M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. C’est très bien !
M. Jean-Noël Guérini. … obligeant ainsi son gouvernement à infléchir sa position et à reconnaître une déportation. Une déportation plutôt qu’un génocide… C’est un début ! À nous, mes chers collègues, d’écrire la suite et d’inscrire dans la loi nos responsabilités afin de conférer à l’homme la grandeur dont parle Stephan Zweig ! (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste, ainsi que sur les travées du groupe CRC-SPG.)
M. le président. La parole est à M. Guy Fischer.
M. Guy Fischer. Monsieur le président, monsieur le garde de sceaux, mes chers collègues, il y a maintenant dix ans, notre assemblée reconnaissait enfin officiellement le génocide subi par le peuple arménien de 1915 à 1918.
Je me souviens avec émotion de ces instants. Ce fut le 7 novembre 2000 que notre assemblée, réunie – fait historique – autour d’une proposition de loi signée par l’ensemble des familles politiques qui la composent, mit un terme aux tourments de nos frères arméniens, victimes d’un pesant déni de quatre-vingt-cinq années.
Le parallèle a quelque chose de presque surréaliste : quatre-vingt-seize ans après les faits, nous sommes appelés à nous prononcer aujourd’hui sur la proposition de loi de Serge Lagauche et de trente de ses collègues socialistes visant à pénaliser la négation du génocide arménien.
Auteur moi-même, avec Hélène Luc, Robert Bret et la très grande majorité du groupe communiste, républicain, citoyen et des sénateurs du Parti de gauche, de plusieurs propositions de loi sur la reconnaissance de ce génocide comme sur la pénalisation de son négationnisme, j’ai toujours affirmé que le Parlement était resté au milieu du gué depuis la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant officiellement le génocide du peuple arménien.
Je rappelle que la contribution des parlementaires communistes et apparentés a été constante : je peux le dire sans me montrer présomptueux. En effet, dès 1965, notre regretté collègue Guy Ducoloné déposait une proposition de loi à l’Assemblée nationale. Je pourrais ensuite citer mes collègues anciens sénateurs Hélène Luc et Robert Bret, sans oublier nos amis socialistes Jean-Paul Bret et Gilbert Chabroux.
Bien sûr, cette loi que nous avons votée avec enthousiasme a une portée symbolique évidente et considérable, mais elle n’a malheureusement aucune incidence juridique, aucune conséquence en matière de répression du négationnisme.
C’est pourquoi nous devons apporter une réponse pénale à la négation de ce génocide, et c’est l’objet de la présente proposition de loi que nous allons examiner et – je l’espère – adopter.
Dans le même esprit, mon groupe et moi-même avions déposé en 2005 une proposition de loi relative à l’incrimination pénale de la contestation publique des crimes contre l’humanité. Elle avait précisément pour objet de renforcer notre législation concernant la sanction de la contestation des génocides, en visant non seulement le génocide arménien de 1915, mais également les crimes contre l’humanité commis tout au long du XXe siècle, voire ceux qui pourraient malheureusement encore advenir.
Nous pensions et nous pensons toujours qu’une position consensuelle sur un texte de portée générale avait de meilleures chances d’aboutir.
Pourquoi un tel choix ? À l’époque, nous avions beaucoup travaillé, particulièrement à Marseille, avec de nombreuses organisations arméniennes dans le cadre d’un groupe de travail associant juristes et parlementaires afin de définir précisément les écueils à éviter, et auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, pour obtenir l’unanimité du Parlement.
Nous avions recensé trois attitudes à adopter : ne pas appréhender la question de la négation du génocide sous le seul angle de la loi Gayssot,…
M. Guy Fischer. … lequel, reconnaissons-le, est réducteur puisque ce texte est relatif uniquement à la presse ; envisager un texte de portée universelle en vue d’obtenir un avis favorable du Conseil constitutionnel ; enfin, stratégiquement, ne pas prêter le flanc à la pression de la Turquie, que nous estimions devoir considérer comme n’étant pas globalement négationniste.
J’ai d’ailleurs déposé en mai 2010 cette même proposition de loi relative à l’incrimination pénale de la contestation publique des crimes contre l’humanité afin de débloquer la situation et de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvions.
L’essentiel pour nous ayant toujours été de contribuer, ensemble, au vote d’une loi qui condamne le négationnisme du génocide arménien, j’ai accueilli avec plaisir l’inscription à l’ordre du jour du Sénat de la proposition de loi de Serge Lagauche et de plusieurs de ses collègues.
Afin de renforcer leur position, j’ai déposé une nouvelle proposition de loi, qui reprend exactement les termes de la leur, mais je reconnais que la proposition de loi de 2005 était sans doute plus susceptible de faire l’unanimité, en ce qu’elle évitait notamment l’écueil d’une qualification de loi « mémorielle ».
Au point où nous en sommes aujourd’hui, dans le respect du travail de recherche des historiens et de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la représentation nationale a non seulement le droit, mais aussi le devoir de considérer que le négationnisme n’est pas un mode d’expression comme les autres : l’objectif est en effet alors de falsifier l’histoire pour effacer de la mémoire collective toute trace des génocides.
Aussi pouvons-nous légitimement compléter la portée de la reconnaissance officielle du génocide arménien en autorisant à son propos l’invocation du délit de négationnisme.
Oui, la négation du génocide arménien doit être sanctionnée par les mêmes peines que celles qui sont prévues pour la négation de la Shoah. La reconnaissance du génocide arménien et la condamnation pénale de sa contestation forment une même entité qu’il nous appartient de réunir enfin.
Une telle loi, si elle était adoptée, serait un progrès immense pour la cause arménienne, à laquelle je suis indéfectiblement attaché. Elle aurait le mérite d’envoyer un signal clair à tous les communautaristes qui cherchent à manipuler des femmes et des hommes sur la base d’idéologies racistes et négationnistes. En ce sens, elle constituerait un pas en avant non seulement pour la cause arménienne mais, plus largement, pour l’humanité tout entière.
De surcroît, la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui ne tend ni à imposer une histoire d’État ni à stigmatiser la Turquie. Au contraire, elle vise à contribuer à la réconciliation entre les deux communautés, en rendant justice aux victimes du génocide arménien. De ce fait, nous nous prononçons en faveur d’un devoir de vérité et non de revanche. Seule cette préoccupation doit nous guider à l’heure actuelle.
Si la liberté d’expression doit être préservée, nous ne pouvons plus tolérer que, sur le sol de France, des groupuscules extrémistes, comme à Lyon en avril 2005, profanent par des graffitis et des slogans négationnistes le mémorial dédié au génocide des Arméniens de 1915 et à tous les génocides.
Certes, cette proposition de loi était perfectible et elle aurait gagné en légitimité grâce à un travail en intergroupes. Néanmoins, il serait pusillanime aujourd'hui de nous critiquer les uns les autres. L’important est que ce texte existe, qu’il nous soit présenté et qu’il emporte l’assentiment de la plus grande majorité possible de nos collègues de toutes les sensibilités politiques, capables de dépasser leurs différences. C’est ce que je vous exhorte à faire tout à l’heure, mes chers collègues.
Je pense sincèrement que cette proposition de loi est de nature à faire régresser le climat de haine et de tensions communautaires, les thèses et les propos niant une réalité historiquement avérée, celle du génocide subi par les Arméniens au début du XXe siècle.
Je voterai donc en conscience, comme le fera mon groupe, cette proposition de loi, et j’espère modestement avoir aidé à convaincre certains de nos collègues auxquels nous devons nous garder de reprocher leurs doutes. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Josselin de Rohan. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. Josselin de Rohan. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je ne m’embarrasserai ni de préliminaires ni de précautions oratoires pour m’exprimer sur le texte soumis à notre approbation : la proposition de loi que nous discutons est inopportune et inacceptable. Elle est en outre irrecevable car inconstitutionnelle. Notre collègue rapporteur, le président Jean-Jacques Hyest, l’a démontré avec autorité et clarté sans qu’il soit besoin de rien ajouter à son propos.
Je m’attacherai à décrire le caractère inopportun de la proposition de loi, en analysant ses conséquences politiques, puis son caractère inacceptable en m’efforçant de mettre en lumière les graves dérives auxquelles elle risque de conduire.
La proposition de loi ne peut que contribuer à détériorer davantage, s’il en était besoin, les relations entre la France et la Turquie, sans aider en rien la réconciliation nécessaire entre la Turquie et l’Arménie. J’en appelle, sur ce point, au témoignage de tous ceux de nos collègues qui se sont récemment rendus en Turquie.
On l’a dit, et je le répète : les autorités arméniennes n’ont jamais demandé aux pays membres de l’Organisation des Nations unies ou de l’Union européenne de voter pareil texte ; et il nous semble qu’ils sont les premiers intéressés à l’existence de bons rapports avec leur voisin turc.
Mais, au moment où l’onde de choc provoquée en Turquie par le lâche assassinat d’un journaliste d’origine arménienne estimé de tous, Hrant Dink, commence à susciter dans les consciences turques la nécessité d’admettre pour le dénoncer le génocide arménien, cette proposition de loi est particulièrement malvenue.
Elle contrarie les efforts des historiens, journalistes ou associations citoyennes turques qui souhaitent œuvrer en faveur de la réconciliation avec les Arméniens et ont commencé à cet effet un travail de vérité. Elle constitue un encouragement pour les extrémistes nationalistes qui se refusent à envisager par principe la moindre responsabilité dans les massacres dont ils nient la réalité.
Si la France veut jouer un rôle utile pour conduire la Turquie à accepter son passé, elle ne doit pas contribuer à envenimer les débats, mais doit au contraire faciliter les rapprochements entre hommes de bonne volonté, en Arménie et en Turquie.
M. Robert del Picchia. Très bien !
M. Josselin de Rohan. Le déplacement à Erevan du président Abdullah Gül va dans ce sens. Nous saluons cette démarche et demandons qu’elle soit suivie de nouveaux gestes qui témoignent de la volonté turque d’entrer dans la voie de la coopération et de la paix véritable avec l’Arménie.
Le signe qu’un dégel s’amorce est le fait notable que de nombreux citoyens turcs qui avaient jusqu’alors caché leurs origines arméniennes n’hésitent plus, désormais, à les dévoiler et à les revendiquer. Cela n’eût pas été possible il y a seulement cinq ans. C’est aussi le signe que quelque chose a changé en Turquie ; nous devons accompagner ce mouvement.
Ce qui rend, à mes yeux, cette proposition de loi inacceptable, ce sont les graves dérives auxquelles elle risque de conduire.
Punir de 45 000 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement quiconque aura contesté le génocide arménien et ouvrir à toute association se proposant de défendre les intérêts moraux des victimes du génocide arménien la possibilité de se porter partie civile en cas d’infraction supposée à la loi, voilà qui mène à tous les abus.
Nous en avons eu un exemple à propos de l’affaire Pétré-Grenouilleau. Qualifié par ses pairs d’« historien dont le travail irréprochable n’a jamais rien fait qui contredise les devoirs de l’historien et du citoyen », M. Olivier Pétré-Grenouilleau a été traduit devant les tribunaux par un collectif de Guyanais, d’Antillais et de Réunionnais pour avoir refusé de qualifier l’esclavage de « génocide » parce qu’il estimait, en conscience, qu’en l’occurrence le terme ne s’appliquait pas à cette catégorie de crimes contre l’humanité. Il avait également fait ressortir dans son ouvrage qu’un certain nombre de potentats ou de chefs de tribu africains avaient contribué à fournir des esclaves aux négriers, et cela aussi avait été attaqué.
Avec la proposition de loi que l’on nous propose, il en sera de même pour quiconque émettra le moindre doute sur les intentions de tel ou tel homme politique turc en 1917 de procéder à l’élimination systématique des Arméniens, ou sur l’étendue et la portée des massacres dans telle ou telle partie du territoire turc. Toute interrogation, toute critique sur ce point pourraient devenir délictuelles.
Désormais, il appartiendra au juge de dire l’histoire. Quiconque l’interpréterait dans un sens contraire à la vérité établie sera sanctionné. Mais, pas plus que le législateur, le juge n’a capacité à établir l’histoire.
Quel historien, dans ces conditions, se hasarderait à traiter d’un sujet qui l’exposerait aux foudres des associations de défense des victimes ? Faudra-t-il que les chercheurs publient à l’étranger les résultats de leurs travaux pour être sûrs de ne pas être dénoncés ? Faudra-t-il qu’ils s’exilent pour poursuivre leurs recherches ?
Comme le disait René Rémond, « c’est un trait des régimes totalitaires que de s’arroger le droit de tordre l’histoire à leur avantage et d’exercer un contrôle sur ceux dont c’est le métier d’établir la vérité en histoire ». Est-ce la voie sur laquelle veulent nous engager les auteurs de la proposition de loi ?
Pierre Nora, quant à lui, estime qu’« à travers la remise en cause de la recherche historique, c’est plus généralement la liberté de penser et de communiquer de tous les citoyens qui est en question ».
Je n’hésite pas à le proclamer, cette proposition de loi est liberticide, inquisitoriale et obscurantiste. Elle heurte la communauté des historiens, unanimes à en condamner l’esprit comme la lettre, car elle est une grave entrave à leur tâche.
Permettez-moi, enfin, de m’adresser à nos compatriotes d’origine arménienne.
Le génocide arménien, qui est l’un des pires crimes commis contre l’humanité, est un fait reconnu de tous. Nous l’avons transcrit dans la loi. Nous partageons votre souci de ne pas voir s’effacer la mémoire de ce forfait. Nous éprouvons de la compassion face à la douleur de vos pères, dont vous portez encore les stigmates.
Mais, si désireux que vous soyez de témoigner de votre histoire, vous ne pouvez pas exiger que la défense de vos intérêts moraux soit assurée aux dépens des droits fondamentaux garantis par notre Constitution que sont la liberté de parole et la liberté d’expression.
C’est justement parce que la France est une terre de liberté que tant des vôtres ont voulu s’y établir. C’est pour notre liberté que sont morts des hommes tels que Missak Manouchian et ses compagnons. N’écoutez pas ceux qui veulent dévoyer votre cause en l’entraînant sur la voie du communautarisme et de l’extrémisme ! Elle est trop juste pour que vous la laissiez altérer. (Applaudissements sur la plupart des travées de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Charles Gautier.
M. Charles Gautier. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous nous flattons tous que la France soit encore reconnue dans beaucoup de pays comme patrie des droits de l’homme. Cependant, l’attitude de notre pays à l’occasion de certains événements internationaux récents écorne cette réputation. La France n’est déjà plus la référence spontanée dans la conscience universelle.
Mes chers collègues, qu’adviendrait-il si, ici et maintenant, nous convenions de nous ériger en censeurs de l’histoire, de tous les événements du monde, dans l’espace et le temps ?
Cette arrogance serait tout à fait dommageable au rôle que nous voulons jouer.
Qui sommes-nous pour blâmer un peuple au nom des agissements de ses générations passées ? Nous ne sommes ni professeurs de vertu ni conscience du monde, ni comité d’historiens. Nous sommes juste des législateurs français, établissant les codes de vie commune applicables sur notre territoire pour aujourd’hui et pour demain.
Les historiens nous le demandent d’ailleurs, et s’opposent fortement aux lois mémorielles qui deviennent, je le constate, une tendance du Parlement.
Dans le cas qui nous occupe, si le génocide arménien n’est pas contesté, il reste encore cependant beaucoup de recherches à effectuer pour les historiens. Il est donc important de ne pas interférer dans leurs travaux.
Nous devons légiférer pour le bien de tous et non en réponse à l’une ou l’autre des communautés pour de vagues raisons électoralistes.
Loin de moi l’idée de contester l’atrocité des crimes commis au début du siècle dernier. Ils ont été perpétrés à des milliers de kilomètres de notre pays et n’ont en rien impliqué les ressortissants français. Regardons plutôt vers l’avenir, et non vers le passé.
Nous devons légiférer dans l’intérêt commun et prendre en compte les liens diplomatiques de notre pays dans le monde et la recherche de la paix.
Je souligne que des voies de recours existent déjà dans le droit français actuel pour punir les personnes contestant tout génocide. Ce texte me paraît donc au minimum inutile.
Mais je suis persuadé aussi que ce texte est carrément dangereux. En effet, il flatte et même exacerbe le nationalisme, il entrave toute tentative de dialogue entre les peuples turc et arménien. S’il est adopté, les liens entre la France et la Turquie seront à reconstruire entièrement, à un moment où ils sont déjà très détériorés. Quant aux bribes de dialogues entamés entre Turcs et Arméniens, il n’en restera rien.
M. Josselin de Rohan. Très bien !
M. Charles Gautier. Enfin, ne peut-on pas craindre que les relations entre les Français d’origines turque et arménienne se dégradent de la même manière ? Quel est l’intérêt de la France à opposer l’une à l’autre deux communautés vivant sur son territoire ?
Mes chers collègues, de nombreux autres ressortissants français ont eu aussi à subir de grandes souffrances relevant de crimes contre l’humanité ; ils n’ont pas tous la chance de constituer une communauté assez nombreuse pour faire entendre leur douleur. Partant de ce constat, il me semble que nous introduirions une distorsion de traitement entre nos concitoyens. L’universalisme est une valeur trop précieuse pour être bafouée de la sorte.
La France, qui a inventé la laïcité, cette neutralité de l’État vis-à-vis des opinions religieuses, doit faire de même lorsqu’il s’agit de l’histoire et de sa lecture.
C’est pour toutes ces raisons que je m’opposerai à ce texte.
Quant à l’irrecevabilité, je vous en laisse juges, mes chers collègues.
Cette proposition de loi a toutefois un mérite : celui de poser le débat. Espérons que, demain, il sera définitivement clos. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste ainsi que sur la plupart des travées de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Gilles.
M. Bruno Gilles. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’associe à mon intervention ma collègue Sophie Joissains, sénatrice des Bouches-du-Rhône et élue d’Aix-en-Provence.
Nous sommes aujourd’hui saisis d’un sujet délicat. La proposition de loi qui nous est présentée a pour objet, comme celle qui a été adoptée en 2006 à l’Assemblée nationale, de punir au moyen de sanctions pénales ceux qui nient les souffrances endurées par les victimes du génocide arménien de 1915 commis par l’État turc. Elle tend à compléter la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance dudit génocide.
Je comprends bien les arguments juridiques de la commission des lois en faveur d’une exception d’irrecevabilité. J’admets parfaitement qu’une majorité de nos collègues, de gauche comme de droite, se rendent à ces arguments. De façon générale, ce que l’on appelle désormais les « lois mémorielles » pose effectivement problème.
Pourtant, lors de mon vote, qui m’est personnel, je ne prendrai pas en compte la solidité des arguments juridiques de la motion d’irrecevabilité, dont les fondements sont indéniables. Par mon vote, mes chers collègues, je veux dénoncer ce qui à mes yeux constitue un scandale.
Tout d’abord, je n’admets pas que l’État turc, toujours candidat à l’entrée dans l’Union européenne, puisse dans sa propre législation continuer, lui, à pénaliser sévèrement ses ressortissants sous le seul prétexte qu’ils sont désireux que leur pays assume la responsabilité dudit génocide.
Je veux également dénoncer l’hypocrisie européenne, dont les responsables, imperturbablement, et en dépit des faits mentionnés, poursuivent, au nom du respect des droits de l’homme et des avancées démocratiques, les négociations sur l’intégration turque au sein de l’Union.
Bien loin des arguments constitutionnels aujourd’hui légitimement invoqués, les motifs avancés par nombre d’opposants à la pénalisation du négationnisme du génocide arménien s’assimilent le plus souvent à de sordides calculs économiques en raison du chantage que la Turquie exercerait sur nos entreprises.
Mes chers collègues, mettre en regard des contrats et les victimes arméniennes massacrées me met, personnellement, très mal à l’aise.
Céder, à contresens de nos valeurs humanistes et démocratiques, aux chantages d’un État étranger est, de mon point de vue, impossible. Ne pas réagir fermement aux exactions commises, à l’instigation d’un État étranger, contre nos compatriotes arméniens de souche relève de la lâcheté et justifie que l’on réprime sévèrement la négation de l’existence du génocide arménien.
Oui, je revendique, à titre personnel, une proximité avec les Français d’origine arménienne, issus d’une diaspora durement éprouvée au début du XXe siècle. Oui, j’assume personnellement et totalement ma reconnaissance du génocide arménien.
En 2006, alors député, j’ai voté la proposition de loi présentée par mon collègue de Marseille, Christophe Masse, pénalisant la négation de ce génocide. En dépit des éléments nouveaux survenus depuis lors et qui fondent sa légitimité, je voterai, pour toutes les raisons évoquées, contre la motion d’irrecevabilité. Je ne me dédirai pas aujourd’hui, et mon vote penchera en faveur du texte présenté par le sénateur socialiste Serge Lagauche.
Il reste, mes chers collègues, que ce débat me laisse un goût amer, en raison de l’hypocrisie de certains. Que nos compatriotes d’origine arménienne ne s’y trompent pas ! Certes, la manœuvre était bien montée : présenter dans la niche parlementaire socialiste un texte satisfaisant la nombreuse diaspora arménienne de France et ne faire aucun effort pour le faire adopter ensuite, faisant ainsi endosser à la majorité et au Gouvernement la responsabilité de l’échec. Mais la ficelle est un peu grosse !
Mesdames, messieurs les socialistes, n’avez-vous donc pas retenu les leçons du vote de 2001, ou de celui de 2006 à l’Assemblée nationale ? Ne savez-vous pas que la seule chance de faire adopter un texte de ce type était de le faire signer par des sénateurs de tous les bords de l’hémicycle, comme naguère, le sénateur maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, qui avait, lui, sollicité l’ensemble des présidents de groupe de la Haute Assemblée pour les associer à son combat en faveur de la reconnaissance du génocide arménien ?
M. Bernard Piras. C’était mon initiative !
M. Bruno Gilles. Si c’est le cas, je vous en félicite, cher collègue !
M. Bernard Piras. Merci !
M. Bruno Gilles. Ce qui est sûr, et quel qu’en soit l’auteur, c’est que M. Gaudin s’était associé à l’initiative.
Oui, comme un ami de longue date des Français arméniens de souche, je voterai en faveur du texte de Serge Lagauche et contre l’exception d’irrecevabilité, mais je proteste devant vous, solennellement, car ce sujet grave et douloureux méritait mieux qu’une petite combine partisane ! (Applaudissements sur certaines travées de l’UMP.– Protestations sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. Bernard Piras. Pourquoi alors ne pas avoir pris vous-même l’initiative ?
M. Jean-Pierre Michel. On ne le voit jamais !
M. le président. La parole est à M. Gérard Collomb.
M. Gérard Collomb. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, au moment où notre assemblée entame l’examen de la proposition de loi « tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien », je pense qu’il faut avoir à l’esprit cette maxime latine : summum jus, summa injuria.
J’entends bien les arguments de la commission des lois ainsi que de tous ceux qui, pour repousser cette proposition, invoquent le droit ou la diplomatie.
Le droit, M. le rapporteur l’invoque quand il souligne, au soutien de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, qu’« à l’inverse du dispositif prévu par la “loi Gayssot” s’agissant de la pénalisation de la négation de la Shoah, il n’existe pas de définition précise, attestée par une convention internationale ou par des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée, des actes constituant le génocide arménien de 1915 et des personnes responsables de son déclenchement ».
J’entends également les arguments diplomatiques de M. Hyest quand, dans les conclusions de son rapport, il souligne « les conséquences diplomatiques inopportunes que susciterait l’adoption de la proposition de loi, tant sur les relations bilatérales franco-turques que sur le timide rapprochement engagé, avec le soutien de la France, entre la Turquie et l’Arménie ».
Je m’inscris toutefois en faux contre ces arguments. Car c’est par ce même type de raisonnement que, historiquement, les Arméniens ont été victimes du premier génocide du XXe siècle, dans le silence assourdissant des Nations. En effet, on évoquait déjà à l’époque l’impératif du droit, l’impératif des traités, l’impératif des relations diplomatiques, pour ne pas parler, pour ne pas agir.
Mais, dans ce silence, une voix s’élevait, solitaire. C’était celle de Jean Jaurès, dénonçant, le 3 novembre 1896, devant les représentants de la nation française, le drame abominable qui était en train de se produire, avec ces mots : « Il faut sauver les Arméniens ! […] Ce qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas ; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément ; c’est qu’elle a été excitée, encouragée, nourrie dans ses appétits les plus féroces par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe avait échangé plus d’une fois, gravement, sa signature. »
Pourtant, malgré cet avertissement, l’histoire allait se poursuivre et le massacre se transformer, en 1915, en un génocide.
Le caractère génocidaire de ces massacres a été connu assez tôt. Les rapports internationaux rédigés pendant la guerre étaient formels. À l’unisson, les diplomates décrivaient le caractère systématique du programme de suppression des Arméniens. Ce furent, par exemple, les mots que le consul des États-Unis à Alep, Jesse B. Jackson, adressa à son gouvernement : « Je ne pense pas que, dans toute l’histoire du monde, il y ait jamais eu un massacre aussi général et méthodique que celui qui a lieu dans cette région ou qu’un plan plus diabolique soit jamais sorti de l’esprit humain ! ».
De tels témoignages furent confirmés dès cette époque, mais les voix éparses qui s’élevèrent eurent pourtant bien du mal à se faire entendre. Un immense silence avait recouvert le génocide arménien : silence des survivants, tout entiers attachés à se reconstruire, silence d’une douleur que l’on tait, silence d’une plaie cachée que l’on garde pour soi, comme s’il y avait déjà quelque honte à avoir été victime de l’ignominie.
Mes chers collègues, le souvenir de toutes ces victimes doit aujourd’hui nous guider dans notre vote. Certains d’entre nous plaideront en faveur du droit ou de la Constitution. Pour notre part, nous plaidons, aujourd’hui, tout simplement, pour l’humanité ! (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste ainsi que sur les travées du groupe CRC-SPG.)