M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le livre numérique représente une véritable opportunité culturelle. Il porte en lui l’espoir d’une diffusion plus large des savoirs et d’un accès universel à la culture par la révolution de ses modes d’élaboration et de diffusion. Il n’en reste pas moins porteur de danger, car ce mythe d’universalité s’accompagne de la tentation de la gratuité, ce qui soulève la question de l’équilibre entre les droits d’auteur et l’accès du public à la culture.
La numérisation des livres est devenue une nécessité, sans quoi une partie des livres pourrait sombrer dans l’oubli, mais elle doit s’effectuer dans les conditions nécessaires au respect des droits moraux et patrimoniaux des artistes. La numérisation des œuvres épuisées est, à ce titre, un enjeu fondamental. Elle constitue un obstacle aux grands projets de numérisation, tels que le portail du patrimoine culturel Europeana, ainsi qu’à la numérisation des collections des bibliothèques.
Ces œuvres n’en sont pas moins porteuses de potentiel économique : rien qu’en France, on estime qu’elles sont au nombre de 500 000, voire de 700 000 si l’on retient le chiffre avancé par M. le ministre. Google l’a d’ailleurs bien compris. Avec Google Books, ont été effectuées des tentatives de numérisation massive de ces œuvres, sans qu’ait été recueilli au préalable le consentement des ayants droit ou que des recherches aient été effectuées si ces derniers sont inconnus, afin de les commercialiser. Avec le système dit de l’opt out, il reviendrait aux titulaires de s’y opposer. Or ce système a été condamné par le juge américain comme attentatoire aux fondements du droit d’auteur.
À la suite des procès Google, des réflexions se sont donc engagées pour trouver des modèles juridiques et économiques permettant de numériser les œuvres épuisées sous droits. La Commission européenne a adopté, le 24 mai 2011, une proposition de directive européenne sur les seules œuvres orphelines : une bibliothèque, un musée, des archives seront chargés d’effectuer une recherche approfondie pour retrouver le détenteur du droit d’auteur avant de produire une version numérique. Si le détenteur du droit ne peut être identifié ou localisé, l’œuvre pourra être mise en ligne sans autorisation préalable, jusqu’à ce que le propriétaire soit identifié et retrouvé.
Cette proposition de loi vise donc à résoudre la question plus vaste de la numérisation des œuvres dites « indisponibles », faisant suite à l’accord-cadre signé le 1er février 2011 par le ministre, la Société des gens de lettres et le Syndicat national de l’édition. Cette proposition de loi est souhaitable, mais elle nous semble devoir être précisée sur certains aspects.
La notion d’œuvres indisponibles est assez imprécise. La proposition de loi crée une nouvelle notion, alors qu’existe dans le code celle d’œuvres épuisées. Quand une œuvre est épuisée, l’éditeur est considéré comme ayant manqué à l’une des obligations découlant des contrats d’édition : l’exploitation permanente et suivie, ce qui peut entraîner la résiliation du contrat à la demande de l’auteur et le retour de ses droits. Cette nouvelle définition de livre « indisponible » pourrait être un obstacle à la procédure de récupération des droits par l’auteur au titre du manquement par l’éditeur à ses obligations de diffusion de l’œuvre.
Par ailleurs, si la proposition de loi entend par œuvres indisponibles les œuvres sous droits non disponibles commercialement, elle englobe des œuvres orphelines sans pour autant les traiter spécifiquement. La loi doit pourtant définir cette notion. En l’absence de définition, un régime unique s’applique, excluant la recherche des ayants droit des œuvres orphelines que le projet de directive européenne prévoit pourtant.
Notons également que la proposition de loi s’inscrit dans la logique de l’opt out, au titre duquel Google a été condamné : l’autorisation préalable des auteurs n’est pas requise, mais ces derniers ont la possibilité de demander le retrait a posteriori. Les garanties accordées aux auteurs sont insuffisantes. Alors qu’aucun accord préalable de l’auteur ni de l’éditeur n’est requis, ils ne disposent que de six mois pour s’opposer.
Il est intéressant de mettre ce dispositif en parallèle avec le droit de représentation, qui est actuellement encadré par l’article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, aux termes duquel la numérisation d’une œuvre pour sa communication au public doit obtenir le consentement exprès de l’auteur. Cette proposition de loi crée donc une exception.
Quant aux œuvres orphelines, alors qu’aucune recherche préalable des ayants droit n’est effectuée, ces derniers ne peuvent par définition s’y opposer. Le délai de six mois nous semble donc insuffisant, d’autant que les auteurs et les éditeurs ne sont pas informés de l’inscription au registre. Il leur appartient de s’en informer pour pouvoir éventuellement exercer, par la suite, leur droit d’opposition à la reproduction de l’œuvre par la société de gestion collective.
Ce faisant, la proposition de loi favorise les éditeurs au détriment des auteurs : il est de fait plus facile pour eux de suivre les inscriptions au registre. Si la Société des gens de lettres affirme qu’elle prendra en charge l’information de ces auteurs, cela n’est pas obligatoire et ne couvre en aucun cas tous les auteurs. Ce déséquilibre d’information entraîne la possibilité de récupération d’un droit d’exclusivité sur une œuvre perdu par l’éditeur. Cela donne de fait des droits numériques à l’éditeur avec qui a été passé un contrat d’exploitation à l’origine imprimée.
Si les contrats d’édition ne le prévoient pas, l’auteur doit être consulté et avoir la possibilité de conclure un contrat d’édition numérique avec un autre éditeur. Il ne faudrait pas en effet que la proposition de loi devienne un obstacle à la procédure de récupération des droits de l’auteur par une reconduction automatique des contrats d’édition.
Enfin, l’auteur possède un droit de repentir ou de retrait qui lui permet de faire cesser l’exploitation de son œuvre ou des droits cédés, à condition d’indemniser l’éditeur. Ce droit doit pouvoir être exercé par l’auteur sur ces œuvres numériques. De même, l’auteur doit pouvoir disposer d’un droit à l’oubli qui lui permet de refuser la numérisation de son œuvre, sans conditions.
Pour conclure, je dirai que cette proposition de loi est effectivement utile. Elle trouve une solution à la numérisation massive des œuvres du XXe siècle sous droits et indisponibles.
Toutefois, je l’ai dit, elle présente à ce jour et en l’état quelques insuffisances qu’il nous faut combler. Elle est en effet au carrefour des auteurs, des éditeurs et des lecteurs. C’est pourquoi nous la voterons, à condition que les amendements relatifs aux œuvres orphelines et au renforcement de la protection des auteurs soient adoptés, ce que laisse présager l’avis favorable donné par la commission aux différents amendements proposés par la rapporteure.
Néanmoins, une question demeure. À la suite des procès Google, des accords de numérisation ont finalement été conclus entre l’entreprise et de grands éditeurs français. Nous devons donc nous interroger sur la portée de la future loi, et nous resterons vigilants pour éviter son contournement par des accords de ce type. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Plancade.
M. Jean-Pierre Plancade. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le texte que nous examinons aujourd'hui est d’une grande importance : s’il est fondamental sur le plan juridique, il contribuera également de façon significative à l’élargissement de ce qu’il est convenu d’appeler « la société de la connaissance ».
Ce texte est de son temps, dans son temps et pour demain, car il montre la capacité de notre société à répondre aux défis posés par les nouvelles technologies de la communication.
J’adresse mes compliments à Jacques Legendre, qui est à l’origine de cette proposition de loi. Je veux également féliciter notre excellente collègue Bariza Khiari de la qualité de son rapport et de son implication personnelle,…
Mme Bariza Khiari, rapporteure. Merci !
M. Jean-Pierre Plancade. … ainsi que l’ensemble de nos collègues, qui, depuis longtemps et avec beaucoup de compétence, sont attentifs à l’évolution de notre société.
C’est dans l’observation du comportement culturel de chacun que l’on peut percevoir les mouvements de demain ; cette proposition de loi en est l’illustration.
Quel est l’objet de ce texte ? Je serai bref, puisque cela a déjà été longuement développé.
La proposition de loi vient combler un vide juridique dommageable relatif à la production éditoriale du XXe siècle. En effet, au contraire des textes publiés jusqu’au XIXe siècle, qui appartiennent au domaine public, et de ceux publiés à partir du XXIe siècle, dont les contrats d’édition incluent en règle générale des dispositions relatives à leur version numérique, la majorité des œuvres du XXe siècle ne peuvent, en l’état du droit, faire l’objet d’une numérisation systématique.
Cela concerne évidemment un grand nombre de livres. Si les chiffres que j’ai entendus diffèrent, entre 500 000 et 800 000 ouvrages sont concernés. À cet égard, le chiffre de 500 000, qu’a évoqué tout à l'heure Jacques Legendre, est déjà considérable.
M. Jean-Pierre Plancade. Comme aurait pu le dire M. de La Palice, les livres sont faits pour être lus ; ils sont faits pour être diffusés et pour être échangés. C’est pour cette raison que, en proposant de faciliter la numérisation des livres du XXe siècle, et par suite leur diffusion, le présent texte contribue à combler un vide juridique, répondant ainsi à un véritable besoin. Comme le rappelle notre collègue Bariza Khiari dans son rapport, 57 % des livres publiés depuis 1900 seraient actuellement épuisés ou orphelins.
En outre, les récentes initiatives de Google pour pénétrer avec force le marché de la numérisation montrent à quel point il est urgent que le législateur réglemente ce secteur pour préserver la gestion de notre patrimoine littéraire. À cet égard, le texte propose des solutions appropriées, adaptées, souples et équilibrées, qui s’inscrivent dans la lignée des positions traditionnellement défendues par notre commission.
Je pense tout d’abord à la constitution d’une base de données numériques de la production éditoriale du XXe siècle.
Je pense ensuite à la société de perception et de répartition des droits. Il est à mon avis important de confier la gestion concrète des droits d’auteur à une structure de ce type, plutôt qu’à une simple entreprise privée, qui pourrait être partie prenante. De surcroît, cela a été dit, le mode de gestion retenu – collectif et paritaire – et la souplesse des mécanismes envisagés offrent les garanties nécessaires à la protection effective des droits d’auteur.
De manière plus générale, la proposition de loi prévoit plusieurs mesures visant à protéger ces derniers. Comme M. Legendre l’a rappelé, cela répond à un souci exprimé depuis longtemps et de manière constante au sein de la commission.
M. Jacques Legendre. Tout à fait !
M. Jean-Pierre Plancade. Par ailleurs, je souligne que le texte ne laisse pas de côté la question des œuvres dites « orphelines » ; au contraire, il propose des mesures concrètes incitant à la recherche active des ayants droit. Là encore, on pense à la question similaire des œuvres visuelles orphelines, que notre commission a d'ores et déjà traitée.
En outre, la proposition de loi prévoit qu’une partie des financements dégagés sera affectée à des actions de promotion, en particulier de la lecture ; on ne peut que s’en réjouir.
Avant de conclure, je rappelle brièvement que la proposition de loi fait suite à plusieurs projets de numérisation en cours : les appels d’offres pour la valorisation de la numérisation des contenus culturels, scientifiques et éducatifs, dotés de 750 millions d’euros dans le programme « Investissements d’avenir », ou encore l’accord passé le 1er février dernier entre le ministère de la culture et de la communication et d’autres partenaires, dont la BNF et la Société des gens de lettres, pour mener conjointement la numérisation de 500 000 ouvrages sur cinq ans.
En réalité, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce texte n’est pas simplement juridique ; il est avant tout une réponse politique commune, d’abord, de notre commission et, je l’espère, dans quelques instants, du Sénat : il traduit notre volonté de maîtriser, de diffuser et de rendre accessible au plus grand nombre notre patrimoine littéraire pour, comme cela a été dit, préserver les intérêts particuliers, mais surtout dans des conditions répondant à l’intérêt général.
C'est la raison pour laquelle notre groupe votera ce texte, modifié par les amendements qui seront ensuite présentés. Il serait dommage d’échouer à cause d’un petit amendement nécessitant une réflexion plus poussée.
Monsieur le ministre, j’ai été très sensible à votre souhait de déclarer la procédure accélérée sur ce texte ; je fais partie de ceux qui sont très attachés à cette proposition de loi et qui voudraient la voir aboutir avant la fin de la législature. (Applaudissements.)
M. Jacques Legendre. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme Marie-Annick Duchêne.
Mme Marie-Annick Duchêne. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’exploitation numérique des livres est devenue une réalité de notre monde moderne, même si la part de marché des livres numériques est, aujourd’hui encore, faible en France. En effet, selon le Syndicat national de l’édition, le marché du livre numérique représentait, à la fin de l’année 2010, 1,8 % du chiffre d’affaires de l’édition.
Mais l’essor de l’offre d’appareils, avec des prix de plus en plus réduits, l’amélioration des technologies, qui rend les outils de lecture numérique de plus en plus maniables et agréables à utiliser, de même que l’arrivée des leaders mondiaux sur le marché français, avec leurs moyens publicitaires et leur culture de l’information de masse, pourraient contribuer à l’envol du marché des livres numériques à un horizon que nous espérons proche.
Parallèlement, le Président de la République a confirmé la baisse, à compter du 1er janvier 2012, de la TVA sur le livre numérique au taux réduit de 7 %, pour l’harmoniser avec le taux applicable au livre papier. Cette mesure contribuera également à faire grandir l’intérêt des consommateurs pour le numérique.
À ce jour, toute une partie des œuvres de notre patrimoine culturel ne peut pas être rendue accessible en version numérique. Pour être précis, il s’agit de livres sous droits indisponibles du XXe siècle, mais pas de tous les livres de cette époque. En effet, certains livres du début du XXe siècle sont déjà tombés dans le domaine public, tandis que d’autres sont encore commercialisés ; je pense en particulier aux classiques et au fonds de référence.
C’est d’autant plus regrettable que de très nombreux livres du XXe siècle n’ont pas été réédités pour des raisons de rentabilité et ne sont donc disponibles que dans les bibliothèques. Monsieur Legendre, vous l’avez dit : la numérisation peut offrir à ces livres une seconde vie.
N’oublions pas non plus que, d’une part, les œuvres antérieures au XXe siècle sont tombées dans le domaine public – plusieurs d’entre nous l’ont rappelé – et que, d’autre part, les œuvres postérieures sont désormais éditées directement, la question de leur accessibilité numérique ayant été réglée.
Comme l’a déclaré M. Legendre, le XXe siècle fut une période d’intense activité créatrice ; il a enrichi de manière non négligeable notre patrimoine littéraire. Il serait donc dommage que, en n’ayant pas recours au numérique, nous laissions dans un vide culturel un très grand nombre d’ouvrages publiés au cours d’un siècle et, ainsi, que nous entravions l’accès de tous à la culture.
Fidèle à ses traditions, la France mène une politique qui allie préservation de notre culture littéraire et ouverture à une nécessaire modernité. Ce pas vers le futur, il nous faut le franchir pour promouvoir le rayonnement national et international de nos œuvres.
Notre pays a su se positionner tôt sur cette voie, par la numérisation des contenus culturels. Je veux parler, comme d’autres l’ont fait avant moi, du programme Gallica de la Bibliothèque nationale de France, qui représente actuellement 1,5 million de documents numérisés. Ce programme propose non seulement des livres tombés dans le domaine public, mais aussi 60 000 autres livres disponibles à la vente via des librairies en ligne.
Mais la France est aussi et surtout très attachée à la protection des droits des auteurs, comme nous l’avons évoqué longuement ce matin en commission. C’est pourquoi le dispositif présenté par la proposition de loi apporte diverses garanties pour respecter la volonté des auteurs.
Je ne reviendrai pas sur tous les aspects techniques du dispositif ; Mme la rapporteure les a évoqués. Je veux surtout insister sur les équilibres trouvés.
Pour les éditeurs, la solution juridique actuelle concernant les œuvres indisponibles serait de revoir les contrats anciens, afin de les adapter aux besoins numériques. Cependant, nous convenons tous que cela n’est pas réalisable, que ce soit en termes de coût ou de temps. Par conséquent, il ne s’agirait pas d’une solution satisfaisante.
La réponse qui nous est proposée par M. Jacques Legendre consiste à créer un mécanisme de gestion collective pour l’exploitation des droits numériques sur les œuvres indisponibles du XXe siècle. Un tel mécanisme est déjà connu du domaine des droits d’auteur, dans le cadre de la reproduction par photocopie notamment, ou dans celui de la gestion des droits des auteurs, lorsque le livre est mis à la disposition du public en bibliothèque.
La proposition de loi permet un transfert des droits à une société de perception et de répartition des droits, agréée par le ministre chargé de la culture. Cette société bénéficierait uniquement du transfert de l’exercice des droits et non d’une cession légale des droits. La société serait gérée paritairement par les représentants des auteurs et des éditeurs, ce qui représente une garantie de protection des intérêts des auteurs.
Le système serait le suivant : d’abord, une liste des livres indisponibles devra être constituée ; ensuite, une période de six mois s’ouvrira, pendant laquelle les auteurs et les éditeurs titulaires des droits pourront choisir s’ils veulent ou non demeurer dans ce mécanisme de gestion collective. C’est le point le plus important : le dispositif instauré dans le cadre de la proposition de loi s’attache à garantir un droit d’opposition et de retrait de l’auteur ou de l’éditeur, aux différents moments du processus, à condition qu’il soit titulaire des droits sur l’œuvre. La société de gestion collective gérera donc les droits si, et seulement si, les auteurs ou les éditeurs le permettent.
Il est expressément prévu que le dispositif ne pourra concerner que certaines œuvres. Celles-ci devront avoir fait l’objet d’une publication sous forme de livre, avant le 31 décembre 2000, faire l’objet d’une indisponibilité de nature commerciale et, enfin, être inscrites sur un répertoire public. J’ajoute que pèsera sur la société de gestion une obligation de moyens pour rechercher et identifier les titulaires de droits dans le cas des œuvres dites « orphelines », dès que l’exploitation des droits aura produit certains revenus, car, nous le savons bien, dès qu’apparaîtra une perspective de revenus, les œuvres peuvent ne pas rester longtemps orphelines.
À ce sujet, je souscris à l’amendement présenté par notre rapporteure tendant à ce qu’une partie des fonds ne pouvant être répartis par la société de gestion puisse être consacrée à l’aide à la lecture publique ou à tout organisme favorisant la lecture.
La littérature fait partie du patrimoine culturel français. Nous devons à la fois poursuivre un but de préservation et de diffusion de notre richesse littéraire, tout en assurant la protection efficiente des droits des auteurs et éditeurs d’œuvres encore protégées. Par conséquent, nous voulons éviter, par ce dispositif de gestion collective, que ne se développe un contentieux, et nous entendons protéger les droits des auteurs et des éditeurs de l’action de ceux qui seront tentés de se lancer dans la numérisation de ces œuvres. Les chiffres avancés par les professionnels semblent pour le moment confirmer une tendance : aux États-Unis, par exemple, l’essor du livre numérique, qui est déjà développé, « cannibalise » une partie du livre physique, la perte du chiffre d’affaires du livre physique n’étant pas compensée par l’augmentation de celui de l’édition numérique.
Enfin, je tiens à souligner que nous ferions aussi œuvre créatrice en adoptant ce dispositif, puisque la France innoverait en étant le premier pays au monde à disposer d’un mécanisme contemporain pour répondre à la problématique des œuvres indisponibles.
Notre groupe salue cette initiative et se réjouit qu’elle réunisse un large consensus au sein de la commission de la culture, qui s’est approprié ce texte. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Dominique Gillot.
Mme Dominique Gillot. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, face au dynamisme des acteurs privés, que je ne veux pas diaboliser, la puissance publique doit prendre sa juste place dans la mise en œuvre des progrès extraordinaires de la technologie, qui permettent aujourd’hui l’ouverture aux créations, savoirs et connaissances accumulés depuis des siècles à tous, y compris à ceux que leurs conditions familiale, sociale ou géographique privent d’un accès aisé au patrimoine culturel et intellectuel de l’humanité. Puisque des choix sont effectués, il est nécessaire d’établir une hiérarchie de l’offre pour éviter que le ressort marchand ne l’emporte sur le ressort culturel.
L’examen de cette proposition de loi intervient à point nommé, dans un contexte politique, technologique et économique particulier. Avec plusieurs centaines de millions d’ouvrages imprimés vendus à travers le monde, l’édition est la première industrie créative. La montée en puissance des technologies numériques, l’essor des liseuses et tablettes tactiles, soumet la lecture à une profonde mutation. Nous vivons sûrement la plus grande révolution depuis l’invention de l’imprimerie par Gutenberg : le livre numérique ouvre de nouveaux horizons.
À l’affût des bénéfices de cette mutation technologique, Google et d’autres acteurs ont saisi l’occasion commerciale qu’offraient les progrès de la technique. L’ambition affichée du moteur de recherche américain est d’« organiser toute l’information du monde pour la rendre accessible et utile à tous ». Si ces aspirations messianiques semblent louables de prime abord, elles ne manquent pas d’inquiéter, en Europe et en France. Il ne faut pas avoir la naïveté de penser que ce slogan ne reflète que l’altruisme du partage des connaissances : de réels intérêts commerciaux sont bien en jeu, qu’il s’agisse de la vente de publicité, de produits numériques et de l’organisation d’une forme de monopole.
Face à cette situation, nous nous devons d’intervenir : il est en effet urgent de légiférer, même si le rythme du calendrier qui nous est imposé n’a pas permis l’examen du texte avec tout le temps et le recul que nous aurions souhaités. Notre éminent collègue Jacques Legendre, auteur de la proposition de loi, ne s’attendait pas à ce que son texte vienne en discussion aussi vite, le ministre de la culture n’a pas pu se rendre disponible aujourd’hui – et nous acceptons bien volontiers ses excuses –, tout comme la présidente de la commission de la culture, elle-même retenue pour des raisons familiales importantes.
Nous aurions pu refuser de travailler sur cette proposition de loi dans de telles conditions, mais, face à l’importance des enjeux et à la rapidité des évolutions dans ce domaine, mon groupe a tenu à prendre ses responsabilités. Je tiens à saluer la diligence et la pertinence avec lesquelles notre rapporteure s’est emparée du sujet, nous donnant à tous le sentiment de fierté de saisir l’occasion d’un débat essentiel pour définir une architecture opposable à ce nouvel ensemble bibliographique.
M. Jean-Pierre Plancade. Très bien !
Mme Dominique Gillot. La proposition de loi part du constat que, à l’heure du développement numérique, sont disponibles, dans ce format, soit les œuvres littéraires publiées après le 1er janvier 2000, qui font l’objet d’un double contrat d’édition, papier et numérique ; soit des œuvres qui ne sont plus protégées par le droit d’auteur, publiées entre le XVe siècle et le début du XXe siècle. Un vide regrettable existe donc pour les œuvres du XXe siècle qui sont encore protégées par le droit d’auteur, mais pour lesquelles les contrats n’ont pas prévu d’exploitation numérique ; ce vide est d’autant plus regrettable que les œuvres en format papier sont souvent épuisées et que leur réédition n’est pas envisagée par les éditeurs, compte tenu du coût qu’elle représenterait au regard d’un intérêt commercial non exploité.
Les enjeux liés à la proposition de loi sont multiples.
La démocratisation culturelle est le premier de ces enjeux. La numérisation et l’exploitation des livres indisponibles, la mise à disposition de ces œuvres sur les réseaux numériques, élargissent au grand public un accès qui n’était jusqu’alors ouvert qu’aux chercheurs, pour des raisons légitimes de rareté et de fragilité des livres en question. La proposition de loi évite un risque de monopole qui, animé par une utilisation mercantile des livres numérisés, limiterait l’accès à certaines œuvres.
La préservation de notre patrimoine est le deuxième enjeu de ce texte. La numérisation des œuvres indisponibles sous droits, qu’elles soient orphelines ou non, reste encore un défi et l’archivage numérique de tout notre patrimoine littéraire reste un objectif difficile à atteindre, sans préjudice de la compétence légale de la Bibliothèque nationale de France. Là encore, on ne peut écarter le risque qu’une hiérarchisation invisible des œuvres par le marketing n’en impose une sélection non objective. Par exemple, chez Google, des livres apparaissent en tête des résultats de recherche en fonction de critères inconnus : la possibilité de biaiser la recherche et de faire disparaître certains titres représente bien un risque réel.
Autre sujet : la vie numérique n’est pas éternelle. Google, entreprise commerciale, peut décider de mettre fin à son programme Google Books, ou revendre son corpus, sans compter une faillite qui n’est jamais à exclure dans le domaine du commerce. Du jour au lendemain, nous pourrions nous trouver privés d’accès aux livres numériques ! La culture, le savoir et l’accès aux livres sont autant de sujets d’intérêt général qui doivent être traités comme tels, et non abandonnés à des contrats privés.
Un troisième enjeu de la loi est de réguler les pratiques qui seraient en infraction à notre droit et qu’il faut encadrer pour éviter des dérives. Il est aujourd’hui nécessaire que le législateur intervienne pour éviter que ne se perpétuent les atteintes au droit d’auteur, qui doit être respecté, sans être accusé de constituer une entrave au développement de la société de l’information et de la connaissance.
Autre enjeu : la protection et la valorisation des droits des auteurs et des éditeurs, car l’essor du numérique remet en cause leurs intérêts, comme c’est le cas pour la musique et le cinéma. De fortes menaces pèsent sur le livre, la loi doit y apporter des solutions attendues.
Le dernier enjeu est financier. Le volume des fonds publics mis à disposition au titre du grand emprunt, 750 millions d’euros, impose la définition d’une base juridique à l’accord-cadre relatif à la numérisation et l’exploitation des livres indisponibles signé le 1er février dernier, d’autres l’ont rappelé avant moi.
Cet accord vise à permettre l’exploitation, sous forme numérique, de 500 000 livres du XXe siècle encore protégés, mais plus commercialisés en France. La numérisation sera effectuée à partir des collections conservées au titre du dépôt légal par la BNF, sur la base Gallica. Le pari est fait de la viabilité du modèle économique du système, selon le principe de la « longue traîne ». En effet, on peut escompter, sans risque, un phénomène d’accélération, du fait de cette législation, à l’avantage de l’éditeur et de l’auteur, par la fluidification et le raccourcissement des délais. Il faudra cependant que le mode de relation avec les auteurs et les éditeurs soit bien établi par le décret d’application.
Pour le groupe socialiste-EELV, cette proposition de loi va dans le bon sens pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le texte garantit la sécurité juridique nécessaire à l’exploitation numérique des œuvres indisponibles du XXe siècle en lui donnant un cadre légal qui faisait jusqu’ici défaut, et il ne crée pas de nouvelle exception.
Ensuite, le dispositif proposé respecte un équilibre relatif entre les intérêts des auteurs, des éditeurs et du public.
Les auteurs auront la possibilité de pouvoir être lus à nouveau. Leur droit moral n’est pas remis en cause, puisqu’ils jouiront de la liberté de refuser la numérisation de leur livre ; avec leurs éditeurs, ils disposeront d’un droit à s’opposer à la gestion collective d’une œuvre indisponible dont ils restent titulaires des droits. Ce droit est protecteur des auteurs, à double titre, contre les pratiques des éditeurs qui ont coutume de ne pas procéder à réédition, une fois l’œuvre épuisée, ou qui ne tiennent pas compte du refus des auteurs qui ne souhaiteraient pas voir exploiter leur œuvre en mode numérique.
Les éditeurs disposeront d’un nouveau cadre pour assurer l’exploitation numérique des œuvres indisponibles et bénéficieront ainsi de nouvelles opportunités commerciales.
Les lecteurs, quant à eux, pourront redécouvrir, voire découvrir des œuvres dont ils sont privés actuellement.
Ces points positifs énoncés, le groupe socialiste-EELV émet quelques réserves, qui peuvent être levées aisément sans trahir l’esprit du texte initial.
Le cas des œuvres orphelines, dans le texte, est inclus dans celui des œuvres indisponibles. La définition proposée ne les distingue pas de ces dernières. Il faudrait prévoir un régime ad hoc pour ce type d’œuvres. En effet, le code de la propriété intellectuelle ne comprend pas, pour l’heure, de définition de l’œuvre orpheline.
En attente de la transposition d’une directive européenne, la proposition de loi déposée en 2010 par Marie-Christine Blandin et les membres du groupe socialiste, adoptée par le Sénat, visait à introduire une disposition précise dans le code de la propriété intellectuelle, selon laquelle la recherche des ayants droit devait faire l’objet d’une recherche diligente, c’est-à-dire avérée et sérieuse.
Aujourd’hui, le groupe socialiste souhaite que cela se fasse sous le contrôle des pouvoirs publics et serait favorable à une mise à disposition gratuite des œuvres, au terme d’une recherche infructueuse après un délai significatif, aux bibliothèques publiques.
S’agissant de l’organisme qui sera chargé de créer la base de données publique, mentionné à l’alinéa 4 de l’article 1er, on peut noter le grand flou de sa nature juridique et de sa composition, ainsi que des modalités de son fonctionnement.
Comment sera assurée la publicité de la base de données ? Nous souhaitons que la loi soit plus précise à cet égard ; elle pourrait ainsi donner la responsabilité de la base de données à la Bibliothèque nationale de France. Il reviendrait à celle-ci, avec le ministère, de garantir l’accessibilité de la base de données à tous les opérateurs susceptibles d’être intéressés. Il faudra aussi assurer un droit d’appel aux auteurs et aux ayants droit leur permettant de réclamer l’intégration d’une œuvre qui aurait été omise dans la base de données, ce que ne prévoit pas la loi aujourd'hui.
Dans l’accord-cadre, la plate-forme de diffusion des livres numérisés n’est évidemment pas définie dans le texte. Le portail Gallica, géré par la BNF, procédera au référencement à l’index qui constituera le catalogue exhaustif des livres indisponibles. Nous veillerons à ce que soient adaptés les moyens de fonctionnement à proportion des charges supplémentaires relatives à cette mission.
Le groupe socialiste s’interroge sur les modalités de répartition des sommes en jeu.
Pour les auteurs, nous souhaitons que leurs conditions de rémunération fassent l’objet de garanties intangibles. Nous serons attentifs à ce que le décret d’application précise les conditions d’une répartition équitable des droits entre auteurs et éditeurs, ainsi que de la bonne utilisation des « irrépartissables ».
En allouant une partie du grand emprunt au fonds national pour la société numérique, le Gouvernement fait le pari de la viabilité économique de l’exploitation des livres numérisés, selon le modèle de la longue traîne. Un retour sur investissement étant indispensable, le décret devra également prévoir les conditions dans lesquelles chaque bénéficiaire des investissements contribuera au remboursement de l’emprunt.
Au total, quel sera le prix du livre numérisé ? À quel niveau sera-t-il taxé pour rémunérer l’éditeur, l’auteur, la société de gestion collective, la société numérisant les livres et le remboursement du grand emprunt ? Le livre redevenant disponible sur le marché, il pourra être consulté, loué, acheté, voire commandé en impression à la demande. Comment sera rémunéré ce circuit ?
Les sénateurs socialistes tiennent aussi à considérer la situation des bibliothèques publiques. Je rappelle que le fonctionnement des bibliothèques publiques dépend des collectivités territoriales. Même si elles disposent toujours de l’exception conservation, qu’en sera-t-il de leur capacité à proposer des livres indisponibles numérisés dès lors qu’ils retrouveront une valeur commerciale, quand bien même elles conserveraient un exemplaire papier dans leur fonds ?
Les revenus « irrépartissables » de la société de gestion collective devraient en partie être dédiés à la promotion de la lecture publique, via un fonds qui serait accessible, suivant certains critères et une évaluation, aux collectivités territoriales, afin de soutenir des actions ciblées d’animation des lieux de lecture, véritables lieux de lien social et de progrès partagé, d’accès aux livres des publics les plus éloignés, de promotion de la lecture et de l’écriture, de renforcement du lien auteur-lecteur.
Bref, nous souhaitons, enfin, que l’application de cette loi fasse l’objet d’un suivi particulier.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, l’accès le plus ouvert à la culture la plus large et au savoir le plus vaste est un moteur du désir humain. Ainsi Jorge Luis Borges, dans La Bibliothèque de Babel, écrit-il : Après le “bonheur extravagant” lié à l’annonce de la bibliothèque universelle, « succéda comme il est naturel une dépression excessive. La certitude que quelque étagère […] enfermait des livres précieux, et que ces livres précieux étaient inaccessibles, sembla presque intolérable ».
Avec cette proposition de loi, monsieur Legendre, plus aucun livre ne devrait rester inaccessible ! La France est pionnière pour donner un cadre juridique stable et protecteur au livre, ce qu’avait déjà permis la loi Lang en 1981. Elle fonde et accompagne le changement d’attitude des opérateurs, qui ont abandonné leur arrogance conquérante et recherchent eux-mêmes le cadre qui légitimera leur activité.
Nous sommes favorables au développement de la société de l’information et de la connaissance. Nous prônons un internet transparent et respectueux. Il ne faut pas freiner ce mouvement inexorable vers le numérique, porteur de croissance, d’emplois et, en l’espèce, de diffusion de la culture.
Sous réserve de l’adoption des amendements qui seront présentés pour apporter au texte les précisions nécessaires, le groupe socialiste-EELV votera cette proposition de loi. (Applaudissements.)