoi à la commission, vous avez mis la charrue avant les bœufs.
Dans un an, nous nous pencherons donc sur la définition desdites compétences, mais, d’ores et déjà, le Gouvernement et la majorité sentent bien que quelque chose ne va pas. Alors, tel le cheval qui se cabre à la vue de son ombre,…
M. Dominique Braye. Oh là là !
M. Jean-Pierre Chevènement. … le Gouvernement introduit l’idée d’une capacité d’initiative : c’est l’objet de l'article 35.
Mais de quelle capacité d’initiative parlons-nous ? Ce texte a-t-il, oui ou non, une réelle signification ? M. Guené, à la page 41 de son rapport pour avis fait au nom de la commission des finances, écrit que, « eu égard au caractère non normatif du dispositif proposé, votre rapporteur pour avis n’a pas souhaité proposer d’amendement sur cette partie du texte dont votre commission des finances est saisie. […] Il est donc prématuré de poser des principes sur lesquels le Parlement pourra revenir, en fonction notamment des autres dispositions contenues dans le texte du futur projet de loi. »
D’ailleurs, M. Courtois a lui-même noté, à la page 166 de son propre rapport, que, en 2005, « le Conseil a censuré une disposition sans portée normative de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école ».
Voilà qui est tout à fait frappant ! On aurait pu penser, monsieur le rapporteur, que, après avoir fait le constat d’une possible inconstitutionnalité du texte, vous présenteriez un amendement substantiel. M. Mézard et moi-même vous en avions soumis un en commission des lois, aux termes duquel l'intérêt local devait être apprécié par délibérations concordantes des assemblées délibérantes des collectivités concernées. C’était simple et clair.
Mais, toujours à la page 166 de votre rapport,…
M. Jean-Pierre Sueur. C’est la meilleure !
M. Jean-Pierre Chevènement. … vous indiquez que « les dispositions de l'article 35 sont plus précises que celles qui ont été censurées […] puisqu’elles fixent notamment clairement les principes de spécialité et d’exclusivité qui s’appliqueront, sous réserve de leur capacité d’initiative, aux compétences de la région et du département. À propos de cette capacité d’initiative, la commission a d’ailleurs adopté, sur proposition de MM. Chevènement et Mézard, un amendement précisant qu’elle ne s’exerce que sur le fondement d’une délibération du conseil concerné. »
Or tel n’était pas du tout l’objet de notre amendement, qui tendait à inscrire dans la loi que l'intérêt local serait apprécié par délibérations concordantes des assemblées des collectivités concernées – régions, départements, communes. Vous avez fait de cet amendement une condition nécessaire, alors que c’était pour nous une condition suffisante : il suffisait, dans notre esprit, que deux délibérations définissent l'intérêt local pour que l'article 35 signifie quelque chose. Mais tel que vous l’avez rédigé, il ne signifie toujours rien !
M. Guy Fischer. C’est la confusion !
M. Jean-Pierre Chevènement. Il est donc inconstitutionnel ! (M. Jacques Mézard applaudit.)
M. Dominique Braye. Quelle conclusion ! Il suffit d’oser !
M. le président. La parole est à M. Gérard Longuet, sur l'article.
M. Gérard Longuet. Personnellement, monsieur le ministre, j’aime bien cet article 35 ! Il est en train de produire son effet, car c’est un appel au débat…
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Ah ! Voilà que la droite appelle au débat !
M. Gérard Longuet. … sur la nécessité de clarifier les responsabilités et les rôles respectifs des trois niveaux –communal et intercommunal, départemental, régional – de collectivités territoriales.
Nous assistons à un combat à front renversé : cette surenchère dans l’ultralibéralisme sur les travées de l’aile gauche de notre hémicycle me surprend ! (Exclamations sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Ce n’est pas de l’ultralibéralisme, monsieur l’ultralibéral, c’est la défense de la liberté, ce qui n’a rien à voir !
M. Guy Fischer. Il est dans la provocation, comme d’habitude !
M. Gérard Longuet. Cet appel de nos collègues à la liberté absolue de tous les acteurs locaux laisse penser que la France pourrait être une simple juxtaposition de républiques autonomes qui, au motif qu’elles sont dirigées par des conseils municipaux, généraux ou régionaux élus au suffrage universel, seraient en droit, n’ayant pour seul guide que l’idée qu’elles se font de leur intérêt, de s’exonérer de toute discipline et de toute réflexion d’ensemble sur leur façon de contribuer à la réussite de la République.
La clause générale de compétence, que vous invoquez en permanence, veut par exemple que le conseil municipal gère les affaires de la commune. Mais quelles sont ces dernières, sinon les affaires qui relèvent de la compétence donnée aux communes par la loi ? Ou alors, les communes seraient totalement autonomes, et nous aboutirions à cet ultralibéralisme qu’habituellement vous condamnez.
M. Retailleau, à qui je rends hommage, est quant à lui dans son rôle : c’est un Girondin, un homme attaché à la libre entreprise, à l’initiative, à la liberté totale.
M. Jean-Pierre Sueur. Ne confondons pas la Gironde et la Vendée !
M. Gérard Longuet. Mes chers collègues, revenons à deux considérations simples.
La première, c’est que le suffrage universel, si nous voulons une représentation des territoires, ne peut aboutir à accorder un pouvoir absolu, à l’image de celui dont dispose le Parlement, aux exécutifs communaux, départementaux et régionaux.
D'une part, ce serait contradictoire et ingérable sur le plan national, où se manifeste un besoin d’unité.
D'autre part, et nous en parlerons lors de l’examen du texte relatif aux modalités d’élection des conseillers territoriaux, des élus ayant vocation à représenter un territoire, dont la désignation ne repose donc pas sur des critères strictement démographiques, ne sauraient prendre des décisions qui ne peuvent être le fait que d’élus représentant un même nombre de citoyens. Je m’étonne d’ailleurs que nos collègues socialistes défendent aujourd’hui avec autant de conviction les conseils généraux, dont les membres sont pourtant élus dans des conditions inégalitaires sur le plan démographique…
La seconde considération, beaucoup plus importante, c’est que les collectivités locales sont au service de nos compatriotes. Or, comme je l’ai dit à de très nombreuses reprises, cela fait bien longtemps que ceux-ci habitent dans une commune, travaillent dans une autre, voire dans un autre département ou une autre région, se distraient, se forment, se soignent ailleurs encore. Ils souhaitent donc que la République soit organisée de façon cohérente. Depuis l’Ancien Régime, ils n’appartiennent plus, et c’est heureux, à des féodaux qui les obligeraient à vivre dans les limites d’un territoire donné ! En tant que citoyens, nous attendons de nos collectivités locales qu’elles prennent en compte cette dimension intercommunale, interdépartementale et interrégionale de nos vies. C’est la raison pour laquelle une solidarité territoriale est nécessaire.
Dans cette perspective, nous avons besoin d’une clause générale de compétence pour la collectivité de base, mais aussi d’une définition par la loi des compétences dont doivent disposer les départements et les régions pour organiser la solidarité dans l’espace départemental et l’espace régional. Sans l’intervention de la loi, qui permet d’organiser la justice territoriale, la clause de compétence générale donne au plus riche la liberté de mener ses projets et d’aider ceux-là seuls qu’il choisit : nous avons tous en tête la célèbre formule de Lacordaire.
C’est au nom de cette justice territoriale, qui est au service de nos compatriotes, que je souhaite nous voir préparer, au cours des mois à venir, la mise en œuvre de cet article 35, dont le dispositif constitue, je le reconnais volontiers, une innovation à la limite de la constitutionnalité, mais qui a l’immense mérite de nous permettre de sortir enfin de ce débat théologique sur la clause de compétence générale,…
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Il n’est pas théologique !
M. Gérard Longuet. … qui marque une exaltation de l’indépendance des collectivités locales, alors que ces dernières ne sont légitimes que si elles sont au service de nos concitoyens ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. le président. La parole est à Mme Bernadette Bourzai, sur l'article.
Mme Bernadette Bourzai. Ayant moi-même été maire, je voudrais relayer une interrogation des élus de terrain : comment les communes et les intercommunalités feront-elles si demain il n’est plus possible de recourir à des financements croisés pour réaliser des équipements structurants ?
M. Gérard Longuet. Elles agiront dans le cadre de la loi que nous votons !
Mme Bernadette Bourzai. Peut-être, mais on nous dit que les collectivités locales ne pourront plus outrepasser les compétences « en principe exclusives » qui leur seront accordées.
Dans une ville de 5 000 habitants comme la mienne, qui compte un collège, un lycée, des associations sportives, comment procède-t-on actuellement pour satisfaire les besoins en termes d’équipements, qu’il s’agisse de la rénovation du gymnase, de l’entretien des stades ou de la réalisation d’un complexe aquarécréatif ?
M. Gérard Longuet. La loi permettra tout cela !
M. Dominique Braye. Ne vous faites pas peur !
Mme Bernadette Bourzai. On sollicite le conseil général, le conseil régional, voire l’État, en espérant que celui-ci trouvera quatre sous au fond d’un tiroir, et si cela est possible, on se tourne vers les fonds européens : telle est la réalité quotidienne des élus de terrain.
Au-delà des collectivités locales, est aussi concerné le développement économique et social. En particulier, cette loi inquiète fortement les acteurs du monde culturel,…
Mme Josiane Mathon-Poinat. Tout à fait !
M. Dominique Braye. Quand on vous entend, cela se comprend !
Mme Bernadette Bourzai. … dont la pratique est financée, à l’heure actuelle, à 70 % par les collectivités territoriales. Dans ce domaine aussi, l’État s’est désengagé et continue de le faire. Que se passera-t-il, demain, dans les territoires, en matière d’emploi de personnels permanents ou intermittents ? À mes yeux, ce texte est lourd de risques non seulement pour les collectivités territoriales, mais aussi pour leurs habitants. C’est pourquoi nous présenterons des amendements tendant à empêcher la disparition des financements croisés.
Mme Nicole Bricq. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Philippe Adnot, sur l’article.
M. Philippe Adnot. J’ai été très surpris par les propos de M. Longuet ou de M. Maurey : j’ai le sentiment que nous ne parlons pas de la même chose. Vous semblez, mes chers collègues, hostiles aux financements croisés, mais la suppression de la clause de compétence générale ne les empêchera pas. Cela n’a strictement rien à voir ! Ce que les collectivités locales perdront avec la clause de compétence générale, c’est leur capacité d’initiative pour répondre aux problèmes particuliers qui se posent à elles.
M. Gérard Longuet. Pas du tout !
M. Philippe Adnot. Mon cher collègue, j’avais très envie de vous interrompre tout à l’heure, mais je ne l’ai pas fait. J’espère donc que vous ne m’interromprez pas non plus.
Je voudrais que l’on comprenne bien cela : les problèmes ne sont pas les mêmes dans les Hauts-de-Seine, dans l’Aube, en Bretagne, en Alsace ou ailleurs, c’est pourquoi nous avons besoin de pouvoir prendre des initiatives pour trouver des solutions originales. Or c’est cette capacité d’initiative qui est menacée par le texte.
Je proposerai tout à l’heure non pas la suppression de l’article 35, mais une modification de sa rédaction, car son adoption en l’état nous plongerait dans une profonde insécurité juridique, même si le dispositif nous permettrait de continuer à agir comme nous l’avons fait jusqu’à présent.
Voilà quelques années, le conseil général de l’Aube a créé un parc logistique de 250 hectares sur le territoire de petites communes qui n’auraient pu le faire par leurs propres moyens.
M. Jean-Patrick Courtois, rapporteur. Il est riche !
M. Philippe Adnot. Le conseil général a donc assumé l’intégralité de l’investissement, soit 35 millions d’euros. Un fonctionnaire de l’État nous a alors écrit que nous n’avions pas le droit de le faire, au motif que selon lui il revenait au syndicat d’électrification ou au syndicat des eaux du département, par exemple, d’intervenir dans les domaines relevant de leur compétence. C’était complètement délirant !
Nous avons pu invoquer la clause de compétence générale, mais demain, si l’article 35 est adopté dans la rédaction qui nous est proposée, n’importe qui pourra venir nous dire que nous ne pouvons pas construire une telle infrastructure, même si la région, l’État et les communes concernées soutiennent notre initiative. Ce serait grave !
Si l’on supprime la clause de compétence générale, nous serons donc privés de notre capacité d’initiative, mais les financements croisés continueront néanmoins à prospérer, je vous le garantis, et la confusion actuelle des compétences perdurera.
Pour ma part, je n’ai jamais vu une région demander à s’occuper des collèges, ou un département souhaiter prendre en charge la gestion des lycées. Chacun joue son rôle, mais, ensemble, les collectivités peuvent prendre des initiatives originales. Ainsi, le conseil général de l’Aube a décidé de développer l’enseignement supérieur pour faire face à la nécessaire reconversion du secteur du textile. L’enseignement supérieur ne relève pas de la compétence du département, mais nous nous sommes engagés dans cette voie parce que personne ne l’aurait fait à notre place. Avec l’accord de l’État et de la région, nous avons donc créé une université qui fait de la recherche et répond parfaitement aux attentes. À l’avenir, nous ne pourrons plus mener une telle action, que tout le monde a pourtant approuvée, si la clause de compétence générale est supprimée. J’ajoute, monsieur Longuet, que cet établissement a pris une dimension internationale : son recrutement n’est nullement restreint au département ou à la région, mais une initiative locale était nécessaire pour relever le défi de la transformation industrielle.
Mes chers collègues, la suppression de la clause de compétence générale, c’est la fin non pas de la confusion des compétences – au contraire –, mais de notre capacité de répondre de manière originale aux problèmes spécifiques qui nous sont posés. Cela mérite que l’on y réfléchisse ! (M. Jean-Claude Peyronnet applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Hugues Portelli, sur l’article.
M. Hugues Portelli. L’article 35 me semble intellectuellement intéressant, mais me laisse dubitatif sur le plan politique.
Comme cela a déjà été dit, la clause de compétence générale n’a pas d’existence juridique.
M. Hugues Portelli. Le Conseil constitutionnel ne l’a jamais reconnue.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. C’est exact !
M. Hugues Portelli. Pour le Conseil constitutionnel, une collectivité territoriale se caractérise par le fait qu’elle s’administre librement par un conseil élu. S’administrer librement, cela signifie avoir une autonomie financière et un pouvoir réglementaire résiduel.
Je rappelle que nous n’avons pas osé, en 2003 et en 2004, aller très loin en matière d’autonomie financière, comme nous aurions pu le faire. Nous avons finalement adopté un texte tout à fait ambigu à cet égard.
Il en est de même concernant le pouvoir réglementaire. Dans un pays centralisé comme le nôtre, la loi fixe les règles, le Gouvernement les applique en exerçant son pouvoir réglementaire et les collectivités territoriales agissent dans ce cadre. Ainsi, si le Gouvernement omet de prendre les décrets d’application d’une loi, les collectivités territoriales n’ont pas le droit de l’appliquer directement : le pouvoir réglementaire du Gouvernement doit obligatoirement jouer son rôle de filtre.
Voilà donc en quoi consiste la libre administration des collectivités territoriales : on voit que ce n’est pas grand-chose !
Parlons maintenant des compétences. Les lois de décentralisation de 1981 et de 1982, puis celles qui ont suivi, ont donné des compétences d’attribution à la région, au département et à la commune. En dehors de ces compétences attribuées, les collectivités territoriales exercent, dans le cadre du pouvoir réglementaire résiduel dont elles disposent, cette clause de compétence générale qui n’est pas constitutionnellement reconnue : cela signifie qu’elles peuvent agir quand il existe un intérêt local.
En fin de compte, l’article 35 vise à inscrire noir sur blanc la pratique et l’état du droit aujourd’hui. Par exemple, s’il fait référence à la collectivité chef de file, c’est parce que, quand on a supprimé la tutelle de l’État, on n’a pas eu le courage de prévoir la tutelle d’une collectivité sur une autre. Les mêmes pouvoirs ont donc été donnés à tout le monde. Pourtant, on sait très bien que le maire d’un village n’a pas les mêmes moyens administratifs, humains et financiers que le maire de Paris, même s’il a les mêmes compétences. C’est une complète hypocrisie ! Toutes les collectivités disposent de la clause de compétence générale, mais la plupart d’entre elles, fautes de moyens, ne l’exerceront jamais, y compris bon nombre de départements et certaines régions, malheureusement trop pauvres. (M. Alain Vasselle acquiesce.)
Dans ces conditions, on a introduit la notion de chef de file lors de la révision de 2003, et encore sous une forme très édulcorée, et on a maintenu le système des financements croisés.
Je voudrais, à cet instant, évoquer ma région, l’Île-de-France. La gauche, qui la dirige actuellement, est en train de liquider les financements croisés. Par exemple, je voulais conclure un contrat régional pour la rénovation d’une vieille piscine se trouvant dans ma commune : le conseil régional m’a répondu que ce n’était plus possible, mais qu’un plan piscine était disponible. Seulement, je n’obtiendrai à ce titre que 300 000 euros, alors que j’aurais pu auparavant recueillir 1,5 million d’euros, apportés à parité par la région et le département… C’est donc la gauche elle-même qui, à travers la modification de la réglementation, a liquidé les financements croisés et la clause de compétence générale.
Le présent texte ne fait qu’entériner une pratique progressivement adoptée par tous, y compris par les détracteurs de l’article 35. Comme me le faisait remarquer Gérard Longuet en aparté tout à l’heure, c’est le conseiller territorial qui, par sa présence dans les deux assemblées, départementale et régionale, assurera une cohérence.
M. Jean-Pierre Sueur. Confusion !
M. Hugues Portelli. En conclusion, cet article 35 pourrait s’intituler Glissements progressifs du désir…
Mme Dominique Voynet. … du plaisir !
M. Hugues Portelli. Il annonce en effet le contenu d’un texte ultérieur, tout en introduisant un certain nombre de principes constitutionnels et législatifs qui formeront le cadre de celui-ci. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. le président. L'amendement n° 318, présenté par Mmes Borvo Cohen-Seat, Assassi, Mathon-Poinat et les membres du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et des Sénateurs du Parti de Gauche, est ainsi libellé :
Supprimer cet article.
La parole est à Mme Brigitte Gonthier-Maurin.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. L’article 35 présente au moins un intérêt, celui de permettre un échange de vues sur le sens que l’on souhaite donner à la décentralisation.
En effet, au-delà de ce débat sur les compétences des collectivités territoriales, c’est bien d’une remise en cause des acquis de la décentralisation qu’il s’agit ici. Avec l’article 35, le projet de loi anticipe le contenu du futur texte relatif aux compétences des collectivités territoriales en l’assujettissant à un certain nombre de critères paradoxalement aussi larges que précis.
Disons-le, cet article 35 constitue en fait la déclinaison de la révision générale des politiques publiques pour les collectivités territoriales. Il procède du choix délibéré et assumé d’attribuer des blocs de compétences délimitées à chaque échelon de collectivité territoriale, et donc des responsabilités délimitées à chaque type d’élu local.
La remise en question de la notion de compétence générale aura notamment pour conséquence directe de mettre en cause le sens même de certaines consultations électorales. Demain, avec la réforme des finances locales et celle des collectivités, les régions ne seront habilitées qu’à gérer des compétences stratégiques relativement vagues, avec des ressources fiscales largement dédiées. En effet, la taxe professionnelle régionale disparaît au sein de la répartition nationale de l’imposition forfaitaire des entreprises de réseaux, comprenez la SCNF ou EDF, et de la cotisation sur la valeur ajoutée des autres entreprises, tandis que la taxe foncière régionale est finalement dévolue aux autres acteurs locaux.
La remise en question de la clause de compétence générale qui sous-tend cet article 35 est donc une atteinte directe portée à la décentralisation et au sens même de la démocratie locale.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Jean-Patrick Courtois, rapporteur. Il est nécessaire de fixer les principes qui permettront de rationaliser les compétences des régions et des départements. En outre, la rédaction actuelle du texte préserve le pouvoir d’initiative de ces collectivités.
La commission est donc tout à fait défavorable à cet amendement.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Michel Mercier, ministre. Je suis naturellement défavorable à l’amendement n° 318, mais je voudrais apporter quelques éléments de réponse aux orateurs qui se sont exprimés sur l’article 35.
Tout d’abord, je comprends les interrogations et l’émotion suscitées par cet article. Cela étant, je suis tout à fait d’accord avec les propos de M. Portelli sur la valeur juridique de la clause de compétence générale.
M. Sueur s’est exprimé, selon son habitude, avec beaucoup de finesse et un peu d’ironie… (Mme Dominique Voynet s’exclame.) Je le dis gentiment, madame Voynet, et M. Sueur le sait très bien ! (Sourires.) Je voudrais simplement lui faire observer que renvoyer dans un article à une loi à venir n’est pas particulièrement original. Ainsi, sur le même sujet, l’article 1er de la loi du 2 mars 1982 prévoyait déjà que des lois détermineraient la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État… (Nouveaux sourires.) De la même façon, nous disons, à l’article 35, qu’une loi déterminera la répartition des compétences entre les diverses collectivités. Nous sommes même un peu plus stricts, puisque nous prévoyons un délai de douze mois.
M. Jean-Pierre Chevènement. Nous avons surtout parlé de la capacité d’initiative !