M. Jacques Mézard. On crée la justice de proximité, puis, dans la foulée, on supprime nombre de tribunaux d’instance, ainsi que les juridictions de proximité par le texte relatif à la répartition des contentieux, en indiquant que les juges de proximité subsisteront comme supplétifs des tribunaux correctionnels, alors qu’ils sont maintenant remplacés par les citoyens assesseurs. Dans le même temps, vous élargissez le champ des ordonnances pénales et de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, la CRPC. Si l’on ajoute à cela la panoplie des lois sécuritaires –rétention de sureté, peines planchers, etc. –, on en arrive à la conclusion qu’il s’agit non plus d’une politique, mais d’un labyrinthe judiciaire dans lequel s’abritent les démons démagogiques… Cela est d’autant plus vrai que les objectifs déclarés ne correspondent pas aux intentions réelles. J’en apporterai, monsieur le garde des sceaux, une preuve irréfragable !
Je m’interrogeais, lors de la première lecture, sur ces objectifs, en vous demandant de nous les faire connaître une bonne fois pour toutes. Vous m’avez alors répondu catégoriquement qu’il ne s’agissait pas d’aggraver les peines. Je vous ai donc fait remarquer que vous étiez en contradiction à la fois avec le Président de la République et avec l’étude d’impact, dans laquelle il est écrit noir sur blanc qu’il faut éviter « une érosion de la peine pour des délits très graves ». Avec l’humour qui vous caractérise et qui parfois nous rassemble, vous m’avez asséné un argument massue en déclarant, à propos de l’étude d’impact, que je n’avais qu’à ne pas la lire ! (Sourires.)
Il ne vous aura point échappé que, de fait, le parquet pourra, dans certains cas, choisir ses juges par le jeu de la qualification.
Vous n’avez pas davantage répondu à nos objections s’agissant du problème des infractions connexes. Ce point n’est pas mineur puisque, selon l’étude d’impact, plus de 1 500 affaires seront concernées, alors même que le Conseil constitutionnel rappelait déjà, à propos de la loi du 23 juillet 1975, que le principe d’égalité « fait obstacle à ce que des citoyens se trouvant dans des conditions semblables et poursuivis pour les mêmes infractions soient jugés par des juridictions composées selon des règles différentes ». Ce raisonnement peut aussi valoir pour la question de l’expérimentation, laquelle concernera deux cours d’appel : des faits de même nature seront jugés par des juridictions différentes selon le lieu où ils auront été commis.
Enfin, comment ne pas évoquer la disparition de la spécialisation de la justice des mineurs avec la création d’un tribunal correctionnel pour les mineurs et la mise à l’écart du juge des enfants, ainsi que celle du suivi des mineurs auteurs d’infractions, en dépit des protestations unanimes des professionnels contre le congédiement des assesseurs qualifiés au profit d’assesseurs citoyens, le procureur pouvant saisir directement le tribunal ? La censure par le Conseil constitutionnel de la LOPPSI 2, la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, semble oubliée… C’est là encore une illustration d’une politique de rupture dans le mauvais sens du terme : rupture avec l’expérience des professionnels, avec la spécificité de la justice des mineurs.
En conclusion, nous avons affaire à un projet de loi marquant de la défiance à l’égard des magistrats. La justice sera plus lente et plus coûteuse : est-ce celle qui doit être rendue au nom du peuple français ? Nous ne le croyons pas, et c’est pourquoi notre groupe, très majoritairement, votera contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Monsieur le garde des sceaux, l’immense majorité des professionnels de la justice, dans leur diversité, et des associations concernées, notamment, par la justice des mineurs ont vivement critiqué votre projet de loi, qui bouleverse de manière très préoccupante des pans entiers de la justice. Vous persistez à nous imposer de voter cette réforme en un temps record.
Lors de la lecture du texte au Sénat, le rapporteur, M. Jean-René Lecerf, avait quelque peu limité la portée régressive de certaines dispositions ; la majorité, à l'Assemblée nationale, a cru bon de l’aggraver, notamment en commission. Il est heureux qu'elle n'ait pu aller jusqu'au bout et imposer, en particulier, la réintroduction de la composition simplifiée de la cour d'assises ou le droit, pour les victimes, d’interjeter appel en cas d'acquittement ou de relaxe aux assises, ce qui aurait été contraire au principe élémentaire de la politique pénale. Fort heureusement, le Sénat et vous-même, monsieur le garde des sceaux, s’y sont opposés.
Cependant, les excès de l’Assemblée nationale correspondent tout à fait à l’instrumentalisation constante de la souffrance des victimes, qui fait de celle-ci le prétexte de la mise en œuvre, depuis 2002, d’une politique de la peur.
La commission mixte paritaire a rejeté l’introduction du droit, pour les parties civiles, de demander la levée du huis clos à la cour d'assises des mineurs. Il n'en reste pas moins que le texte élargit cette possibilité au ministère public, comme le prévoyait la proposition de loi Baroin-Lang, dont le dépôt a fait suite à la médiatisation détestable du procès des coaccusés de Youssouf Fofana. Cette dernière, je le rappelle, n'a jamais été débattue au Sénat : c’est une nouvelle illustration des dérives de la procédure accélérée, qui ne permet pas un examen sérieux des textes.
En tout état de cause, le projet de loi, tel qu’issu des travaux de la commission mixte paritaire, intègre des aggravations votées par l'Assemblée nationale. Cela ne peut donc que renforcer notre opposition à ses dispositions, qu'elles concernent la cour d'assises, l'introduction de citoyens assesseurs ou la justice des mineurs.
En ce qui concerne les citoyens assesseurs, vous avez, tout au long des débats, affiché le souci de rapprocher les citoyens de la justice. Au passage, vous diminuez leur nombre en cour d'assises, et vous écartez ceux qui interviennent aujourd'hui dans les tribunaux pour enfants.
Quant aux deux assesseurs que vous allez introduire dans les deux tribunaux correctionnels faisant l’objet de l’expérimentation, nous ne sommes pas dupes : vous entendez signifier que, en matière de violences, les magistrats sont laxistes et qu'il faut leur adjoindre des citoyens assesseurs, censés être plus sévères.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Ces derniers ne seront d’ailleurs pas compétents pour juger d'autres délits correctionnels, en particulier, bien entendu, les délits financiers… Le directeur de l'Institut de criminologie de Paris lui-même, M. Philippe Conte, s'interroge : « Le citoyen aurait assez de bon sens pour juger des vols avec violence, mais pas la corruption ? »
En tout état de cause, comment ces deux assesseurs vont-ils pouvoir exercer leur mission ? Ils ne siégeront que quelques jours par an et seront simplement informés du fonctionnement de la justice pénale : leur seule « formation » se fera au sein de la juridiction, par des personnels déjà débordés. Quand on connaît la complexité du droit et vos projets de modifier encore la législation pénale, on est en droit de douter sérieusement de l’efficacité d’une telle démarche…
De plus, les citoyens assesseurs seront minoritaires par rapport aux magistrats professionnels. Évidemment, le fait de les introduire va forcément modifier la procédure ; sinon, cela ne servirait strictement à rien ! En réalité, il faut attendre de cette réforme une complexification du système judiciaire et des coûts supplémentaires. On va, au mieux, doubler la durée des procès correctionnels, ce qui nous renvoie aux moyens de la justice, qui, bien entendu, sont loin de suivre.
Voilà longtemps, pour ce qui nous concerne, que nous sommes favorables à la participation des citoyens à la justice. Mais pourquoi ne pas avoir regardé du côté de ce qui fonctionne : tribunaux pour enfants, conseils de prud’hommes, tribunaux paritaires des baux ruraux, tribunaux de commerce, bref tout ce qui relève de ce que l’on appelle en général l’échevinage, qui permet vraiment à des citoyens de s’immerger dans les procédures judiciaires et d’apporter leur expérience sur la durée aux magistrats professionnels ?
Votre politique d’affichage consiste à créer à titre expérimental, dans le ressort de deux cours d’appel, des citoyens assesseurs qui ne sont que des alibis et disparaîtront peut-être ensuite du paysage judiciaire ! Cela étant, un an après son discours de Grenoble, le Président de la République pourra se targuer d’une nouvelle réforme !
Comme le souligne le juge Denis Salas, « la répression et la peur s’autoalimentent sans cesse, d’où l’appel compulsif à des lois nouvelles ». Nous ne sommes donc pas au bout de nos peines, à moins que les électeurs n’en décident autrement bientôt ! Cela explique aussi le recours de plus en plus fréquent au concept de « dangerosité », comme en témoignent par exemple les articles 9 bis et suivants du présent texte.
J’ajoute que votre respect des jurys populaires a des limites : non seulement vous diminuez le nombre de jurés en cour d’assises, mais vous avez accepté que la motivation des arrêts de la cour d’assises – mesure que nous jugeons positive – soit rédigée trois jours après le procès par le président ! Cela nous laisse perplexes…
Quant au troisième volet du projet de loi, relatif à la justice des mineurs, il est proprement inacceptable. Vous l’avez introduit ici selon la procédure accélérée, alors que tous les professionnels, les organisations représentatives des droits des enfants et la très officielle Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, s’y opposent. Et pour cause : ce texte procède à un renversement des valeurs qui prédominaient lors de l’élaboration de l’ordonnance de 1945.
De loi en loi, le primat de l’éducatif, c’est-à-dire le pari d’une sortie de la délinquance, s’efface devant la montée de la répression. À juste titre, la CNCDH exprime son inquiétude de voir se développer des « mécanismes ayant pour vocation de prévenir une hypothétique dangerosité ». Ce projet de loi est effectivement porteur de cette conception.
Ainsi, le dossier unique de personnalité va se transformer en outil de repérage. (M. le garde des sceaux proteste.) Il est inquiétant que, contrairement à ce que prévoyait la rédaction adoptée par le Sénat, il puisse en être remis copie aux avocats.
Selon vous, il y aurait chez certains jeunes délinquants une sorte de prédisposition, susceptible d’orienter leur vie entière. En les cantonnant dans leurs actes, vous leur déniez toute capacité à évoluer. Vous multipliez ainsi les mécanismes de mise à l’écart, y compris pour les primo-délinquants : développement de la surveillance électronique, élargissement des motifs de placement en détention provisoire, création de centres éducatifs fermés extrêmement coûteux, au détriment de la mise en place d’autres structures éducatives…
Vous vous en prenez directement au juge des enfants, sans doute encore une fois considéré comme laxiste, ce qui est une contre-vérité. Le rôle du tribunal pour enfants va être affaibli, au profit du nouveau tribunal correctionnel pour mineurs, dont relèveront les jeunes âgés de plus de 16 ans, passibles d’une peine d’au moins trois ans d’emprisonnement et se trouvant en état de récidive légale : ces critères sont aujourd’hui très facilement remplis.
Vous donnez aux procureurs des pouvoirs accrus, par exemple en matière de comparution immédiate, alors même que le Conseil constitutionnel a récemment censuré une disposition très similaire.
Pour vous, seule la sanction compte, qui doit être aussi sévère et rapide que possible ! Il en va de même à l’école, M. Chatel ayant préféré édicter un décret fixant un nouvel arsenal de sanctions plutôt que de stopper les suppressions de postes et de recruter les personnels nécessaires.
On sait jusqu’où certains sont prêts à aller pour afficher leur position : un certain député des Alpes-Maritimes a ainsi fait parler de lui et de son contrat de responsabilité parentale en exhibant une mère de famille éplorée, qui s’est révélée être son attachée de presse et n’avoir pas d’enfant ! Cette mesure est-elle si inefficace qu’il faille une telle mise en scène pour tenter de convaincre le téléspectateur de son bien-fondé ?
Ce texte traite d’ailleurs les parents en difficulté comme des délinquants : introduction de stages de responsabilité parentale en tant que punition, possibilité de les amener menottes aux poignets devant le tribunal… Croyez-vous vraiment, monsieur le garde des sceaux, que c’est ainsi qu’ils pourront recouvrer une autorité perdue ? Nul doute que c’est l’inverse qui se produira !
Avec ce projet de loi, vous faites disparaître le fondement même de la justice des mineurs : une justice de continuité, qui doit intervenir rapidement, c’est évident, mais qui doit aussi pouvoir prendre le temps de la réflexion et agir de concert avec la famille du mineur, son avocat et les personnels des services sociaux, afin de définir les mesures adaptées. Certes, pour l’heure les moyens manquent, mais il faut les mobiliser, car un long travail doit être accompli, avant le jugement, pour modifier le parcours d’un enfant et éviter qu’il ne récidive ou, pis encore, qu’il ne s’inscrive durablement dans un parcours délinquant en allant en prison.
L’adoption de l’article 29 bis prouve d’ailleurs que vous-même n’ignorez pas ce problème. Pourtant, vous n’avez de cesse de rapprocher la justice des mineurs de celle des majeurs : c’est tout le contraire de ce que voulaient ses fondateurs !
Vous – ce n’est pas votre personne que je vise à titre principal, monsieur le garde des sceaux ! – procédez par affirmations péremptoires et tautologies : les mineurs d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’en 1945 ; les mineurs sont particulièrement violents – c’est la conséquence de l’augmentation de la violence chez les adultes ; les juges des enfants sont trop indulgents – or la réponse pénale apportée par les tribunaux pour enfants est supérieure à la moyenne !
Certes, nous avons bien compris qu’il s’agissait là d’une méthode de gouvernement. Ainsi, le ministre de l’intérieur n’a pas craint d’affirmer que deux tiers des enfants d’immigrés étaient en échec scolaire, alors qu’ils ne sont en réalité que 16 % dans ce cas, mais il n’a pour autant pas présenté d’excuses pour cette contrevérité.
En matière de justice des mineurs, vous avez oublié que, pour la communauté internationale, on est un enfant jusqu’à 18 ans. En conséquence – je ne recule pas moi non plus devant les tautologies ! –, on n’est pas adulte avant 18 ans.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Le Président de la République a déjà revêtu ses habits de campagne. Il va encore nous promettre une France sans risques, sans crimes, peut-être même sans injustices ! Mais l’empilement de lois sécuritaires, de mesures de plus en plus radicales de ces dernières années débouche sur un échec, puisque vous ne parvenez pas à nous prouver qu’elles ont eu une quelconque efficacité ; vous dites vous-mêmes que la délinquance violente augmente.
Ce qui est sûr, en revanche, c’est que vous laissez sur le bord de la route les jeunes les plus fragiles, en renonçant à mettre en œuvre une véritable politique de la jeunesse. Le recours toujours accru à l’enfermement va certainement mener à leur propre enfermement dans la délinquance…
Autre constat, vous restez sourds aux avertissements des professionnels de la justice, qui, afin de redonner du sens à la sanction pénale, réclament à cor et à cri des moyens pour la prévention et l’aide à la réinsertion – celle-ci étant bien difficile, hélas ! que les personnes concernées soient majeures ou mineures. Imposer par exemple que ces dernières rencontrent un conseiller d’insertion et de probation dans les huit jours suivant leur libération – le Sénat, plus réaliste, avait proposé un délai de trente jours – ne réglera rien tant qu’il manquera 1000 postes dans les SPIP !
Notre groupe votera contre les conclusions de la commission mixte paritaire sur ce texte, qui n’est pas acceptable ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Robert Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je profiterai de l’atmosphère confidentielle qui entoure nos travaux, en cette session extraordinaire estivale, pour formuler quelques ultimes observations sur ce texte singulier…
Je me suis déjà longuement exprimé, lors de la lecture du projet de loi dans cet hémicycle, en défendant une motion tendant à opposer la question préalable. Aujourd’hui, la création de l’extraordinaire juridiction mixte qui constitue l’apport principal du dispositif me semble toujours détestable. Ce qui me console, c’est qu’elle ne verra jamais le jour, pour la simple raison que personne n’en veut : rejetée par le corps judiciaire, l’instauration de cette nouvelle juridiction n’est pas non plus réclamée par nos concitoyens ; sa raison d’être n’est que de faire suite à ce slogan publicitaire si souvent martelé par le Président de la République : « Puisque la justice est rendue au nom du peuple français, il faut que des jurés participent aussi aux juridictions correctionnelles. »
Que l’on parle de « citoyens assesseurs » et non de jurés ne change rien à l’affaire : cette innovation ne tiendra pas, tout simplement parce qu’elle est absurde ! Il est absurde de créer dans le champ correctionnel deux ordres de juridiction. Tous les magistrats sont aptes à juger les infractions de violences aux personnes.
Au terme d’un concours de terminologie dont le résultat ne me semble pas très fructueux, il a été décidé que la nouvelle juridiction s’appellera « tribunal correctionnel dans sa formation citoyenne », dénomination dont le délicieux parfum « rétro » nous renvoie au temps de la Convention ! (Sourires.) Y aura-t-il, au sein de ces juridictions, un « citoyen président » et un « citoyen procureur » ? Je ne suis pas sûr que les magistrats, de leur côté, soient très enclins à utiliser le terme de « citoyen avocat »…
Cela étant, monsieur le ministre, pourquoi parler de tribunal « en formation citoyenne » ? Les magistrats ne sont-ils pas des citoyens ?
M. Robert Badinter. En fait, vous étiez désespérément à la recherche d’une spécificité qui n’existera jamais !
Ce qui existera, en revanche, ce sont les difficultés suscitées par ce texte, qui viendront s’ajouter à celles, si nombreuses, que la justice connaît déjà.
D’abord, en inventant cette dualité de juridictions correctionnelles, vous créez inévitablement une source de conflits de compétences.
Ensuite, la formation initiale élémentaire à laquelle devront s’astreindre les citoyens assesseurs sera dispensée par les magistrats, qui sont déjà écrasés de besogne.
Enfin, il n’est nul besoin d’insister sur les difficultés juridiques que soulèvera l’accès au dossier de l’enquête préliminaire, lequel contient en effet de nombreuses informations soumises au secret de l’instruction et de l’enquête, mettant en cause des tiers et qui devront nécessairement être communiquées aux « citoyens » participant à l’œuvre de ces tribunaux correctionnels…
On assistera également à un allongement des procédures, alors que les audiences des juridictions correctionnelles sont déjà si lourdes, si longues et si pénibles aujourd’hui, tant pour les professionnels de la justice que pour les justiciables. Ainsi, vous avez prévu le questionnement par les citoyens assesseurs : il en sera de fort curieux, quelquefois de mal intentionnés, qui multiplieront les questions non seulement aux prévenus, mais aussi à tous les témoins.
Nous assisterons inévitablement à un alourdissement des procédures de délibération et à un allongement de la durée des audiences, selon le tempérament de ces citoyens assesseurs, qui contribueront à la rédaction de la décision. En conséquence, il faudra inévitablement prolonger la détention provisoire d’un nombre important de prévenus.
Vous allez, par un extraordinaire cumul d’erreurs, introduire dans des juridictions correctionnelles, pour exercer des compétences limitées, mais qui traduisent la défiance du pouvoir à l’encontre de la magistrature, des citoyens qui n’en peuvent mais, tout en compliquant la tâche des magistrats, en allongeant la durée des audiences et en alourdissant les pratiques du délibéré : et tout cela pour quelle valeur ajoutée ? Combien de Français, au bout du compte, siégeront dans les juridictions correctionnelles ? Je vous laisse le soin de faire le calcul…
Comme l’a très bien dit M. Mézard, les Français n’aspirent pas à juger directement et à assumer les responsabilités du jugement. Ce qu’ils veulent, c’est que les jugements soient rendus dans les meilleurs délais en matière civile et que, pour le reste, les tribunaux fonctionnent le mieux possible grâce aux efforts des magistrats.
Vous découragerez la magistrature sans améliorer la justice, vous alourdirez son fonctionnement sans accroître son efficacité.
Pour conclure sur ce point, ma conviction est que la raison prévaudra parce que, à supposer même que vous alliez jusqu’à mettre en œuvre pendant deux ans l’expérimentation prévue, les résultats seront tels que toute la magistrature et les auxiliaires de justice vous demanderont d’abandonner cette innovation qui ne répond, disons-le, qu’à un slogan publicitaire et à une défiance, secrète ou affirmée, à l’encontre de la magistrature.
Un autre volet de cette réforme est passé presque inaperçu, sauf de Mme Borvo Cohen-Seat, car la justice des mineurs n’était pas l’objet premier annoncé du projet de loi.
Je n’ai pas compris pourquoi d’un seul coup, alors que l’on nous avait annoncé – avec quel luxe rhétorique ! – qu’on allait enfin procéder non pas à un aggiornamento, mais à une refonte complète de l’ordonnance de 1945, à partir des travaux de la commission Varinard – qui n’avaient pas été salués par des applaudissements universels –, devant déboucher sur une véritable innovation, un nouveau code pénal de la justice des mineurs, cette grandiose entreprise que conduisaient les spécialistes – ô combien qualifiés, je le sais parfaitement – de la direction des affaires criminelles et des grâces avec certains professionnels n’a pas été au moins soumise à concertation. Mais je comprends encore moins pourquoi vous détachez ce volet de ce qui est peut-être au cœur de la réforme que l’on nous a annoncée.
Je vous le dis clairement, tout cela va à l’encontre non pas des principes constitutionnels –nous aurons l’occasion de le vérifier, vos prédécesseurs ont déjà reçu des avertissements sévères et je ne soulève pas ce moyen ici –, mais de la nature même de la justice des mineurs, ce qui est plus grave encore, et procède d’une méconnaissance absolue de cette dernière.
Monsieur le garde des sceaux, je consacre maintenant beaucoup de temps à une mission que je poursuivrai lorsque j’aurai, dans quelques semaines, quitté cet hémicycle : veiller à ce que les principes inscrits dans les conventions internationales et qui président à la justice des mineurs soient observés dans des États qui, bien que membres de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe, ne les respectent pas toujours, s’agissant en particulier de la détention.
M. Robert Badinter. À cette occasion, je rappelle constamment, hors de nos frontières, un élément essentiel que je me vois contraint de souligner à cet instant : les mineurs, monsieur le garde des sceaux, ne sont pas des majeurs en réduction, ce sont des êtres en devenir. Ce ne sont nullement, comme sur les tableaux de Velasquez, des petites infantes habillées en reines et des petits princes habillés en rois. Ce sont des êtres en devenir, et parce qu’ils changent vite, il faut une justice qui prenne en compte cette spécificité, appelant deux exigences fondamentales.
La première exigence, monsieur le garde des sceaux, est de toujours faire primer l’éducatif sur le répressif.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Oui, rien ne change sur ce point !
M. Robert Badinter. Non, tel n’est pas le cas avec ce projet de loi, qui ne donne pas la priorité à l’éducatif sur le répressif.
La seconde exigence, c’est de veiller à ce que les juridictions pour mineurs demeurent des juridictions spécialisées, dotées de femmes et d’hommes compétents et dédiés à une tâche qu’ils ont choisie.
Ce sont là des conditions majeures à remplir pour lutter contre le fléau de la délinquance des jeunes, en particulier contre la récidive. Quand on entreprend une réforme, on doit avancer en gardant l’œil fixé sur ces deux principes. On ne peut pas dire que cela ait été le cas en l’occurrence.
M. Robert Badinter. Je pourrais aisément le démontrer.
M. Robert Badinter. Telle n’est pas votre approche personnelle, je le sais, mais ce texte répond d’abord à une espèce d’obsession, absolument dérisoire et erronée, à un slogan là aussi, car nous vivons à l’âge des slogans en matière judiciaire : les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus ceux de 1945, donc il faut tout changer.
Certes, les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus ceux de 1945, je puis en témoigner moi qui ai eu 17 ans cette année-là. Permettez-moi de vous dire que, rarement dans l’histoire de ce pays, une génération est venue à l’âge d’homme plus dure et plus dangereuse que celle à laquelle j’appartiens, pour la simple raison, dont on retrouve la marque dans l’ordonnance de 1945, que beaucoup d’adolescents de cette époque n’ont pas connu leur père.
M. Robert Badinter. N’oublions pas les millions de prisonniers, les centaines de milliers de combattants de la France libre et de la Résistance. Non seulement ces jeunes n’ont pas connu l’autorité paternelle – à l’époque, cette notion avait un sens –, mais ils ont grandi dans une atmosphère où tout système de valeurs avait disparu. Ils ont vu se succéder des gouvernements de collaboration, que l’on idolâtrait officiellement jusque dans les lycées ; ils ont vu régner l’argent roi, celui du trafic et du marché noir. J’ai connu des cours de lycée qui étaient les lieux de trafics illicites. Ainsi marchait cette époque !
Si, en 1945, les hommes et les femmes issus de la Résistance qui composaient le gouvernement du général de Gaulle ont voulu se consacrer sans délai à l’élaboration de cette ordonnance, alors même que la France était entièrement à reconstruire et poursuivait encore l’effort de guerre, c’est précisément parce qu’ils avaient conscience que, pour une part, l’avenir du pays dépendait de cette jeunesse.
Ma génération n’a pas, je peux le dire, connu que des succès, s’agissant notamment de la décolonisation, domaine dans lequel nous n’avons pas su répondre efficacement aux problèmes qui se posaient.
Mais ma génération, je me plais à le rappeler, a reconstruit la France ; elle lui a donné une force, un dynamisme, un esprit nouveaux. De surcroît, c’est à ma génération que l’on doit cette immense réalisation qu’est la construction européenne.
Les hommes et les femmes de 1945 ont voulu lutter contre les bacilles ou les microbes sociaux répandus dans la jeunesse à l’aide de textes spécifiques, et s’ils ont donné la priorité à la rénovation du droit pénal et de la justice pénale des mineurs, c’est parce qu’ils savaient que cela correspondait à une exigence nationale.
Les principes de l’ordonnance de 1945, la spécificité de son approche et la primauté donnée à l’éducatif à cette époque ont été, au regard des éléments en voie de perdition de ma génération, des moyens utiles.